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Cet ouvrage vise une mise à jour des connaissances en travail social sous l’angle de l’articulation entre la théorie et la pratique. D’entrée de jeu, la table des matières nous interpelle par la rupture avec nos conceptions antérieures sur les théories et méthodologies, pour nous introduire aux enjeux contemporains de la profession dans un contexte de problèmes sociaux complexes et de précarité accrue.

L’ouvrage se décline en quatre parties précédées d’une introduction et totalise dix-neuf chapitres. Il se propose de « supporter l’incertitude, la complexité et le doute associés au travail sur des problématiques portées par un individu, une famille, un groupe ou une communauté » (p. 2-3). Il permet aussi un regard sur les différents courants de l’histoire et la transformation de la profession tout en ciblant des préoccupations concernant l’accent à maintenir sur le social.

Au chapitre 1, H. Dorvil et S. Boucher-Guèvremont nous replongent dans les fondements historiques des problèmes sociaux, en apportant des nuances entre l’exclusion sociale et la marginalité sociale, processus de rupture ou de décrochage de la norme sociale. Il est intéressant de revisiter les problèmes sociaux de diverses époques dans cette logique entre des conditions sociales indésirables (économique, de santé, sociopolitique, éducationnel) et la souffrance sociale. Un parallèle s’établit ensuite avec des entretiens auprès des praticiens qui parlent de cas cliniques pour les relier aux enjeux collectifs. Cela nous permet de voir une similitude entre la théorie et la pratique dans les bases du changement individuel et social, par l’étape de la création du rapport égalitaire, de l’insertion dans la communauté et du constat des limites des politiques sociales qui appelle à une mobilisation et une revendication pour pouvoir contrer les problèmes sociaux.

Le chapitre 2 porte sur l’intersectionnalité. E. Harper y examine la possibilité de construire un modèle qui s’intéresse à comprendre l’interaction entre la race, l’ethnicité, la religion et le genre, tout en utilisant les pratiques narratives pour démystifier les discours. L’auteure vise à « déconstruire le présupposé que les personnes aux prises avec un problème social donné constituent une catégorie homogène partageant des expériences et des besoins universels » (Oxman-Martinez et Loiselle-Léonard, 2004) pour créer des récits alternatifs qui remettent en question le discours dominant. On décrira la pensée féministe afro-américaine qui est à l’origine de l’intersectionnalité. Ce modèle offre un cadre d’analyse pour mieux comprendre les expériences d’oppression et les effets de cette chaîne de violence. Les perspectives socioconstructivistes sont ensuite présentées comme stratégie de résistance pour redéfinir et se réapproprier ces identités en dehors des narratifs organisationnels qui les décrivent comme des problèmes sociaux; elles permettent aux personnes concernées d’externaliser leurs problèmes et les aident à se positionner dans ces espaces. Ce travail narratif peut ainsi être utilisé pour donner un sens au vécu des personnes en dehors de la stigmatisation, pour mieux expliquer la complexité de la violence conjugale, exercer du lobbyisme auprès de décideurs politiques et sensibiliser le public. Combiner l’intervention narrative et l’intersectionnalité permet un nouveau cadre pour analyser la pratique et guide l’élaboration de stratégies qui visent le changement social.

Signé A. Godin et E. Jouthe, le chapitre 3 propose des points de repère théoriques et méthodologiques utiles face aux enjeux éthiques rencontrés dans l’exercice du travail social dans le contexte de notre société en mutation qui amène la pratique à tenir compte de plusieurs complexités. Les auteurs nous rappellent la première visée de la profession en abordant le paradoxe entre la régulation et la transformation sociale qui sont en fait profondément liées, mais qui exigent une vigilance constante. Le différentiel de pouvoir entre l’intervenant et les personnes vulnérables accentue ce besoin de réflexion quant aux enjeux éthiques. L’inconfort de plusieurs intervenants face à la technicisation des pratiques illustre un manque de cohérence entre les valeurs prônées par la profession et les choix organisationnels quant aux services offerts. L’éthique implique l’examen des principes qui guident l’action, en gardant un équilibre entre la réflexion autonome et la référence aux normes et règles établies. Il importe d’avoir les espaces nécessaires pour permettre cette réflexion des situations complexes et interpellantes puisque la mise en commun conduit à une vision plus complète des situations. La démarche dialogique vise à réaliser une démarche d’analyse rigoureuse des différents enjeux entourant les situations pour parvenir à des solutions satisfaisantes.

M. C. Doucet consacre le chapitre 4 aux perspectives théoriques en sciences humaines. Elle y présente un discours plutôt théorique sur les divers fondements de la sociologie, dont la lutte des classes sociales de Marx, l’interactionnisme symbolique de Goffmann, l’ethnométhodologie de Garfinkel. Les sections sont parfois décousues, passant de courants abstraits de la philosophie de la connaissance, à la psychanalyse, à l’anthropologie et au structuralisme, en survolant succinctement les théories cognitivo-comportementales et l’analyse systémique. Il est souvent difficile pour le lecteur de s’y retrouver dans ce méli-mélo où le pluralisme pragmatique devient interpellant. Le chapitre 5, celui de F. Huot, semble vouloir répondre au précédent en rappelant l’imprécision théorique qui caractérise le travail social où l’on interroge la distance entre le monde de la recherche et de la pratique. On y situe la pratique du travail social comme une pratique langagière, puisque c’est à travers la parole que l’action prend forme, dans un cadre qui est défini par l’incertitude. Ainsi, l’usage de narratifs spécifiques permet d’expliquer les situations dans divers contextes. Malgré qu’ils soient différents des narratifs théoriques, l’auteur conclut que des constantes et lignes de force demeurent présentes dans le langage et la réflexion des praticiens pour examiner les situations. Il suggère d’élargir la notion de la théorie qui inclurait d’autres types de démarches pour faire sens au réel.

Une réflexion sur les intentions des politiques sociales québécoises et sur l’arrimage de plusieurs acteurs pour concrétiser leur action fait l’objet du chapitre 6, dans lequel P. Villeneuve présente le succès des orientations politiques et des programmes en politique familiale pour favoriser la conciliation travail-famille (congés parentaux, service de garde, réduction fiscale, pension alimentaire) en vue d’assurer une plus grande justice sociale. L’auteur situe aussi « l’État d’investissement social » dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale par ses mesures de soutien pour encourager la participation au marché du travail. Le chapitre 7, de J. Hanley, A. Kruzynski et E. Shragge, complète le précédent par un point de vue critique sur l’instrumentalisation étatique où les organismes communautaires deviennent partenaires de l’État, ce qui les éloigne de leur mission première de militance pour dénoncer les manques et aller au-delà pour proposer des pratiques alternatives. Ainsi, le secteur de prestations de services contribuerait à maintenir un statu quo plutôt qu’à discuter et à agir en vue d’une transformation sociale.

Le chapitre 8 reprend les bases du processus d’intervention individuelle en lien avec l’acte professionnel d’évaluation du fonctionnement social. M. Drolet y relate concrètement les différents rôles que doit assumer le travailleur social, peu importe l’approche privilégiée. L’auteure insiste sur la relation avec la personne pour explorer plus en profondeur sa situation et ouvrir à une « relecture des faits » (Drolet et Dubois, 2011). Le plan d’intervention est construit en misant sur les forces, tout en analysant le contexte de la demande. Dans le chapitre 9 qui porte sur l’intervention clinique auprès des familles, S. Mongeau, P. Asselin et L. Roy nous permettent de poursuivre l’attention à porter à la singularité de la demande, tenant compte de la complexité des liens présents dans les systèmes. On nous replonge agréablement dans le constructivisme et la construction de la réalité omniprésente dans l’espace d’intervention. Le recours aux auteurs Elkaïm, Watzlawick, Fisch et Ausloos nous amène à réfléchir aux fondements du changement, tout en nous apportant des questions concrètes pour travailler avec les familles. L’outil du génogramme est aussi présenté à l’aide d’exemples de cas, ce qui devient particulièrement pertinent pour allier les liens théorie-pratique.

V. Roy, D. Turcotte, J. Lindsay, S. Bédard et J. F. Turgeon nous présentent au chapitre 10 les repères théoriques en intervention de groupe, en reprenant comment la théorie fournit une explication et une description de ce qu’accomplit l’intervenant. Trois composantes y sont incluses : 1. les croyances et théories sur le comportement humain; 2. les croyances et théories sur les processus de changement; 3. les habiletés, techniques et stratégies pour guider les personnes dans leur processus de changement. La théorie des systèmes est mise en lien avec ses implications pour l’intervention de groupe, tout en présentant les limites du modèle. La théorie du soutien social est ensuite décrite pour renforcer le réseau social et faciliter l’adaptation à la vie quotidienne. Finalement, l’approche humaniste est ajoutée pour miser sur l’accompagnement authentique, ouvert et respectueux, dans une vision positive de l’être humain, où la qualité des échanges est déterminante dans l’efficacité de l’intervention (Rogers et Stevens, 2002). Le chapitre 11 de Y. Comeau traite de l’intervention collective à l’ère informationnelle, avec, entre autres, l’action sur les risques, les formes d’engagement citoyen, les liens entre le local et l’international, le développement durable. Les valeurs de démocratie, d’équité et de solidarité sont revisitées en lien avec la restructuration du capitalisme sur le plan mondial et la productivité fondée sur les connaissances. Le lien avec l’État minimal et l’individualisation des mesures sociales incite à créer des alliances. L’organisation communautaire devient en appui aux organismes dans les domaines liés aux déterminants de la santé, aux conditions de travail et au harcèlement; il semble qu’actuellement, nous sommes plutôt orientés dans des actions ponctuelles, à vouloir « maîtriser le présent pour parer au pire ». De nouvelles façons de faire naissent avec l’affaissement des lieux de socialisation habituels, tels les forums sociaux où l’information nourrit la conscience critique. L’auteur fait aussi un tour d’horizon de la littérature actuelle et du vocabulaire en vogue, signifiant l’importance de l’écriture scientifique comme repère face à la complexité, la capacité d’anticipation et à l’efficacité de la communication.

J. Keefler, S. Bond et T. Sussman nous replongent au chapitre 12 dans l’évaluation psychosociale comme fondement de l’intervention. Ces auteures insistent sur la relation de collaboration pour explorer l’information pertinente et sur l’apport clinique d’une conceptualisation mieux étoffée qui ordonne et dispose les faits pour faciliter une meilleure compréhension de la situation. Malgré l’obligation professionnelle dictée par les normes des Ordres professionnels, la définition de l’évaluation psychosociale donnée par les travailleuses et travailleurs sociaux varie énormément. L’opinion professionnelle devrait comprendre six éléments : une perspective d’écosystèmes; le problème comme centre d’attention; une orientation forces-besoins; une méthode à multiples niveaux; un choix ouvert de théories et d’interventions; un processus de résolution de problèmes (Timberlake, et collab., 2002). Une étude de Keefler (2006) révèle que l’opinion professionnelle était absente dans 50 % des évaluations écrites, ce qui est préoccupant. Un regard critique est ensuite posé pour que la réflexion soit mieux appuyée des circonstances entourant la demande d’aide, tout en évitant de cristalliser les problèmes. Les évaluations devraient tenir compte des compétences et des capacités impliquées dans le concept d’empowerment. Une grille généraliste est fournie en annexe, avec la recommandation que cet apprentissage soit formellement enseigné en salle de classe.

M. Vatz-Laaroussi présente au chapitre 13 l’approche interculturelle avec trois grandes orientations : l’accompagnement, la médiation et la mobilisation. La justice sociale, l’équité, la dignité humaine et le non-jugement en sont les fondements et deviennent des valeurs essentielles au « vivre ensemble contemporain ». Le concept de réseau est aussi un vecteur d’entraide, d’insertion et de développement. Un schéma met en relation les concepts résilience-empowerment-reconnaissance en lien avec l’histoire de migration, les projets et les rapports d’altérité. D’un côté, le processus de décentration est important pour amener l’intervenant à sortir de l’ethnocentrisme. De l’autre côté, il faut « éviter une culturalisation excessive de la situation et tenir compte de la singularité de chaque parcours ». C’est ainsi que l’auteure nous invite à donner un sens aux histoires à travers la narration et les arts. Le chapitre 14 de L. Lemay aborde les pratiques évaluatives en protection de la jeunesse, eu questionnant le rapport parent-intervenant et en misant sur l’importance de la démarche conjointe pour cibler les hypothèses d’action signifiantes. L’auteure appelle à accueillir les expériences personnelles des parents, sans se centrer uniquement sur les besoins des enfants. Elle adopte une vision écologique de la compétence parentale pour poser un regard sur les systèmes sociaux et rechercher des solutions durables.

Dans le chapitre 15, C. Guay raconte le travail social des intervenants innus par des récits de pratique. L’appartenance et la connaissance intime du milieu semblent être la clef principale pour respecter les valeurs de respect, de partage, de simplicité, de liberté et de la famille. Les intervenantes et intervenants deviennent porteurs de la mémoire collective à travers l’histoire personnelle des individus. Une conviction innue est fondée sur le devoir de redonner aux autres ce qu’ils ont reçu. Le rythme, l’humour, les gestes simples et concrets sont des éléments importants pour créer la relation en restant centré sur le moment présent. « Ils considèrent le problème comme un prétexte plutôt que comme le point de départ de leur intervention » (p. 348). L’attitude de non-confrontation et le lâcher-prise sont déterminants dans la philosophie d’intervention puisqu’ils sont convaincus que le temps permet d’arranger les choses. Le discours des Innus est marqué par la volonté d’affirmer leur identité et de « négocier des espaces d’autonomie et d’autodétermination » (p. 350).

A. Pullen-Sansfaçon aborde le chapitre 16 en exposant les fondements de l’oppression et de discrimination de la pratique antioppressive en détaillant différentes formes spécifiques et en expliquant la complexification de l’expérience cumulative de l’oppression. Cette pratique exige de développer des habiletés d’analyse critique des idéologies dominantes en explorant les différentes conditions sociales et structurelles qui pourraient mener à développer un sentiment de désespoir. L’auteure appelle aussi à développer des alliances avec d’autres professionnels.

Dans le chapitre 17, N. Parton et P. O’Byrne relatent comment le travail constructif soutenu par le postmodernisme se propose de répondre à de nouvelles complexités en accordant plus d’attention à la différence. Effectuer une déconstruction des modèles dominants est souvent préalable pour se recentrer sur la notion de possibilité, qui se démarque de l’idée que le problème définit l’identité des personnes. Les récits des solutions et des exceptions deviennent ainsi une manière de contrer le langage d’oppression. La recherche de causalité est mise de côté pour envisager un avenir sans problème. Nous cherchons ainsi à bâtir sur ce qui fonctionne pour eux, en posant des questions axées sur le changement. Cette nouvelle pratique est proposée pour composer avec le contexte d’incertitude et de changement rapide de notre société actuelle.

Aux chapitres 18 et 19, M. Drolet, Y. Couturier, D. Gagnon, L. Belzile et A. A. Gbaya questionnent les pratiques professionnelles fondées sur les résultats probants, qui statuent sur les pratiques reconnues dans un contexte d’offrir une haute qualité de service et ce, à moindre coût. Inspiré du modèle médical, les outils de mesure standardisés évaluent nos pratiques et guident les administrateurs dans les choix d’orientation à prioriser. Cette nécessité de prouver des changements mesurables à court terme constitue aussi un enjeu. Cette pratique suscite beaucoup d’engouement dans la gestion qui la voit comme une solution pour rationaliser. Cette gestion des connaissances permet de rédiger des protocoles d’intervention en marginalisant d’autres formes de savoirs et en minimisant l’unicité de la relation. Selon Sheldon et Chilvers (2000), ce désir d’accroissement de la scientificité du travail social répond au scepticisme interne et externe au travail social quant à son efficacité. Ce contrôle externe pourrait aussi être vu comme un « moyen puissant pour changer des pratiques résistantes au changement », tout en tentant de gérer le risque et l’incertitude; il s’impose dans une soi-disant quête de cohérence axée sur des indicateurs de mesure. Cette approche permet certes l’accès aux savoirs dans la liaison pratique-gestion, mais nous en savons peu sur l’usage qu’en font les praticiens.

En conclusion, nous avons apprécié cet ouvrage qui relève le défi intéressant de mettre à jour les connaissances du travail social en tenant compte de la complexité des problématiques sociales actuelles. Toutefois, certains concepts nécessitent une lecture attentive et peuvent être plus ardus pour un lecteur moins habilité à ce type d’analyse. L’ordre des chapitres est parfois décousu, nous amenant d’un paradigme à l’autre sans lien apparent. Certains contenus demeurent moins approfondis et peu axés sur les théories entourant la pratique. Par contre, nous nous réjouissons de voir que certains chapitres deviennent fort pertinents pour l’enseignement du travail social.