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En 1993, douze personnes de la Péninsule acadienne, dans le nord-est du Nouveau-Brunswick, ont formé un organisme communautaire dans le but de se porter à la défense des assistés sociaux et de leur donner une voix organisée.

Le Comité des 12 a été fondé pour combler un vide. À l’époque, le système d’aide sociale était dans un état lamentable. Mal informés, pourchassés par les enquêteurs et privés de leurs droits élémentaires, les pauvres faisaient les frais d’un système oppressif et inéquitable.

La vision simpliste du gouvernement libéral de Frank McKenna ne concordait certainement pas avec la nôtre, et comme dans l’histoire de l’empereur nu, personne n’osait affirmer que le gouvernement faisait fausse route, de peur d’en subir les représailles.

Pendant ce temps, Frank McKenna continuait à prôner qu’il fallait réduire l’aide sociale au minimum et placer tout le monde au travail. Il voulait aussi mettre la province sur la carte et démontrer au reste du pays qu’il est possible d’accomplir des merveilles en moussant simplement la fierté personnelle.

Les gens en étaient venus à croire qu’il était possible de résoudre tous les problèmes humains par ce moyen qui leur était proposé. Le fossé se creusait de plus en plus entre la vision d’une société utopique et la réalité sur le terrain et le gouvernement, impitoyable, se montrait de plus en plus hostile à l’égard de ceux qui ne travaillaient pas.

Quant à nous, nous étions résolus à défendre le sort des gens à faible revenu, surtout les « moins méritants », ceux qui ont des limitations invisibles et que la société est portée à traiter comme des fainéants parce qu’ils ne travaillent pas.

Il fallait donc parler des besoins des pauvres et de leurs capacités réelles pour ramener le public à la réalité. Ce fut là la base de notre mission qui se poursuit toujours aujourd’hui.

Nous utilisons divers moyens pour atteindre nos fins, notamment l’écriture publique qui consiste à rédiger des lettres pour représenter celles et ceux qui ne peuvent le faire elles-mêmes ou eux-mêmes. À cela s’ajoutent la défense populaire qui nous amène à exercer des pressions en tant qu’avocats populaires et la militance sociale par laquelle nous réclamons de meilleures politiques sociales.

Nous montrons ainsi aux gens à s’affirmer et à se défendre, à revendiquer leurs droits, à interroger l’appareil public, à dénoncer les atteintes aux droits et à plaider pour une plus grande équité.

Les résultats ne sont pas éclatants, mais ils sont déterminants. Qu’il suffise de mentionner qu’à force de talonner le gouvernement, nous avons réussi à améliorer le sort des personnes moins nanties, en plaidant une cause à la fois. Nous constatons aussi que la distance entre ces dernières et les pouvoirs publics s’est rétrécie.

Grâce à nos interventions et au fil des ans, nous avons réalisé ici et là des gains qui ont fait une différence dans la vie des gens. Nous avons réussi à faire assouplir, modifier ou éliminer plus de 200 règles qui les touchaient de près. L’écart est moins profond qu’il ne l’était, le lien de confiance s’est renforcé et la dignité a retrouvé quelque peu sa place.

Quant aux fonctionnaires, ils ne nous ont jamais fermé la porte au nez, même au plus fort de la tempête. Par la force des choses, nous sommes amenés à les confronter plus souvent qu’à collaborer avec eux, comme c’est le cas pour tous les groupes de pression. Parfois, le fil de nos relations s’amincit, parfois il est plus solide, mais il ne se rompt jamais complètement. Après tout, ce sont les gens exigeants qui font avancer les causes.

Défendre les droits des personnes n’est pas une partie de plaisir, et cela, les gens en place le savent bien, conscients que nous ne cherchons pas à plaire, mais à servir. Cela exclut la familiarité dans les relations, ce qui est normal puisque nous réclamons le changement et que ce genre de lobbying est rarement bien accueilli par le pouvoir public.

Les ministres et les sous-ministres sont généralement fidèles à répondre à nos nombreuses lettres, malgré qu’elles ou ils ne le font pas toujours aussi rapidement que nous le souhaiterions. Mais enfin! Contre vents et marées, ces personnes tentent de comprendre notre point de vue et nous donnent raison quand elles le peuvent. Elles acceptent certaines de nos recommandations, nous obligeant à revenir à la charge pour d’autres. L’insistance et la persistance font partie de nos meilleures stratégies.

Chaque semaine, nous faisons parvenir aux personnes élues deux ou trois lettres, lesquelles exigent une réponse. Au fil des ans, nous leur avons acheminé plus de 3 000 demandes, chacune les obligeant à prendre position par rapport à des problèmes précis.

Souvent, nous ressentons chez elles le désir d’améliorer les choses, mais sans changer quoi que ce soit, de trouver de nouveaux mots, sans changer la substance et de promettre la lune sans poser de gestes concrets. Nous dépistons vite ces tergiversations et quand nous ne pouvons atteindre nos fins en empruntant un chemin, nous en prenons un autre.

Heureusement que les personnes démunies nous font confiance et qu’elles nous permettent de marcher côte à côte avec elles, car leur confiance agit comme un ressort qui nous permet de poursuivre la lutte. Le chemin que nous devons parcourir pour leur obtenir de l’aide est jonché d’embûches et si elles n’étaient pas solidaires avec nous, nous n’irions pas loin.

Il est difficile de dire quel est le fruit de notre influence, mais nous sommes persuadés qu’il est possible pour un petit groupe déterminé d’influencer le cours des choses, mais il faut pour cela se battre avec acharnement et persuasion.

Nous avons souvent l’impression que nous devons pousser sur une locomotive qui roule au ralenti sur une pente ascendante, bien qu’à la longue, elle finisse par bouger. C’est souvent lorsque le gouvernement sent que l’opinion publique lui est défavorable qu’il fait les plus grandes concessions.

Au fil des ans, nous avons fait infirmer de nombreuses décisions en faveur des personnes moins nanties et le gouvernement se montre plus prudent. Les pauvres sont plus éveillés et ils ont plus d’outils en mains... En somme, nous tentons de leur donner le pouvoir du dernier mot pour s’affirmer et défendre leur cause.

Au cours des vingt-cinq dernières années, nous avons certainement contribué à combler la distance entre les personnes les plus démunies et l’État qui se montre un peu plus à l’écoute qu’auparavant. Espérons que la petite graine que nous avons semée devienne un jour un arbre impossible à abattre.

Avec l’expérience acquise au fil des ans, il est plus facile de défendre les causes qu’au début, quoique faire infirmer les décisions gouvernementales demeure toujours un défi de taille. Il faut y consacrer beaucoup d’efforts et faire preuve de témérité juste pour éviter de perdre un pouce de ce qui a été conquis. David avait la trouille quand il se battait contre Goliath, ce qui était tout à fait normal, puisqu’il s’attaquait à un géant.

L’adage « Le bien ne fait pas de bruit » ne peut mieux s’appliquer qu’à ce que nous faisons. Une personne que nous aidons à obtenir une pension quelconque, à 12 000 $ par année, obtient en 40 ans un demi-million de dollars qu’elle n’aurait pas eu autrement, mais personne ne le sait. Cette somme va tout droit dans l’économie locale.

Ce qui est encore plus important, c’est qu’en défendant les causes contre vents et marées, les structures évoluent et le niveau de conscience sociale s’élève peu à peu, ce qui conduit au progrès social.

C’est un peu comme la construction d’un gros édifice où les murs sont montés pierre par pierre. Nous, nous avons posé certaines pierres et ceux qui suivront ajouteront les leurs. Qui doit en prendre le crédit? Ceux qui ont entamé la tâche ou ceux qui l’achèveront? Peu importe, pourvu que l’édifice monte en hauteur. Comme le rappelait Lao Tsu, ce qui compte, c’est de bâtir avec les autres et un jour, ils diront que ce sont eux qui l’ont fait.

En terminant, rappelons l’histoire du petit garçon qui rejette à la mer les étoiles de mer échouées sur la berge pour éviter qu’elles meurent au soleil. Un vieil homme lui dit: « Tu vois bien que tu n’y arriveras pas, il y en a des millions. Ça ne fait pas grand différence ce que tu fais. » Et le garçon de répondre en lançant une étoile dans la mer : « Au moins, ça fera une différence pour celle-ci. »

Si un jour, en raison de nos interventions, l’État humanise un peu plus les services publics, accable moins les citoyennes ou citoyens par d’incessantes contraintes et fait preuve d’une plus grande transparence, la société aura alors franchi un pas de plus vers une plus grande dignité pour toutes et tous et nous pourrons dire que nous avons fait une différence.