Article body

Reflets : Nous aimerions d’abord que vous fassiez un retour sur l’histoire de l’École de service social à l’Université d’Ottawa, depuis ses débuts, et peut-être aussi nous expliquer dans quelle mesure les approches structurelles ont été présentes à l’École.

N. St-Amand : Lorsque je suis arrivé ici en juillet 1990, la création de l’École de service social constituait une occasion rêvée de créer un programme qui reflèterait les valeurs que je considère comme essentielles pour un travail social engagé, un travail social de transformation plutôt que de réparation. Au cours de l’hiver précédent, Caroline Andrew m’avait informé que l’Université d’Ottawa souhaitait lancer un programme de service social et créer du même coup une unité de formation. Personne ne savait alors si ce serait un département ou une école, si ce serait un programme de baccalauréat ou de maîtrise. Madame Andrew m’avait alors invité à venir rendre visite à l’équipe qui avait pris en main ce dossier[1]. Soulignons qu’il n’existait alors rien du tout en travail social à l’Université d’Ottawa, pas d’édifice, pas de bureaux, pas de bibliothèque spécialisée, pas de cours… Absolument rien!

À Moncton, nous avions lancé quelques années plus tôt un programme de maitrise en service social, en contexte francophone minoritaire. C’est peut-être pour ça que l’équipe de l’Université d’Ottawa était venue me chercher. Et j’ai accepté de relever ce défi avec beaucoup d’enthousiasme. C’était bien sûr une occasion rêvée de concrétiser — avec Roland Lecomte qui arrivait de l’Université Carleton où on privilégiait les approches structurelles — un programme de formation en français qui reflèterait des valeurs d’égalité et de conscientisation. Un autre modèle de travail social en fait.

Nous sommes arrivés ici, Roland et moi, en juillet 1990. Comme c’est beau de démarrer un pareil projet, de tout commencer à neuf et de réfléchir sur ce qu’on souhaite offrir comme programme! Au départ, on a décidé de mettre sur pied un programme de deuxième cycle axé sur la recherche-intervention, avec l’accent mis sur le trait d’union entre les deux termes afin de démontrer l’importance des liens entre ces deux dimensions, pour lier théorie et pratique et essayer en même temps de répondre aux préoccupations du milieu. Dans ce contexte, une de nos premières activités a été d’organiser en mai 1991 un colloque ayant pour thème la recherche intervention[2]. L’objectif était de faire en sorte qu’on puisse réfléchir à des façons de présenter le service social dans ses composantes principales : la recherche, la formation et les préoccupations du milieu, avec à la base une philosophie de remise en question des formes d’enseignement et de pratique conventionnelles et un esprit d’ouverture à d’autres façons de penser et de faire.

Dès le départ, nous avons dû composer avec des attentes de la part de gens de la pratique, institutionnelle en particulier, pour qui l’intervention sociale devait être centrée sur le savoir-faire. Un vieux débat en fait! Mais dans le contexte de ce nouveau programme, nous voulions proposer une façon plus globale de penser le travail social. C’est là que les approches structurelles trouveraient leur place, parce que si nous faisions de la recherche en liens avec l’intervention, nous pourrions proposer un programme cohérent qui se distancerait des approches et des techniques conventionnelles pour s’attarder davantage aux lieux et formes d’oppression et aux façons de répondre aux préoccupations du terrain. Ce dernier étant entendu ici en termes de personnes ou de collectivités qui reçoivent des services plutôt que des priorités des agences de service. De la sorte, on ne voulait pas tomber dans certains pièges de l’intervention, des préoccupations immédiates, du comment faire technique. Souvent, ces préoccupations sont reliées à l’urgence du quotidien, à cette insistance sur le cas par cas, contexte où on ne se préoccupe à peu près pas des causes qui dépassent les problèmes vécus par les individus. En fait, nous voulions éviter à la fois les pressions d’une analyse systémique déjà bien installée dans les milieux d’intervention et les pratiques centrées sur des analyses psychosociales, ayant à coeur des préoccupations bien plus psychologiques que sociales.

Telle était la conjoncture au départ. Roland Lecomte avait d’ores et déjà une analyse sociopolitique fort bien articulée et une vaste expérience dans l’enseignement et dans la gestion, dans un contexte d’intervention structurelle; il a pris la direction de l’École. Pour ma part, j’arrivais fort de cette expérience d’avoir créé à l’Université de Moncton un programme axé sur la recherche-intervention, et ce, en français, dans un contexte de résistance de la part des grands réseaux institutionnels, notamment du ministère des Services sociaux. En arrivant ici, je m’étais associé avec quelques groupes communautaires pour essayer de déterminer ce que cette formation pourrait comporter. C’est là que j’ai eu un premier choc, en faisant face à ce que les gens de la pratique attendaient de nous. Certes, il fallait répondre à leurs besoins, mais en même temps, parce que notre École souhaitait s’implanter dans le milieu, il fallait les convaincre qu’on avait quelque chose de différent à présenter.

Ce n’était pas facile d’implanter un programme qui remettait les structures et les pratiques en question dans un contexte social et organisationnel peu habitué à de tels questionnements. Par ailleurs, les employeurs avaient besoin de professionnels de l’intervention pour travailler en français. À la suite de notre premier colloque et d’un sondage dans la communauté, nous avons pris une première décision importante : ouvrir une école proposant un programme de deuxième cycle et répondre ainsi à de grandes préoccupations de la pratique en milieu francophone minoritaire en Ontario français.

Mais pour avoir pignon sur rue, il fallait être approuvé par la province de l’Ontario, car autrement, sans subvention gouvernementale, inutile de penser à établir un tel programme. Pour un long moment, on ne savait pas si on aurait cette approbation. Je me souviens qu’au début de 1992 je ne pensais pas que le programme serait approuvé. Alors au départ, on n’avait pas de certitude, seulement un budget ad hoc pour proposer un programme qui devait être approuvé par le gouvernement ontarien.

Le projet a été approuvé et grâce à la vision initiale, nous avons bénéficié de huit postes de professeurs et de plusieurs assistanats à la recherche. Embaucher du personnel, c’est une autre affaire aussi : il fallait choisir des gens qui pouvaient répondre à notre mission de recherche-intervention, qui connaissaient le milieu, ses ressources, et qui s’inscrivaient dans une visée de transformation sociale. Sur tous les plans, on voulait innover, réfléchir au trait d’union entre la formation et la pratique. Enfin, il fallait mettre en place la dimension recherche, solliciter des subventions et mettre sur pied des projets de recherche.

Jusqu’en 1995, l’Ontario était dirigé par un gouvernement libéral qui faisait, entre autres, la promotion de l’éducation postsecondaire; c’est ce contexte qui a permis la création du programme. Mike Harris a gagné l’élection de 1995 et est entré en fonction comme premier ministre avec sa Révolution du bon sens; on se rappelle qu’il a éliminé de nombreux projets et programmes et coupé les budgets des assistés sociaux de près de 25 %. À ce jour, les gens ne se sont pas remis des coupures et des attaques aux plus vulnérables, accusés de lâcheté et de fraude. Sous ce gouvernement conservateur, beaucoup a changé pour nous et pour les lieux de pratique. Je me souviens qu’à l’époque, je siégeais au conseil d’administration d’un organisme communautaire; or, il nous était interdit de faire des revendications collectives ou des activités de sensibilisation aux inégalités. Sinon, les subventions étaient simplement coupées.

Les étudiants arrivaient eux aussi avec leurs attentes. Certains s’intéressaient à la formation et à une analyse structurelle alors que d’autres s’inscrivaient dans des façons de penser et de faire qui n’étaient pas particulièrement structurelles. De plus, certains milieux de pratique étaient plus ou moins disposés à remettre en question des pratiques opprimantes. Les milieux communautaires, comme les centres de ressources communautaires de la région, étaient plus ouverts à nos approches. Mais ce n’était pas évident, parce qu’il fallait jouer sur plusieurs plans à la fois pour répondre aux besoins et aux attentes de l’institution et de l’organisme canadien d’accréditation, et aussi pour remettre en question certains principes de formation et certaines pratiques institutionnelles. En somme, l’arrimage entre ce qu’on offrait à l’École et les préoccupations du milieu n’était pas toujours évident. De surcroit, nous avions dès le départ décidé que l’intervention en contexte minoritaire serait au coeur du programme, tant pour les cours que pour les stages, et cela ajoutait une dimension de plus à une analyse structurelle.

Voilà un court rappel des premiers pas de l’École, des enjeux qui étaient présents au début des années 1990. En somme, ce n’était pas évident d’implanter un programme à connotation structurelle dans un contexte où certains favorisaient l’embauche de personnes qui en privilégiaient le contraire! De plus, les étudiants n’avaient pas tous un intérêt pour le structurel et ne voulaient pas nécessairement intervenir dans cette optique. Notre vision n’était donc pas facile à actualiser.

Reflets : Plus tôt, vous avez parlé de l’arrivée du gouvernement Harris au pouvoir. Avez-vous l’impression que cela a eu un impact sur l’École et sur sa philosophie?

N. St-Amand : Beaucoup! Ce fut un grand choc pour les milieux de pratique et pour nous comme éducateurs. Par exemple, j’étais au conseil d’administration d’Action Logement à ce moment et l’organisme n’avait plus le droit de faire de l’intervention communautaire. Il fallait qu’il intervienne de façon individuelle. S’il faisait des activités de revendication ou de sensibilisation, il perdait sa subvention. C’était aussi simple que ça! Pour les groupes communautaires engagés dans le logement, c’était terrible, parce qu’en même temps Mike Harris avait éliminé les plafonds pour la hausse des loyers et réduit les taux d’assistance sociale. De très importantes coupures en fait! Il fallait que les gens paient plus, mais ils recevaient moins. C’est ça qui a créé beaucoup de précarité et d’itinérance. Aller contre les pratiques ou politiques gouvernementales était très risqué.

Reflets : Est-ce qu’il y a eu un virage à l’École à la suite de cela? Est-ce qu’il y a eu un impact sur l’École comme telle?

N. St-Amand : Cela a sûrement eu un impact. Par exemple, peu de temps après, nous avions publié un livre sur Harris en Ontario : Open for business, Closed to people[3]. Il faut savoir qu’il n’y avait pas beaucoup de lieux pour faire valoir nos préoccupations, tant en santé mentale ou en logement qu’en santé ou en éducation. Même les centres communautaires vivaient des moments difficiles parce qu’ils devaient composer avec des politiques ultraconservatrices. Harris était fort et il voulait éliminer tout ce qui bougeait!

Reflets : Comment l’École a-t-elle évolué au cours des vingt dernières années?

N. St-Amand : Tout compte fait, en ce qui concerne l’implantation dans la communauté, l’École est un exemple d’histoire à succès. On est arrivés ici, on a mis sur pied un programme et des personnes ont obtenu leur diplôme. Ces dernières ont travaillé dans les milieux; elles sont devenues des employeurs; elles occupent maintenant toutes sortes de postes et elles supervisent nos étudiants. Donc, c’est une belle histoire dans ce sens-là. Il faut regarder les embauches qu’on a effectuées, les apports de celles et de ceux qui ont composé l’équipe de départ... Par exemple, on a embauché une personne qui était experte en intervention féministe et une autre dans le domaine communautaire. Ça campe bien l’École. Cela a eu un grand impact. Ensuite, avec l’Université Laurentienne, on a créé la revue Reflets en 1995. Avant, il n’y avait rien de ce genre en Ontario français; à peu près tous les textes scientifiques qu’on utilisait venaient du Québec ou de France.

Quand on met tout ça ensemble, quel parcours nous avons effectué! Aujourd’hui, on est plus nombreux et on est reconnus. On peut demander des subventions au nom de l’École de service social. C’était tout un défi aussi parce que nous enseignions certaines approches et quand les étudiants allaient dans le milieu, ils apprenaient parfois des façons de faire différentes, voire opposées. Pour certains milieux, il était difficile de concevoir qu’on pourrait faire autrement si on avait une grille d’analyse plus égalitaire, entre les genres, par exemple, et entre les classes sociales; agir de la sorte les menait peut-être à remettre en question les bases de leurs services, leur philosophie et parfois, leur mission.

Pour contrer cela, j’invitais des gens du milieu dans les cours. J’ai fait appel à des gens qui avaient du vécu comme on dit. Les « experts » que j’invite dans mes cours sont habituellement des personnes qui ont connu la souffrance, l’exclusion, l’oppression et qui peuvent en parler selon ce qu’elles ont vécu. Elles marquent de plusieurs façons. Les étudiantes et les étudiants se souviennent de Marcel et de contradictions qui ont fait en sorte qu’il se retrouve à la rue, ou de Diane et de prostitution, ou encore de Raymond et de santé mentale. Ils savent apprécier le courage, la débrouillardise de personnes qui ont été mises au rancart par le système et qui s’en sortent à leur façon. Ils se souviennent de ces gens, de leur force et de leur potentiel. Ils comprennent mieux comment un système axé sur la violence et sur des contradictions autour des inégalités de genre fait en sorte que des personnes se trouvent exclues et comment elles rebâtissent leur vie. Ce genre de témoignages marque les étudiantes et les étudiants, et alors c’est plus facile de faire les liens entre théorie et pratique et de voir l’impact possible d’une intervention structurelle.

Reflets : Justement, est-ce que vous considérez que les approches structurelles sont toujours présentes à l’École?

N. St-Amand : Il n’y a pas une École ici, il y en a plusieurs! En fait, il y a presque autant d’écoles qu’il y a de professeurs! C’est pour ça que j’aime revenir à Mary Richmond et Jane Addams. À mon avis, ce sont deux pôles autour desquels s’articule le travail social. Ces deux pôles et ces façons de voir et de faire sont présents à l’École. À certains moments, je me dis qu’on pourrait avoir deux professions, parce que ça n’a pas nécessairement de sens de tenter de rallier ces deux visions. En un sens, c’est très schizophrénisant — ou je ne sais pas trop quel est le mot — d’avoir sous une seule profession autant de façons de penser, et même de contradictions : d’un côté, des gens qui militent pour que les individus ou les groupes s’adaptent au système et de l’autre, des gens qui sont convaincus que le problème vient des systèmes producteurs d’inégalités. C’est comme l’antipsychiatrie et la psychiatrie qui font partie du même ordre professionnel! Mais cela fait aussi la beauté de notre École : savoir présenter dans un même programme diverses façons de penser et de faire, avec un objectif commun centré sur les inégalités sociales, la remise en question des programmes et pratiques pour inventer des façons de penser et de faire qui répondent aux différentes personnes qui composent le programme. D’ailleurs, à plusieurs reprises, les organismes d’agrément et les employeurs ont reconnu l’unicité de nos programmes de formation et le cap que nous avons su garder, tout en acceptant que nos analyses, nos recherches et les formes d’intervention que nous privilégions diffèrent de façon plus ou moins radicale.

Alors oui, il y a des gens à l’École qui ont toujours une orientation structurelle et qui ne l’ont pas perdue.

Reflets : Revenons aux préoccupations actuelles. Tout à l’heure, vous avez fait allusion à votre parcours professionnel. Vous nous avez aussi parlé de la manière dont les approches structurelles s’inscrivent à l’École. Pouvez-vous nous dire maintenant comment les approches structurelles s’inscrivent dans votre parcours à vous?

N. St-Amand : Ce sont des chocs qui m’ont amené à privilégier une analyse structurelle, ce n’est pas l’Université. Quand j’étais étudiant à l’École de service social de l’Université Dalhousie, en 1969-1971, ce qu’on apprenait c’était « How do you feel about that? », des techniques d’intervention psychosociales pour faire en sorte que les personnes vulnérables s’adaptent. Un seul cours portait sur les politiques sociales; c’était un sous-ministre qui nous l’enseignait. Lorsqu’il arrivait, il nous décrivait ce qui se passait à son bureau ce jour-là. On n’avait qu’un cours sur la recherche. En somme, c’était un programme axé sur l’intervention et l’intervention à cette époque, c’était de l’intervention psychologique, de l’un-a-un en fait.

Reflets : C’était du casework.

N. St-Amand : Oui. Et c’étaient Charles Truax[4], Robert Carkhuff[5] et tous ces auteurs qui nous inspiraient. C’était tellement nouveau à cette époque que nos professeurs disaient : « C’est ça le vrai travail social! » Lorsque je suis arrivé dans la pratique — j’ai travaillé sept ans en protection à l’enfance — j’ai eu des chocs importants, parce que « How do you feel about that? » ça n’allait plus du tout! Par exemple, lorsqu’une jeune fille de la Péninsule acadienne m’appelle parce qu’elle veut un avortement et doit se rendre à Montréal à la clinique Morgentaler, « How do you feel about that? », ça ne marche pas! En fait, ça n’allait pas à plus d’un point de vue, mais ça m’a pris du temps à le réaliser. Au départ, j’ai accepté ce système dans lequel je travaillais, je l’ai défendu même, et je m’y suis engagé beaucoup, tant dans la profession que dans l’Association des travailleurs sociaux.

J’ai travaillé à la protection à l’enfance pendant sept ans et après, on m’a invité à aller enseigner à l’Université de Moncton. C’est quand je me suis détaché de la pratique que j’ai réalisé qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. À l’Université, j’ai rencontré une féministe convaincue qui remettait en question le patriarcat et les autres structures d’oppression. On était en 1975-76 et à cette époque les féministes étaient qualifiées de radicales; elles n’avaient pas beaucoup de sympathie de la part des hommes et surtout pas de la part des institutions! Moi aussi j’étais là-dedans; je faisais partie de ces façons de penser et de réagir. Ces mouvements qui remettaient en question le pouvoir, le savoir, etc., ça me dérangeait. Et c’est grâce à l’analyse féministe et structurelle que j’ai pu comprendre qu’il y a beaucoup de contradictions derrière ces approches appelées psychosociales. Et que ça n’a pas de sens de passer sa vie à colmater des brèches! On intervient avec des gens, mais on n’est pas au courant de leurs problèmes de vie, de la pauvreté, de la violence subie, de leur histoire d’oppression. Et ce qu’on fait c’est patcher; c’est de leur dire : « OK! Ça va aller! Pleure un peu… Je vais te donner deux kleenex et après, ça va aller… Va-t’en chez toi. » Mais pour ce qui est de la violence, de la pauvreté, du logement, de l’itinérance, on ne faisait rien. Les analyses structurelles n’étaient pas très articulées. Et quand j’y pense aujourd’hui je me dis : « Qu’est-ce qu’on faisait? » Le Sixties Scoop, placer des enfants autochtones dans des foyers nourriciers sans tenir compte de leur culture, je l’ai fait. L’adoption c’est une autre histoire, mais similaire en fait. Autour de la protection à l’enfance, il faudrait bien poser la question de l’inégalité des enfants devant ce grand système : les enfants pauvres, sans ressources, les enfants de communautés culturelles, les enfants autochtones, les enfants de parents célibataires sont les cibles de ces organismes. Mais ça, je ne le réalisais pas dans ma pratique.

Une fois à Moncton, plusieurs situations me revenaient à l’esprit; et c’est ça qui a guidé mon second regard et ma distance face à ces pratiques d’urgence, ces pratiques qui oublient en fait d’intervenir sur les conditions de vie des gens. Certaines situations d’adoption, de prise en charge me revenaient; je me disais : « Ghislain, on n’a pas été corrects avec lui. On voulait à tout prix le faire adopter. Nous l’avons appréhendé, puis sorti de son foyer nourricier, sans son consentement, pour le placer finalement en foyer d’adoption. Puis Tina, puis Claudette… » Cette dernière avait été placée à l’âge de 4 ans dans un foyer nourricier de classe moyenne; on l’avait sortie d’un taudis et d’une situation familiale très précaire. Et après, je me disais : « Claudette, c’est incroyable ce qu’on lui a fait et la violence qu’on lui a fait subir en foyer nourricier; et ce sont nous, les professionnels, qui avons permis ça. » Quel impact avons-nous eu sur ces personnes? Pourquoi ne pas travailler à changer les conditions de pauvreté, plutôt que d’enlever les enfants pauvres de leurs parents? Et en santé mentale, l’internement et le traitement contre leur gré de femmes, d’enfants, de personnes dépourvues, qu’est-ce que ça donne? Pourquoi agir ainsi? Qu’est-ce qu’on règle comme professionnels de l’aide? Tout a éclaté en fait quand une parente à moi a été admise en institution psychiatrique. Cette mère de seize enfants n’avait rien qui eut justifié son admission en psychiatrie. Rapidement, elle est devenue une victime d’un système qui s’attarde à un événement sans analyser les conditions qui l’ont provoqué. Sans le réaliser peut-être, elle m’a donné la clé pour comprendre de multiples degrés d’oppression, entourant le genre et les classes sociales en particulier.

Je me suis alors révolté contre notre profession; je me disais : « C’est une profession comportant de nombreux mensonges. » À cette époque, j’étais enragé contre tout ce qu’il y avait de professionnel. Je me disais : « C’est de la foutaise le travail social de colmatage de brèches! » Et puis toutes les associations professionnelles et tout ça… Et les ministères qui étaient très conservateurs dans leurs analyses et leurs interventions, opposés aux changements structurels.

À ce moment, je me suis dit : « Est-ce que je poursuis en travail social ou je m’en vais ailleurs? » J’ai décidé de rester en travail social et c’est là que les portes de sortie autour des approches structurelles ont commencé à avoir du sens pour moi, dans le contexte d’une analyse plus globale des conditions dans lesquelles vivent les personnes, et le courage qu’elles ont pour faire face à tous ces défis, à toutes ces contradictions. Ces personnes sont devenues mes modèles, mes inspirations. Et puis, je me suis dit : « Il y a quelque chose de possible, de très intéressant même, et on peut faire autrement. Mais il va falloir d’abord penser autrement. » C’est là que les approches complémentaires, radicales, ou bien alternatives, ont commencé à avoir du sens. Elles sont rentrées dans ma vie aussi parce que j’avais des problèmes de santé, et toutes sortes d’autres problèmes. Et disons que c’est là que j’ai vu que le système de santé qui m’a traité d’une certaine façon, le système d’éducation qui a traité mes enfants d’une certaine façon et le système de service social où moi j’aidais les gens d’une certaine façon, étaient tous semblables, sinon identiques, dans leurs analyses et leurs approches d’intervention. Et puis, tout ce que le système de santé me proposait, et ce que le système d’éducation proposait à mes enfants, et moi, ce que je proposais comme sortie de crise, c’était du pareil au même. C’est à ce moment que l’analyse structurelle a commencé à avoir du sens pour moi et c’est à cette époque qu’on avait invité Maurice Moreau à venir à Moncton nous présenter les approches structurelles. C’est là où j’ai repris espoir dans la profession, mais pas la profession telle qu’exercée dans certains milieux de pratique. En arrivant à l’Université d’Ottawa, je me suis dit : « On va essayer quelque chose; on va essayer de mettre sur pied un projet qui reflète le travail social à la Jane Addams[6]. »

En résumé donc, j’ai commencé par être très professionnel, puis antiprofessionnel; et après, j’ai essayé de me retrouver là-dedans en me posant de nouveau des questions telles : qu’est-ce que c’est cette profession du service social? À quoi est-ce qu’on peut se raccrocher comme professionnels? Et qu’est-ce qu’on peut faire dans ce petit monde? Puis comme éducateurs, qu’est-ce qu’on peut proposer aux gens dans un pareil système qui comporte tellement de contradictions?

Reflets : En fait de questions et face à tant de contradictions, pouvez-vous nous expliquer votre conception actuelle du travail social? Qu’est-ce que c’est pour vous, ou qu’est-ce que ça devrait être le travail social? Et qu’est-ce que vous enseignez comme travail social?

N. St-Amand : Le travail social, c’est très belle profession. Dans le sens où on fait appel à beaucoup de problèmes que les gens vivent, certes, et que nous avons la chance de participer à un autre monde, un monde centré sur des valeurs d’égalité, de conscience sociale, de dignité humaine… Dans cette profession, j’ai pu côtoyer tellement de belles personnes, que ce soit parmi ce qu’on appelle la « clientèle », ou chez les intervenants ou les travailleurs, ou encore au niveau national ou international — parce que j’ai voyagé beaucoup. Voir la beauté du monde, c’est ça moi que je trouve intéressant.

En psychiatrie, j’ai vu les pires situations d’inégalité, d’injustice et de corruption possibles, mais aussi j’ai vu les plus belles personnes peut-être que je pourrais voir sur terre : des gens qui dans leur souffrance ont fait des exploits extraordinaires et qui ont sorti de cela des joyaux de discours et de pratiques exemplaires. C’est ça que je trouve beau du travail social. C’est ce travail social-là qui a du sens. L’Abbé Pierre peut servir de modèle à certains, Jane Addams à d’autres, alors que Rosemary Brown[7] propose un engagement politique aux femmes, aux gens venus d’ailleurs. Ce travail social existe, mais il est à recréer continuellement, parce qu’il y a d’autres personnes qui disent : « Ce n’est pas ça le travail social, ce n’est pas du vrai travail social. » et qui remettent tout ça en question. C’est comme cela dans plusieurs autres professions, d’après ce que je peux voir. C’est ça qui me garde animé et qui me garde intéressé au travail social, à la formation et aussi à la pratique du travail social.

Reflets : Mais c’est quoi, au juste, un travailleur social?

N. St-Amand : Qu’est-ce que c’est un travailleur social? C’est une personne qui est très proche de la souffrance et qui est capable de l’analyser selon des repères structurels, selon une analyse politique bien plus que psychologique, qui est capable de comprendre les contradictions dans lesquelles elle vit et dans quelle société nous vivons. Mais cette société-ci va changer. Elle ne peut pas continuer; on ne peut pas continuer d’encourager le capitalisme comme on le fait actuellement. Ça va sauter à un moment donné. Je ne sais pas comment, mais ça va éclater sur le plan écologique, sur le plan économique, sur le plan politique, sur le plan social, je n’en sais rien. Il y a trop de contradictions partout qui sont en train de s’accumuler. Ça a déjà commencé à sauter en beaucoup d’endroits, ici ou ailleurs. Qu’est-ce qui va ressortir de ça? Une humanité plus respectueuse des droits de la personne, plus juste, plus équitable, je l’espère. D’une certaine façon, ça ne peut pas être pire, parce qu’on est en train d’exclure tellement de monde. Il me semble que s’il y assez de gens qui actuellement peuvent porter une analyse comme celle-ci, peut-être que quand la crise va arriver, on pourra faire quelque chose d’autre que de s’attarder aux comportements individuels et on pourra préparer la sortie de crise en se centrant sur des valeurs d’être plutôt que des valeurs d’avoir, de possession.

Reflets : Et si vous aviez à formuler vos principales préoccupations face à la profession du travail social actuellement?

N. St-Amand : Il faut renouveler la profession. Elle est un peu un reflet de notre société qui a plein de problèmes, certes, mais de possibilités également. Alors comment est-ce qu’on peut renouveler cette profession? Sur quelle base peut-on la renouveler? Il me semble sur des bases de plus d’égalité sociale, sur des bases d’une humanité consciente. On est peut-être égaux quand on nait, mais on devient inégaux pour toutes sortes de raisons sociales, politiques, économiques et culturelles qui nous incitent en cours de route à accepter ce discours d’inégalité. Mais on devrait rester égaux devant la souffrance, devant les problèmes auxquels on fait face. Et le spirituel aussi… Parce que derrière tout ça, il y a cette dimension très spéciale. Quand on les sépare comme on le fait, en disant : « Ça, c’est un cours sur l’écologie. Ça, c’est un cours sur l’économie. Ça, c’est un cours sur le social. Et tu vas apprendre ça dans tel autre cours. », on n’a pas de sens. Il faudrait revenir à une sorte de travail social holistique qui comprendrait ces dimensions et qui comprendrait beaucoup plus de proximité avec les gens. Dans la région, le Dépanneur Sylvestre en constitue un bel exemple. Il n’y pas de travailleurs sociaux professionnels qui travaillent là, mais c’est un laboratoire de travail social. C’est pour ça que je l’encourage. Les centres Wabano et le Centre Kumik également, centrés sur l’histoire des peuples autochtones, ces fondateurs de l’Amérique! C’est ça que j’essaie de promouvoir : quels sont les espaces prometteurs pour le travail social? Portland, en Oregon est un bon exemple d’une ville qui a réussi à se reprendre en main. Ce ne sont pas juste des travailleurs sociaux, mais les travailleurs sociaux faisaient partie de cette réflexion et des interventions qui en découlent. Parce que lorsqu’on unit la planification urbaine, l’écologie, l’architecture, les enfants et la circulation routière, il y a quelque chose d’intéressant, où on peut comprendre le social beaucoup plus que lorsqu’on enseigne un cours sur l’individu, le groupe ou le collectif, et qu’on sépare toutes ces composantes de notre fragile humanité.

Alors si j’avais un souhait, ça serait que la formation ne soit pas réservée à l’élite. Lorsqu’elle est réservée à l’élite, déjà au départ, on est défavorisés par rapport aux approches structurelles, parce que les étudiants s’en vont chez eux et tout risque de contredire ce qu’ils viennent d’apprendre. Alors que si tu as devant toi une personne qui a un vécu d’oppression, et que tu peux discuter avec elle et construire quelque chose, avoir du sens par rapport à ce qu’elle a vécu et ce que toi tu as vécu, ça devient beaucoup plus intéressant. Je souhaiterais que la formation soit ramenée à sa mission véritable, qu’elle soit moins élitiste. On est pris dans un système où on a devant soi l’élite idéologique, ou une certaine élite idéologique, de notre société, franco-ontarienne ou autre. Ce sont les enfants de professionnels, etc. Ça serait ça au départ. C’est un premier aspect.

Un autre élément serait d’avoir un peu moins de distance entre nos cours. Alors comment est-ce qu’on pourrait être rassembleurs, porteurs d’une formation d’ensemble? Et comment est-ce qu’on pourrait être plus proches des gens, par exemple, des personnes qui travaillent avec nous et les accompagner dans ce qu’elles vivent, ce qu’elles peuvent faire et leurs projets, plus qu’on ne le fait maintenant? Pour ma part, je trouverais ça intéressant.

Enfin, l’engagement communautaire. Je trouve que c’est aussi une façon de rendre notre formation vivante, concrète, collée à notre communauté. J’exige de la part de mes étudiantes et étudiants trente heures d’engagement communautaire, même si cela m’occasionne plusieurs difficultés. J’estime que c’est une façon de rester proche de la réalité du terrain. Quand les étudiants font face à des personnes qui souffrent, ils ne peuvent pas se réfugier derrière leur iPhone, ou derrière leurs petits principes, ou dire : « Prof, ce que vous êtes en train de dire, je ne suis pas d’accord. » Ils ne peuvent pas dire ça parce qu’ils le voient dans la réalité; il y a quelque chose qui se passe en lien avec les inégalités sociales, avec la souffrance sociale, avec ce que les personnes immigrantes vivent ici, de toutes sortes de façons, comme ça. Ce n’est pas que je souhaite des grandes catastrophes, mais je trouve que ces souffrances sont porteuses de messages et d’espoir dans un sens, pour qu’on puisse vivre autrement et faire autrement, en nous basant non sur la bourse, les profits et le capital financier, mais sur le capital social, l’entraide, la solidarité du monde ordinaire.

Alors, puisqu’on est dans une profession axée sur la souffrance des gens et sur les inégalités sociales, comment est-ce qu’on peut rapprocher celles-ci de nos bureaux au 12e étage? Ce n’est pas évident, mais ça serait mon souhait. Je le fais à ma petite façon et on le fait tous à notre façon. Mais il me semble qu’il pourrait y avoir un effort beaucoup plus concerté dans ce sens, et avoir des projets collectifs plutôt que des projets individuels. Et en plus, que ça se reflète aussi dans les lieux d’intervention, parce que lorsque les étudiants s’en vont en stage, c’est un autre moment capital. Si le stage ne s’arrime pas aux apprentissages, si on n’a pas une sorte d’harmonie avec ce qu’on présente ici, à ce moment-là on dissocie deux lieux clés de la formation et les étudiants disent : « Bon, la formation théorique, ça, c’est eux, c’est des profs, des Ph. D., et la formation pratique, ça, c’est LA réalité. Et la réalité c’est ça qui nous intéresse. Et puis, salut vous autres! On a passé vos cours ». C’est très facile de dissocier les deux. Intéressant ce que Paolo Freire faisait dans ce sens-là, avec la Pédagogie des opprimés, et Illich aussi, sur le savoir d’expérience : une remise en question de l’élitisme des professions!

Reflets : Cela nous amène à la prochaine question, qui est plus en termes de souhaits : quels sont vos souhaits pour la formation et la profession du travail social? Vous avez déjà abordé ces thèmes-là, mais peut-être avez-vous quelque chose à ajouter.

N. St-Amand : Une des dimensions dont je n’ai pas beaucoup parlé et peut-être que pour certains, ça n’a pas rapport, c’est la spiritualité. Les autochtones ont de très belles traditions en ce sens et nous proposent des approches à la fois simples, mais remplies d’une analyse structurelle-spirituelle. La roue médicinale, les cercles de guérison, les huttes à sudation (sweatlodge) comprennent tous les éléments mentionnés ci-dessus; grâce à la sagesse ancestrale, ils savent intégrer les étapes de la vie (le cercle), le respect des cultures et une remise en question du développement irrationnel des ressources de la terre, cette terre-mère. Une analyse structurelle-spirituelle voudrait dire la remise en question de beaucoup de ce qui se passe actuellement dans nos sociétés dans l’axe nord-sud, est-ouest, sur le plan culturel, économique, politique, etc. Gandhi l’a démontré, Martin Luther King aussi, et plein d’autres comme eux. Alors c’est une question que j’ai et je reste un peu sur ma faim à ce propos, parce que nous n’avons pas beaucoup de lieux pour l’articuler, autres que dans certains cours et certains textes que j’ai écrits sur le sujet. Une formation holistique devrait comprendre la dimension spirituelle. Là-dessus, les Autochtones recourent à la sagesse ancestrale des personnes ainées, par exemple, alors que notre société est tellement âgiste… Dans une société axée sur les perspectives structurelles, les personnes ainées devraient être au coeur des collectivités et de l’intervention sociale. J’estime qu’il y a du travail à faire à ce sujet, alors que la Révolution tranquille a souvent confondu l’oppression religieuse que nous avons subie à l’univers spirituel que nous connaissons encore très mal.

À part ça, il faut aussi avoir de la joie à faire ce qu’on fait, avoir du plaisir à travailler ensemble. Il me semble qu’il faut quand même que le plaisir d’apprendre reste au coeur de notre vie, autrement on va travailler de 9 à 5, ou peu importe, et après on va s’en aller chez nous et on va faire notre vie. Je trouve que le travail ici à l’Université et ma vie personnelle sont tellement en harmonie et font tellement un, que je ne les dissocie plus maintenant. Si nous pouvons être contents de ce que nous faisons et apporter quelque chose à cette petite société, chacun à notre façon, je trouve que c’est un bel esprit de travail; ça aussi, on ne le dit pas beaucoup. On le vit des fois, on le sent chez des personnes ou moins chez d’autres, mais si on pouvait avoir cette sorte d’harmonie intérieure qui fait en sorte qu’on soit capable d’être contents de ce qu’on fait, et de qui on est, et de faire partie de cette merveilleuse profession, un autre monde serait possible.