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Ouvrir sur le travail social actuel

À l’image de nos sociétés ultra-libérales, le travail social est indéniablement sous pression, certains diront en transformation ou à la croisée des chemins (Dorvil et Harper, 2013). Il est de plus en plus confronté à l’ampleur et la complexité des problèmes sociaux, et aux besoins grandissants d’aide et d’accompagnement qui en découlent. Par ailleurs la mainmise de la gestion comptable sur les pratiques et les ressources contraint sa marge de manoeuvre pour s’y adapter (Bureau et Rist, 2013). Il est malmené dans des structures externes qui le régulent et l’encadrent, et est bousculé par les crises de valeurs internes que ces contraintes génèrent (Bellot et collab., 2000 ; Karz, 2011). Il devient de plus en plus ardu pour le travail social de mettre en oeuvre sa mission d’alléger la souffrance sociale (Blais, 2011) particulièrement dans la vie des individus fragilisés et marginalisés, celles et ceux qui en portent le plus grand poids.

Étant traversés de part en part par ces défis — et pour sortir du brouillard qui plombe les milieux de formation et d’intervention, nous avons pris le parti d’organiser un événement scientifique rassembleur et convivial. C’est au fil de nos discussions entre professeure anthropologue en travail social et intervenant militant, gestionnaire en milieu communautaire[1] que nous en sommes venu.e.s à proposer un dispositif de rapprochement et de dialogue entre formateurs, étudiants, chercheurs, intervenants et gestionnaires.

Les visées étaient épistémologiques et pragmatiques : réfléchir ensemble la formation, l’intervention et la gestion dans le travail social ; proposer des pistes de réflexion et d’action ancrées dans des réalités vécues localement (bien que pas seulement) et significatives pour les participant.es ; participer à re-donner du sens au travail social, le garder à la fois critique et viable pour toutes et tous dans le contexte actuel.

Ce texte a comme objectif de partager une démarche collaborative de mobilisation de connaissances. Après avoir posé l’intention et la perspective théorique du colloque, nous expliquons le dispositif méthodologique mis en oeuvre en y intégrant les émergences au fil de la préparation et du déroulement de l’événement. Ensuite nous présentons les points forts de la co-réflexion de manière à refléter les préoccupations soulevées et les propositions d’action qu’elles appellent. Finalement la conclusion fait ressortir les effets de la démarche.

Le colloque Le travail social actuel. Entre performance et résistance s’est tenu à Gatineau en mai 2019 dans le cadre du Congrès de l’ACFAS. Comme son nom l’indique, il avait en son coeur le travail social actuel, dans son existence « en acte » dans l’époque dans laquelle nous vivons (Larousse, 2007). L’ajout Entre performance et résistance initiait la réflexion à partir d’un positionnement critique sur ce que Gaulejac (2006) nomme l’idéologie du management comme nouvelle forme d’exercice du pouvoir fondé non plus sur le contrôle (et la docilité) des corps (comme sur une chaîne de montage), mais sur le contrôle (et la docilité) de la psyché des individus. À différents degrés, chacun incorpore les procédures et s’approprie d’une manière ou d’une autre la nécessaire normalité du découpage de leur pratique professionnelle en unités mesurables, preuves de leur efficacité et de leur rentabilité dans des institutions en manque de ressources. Ces « temps calculés » régulent l’exercice même du travail social (Lyet et Molina, 2019) amenant les professionnels à porter quotidiennement les paradoxes entre les définition, mission et valeurs du travail social et les contraintes de sa pratique dans le contexte actuel (Gascoin et Ryboloviecz, 2020). La multiplication des articles traitant de la détresse au travail des travailleurs sociaux (Nadeau, 2019 ; Lagacé, 2019 ; Gagnon, 2019) et plus récemment, le suicide de deux intervenantes en protection de l’enfance à Montréal (Leduc et Gagnon, 2021) en illustrent douloureusement les effets délétères.

Par ailleurs la résistance comprise ici dans le sens que lui donne Michel Foucault place la réflexion dans l’ouverture sur les transformations possibles. Selon lui, la résistance ne se limite pas à refuser, à dire non. « Elle est un processus de création ; créer et recréer, transformer la situation, participer activement au processus, c’est cela résister » (Foucault, 1984, p.1560). La résistance se situe à l’intérieur de l’exercice du pouvoir, elle en est une partie constituante. Le cadre institutionnel — ici le travail social — est le levier par et dans lequel se crée et s’élabore cette tension dynamique de pouvoir et de résistance. C’est aussi ce qu’explique Michelle Fine dans son analyse de l’évolution de la théorie de la résistance et de son usage par les mouvements sociaux. Selon elle, la résistance est intégrée aux cycles de reproduction-transformation : « …resistance slows down, disrupts and creates new transgressive possibilities, within a theatre of reproduction dynamics » (Fine et al., 2014, p. 47).

C’est avec cette approche critique et dynamique que nous avons campé nos visées épistémologiques au plus près de la pratique du travail social, et surtout de l’exploration des possibilités de transformations en tenant compte des points de vue des différents acteurs. Lors des premiers contacts, cette précision fut particulièrement importante pour mobiliser les professionnels chefs de service au sein des établissements et des organismes. Les doléances des intervenants sont souvent des sonnettes d’alarme ou des dénonciations qui placent implicitement les gestionnaires dans des positions désavantageuses[2] ; nous souhaitions orienter la démarche vers un processus créatif de co-réflexion et de co-action.

La question de la méthode — du mode de rencontre — s’est alors imposée.

Comment réfléchir ensemble et surtout mettre en dialogue les points de vue des différents acteurs (gestionnaires, intervenants, chercheurs, formateurs et étudiants) de la recherche, de la formation et de l’intervention en travail social ?

Comment partager ses propres défis et contradictions, et faire un pas de côté pour entendre ceux des autres acteurs et actrices ? Comment co-réfléchir au travail social actuel sous ses multiples aspects dans un esprit d’ouverture et de compréhension mutuelle ? Comment dégager de cet exercice des recommandations pour former et se former en travail social, le pratiquer dans différents milieux, résisteret survivre ?…

Un dispositif collaboratif

Nous avons opté pour une démarche participative/interactive en amont de la journée de colloque, pour que les temps ensemble permettent de traiter des questions au plus près de la pratique et des préoccupations des différents groupes d’acteurs. Nous avions déjà expérimenté cette approche d’organisation lors des symposiums du réseau Recherche avec depuis 2013 (Monceau et Soulière, 2017). La non-dissociation des dimensions humaines, relationnelles et intellectuelles dans la préparation et la tenue de l’événement se reflète dans le type de connaissances ayant été produites et mobilisées.

La méthode s’est par la suite inspirée du World Café déjà connue en travail social pour engager un dialogue constructif autour de questions jugées importantes, développer des liens entre les personnes et promouvoir les co-apprentissages (Fouché et Light, 2010). Le World Café part du principe que le groupe en présence possède tout le savoir et la sagesse nécessaires pour mener ensemble une réflexion significative ; et que l’intelligence créative émerge dans un processus de pollinisation des idées et des possibilités de penser autrement (Fouché et Light, 2010).

Nous présentons maintenant les différentes étapes (que nous nommons « espaces » pour situer le processus de réflexion collective) détaillées de co-construction du dispositif collaboratif et des connaissances produites à travers lui. Notre objectif est de laisser des traces concrètes d’un projet de rencontre qui s’est pensé et réalisé avec les particpants tout au long de sa progression.

Le coup d’envoi : le premier appel

Un premier appel de participation en vue de sonder l’intérêt et la disponibilité est envoyé dans différents milieux ciblés — départements de travail social, plateforme Recherche avec, collègues qui avaient déjà démontré un intérêt pour discuter de ces questions. Nous avons aussi ciblé des personnes qui du fait de leur fonction et de leur expérience étaient bien positionnées pour y contribuer (gestionnaires, intervenants, étudiants, professeurs) avec le souci d’équilibrer le nombre dans chaque groupe.

Appel à participation

Nous préparons un colloque d’une journée dont l’objectif est de réfléchir, selon différents points de vue (celui de la formation, de la recherche et de la pratique), aux réalités actuelles du travail social et aux pistes d’action pour faire face à ses défis majeurs. Comment articuler les visées de justice sociale et les impératifs managériaux qui régulent la pratique du travail social, au Québec et au Canada, mais également en Europe et en Amérique latine ? Comment préparer les nouveaux(elles) travailleurs(euses) sociaux(ales) ? Comment se prépare-t-on à pratiquer le travail social ? Quelle forme de soutien est nécessaire à celles et ceux qui sont actuellement dans la pratique ? Comment répondre aux exigences, résister et maintenir un équilibre personnel ? À quels défis sont confronté(e)s les travailleurs(euses) sociaux(ales) lors de l’intégration à des équipes multidisciplinaires et pluri-professionnelles ? Comment mobiliser la recherche pour favoriser la reconnaissance de la profession et son développement dans le contexte politique actuel ? Comment favoriser davantage l’interrelation entre la formation, la recherche et la pratique ?

Nous souhaitons réunir des professeur(e)s en travail social ainsi que des chercheur(e)s interpellé(e)s par cette problématique, des étudiant(e)s en travail social, des intervenant(e)s sociaux(ales) pratiquant en milieux communautaire ou institutionnel, et des gestionnaires de programmes et d’organismes. Notre objectif est de réfléchir ensemble à des propositions concrètes pour pratiquer le travail social sans s’épuiser, rester en accord avec les valeurs de la profession et répondre aux exigences des milieux de pratique confrontés aux réductions de coûts et de services, et aux obligations de performance.

Nous proposons un colloque participatif en trois volets. Le premier sera une table ronde pour faire l’état des lieux du travail social ici et ailleurs : 1) travaux de chercheurs, 2) analyses de formateurs, 3) réalité des praticiens(nes), 4) exigences des gestionnaires et 5) attentes des étudiants(es).

Le deuxième volet consistera en une activité animée en petits groupes en vue de faire ressortir des pistes concrètes pour arrimer la formation, la recherche et la pratique du travail social dans le contexte actuel.

Finalement, le troisième volet sera une plénière. L’objectif de celle-ci sera de réfléchir dans une perspective d’interrelation entre la formation, la recherche, la pratique et le soutien aux travailleurs(euses) sociaux(ales). Elle vise à construire ensemble une réflexion qui servira de base à la création d’un outil de sensibilisation aux réalités du travail social. Les participants(es) seront aussi invités(es) à participer à un projet collectif de publication.

Pour le moment, vous pouvez manifester votre intérêt à participer à cette réflexion d’ici le… en faisant parvenir un courriel à…. Nous vous demandons de spécifier à quel titre vous souhaitez participer (formateur(trice) — chercheur(e) — intervenant(e) — gestionnaire-étudiant(e)).

C’est à partir des premières manifestations d’intérêt de vingt-cinq (25) personnes ayant des expériences, affiliations et rôles diversifiés que nous avons élaboré une manière plus concrète de les mettre en dialogue/en conversation. Les premières questions envoyées se voulaient des fenêtres pour aborder de front les difficultés, souffrances et paradoxes vécus en travail social. Les réponses témoignaient de préoccupations dans les différents secteurs du travail social identifiés au départ — formation (étude et enseignement), recherche, intervention et gestion. C’est de là que nous avons décidé de développer notre dispositif au fur et à mesure, et à partir de ce qui serait mis en lumière et jugé le plus significatif par les participants en amont et durant le colloque.

Les 25 réponses ont ainsi été réparties en trois groupes correspondant à trois temps du colloque : les ateliers, les tables rondes et les conférences d’ouverture. Chaque groupe a participé à la préparation d’un segment du colloque, lui-même ayant été réfléchi à partir de ce qui avait émergé du précédent.

Espace 1 — La préparation des ateliers

Pour commencer, nous avons préparé cinq questions qui pouvaient s’adresser à tout acteur en travail social : intervenant, gestionnaire, étudiant, professeur ou formateur, chercheur. Les questions se voulaient en lien étroit avec la pratique de chacun et ouvertes sur son expérience (dans le sens polysémique que lui donne Gutknecht (2016, p.21-22) : éprouver, expérimenter, avoir de l’expérience et faire une expérience. Selon lui, « ces quatre manières de penser l’expérience […] semblent particulièrement actuelles au vu de l’évolution du travail social et de la société dans laquelle il s’insère et dont il participe au renouvellement » (p.22). En proposant ces cinq groupes de questions qui interrogent le rapport au travail social, nous souhaitions faire la place à différentes expériences et points de vue des participant.e.s, et transmettre l’intention de dialogue et d’ouverture du colloque.

Questions aux participants d’ateliers

Qu’est-ce vous appréciez le plus dans ce que vous faites en travail social ou en lien avec le travail social (études, intervention, enseignement/formation, recherche, gestion) ?

Comment votre activité professionnelle ou de formation vous permet-elle de contribuer à la reconnaissance du travail social et son inclusion dans différents contextes institutionnels et communautaires/associatifs (santé, éducation, intervention sociale, etc.) ?

Quels sont les principaux problèmes ou défis à cette reconnaissance dans votre milieu ? Quels sont les impensés et les non-dits qui font obstacle à la contribution du travail social, ses visées, ses valeurs fondamentales — dans les milieux institutionnels et communautaires/associatifs ?

Que souhaiteriez-vous comme prise de position et/ou action des autres acteurs(trices) avec lesquels pratiquent les travailleurs sociaux en contexte multidisciplinaire ?

Que souhaiteriez-vous comme prise de position et/ou action des différents acteurs(trices) dans le champ du travail social (étudiant(e)s, professeur(e)s, intervenant(e)s en milieu institutionnel et/ou associatif (communautaire), chercheur(e)s, gestionnaires d’organismes ?

Les sept premiers textes reçus, et les échanges qu’ils ont suscités entre nous et avec les auteurs, ont servi de base à la préparation de l’État des lieux du travail social actuel. Nous avons fait une analyse de contenu et fait ressortir les questions, les préoccupations et les notions clés qui articulaient la cohérence interne de chacun, et ensuite celles qui se retrouvaient dans plusieurs textes. À ce stade préliminaire, nous prenions note de deux pistes de réflexion : 1 – l’appropriation très personnelle des questions guides pour la réflexion qu’en avaient fait les participants aux ateliers : chacun.e était parti.e de ces propositions pour rendre compte de leurs inconforts dans des réalités qui les touchent concrètement dans leur vie d’interventant.e.s et d’étudiant.e.s ou encore pour présenter dans un format très scolaire un résumé de communication portant sur leurs travaux en cours. 2 – les tensions relevaient à la fois de questions internes au travail social et aux conditions extérieures de sa pratique.

Espace 2 — L’État des lieux

L’État des lieux du travail social actuel s’est élaboré autour de quatre conférences et quatre tables rondes. Cette première partie de l’événement avait comme objectif de poser les échanges dans le croisement de l’intervention, la gestion, la formation et la recherche. La journée a donc commencé avec trois conférences qui ouvraient la réflexion sur le travail social à partir de trois paroles distinctes et singulières[3].

D’abord une analyse du travail social actuel fondée sur trois terrains de recherche d’Yvette Molina[4]Le travail social au croisement de la formation, de l’IS et de la gestion. Enjeux contemporains et perspectives ; ensuite un questionnement théorique sur le concept de justice sociale qu’a proposé Patrick Ladouceur, militant et doctorant en service social ; et finalement, une présentation autobiographique d’un parcours militant et professionnel échelonné sur près de 40 ans de Joscelyne Lévesque, figure incontournable de l’intervention sociale dans la région d’Ottawa-Gatineau.

Cette entrée en matière nous a présenté un éventail de constats, d’expériences, de concepts et de sensibilités pour aborder dans chaque champ du travail social des enjeux plus spécifiques. Déjà le croisement des différentes paroles nous montrait à la fois la dimension transnationale et la manifestation locale des défis et des enjeux.

Pour le déroulement des tables rondes, les présentateurs ont eu à préparer une courte intervention en vue de garder du temps pour les échanges entre/avec les personnes présentes. Nous avons donc élaboré des énoncés de réflexions à partir du travail de synthèse sur les premiers textes énoncés plus haut en les attachant plus spécifiquement à un des quatre points de vue.

1 — Gestion

À partir de ces énoncé et questions, préparer une intervention de huit minutes qui synthétise un état des lieux à partir de votre position dans le champ du travail social.

Note : L’objectif est de mettre en lumière la marge de manoeuvre possible dans la cadre de la NGP. Il s’agit de réfléchir dans un objectif de construire ensemble… Vous pouvez très bien terminer votre présentation par des questions qui pourront servir de leviers pour les groupes de l’après-midi.

Les enjeux de maximisation des ressources et de reddition des comptes qui caractérisent la Nouvelle Gestion Publique se retrouvent aussi dans la gestion des organismes communautaires (organisations associatives) ; dans ce cadre, quelles stratégies sont mises en place ou est-il possible de mettre en place afin de faire de l’intervention sociale en cohérence avec les principes d’équité et de justice sociale ? Autrement dit : comment vivre dans cette conjoncture sans en être uniquement les victimes ? Quelles propositions concrètes, viables, est-il possible de faire pour « faire avec » ou même pour faire de certains éléments de la NGP des leviers pour l’intervention sociale ?

2 — Pratique du travail social/Intervention sociale

Note : L’objectif est de mettre en lumière les éléments de contexte et ces enjeux de pouvoir liés à la pratique du travail social actuel. Étant partie prenante de l’état des lieux du travail social, cette question touche la dimension de l’intervention.

Les travailleurs sociaux (diversifiés du point de vue du sexe/genre, de l’âge, de la culture d’origine et des parcours de vie) portent des visions hétérogènes de leur métier et d’eux-mêmes exerçant ce métier. On peut situer cette diversité entre les deux pôles souvent utilisés pour définir le travail social : le contrôle social (normalisation/pathologisation/catégorisation, etc.) d’une part ET de l’autre, l’émancipation (défense de droits, soutien à la prise de parole individuelle et collective, au pouvoir d’agir, à l’autonomisation, empowerment, etc.).

Or, quels que soient les positionnements possibles (souvent hybrides) d’un travailleur social dans ce spectre, la question du pouvoir se pose pour chacun dans l’exercice de sa profession.

Dans l’exercice du travail social dans le contexte actuel, en quoi les privilèges sociaux et juridiques que lui confère le titre présentent des obstacles et des leviers possibles dans l’exercice de la profession ?

Comment ceux-ci se traduisent-ils dans les relations avec les personnes aidées, avec les autres professions, avec les institutions et l’ensemble de la société ? Comment exercer le travail social aujourd’hui en assumant les responsabilités liées à des fonctions/postes, tout en restant en cohérence avec les valeurs fondatrices d’équité, de justice sociale et de luttes contre les inégalités sociales que promeut le travail social ?

3 — Recherche

« Le travail social, durement touché par de multiples réformes, restrictions budgétaires et nouvelles exigences, se heurte depuis longtemps à des difficultés pour faire reconnaître tout à la fois sa légitimité et son utilité sociale, sa capacité à produire des connaissances » (Maeger & Beyer, 2014).

Quels types de recherches pour produire quels types de connaissances permettraient au travail social de contribuer de manière significative à la formation, la pratique et la gestion du travail social dans le contexte actuel ? Est-il possible pour la recherche en travail social d’établir sa légitimité et son utilité tout en reconnaissant la diversité des approches et les débats au sein du travail social ? Est-ce que la recherche en travail social peut prétendre à une contribution scientifique et poursuivre des visées de changement social, d’équité et de justice sociale

4 — Formation

Comment préparer/former adéquatement un.e travailleur-euse social.e pour qu’il/elle soit en mesure de faire face aux problématiques actuelles dans le contexte de pratique actuel ? Peut-on toujours penser la formation en fonction d’acquisition de savoir, de savoir-faire, de savoir-être ? Ou pourrait-on/devrait-on la penser autrement ?

Espace 3 — Un temps informel ensemble

Au milieu de la journée, un temps informel est réservé pour marcher ensemble vers le lieu du repas, faire connaissance, poursuivre les échanges et simplement être ensemble.

Le repas a été partiellement cuisiné par les organisateurs du colloque et finalisé à l’initiative des étudiantes. Dans le souci de réciprocité et de reconnaissance, leur implication bénévole dans la préparation du repas et dans le service a été reconnue par le Centre d’engagement communautaire de l’Université d’Ottawa et leur a donné l’accès aux activités du colloque et à celles du Congrès.

Cet espace de pause ensemble a aussi laissé le temps aux organisateurs de faire un pas de côté et finaliser les propositions d’ateliers. Nous avons identifié des thématiques ayant émergé de l’ensemble des contributions et des échanges qui nous semblaient les points de départ les plus significatifs du point de vue des participants. Nous souhaitions garder le cap sur le croisement des enjeux du travail social en formation, intervention et recherche dans le contexte de gestion actuel en vue de proposer des pistes de réflexion et d’action pour la suite…

Après ce temps convivial ensemble, le retour à pied par petits groupes a permis de faire de nouvelles connaissances, et de renforcer la dimension humaine et relationnelle de cette rencontre académique.

Espace 4 — Les Ateliers

L’après-midi a été consacré aux travaux en ateliers. Ils ont été organisés autour des trois thématiques émergentes qui permettaient de travailler les dimensions de formation, de recherche et d’intervention en lien étroit avec les préoccupations soulevées par les personnes présentes à la journée et dans les ateliers. Ils permettaient aussi de croiser trois logiques institutionnelles à l’oeuvre en travail social (formation académique et accréditation professionnelle, recherche universitaire, santé et services sociaux). Nous en avons retenu trois : A – Militantisme et justice sociale ; B – Rapports entre travailleurs sociaux et personnes accompagnées ; C – Solidarité et logiques gestionnaires.

Nous avons organisé les échanges en nous inspirant de la formule du World Café mentionnée plus haut. Trois ateliers de réflexion animés — 1 – Intervention (Martin Chartrand), 2 – Recherche (Yvette Molina), 3 – Formation (Marguerite Soulière) — ont été placés dans trois coins de la salle pour recevoir les participants et aborder dans le même ordre A, B et C, une thématique avec chacun des groupes.

Les participants ont été divisés en trois groupes — en gardant une hétérogénéité des affiliations (étudiants, intervenants et gestionnaires en milieu communautaire, et intervenants en milieu institutionnel, étudiants-chercheurs) pour se déplacer d’un atelier à l’autre (1, 2 et 3) en discutant à chacun de l’une des trois thématiques. Les discussions étaient aussi alimentées par l’animateur/trice qui rapportait ce que les participants précédents avaient soulevé. Ainsi à la fin, chaque participant avait contribué à la réflexion des trois thématiques — chacune appliquée à un aspect du travail social.

Espaces 5 — La plénière et l’après-colloque

Le colloque s’est terminé sur une séance de plénière ouverte par les propositions d’analyse transversale de Philippe Lyet, présent tout au long du colloque et en déplacement d’un atelier à l’autre pendant les échanges en petits groupes.

La plénière a permis de mettre en évidence les principaux points de tension qui étaient apparus depuis le premier appel, de consolider les liens des personnes présentes jusqu’à la fin de la journée, et d’évaluer l’intérêt de se mobiliser pour donner une suite à cette réflexion.

Le lendemain matin, une dernière séance de travail impliquant les deux organisateurs et les collègues français avait comme objectif de faire un retour critique sur le colloque et de dresser un échéancier pour la publication de ce que nous venions de rassembler.

Les deux années qui ont suivi le colloque jusqu’à la sortie de ce numéro de Reflets ont permis de poursuivre la réflexion sous des éclairages nouveaux : le contexte de la pandémie a permis de voir encore plus clairement les effets de la Nouvelle gestion publique sur la dispensation de soins de santé et de services sociaux ; les connaissances partagées lors du colloque ont été retravaillées avec des étudiantes intervenantes dans le cadre d’un séminaire de maîtrise en service social à l’automne 2020. Les points forts du colloque seront repris dans la prochaine section en tenant compte de ces ajouts dans la réflexion sur le travail social actuel.

Des pistes de réflexion et d’actions

Reprenons d’abord les visées épistémologiques et pragmatiques du colloque : réfléchir ensemble la formation, l’intervention et la gestion dans le travail social ; proposer des pistes de réflexion et d’action ancrées dans des réalités vécues localement (bien que pas seule- ment) et significatives pour les participant.es ; participer à re-donner du sens au travail social, tout en le gardant à la fois critique et viable pour toutes et tous dans le contexte actuel.

De multiples entrées sont possibles pour présenter des éléments clés de réflexion et d’action sur le travail social actuel. L’ensemble des contenus se joignent aux voix (et les rejoignent) exprimées dans le cadre de recherches en-dans-sur (Lyet et Paturel 2012) le travail social menées ici et ailleurs, dans les cours et les milieux de pratique. Nous les avons organisés en deux axes majeurs — deux analyseurs — 1 – Identité professionnelle et place du travail social dans les institutions ; et 2 – les rapports de pouvoir dans le champ du travail social.

L’assemblage proposé ici prend sa force et son sens dans son ancrage dans les réalités vécues localement par des étudiants, des jeunes et moins jeunes intervenants, des chercheurs et des professeurs, des gestionnaires d’organismes communautaires. Les propositions d’action ont été élaborées avec le souci des possibilités de leur mise en oeuvre dans les milieux de formation-recherche et d’intervention d’où proviennent les constats et préoccupations.

Identité professionnelle[5] et place du travail social dans les institutions

Pour mettre cette question dans le contexte de pratique des participant.e.s, il faut rappeler qu’au Canada, le titre de travailleur social s’acquiert avec un diplôme universitaire et une situation en règle avec l’ordre des travailleurs sociaux de sa province[6]. La pratique du travail social se caractérise localement par une distinction historique entre les milieux institutionnels et les milieux communautaires (ou associatifs).

Pour rappel, voici la définition internationale du travail social.

Le travail social est une pratique professionnelle et une discipline. Il promeut le changement et le développement social, la cohésion sociale, le développement du pouvoir d’agir et la libération des personnes. Les principes de justice sociale, de droit de la personne, de responsabilité sociale collective et de respect des diversités sont au coeur du travail social. Étayé par les théories du travail social, les sciences sociales, les sciences humaines et des connaissances autochtones, le travail social encourage les personnes et les structures à relever les défis de la vie et agit pour améliorer le bien-être de tous. Cette définition peut être développée au niveau national ou régional.

IASSW, 2014

Cette trame de fond nous permet de mieux saisir pourquoi la pratique en institution, particulièrement dans le milieu très hiérarchique de la santé, amène les intervenant.e.s et les étudiant.e.s à vivre des épreuves (Ravon et Vidal-Niquet, 2018) à deux niveaux : d’abord dans une culture dominante centrée sur la dimension biomédicale, la prise en compte des dimensions psychosociales et structurelles liées à la diversité, l’iniquité et l’exclusion sociales restent périphériques, voire accessoires. Bien qu’elles/ils soient formé.e.s pour promouvoir et mettre en oeuvre des dispositifs de changement individuel et collectif de situations de souffrance injustes, elles ne sont pas sollicitées en tant que professionnel.le.s du social. Une grande part de ce qu’elles/ils connaissent, de ce qui a constitué leur formation est méconnue en milieu médical, donc invisibilisée et « silenciée ».

Ensuite, comme elles sont appelées à participer activement à la gestion de la surcharge des hôpitaux (organiser les départs pour libérer des lits par exemple), à faire des évaluations, à référer à des ressources insuffisantes, elles se retrouvent devant des demandes institutionnelles qui sont en contradiction avec les fondements même de la défense de droits des personnes vulnérabilisées.

En plus de ne pas trouver au sein des équipes de soin un véritable recours à leurs savoirs professionnels, elles/ils constatent les effets délétères de l’ignorance des dimensions culturelles, de la méconnaissance des causes sociales et politiques de ces situations injustes, et, au final, d’un accompagnement souvent discriminant.

Par ailleurs, la question de l’identité professionnelle se pose tout autrement pour les participant.e.s affilié.e.s au milieu communautaire. Qu’ils/elles soient en recherche de maîtrise ou doctorale, intervenant.e communautaire récent.e ou de longue date, gestionnaire, tou.te.s se définissent comme des militant.e.s en défense de droits, des acteurs du changement social dans une visée de justice et d’émancipation. Leur ancrage professionnel apparaît clairement et beaucoup plus affirmé. Leur vision de la profession se caractérise par la marge de manoeuvre qu’elles/ils ont pour développer la collaboration, engager des partenariats et explorer avec créativité différentes approches d’intervention adaptées aux différentes populations et problématiques. Ces intervenant.e.s socia.les.ux se voient aussi comme des intermédiaires entre les personnes marginalisées et le public en général ; cette dimension de leur identité professionnelle se déploie dans des événe- ments d’éducation populaire, des campagnes de sensibilisation et des apparitions médiatiques.

Tout porte à croire que la mise en action des principes du travail social, la collaboration au sein des organismes, les partenariats intersectoriels, une plus grande autonomie professionnelle au niveau de l’intervention que rapportent les participant.e.s issu.e.s du communautaire font en sorte qu’elles et ils sont moins exposé.e.s aux écarts entre leur les principes du travail social issus de leur formation et l’exercice de leur profession.

Par contre, toutes et tous mentionnent les inquiétants effets diviseurs et anxiogènes des coupures budgétaires et des nouveaux modes de financement conditionnels aux résultats mesurables obtenus. Cela touche directement les solidarités développées entre les différents secteurs et les capacités à soutenir les populations — demandeurs d’asile, jeunes à risque d’itinérance, personnes avec des problèmes de santé mentale ou de toxicomanie, des jeunes parents en difficulté, etc.

Ces constats des effets de la Nouvelle gestion publique sont déjà bien documentés depuis 10 à 20 ans (Bellot et collab., 2013). Cependant, les objectifs du colloque ont été axés sur les manières de réfléchir ensemble pour agir sur les difficultés que rencontrent les travailleurs sociaux dans l’exercice de leur profession. Nous avons retenu ici deux points qui ouvrent sur des rapprochements entre les outils managériaux qui régulent la pratique du travail social et les visées de changement social qui le définissent.

D’abord, une meilleure planification des interventions permettant de réduire les listes des personnes en attente de services (allant jusqu’à deux ans) peut être pensée avec les intervenant.e.s en tenant compte des besoins de la pratique clinique et de la supervision. Ensuite, il en est ressorti que le langage des chiffres peut servir à démontrer l’efficacité de programmes d’intervention conçus localement et de services non standardisés pour répondre aux besoins spécifiques dans les milieux.

En vue de mieux articuler la recherche, la formation et l’intervention en travail social dans le contexte actuel, nous avons dégagé des échanges un ensemble de recommandations pour répondre à ces questions et préoccupations concernant l’identité professionnelle, la place du travail social dans les institutions et le rôle des travailleurs sociaux.

Propositions de pistes d’action 1

  • Favoriser des activités pédagogiques interprofessionnelles (Haman et collab., 2009), regroupant des étudiants en travail social et d’autres disciplines (médecine, sciences infirmières et en sciences de la santé — ergo, ortho, physio, etc.).

    • Ces activités (de plus en plus répandues) auraient comme objectif de favoriser une meilleure inter-connaissance des forces et des champs de compétences et le développement d’une pensée de collaboration.

    • À travers les échanges sur les formations et les connaissances, les objectifs et la déontologie, les outils d’intervention et les défis de chaque profession représentée, le travail social pourrait mieux comprendre les autres disciplines et les différentes pratiques, et faire connaître et comprendre ses champs d’intervention, ses différentes approches et ses visées.

    • Ces activités seraient aussi des occasions de mettre en lumière les dimensions sociales à prendre en compte dans l’étude d’un problème de santé — conditions matérielles, statut de citoyenneté, parcours migratoires, interculturalité, oppressions et privilèges, etc. En collaboration avec les autres disciplines, la pluralité des réalités pourrait être expliquée au moyen d’exemples concrets dans la pratique médicale, le nursing et autres professions paramédicales.

  • Inclure dans la formation des activités pédagogiques qui permettent de mieux connaître le fonctionnement des milieux de stage et d’en faire une analyse critique : par exemple, les approches d’intervention, les outils de gestion, l’encadrement et le soutien ; les transformations des pratiques des 10 dernières années et les effets sur la problématique et sur les personnes concernées.

  • Faire des représentations auprès des financeurs des recherches et des études aux cycles supérieurs pour adapter les formulaires de demande et les critères d’évaluation afin de tenir compte des processus de recherche qui incluent les personnes concernées pour définir avec elles l’objet et la démarche de recherche.

  • Mobiliser la recherche en travail social, incluant celles réalisées par les étudiant.e.s de maîtrise et de doctorat pour faire connaître et reconnaître le travail social dans les milieux institutionnels (décideurs, gestionnaires, professionnels de la santé) : par exemple, promouvoir l’organisation de colloques étudiants interprofessionnels, ciblant les milieux de pratique.

  • Aborder de front et former à la résistance : 1 – développer et partager des pratiques silencieuses, des modèles de transgression (hooks, 1994), des stratégies d’intervention alternatives pour préserver la cohérence des visées du travail social et la pratique ; 2 – promouvoir les activités d’affirmation collective pour consolider la position du travail social dans les milieux de pratique et dans la société en général (Lapierre et Lévesque, 2013).

Le travail social et les rapports de pouvoir

Le deuxième axe touche les rapports de pouvoir dans lesquels sont pris[7] les travailleurs sociaux. Ici, le colloque fait ressortir des préoccupations explicites et implicites. Les étudiant.e.s et jeunes intervenant.e.s issu.e.s de la diversité (raciale et sexuelle) ou étant fortement impliqué.e.s de par leur recherche doctorale, (minorités sexuelles, linguistiques, etc.) ou dans leur pratique professionnelle avec des groupes marginalisés (santé mentale, toxicomanie, femmes victimes de violence, exclusion sociale) s’inquiètent et s’indignent des systèmes d’oppression construits ou reconduits dans l’intervention en travail social.

Dans son chapitre sur la pratique anti-oppressive, Pullen-Sansfaçon (2013) explique que l’oppression est à la fois une situation qui affecte négativement les conditions de vie et les possibilités d’avancement, un processus de construction et de pérennisation de cette situation, et finalement un traitement injuste et inhumain qu’inflige un groupe majoritaire à un groupe ou une personne issue d’une minorité (p.354). Elle précise : « l’oppression se développe à travers les inégalités ou divisions sociales et les relations de pouvoir, qu’elles soient institutionnelles, politiques ou sociales » (p. 355).

Les participant.e.s préoccupé.e.s par ce type de relations de pouvoir en travail social avaient été sensibilisé.e.s à ces notions dans leur formation (les approches anti-oppressives font partie des contenus transmis). Par ailleurs, ils/elles dénoncent la prégnance du racisme, de l’hétérosexisme, du capacitisme et de l’ethnocentrisme présents dans les milieux de formation et d’intervention en travail social. Elles déplorent les écarts entre les politiques de diversité-inclusion-équité promues à grand bruit, et le retard à en observer et sentir les effets dans la vie de tous les jours.

Certains ont fait ressortir comment ces systèmes d’oppression se manifestent au sein même des milieux qui luttent pour la justice sociale. Le terme partisanerie sociale est utilisé par un participant pour attirer l’attention sur les effets non désirés d’un phénomène de hiérarchisation des causes sociales. Un.e intervenant.e social.e peut légitimement embrasser fortement une cause du fait de son parcours de vie, de ses intérêts et de son engagement personnel. Par contre, cela peut devenir un problème au sein des milieux de pratique lorsque des biais conscients ou inconscients mènent à un traitement différencié, voire discriminatoire — au point d’être vécu comme un manque d’éthique professionnelle — envers des personnes vivant d’autres problèmes jugés moins prioritaires ou appartenant à une origine, une religion ou un sexe particulier. On peut penser à des causes comme la laïcité de l’État, la violence conjugale ou les droits des minorités linguistiques, par exemple, pouvant identifier des personnes ou des groupes comme des menaces potentielles.

Il ressort des réflexions la nécessité de reconnaître, réfléchir et agir sur la position de privilège dans laquelle se retrouvent les intervenants face aux personnes et groupes vulnérabilisés. Cette position de privilège peut être en rapport avec des propriétés sociales : la classe, la culture et la sexualité dominantes, la blanchité, etc., qui placent des personnes ou un groupe dans une position sociale plus favorable par rapport à un.e autre.

Dans un autre aspect socio-politique, il s’est avéré que les rapports de pouvoir en travail social sont également en action dans les postulats normatifs, éthiques et politiques qui fondent les programmes d’intervention. Qui définit le problème social auquel le programme doit répondre ? « Quels phénomènes, pratiques, comportements, attitudes posent problème ? » (Otero et Roy, 2013, p.1). Qu’est-ce qui fait problème ? Qui pose un problème ? Et aussi « à quoi », « à qui » ? Les normes et les présupposés qui guident les programmes d’intervention ne sont pas applicables de manière homogène dans un contexte de grande diversité sociale et culturelle.

Par exemple, la surreprésentation des enfants noirs et haïtiens dans les signalements d’aide à l’enfance (CISHO, 2020) ou les évaluations psychosociales qui établissent les compétences parentales à partir de critères issus des normes des familles occidentales de classe moyenne, tout cela reconduit les catégories « vulnérables » au sein des groupes les plus fragilisées du fait de leurs conditions d’existence et des systèmes d’oppression mentionnés plus haut.

Avec les fonctions de protection et de surveillance inhérentes au travail social, vient le pouvoir d’interférer sur les trajectoires des personnes et des familles. En lien avec les points précédents, la pratique de l’intervention sans conscience et vigilance de ces enjeux de pouvoir, met « naturellement » en oeuvre les processus d’exclusion sociale.

En revanche, le pouvoir statutaire des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux s’exerce aussi dans une posture professionnelle affirmée dans la défense des droits des personnes vulnérabilisées face aux institutions et services privés et publics (tribunal du logement, procédures d’immigration, octrois de prestations, services à domicile, etc..).

Finalement, les rapports de pouvoir en travail social se manifestent dans la régulation de la pratique à des fins d’efficience dans une logique de diminution des coûts. Ces dispositifs de mesure ravivent la tension entourant la responsabilité collective de soutenir les plus démuni.e.s de la société. Cette discorde en travail social n’est pas récente[8], seulement les mesures de la pratique (ses coûts et ses résultats attendus et atteints) se naturalisent. Leurs impacts sur l’intervention — les professionnelles et les personnes aidées — prennent de l’ampleur dans plusieurs secteurs de la santé et des services sociaux. Au chapitre des effets mortifères de cette logique dans les institutions de soins et de l’accompagnement, la pandémie actuelle aura eu cette retombée positive de montrer au grand jour — et tous les jours pendant les mois de la première vague — ce que les coupures depuis 20 ans et les réformes basées sur la rationalisation comptable (la dernière en 2015 au Québec) font aux personnes les plus fragilisées[9].

Cette pénétration incontournable de la cost-effectiveness evidence dans les institutions de formation et d’intervention instaure un rapport de pouvoir où le What counts is what works néolibéral de Tony Blair surplombe le célèbre « Tout ce qui compte ne peut être compté, et tout ce qui peut être compté ne compte pas forcément » d’Einstein (Couturier et collab., 2013, p. 422).

Les participants au colloque — étudiants, intervenants, professeurs — ont exprimé à plusieurs reprises leurs inquiétudes pour le travail social qui, de nature, est « radicalement relationnel et traditionnellement critique ». (p.416). Lorsque les interventions sont prescrites par des données probantes fondées sur des analyses quantitatives, la place pour la relation clinique située et développée dans la confiance en vue de transformation personnelle et collective — ce pour quoi les travailleuses sociales et travailleurs sociaux sont formé.e.s — est sérieusement dévaluée et affaiblie.

Propositions de piste d’action 2

  • Développer des projets pédagogiques qui outillent concrètement pour la réflexivité critique ; qui en démontrent l’importance et l’avantage pour une pratique du travail social anti-oppressive dans les contextes actuels de grande diversité sociale et culturelle :

    Faire un pas de côté et prendre conscience de ses allants de soi, de sa propre normalité construite à travers une histoire personnelle et familiale ; situer son parcours de vie dans ses contextes sociaux, culturels, économiques, politiques, historiques et voir les impacts possibles dans sa pratique du travail social.

    Saisir les effets d’une proximité ou au contraire d’une distance avec la précarité, la pauvreté, la violence, le racisme, ou toute autre problématique sociale vécue par les personnes accompagnées.

    Analyser individuellement et collectivement les interventions pratiquées en mobilisant le ressenti, les connaissances, les éléments de contexte, les relations de pouvoir, les présupposés de départ, les outils d’intervention, les approches, etc. : en comprendre les effets positifs et négatifs, en sortir des idées pour construire un apprentissage fondé sur l’analyse des pratiques (Mezzena et Kramer, 2019).

  • Rapprocher la formation et la recherche en travail social des personnes qui vivent les problématiques et qui reçoivent les services et de celles qui pratiquent l’intervention. Former en collaboration avec celles-ci, dans le déplacement, en allant à la rencontre de l’autre.

    • Concevoir des activités d’apprentissage avec les personnes qui vivent les problématiques étudiées et avec les intervenants qui ont l’expérience des enjeux et des défis de la pratique.

    • Mobiliser les connaissances produites dans les organismes communautaires pour la réflexion et l’analyse du travail social dans le contexte actuel.

    • Outiller les étudiant.e.s pour penser et développer des recherches (au doctorat ou à la maîtrise) en travail social à partir des réalités vécues et observées localement (les populations vulnérabilisées, les professionnel.le.s et les gestionnaires). Mobiliser cette production de connaissances situées pour informer les actions et les décisions dans les milieux d’intervention (Lyet et Paturel, 2012).

  • Donner une plus grande place dans la formation à la recherche action participative et aux approches de recherches qui placent les personnes concernées au coeur du processus, reconnaissant leurs savoirs et leurs capacités à réfléchir et à analyser, les conviant éthiquement à toutes les étapes de la recherche (Godrie et collab., 2020 ; Lyet, 2020).

  • Préparer (et présenter) avec les étudiants un outil de sensibilisation et d’éducation au comité d’éthique de la recherche pour mettre de l’avant l’importance de la participation des « populations vulnérables », selon le jargon éthique, pour la production des connaissances en travail social ; pour expliquer les avantages concrets pour ces populations, les politiques sociales, les milieux de pratique et le public en général (Gaudet, 2009).

Pour conclure

Si nous reprenons les éléments interconnectés qui définissent un World café dont nous nous sommes inspirés pour ce colloque sur le travail social actuel, nous trouvons en son coeur une conversation qui résonne — importante et significative (that matters). Ce coeur est en interaction avec quatre autres éléments clés : le dialogue constructif, le développement de relations, les co-découvertes et le co-apprentissage (traduction libre) (Brown et Isaac, 2005 dans Fouché et Light, 2010).

Ce moment de rencontres, d’échanges et de réflexion en-dans-sur le travail social et avec des travailleuses sociales et travailleurs sociaux en formation ou en emploi, des formateurs, des chercheurs et des gestionnaires était devenu une urgence. Sur le campus, les étudiant.e.s sont de plus en plus fragilisé.e.s par un stress constant et de plus en plus nombreux à vivre des problèmes de santé mentale[10]. De son côté, l’institution académique (ici et ailleurs) est devenue marchande, inscrite dans la course à la performance en vue de se démarquer et de briller parmi les meilleures dans le ranking international. Cela implique des choix qui impactent très concrètement les unités d’enseignement et les relations entre les professeurs, les étudiants et l’institution.

Le travail en collectif de co-réflexion et de co-apprentissage vient ici atténuer la logique de compétition et alléger le poids de la responsabilité individuelle de la réussite, voire de l’excellence. Ce choix est au coeur des visées émancipatoires de l’enseignement : créer des liens, partager les expériences, co-analyser, construire et transformer l’impuissance en potentialités d’actions (Shor, 1992).

Dans cette perspective, ce qui ressort de plus intéressant de ce colloque et de ses suites c’est la création des solidarités à travers un exercice de réflexivité critique que chacun.e a dû mener en amont et durant le colloque à partir de sa propre expérience d’acteur.s.trice.s dans le travail social (études, recherche, enseignement, formation pratique, gestionnaire dans des milieux aux visées et approches différentes)[11].

Bien que ce colloque nous amène à faire le constat que les réalités du travail social à Ottawa-Gatineau rejoignent plusieurs autres ici et ailleurs déjà bien documentées, les interconnections des différentes expériences, préoccupations, propositions d’actions locales constituent un socle de solidarités. Cela rejoint la forme de réflexivité dont parle Dierckx (2017) qui se fait sur la base de la constitution d’un « nous », qui se distingue de la réflexivité individualisante qui ne permet pas de se « déprendre de soi ». De manière différente, la mise en commun des « épreuves » des différents acteurs occupant différentes places fut une occasion de se dégager du sentiment d’impuissance qui gangrène l’intervention sociale aujourd’hui.

Les effets épistémologiques de ces rencontres rejoignent l’idée de Florence Piron qui dit que penser est un acte complexe qui inclut l’éthique, l’affect et les émotions et qui se déploie dans la rencontre de la pensée de l’autre. C’est en effet dans l’exercice de déplacement pour comprendre le sens que donne l’autre de son propre point de vue que nous arrivons à créer de nouveaux liens de sens. Appuyé sur Edgar Morin, le « travailler à bien penser relie, décloisonne les connaissances, […] obéit à un principe qui enjoint à la fois de distinguer et relier » (Morin, 2004 : 74 dans Piron, 2019 : 157), cet exercice amène à faire danser ensemble dans un mouvement solidaire qui harmonise le tout et les parties pour donner du sens au monde actuel et pourquoi pas… le transformer.