Article body

Au Nouveau-Brunswick, en 2020, 20,8 % de la population était âgée de 65 ans comparativement à la statistique nationale qui était de 18,0 % (Statistique Canada, 2020). En plus d’être la province canadienne affichant le plus haut taux de personnes âgées de 65 ans et plus, le Nouveau-Brunswick se distingue en étant la seule province officiellement bilingue au pays (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2015). Se situant au second rang, après le Québec, le Nouveau-Brunswick compte 35,2 % de personnes âgées francophones (Fédération des aînées et aînés francophones du Canada - FAAFC, 2019). Selon la FAAFC (2019), la population âgée francophone du Canada vieillit plus rapidement. Simard (2019) constate cette réalité en rapportant une augmentation de 302,9 % du nombre de personnes âgées de 65 ans et plus, entre 1981 et 2016, dans la ville de Tracadie. Cette augmentation représente près du double de celle de la province (Simard, 2019).

Ce vieillissement démographique, accentué chez les francophones, combiné au désir de demeurer à domicile le plus longtemps possible fait en sorte qu’un plus grand nombre de personnes nécessitent de l’aide et du soutien. Au Nouveau-Brunswick, ce serait 28 % de la population qui auraient fourni des soins à un proche (Statistique Canada, 2012). Quoique les femmes âgées et les hommes âgés soient tout aussi susceptibles de s’engager auprès d’un de leurs proches, la différence se situe dans la répartition des tâches. En effet, les femmes âgées sont plus enclines à apporter de l’aide dans les travaux ménagers (ménage, lessive, repas, etc.), dans l’organisation et la planification des rendez-vous et dans les activités de soins. Tandis que les hommes âgés auraient une plus grande implication au niveau de l’entretien de la maison (intérieur et extérieur) (Arriagada, 2020). Cette répartition inégale des tâches fait en sorte que le nombre d’heures consacrées au rôle de proche aidante est plus élevé chez les femmes (Arriagada, 2020).

Le rôle de proche aidante est souvent accompagné de répercussions sur plusieurs sphères de la vie. En effet, les proches aidantes rapportent que leur implication auprès de leur proche affecte de façon négative leur santé physique et mentale (Deshaies, 2020). Notamment, le stress relié aux responsabilités, la lourdeur des tâches et la fatigue font en sorte qu’il est difficile pour les proches aidantes de trouver un équilibre dans leur vie (Grenier et Laplante, 2020). Le rôle de proche aidante peut aussi entraîner une vulnérabilité financière. En effet, certaines d’entre elles doivent s’absenter ou parfois même quitter leur emploi afin de fournir des soins à leur proche (Baudet et Allard, 2020). De plus, être proche aidante est souvent accompagné de dépenses (ex. stationnement, nourriture, essence, etc.) qui doivent être encourues afin d’offrir des soins au proche aidé (Baudet et Allard, 2020).

En plus des répercussions liées à ce rôle, ces femmes doivent composer avec un système de services de maintien à domicile qui présente plusieurs défis. À cet effet, l’étude de Thériault et Dupuis-Blanchard (2017) met en lumière les difficultés rencontrées par les organismes communautaires qui offrent ces services. Notamment des défis en ce qui a trait au recrutement et à la rétention d’employés, à la formation continue et à l’offre de services dans la langue du client.

Puisqu’il existe peu de données scientifiques portant sur les femmes francophones proches aidantes au Nouveau-Brunswick, que la province fait face à un vieillissement démographique important et que le rôle de proche aidante deviendra de plus en plus répandu, il est primordial de se pencher sur cette problématique. C’est dans ce sens que notre mémoire de maîtrise a tenté de répondre à la question de recherche suivante : comment les femmes francophones proches aidantes vivent-elles l’expérience d’accompagnement d’un parent aîné ?

Orientation théorique

L’orientation théorique de notre projet s’appuie, entre autres, sur la trajectoire d’accompagnement de Corbin (1992) qui nous permet de décrire l’expérience de la proche aidance chez les personnes participantes rencontrées. La trajectoire d’accompagnement est le résultat d’une démarche de théorisation ancrée effectuée par Corbin (1992). Cette proposition théorique a la particularité d’être axée sur les processus dans le soin et les interactions entre la personne aidante et la personne aidée au sein de l’accompagnement. Cette théorie composée de quatre étapes part de la prémisse que l’accompagnement est soumis à une constante évolution (Corbin, 1992). Ce cadre démontre sa pertinence dans le domaine de la proche aidance puisqu’il permet de saisir l’ensemble de la situation d’accompagnement. À cet effet, d’autres recherches l’ont aussi utilisé afin de comprendre la réalité des proches aidantes (Samitca, 2004 ; Bungener, 2001).

La première étape de cette théorie se nomme la mise en place et se caractérise par la désorganisation puisque l’accompagnement vient transformer l’organisation de la vie des deux individus. Comme l’explique Corbin (1992), le début de l’accompagnement « agit sur l’identité de toutes les personnes concernées. On se perd de vue soi-même, l’un essaie de vivre à travers l’autre » (p.41). Les problèmes qui surviennent à cette étape reposeront principalement sur l’apprentissage du rôle de proche aidante et obligeront les deux parties à instaurer un nouveau rapport à soi et aux autres.

La deuxième étape, la vie continue, survient quand l’accompagnement est organisé et est intégré au reste de la vie (Corbin, 1992). Cette étape est surtout caractérisée par les rapports affectifs entre l’aidante et l’aidé. Le défi à cette étape est d’être en mesure de conserver un bon rythme dans l’accompagnement afin de minimiser le stress et la fatigue.

La troisième étape est la résistance à l’usure. Elle survient lorsque l’aidante commence à éprouver physiquement et émotivement une lourdeur dans l’aide apportée. Plusieurs raisons peuvent enclencher cette étape, entre autres l’aggravation de l’état de santé du proche et la mauvaise santé de l’aidante (Corbin, 1992). Comme l’explique Corbin (1992), « les aidant[e]s commencent à avoir l’impression que leur espace personnel se rétrécit et qu’[elles] ne sont plus en mesure de mettre suffisamment de distance physique ou émotive entre eux et l’autre » (p.45).

La dernière étape est le seuil de la rupture. Celle-ci arrive lorsque l’aidante prend conscience de l’ampleur de la situation et se questionne sur son rôle d’accompagnement (Corbin, 1992). Dépourvue de toutes ressources émotionnelles, l’aidante n’est plus en mesure de résoudre les problèmes qui se présentent à son quotidien.

Méthodologie

Devis

Cette recherche est qualitative et vise à explorer, décrire et comprendre les réalités vécues par les proches aidantes francophones du Nouveau-Brunswick. Nous avons adopté une approche phénoménologique, en plaçant au centre de nos réflexions le phénomène d’accompagnement d’un parent aîné (Ribau et al., 2005).

Un guide d’entretien et un questionnaire sociodémographique furent développés. Le guide d’entretien était composé de cinq thèmes directement liés au concept de trajectoire d’accompagnement développé par Corbin (1992). Le questionnaire sociodémographique, pour sa part, était composé de deux parties, 1) le profil sociodémographique des participantes et 2) le profil d’accompagnement.

Considérations éthiques

Dans un premier temps, nous avons reçu une approbation éthique de la part du comité local d’éthique de l’École de travail de l’Université de Moncton. Celle-ci a permis de faire un entretien pré-test afin de tester nos outils de collecte de données. Dans un deuxième temps, nous avons reçu une approbation éthique auprès du Comité d’éthique de la recherche avec les êtres humains de la Faculté des études supérieures et de la recherche de l’Université de Moncton. Avec cette dernière, nous avons été en mesure de continuer notre collecte de données qui s’est déroulée de mars 2019 à juin 2019.

Recrutement et participantes

Le recrutement des participantes a été fait en ayant recours à la technique boule de neige (Beaud, 2009). Au total, six participantes ont été rencontrées pour participer aux entretiens semi-dirigés dans trois comtés du Nouveau-Brunswick.

L’ensemble des participantes rencontrées ont pour première langue le français. L’âge moyen de celles-ci est de 61,2 ans, montrant qu’elles font partie de la génération des baby-boomers (1945-1965). Sur le plan de la situation financière, plus de la moitié des participantes se trouvaient à l’aise financièrement au moment de l’entrevue. De plus, une vaste majorité des participantes ont un diplôme collégial ou universitaire. Finalement, au moment de l’entretien, une seule participante était à la retraite, alors que les autres occupaient un emploi, soit à temps plein soit à temps partiel.

À l’égard du profil de l’accompagnement, cinq participantes accompagnaient leur mère au moment de l’entretien. Pour ce qui est de l’intensité de l’accompagnement, quatre participantes offraient plus de 20 heures par semaine. Une seule participante cohabitait avec sa mère, tandis que les autres participantes devaient se rendre au domicile du parent afin d’offrir de l’accompagnement. Finalement, la moitié des participantes ont affirmé que le parent recevait des services de soutien à domicile par le biais d’un programme gouvernemental ou d’une agence privée.

Traitement et analyse des données

L’analyse des données a été réalisée en s’appuyant sur l’approche d’analyse inductive en recherche qualitative (Thomas, 2006). Toutefois, puisque notre recherche est structurée autour de la trajectoire d’accompagnement développée par Corbin (1992), l’analyse des données a aussi une composante déductive. Plus précisément, les résultats ont été regroupés dans les quatre étapes de la trajectoire d’accompagnement et, par la suite, des catégories ont été développées à partir des propos des participantes.

Résultats

Les résultats de la recherche seront présentés en suivant les étapes de la trajectoire d’accompagnement telle que développée par Corbin (1992).

Tableau 1

Les quatre étapes de la trajectoire d’accompagnement

Les quatre étapes de la trajectoire d’accompagnement

-> See the list of tables

Mise en place de l’accompagnement

Cette étape survient, la plupart du temps, à la suite d’un évènement déclencheur (Corbin, 1992). Ainsi, c’est à ce moment que le parent nécessite de l’aide dans différentes sphères de sa vie et que la trajectoire d’accompagnement s’instaure graduellement dans le quotidien des proches aidantes. Les résultats ont permis d’identifier les évènements déclencheurs ainsi que les aspects qui ont motivé le choix des participantes à accompagner leur parent aîné.

Le point de départ de l’accompagnement se distingue en trois grands éléments déclencheurs, 1) le décès du conjoint ou de la conjointe du parent, 2) le diagnostic d’une maladie et 3) la peur du parent de passer seul les nuits dans son domicile. Pour Monique, le soutien de son père commença après avoir accompagné sa mère tout au long de sa lutte contre le cancer jusqu’à son décès. Constatant que son père vivait désormais seul et devait s’occuper du domicile familial, elle décida de lui venir en aide. Tandis que pour Lise l’accompagnement de son père débuta à la suite d’un diagnostic de maladie : « mon père a commencé avec de la démence, bien là j’ai été obligée d’aider mon père à prendre son bain ». Dans le même sens, le rôle de proche aidante de Nicole débuta lorsque son père reçut le diagnostic de la maladie d’Alzheimer. Au cours des années, elle l’accompagna à travers cette maladie, tout en assurant aussi du soutien émotionnel à sa mère. La situation de Monique, de Lise et de Nicole permet de constater qu’il existe une chronologie d’accompagnement se produisant au fil des années, passant d’un parent à l’autre. Finalement pour Catherine, la trajectoire d’accompagnement débuta alors que sa mère eut peur de passer seule la nuit dans sa maison. Comme elle l’explique :

mais tu peux dire qu’elle a vraiment peur, elle ne dort pas, mais asteure ici, elle prenait beaucoup de anxiety attacks dans le mi-temps de la nuit. Elle m’aurait appelée à 2-3 heures du matin « viens toute suite, viens toute suite, je vais mourir, je vais mourir ».

Catherine

Puisque le domicile de Catherine est tout près de celui de sa mère, elle lui proposa de l’accueillir chez elle la nuit afin qu’elle se sente davantage en sécurité.

En ce qui concerne les aspects qui ont influencé le choix d’accompagner le parent aîné, deux thèmes sont ressortis soit les aspects contextuels et les aspects relationnels. Le tableau ci-dessous présente ces aspects.

Tableau 2

Aspects qui ont influencé le choix d’accompagner selon la catégorie

Aspects qui ont influencé le choix d’accompagner selon la catégorie

-> See the list of tables

Il est intéressant de constater que pour la moitié des participantes rencontrées, l’accompagnement représente une occasion de redonner aux parents ce qu’elles ont reçu tout au long de leur vie. Comme l’explique Thérèse, qui accompagne sa mère : « C’est nous qui lui donnons des soins. C’est la loi du retour ». Dans le même sens, Nicole explique que son histoire familiale, à savoir tout ce qu’elle a reçu au long de sa vie, a fait en sorte qu’après l’annonce du diagnostic de la maladie d’Alzheimer de son père, elle a ressenti le besoin de l’accompagner dans la progression de sa maladie : « c’est sûr que quand mon père a commencé à être malade, moi dans ma tête j’y devais tellement de choses ».

Organisation de l’accompagnement au quotidien

La deuxième étape de la trajectoire d’accompagnement consiste, pour les participantes, à intégrer l’accompagnement de leur parent dans leur quotidien. Plus précisément, elles doivent parvenir à concilier les tâches quotidiennes d’accompagnement avec leur vie professionnelle et leur vie personnelle. Les résultats montrent que les participantes réalisent au quotidien des tâches d’accompagnement qui relèvent de trois différentes sphères, 1) les activités de la vie quotidienne (AVQ) et celles de la vie domestique (AVD), 2) le soutien émotionnel et 3) la gestion des services de soutien à domicile.

L’ensemble des participantes affirmait contribuer quotidiennement soit aux AVQ soit aux AVD du parent. Pour certaines d’entre elles, l’engagement quotidien (AVQ et AVD) est plus grand que pour d’autres. Par exemple, Léa passe la grande majorité de ses journées aux côtés de sa mère pour l’aider avec les transferts et la gestion de la médication, et elle dort également au domicile de sa mère tous les jours. En plus, elle doit s’occuper de contacter des professionnels (médecins, infirmières et services de soutien à domicile) afin d’assurer la qualité des services que sa mère reçoit. Nous retrouvons le même type d’engagement chez Catherine qui accueille sa mère toutes les nuits en plus de l’accompagner pour la préparation de ses repas, la gestion de sa médication, l’achat de son épicerie, son entretien ménager et le paiement de ses factures.

Trois participantes ont affirmé offrir du soutien émotionnel au parent accompagné. Pour Monique, il est nécessaire de soutenir émotionnellement son père lors de situations difficiles : « je vais juste lui tenir la main, je vais lui donner un hug c’est correct, c’est correct, tu peux feeler comme ça, c’est normal ». Dans le même sens, Léa a offert du soutien émotionnel à sa mère afin de l’accompagner dans ses voeux de fin de vie : « Oui, on l’accompagne beaucoup là-dedans [voeux de fin de vie]. Comme là elle voulait donner des cadeaux à ses arrière-petits-enfants puis elle a toute choisi des objets dans la maison, fait que tu sais, on prépare avec elle ». Ces passages démontrent l’empathie, la compassion et l’amour qui transparaît à travers les gestes de ces participantes.

Finalement, pour trois participantes la gestion des services de soutien à domicile était une tâche qui nécessitait beaucoup de leur temps. Le niveau d’engagement pour Léa était plus élevé puisque sa mère reçoit des services de soutien à domicile de façon continue. D’ailleurs, elle explique très bien en quoi consistaient les tâches lors du retour à domicile de sa mère :

[C]’était avant qu’elle sorte de l’hôpital de m’assurer d’avoir le OK pour mettre des services de soins de longue durée, de prendre les services avec les organismes, de rencontrer les employés, mais aussi de trouver des gens en privé parce que 24 h sur 24 h c’est très difficile d’avoir des services après 4-5 h le soir, fait qu’il a fallu se diriger vers des services privés, que je mette des annonces, que je rencontre ces gens-là, puis que je choisisse des gens, embauchés, puis en plus il a fallu que je reste sur place pour former ces gens-là avec la condition de notre mère, la maison, puis toute.

Léa

Ce passage permet de constater l’ampleur et la complexité des tâches et des responsabilités de Léa pour lui permettre d’assurer à sa mère un retour à domicile paisible. Elle explique aussi qu’elle doit quotidiennement gérer les horaires des employés qui se rendent au domicile de sa mère, gérer les tâches qu’ils doivent accomplir, sans oublier de démontrer de l’écoute envers les frustrations des employés.

Les trois sphères ressorties, 1) les AVQ et les AVD, 2) le soutien émotionnel et 3) la gestion de services de soutien à domicile permettent de mieux saisir le quotidien des participantes. Afin d’atteindre un équilibre entre l’accompagnement du parent aîné, leur vie professionnelle et leur vie personnelle, les participantes doivent faire des compromis. Pour certaines, l’intégration positive de l’accompagnement du parent à leur quotidien nécessite la mise en place d’un horaire strict. À cet effet, Léa décrit son emploi du temps :

J’ai un petit peu un régime militaire là, je vais chez ma mère, le matin je me lève, je m’habille, je m’en vais travailler, souvent je dois m’absenter parce que si l’Extramural vient je retourne chez ma mère pour la visite du professionnel, je reviens au travail, j’arrive chez moi avec mon conjoint puis mon fils, normalement quand ça allait bien de 16 h 30 à 19 h 15-19 h 30 pour faire le souper, passer du temps avec eux autres, je retourne chez ma mère de nouveau après.

Léa

Cette participante parvient à concilier l’accompagnement avec sa vie professionnelle et sa vie personnelle en maintenant un emploi du temps strict et routinier. Ce dernier extrait démontre aussi les compromis qu’elle doit faire dans sa vie professionnelle et sa vie personnelle soit 1) devoir s’absenter du travail afin d’assister aux visites des professionnels de la santé et 2) réduire le temps passé avec son conjoint et son fils.

Tandis que, pour certaines, cette conciliation est plus ardue et nécessite des réajustements au niveau des tâches et de l’horaire de l’accompagnement. À cet effet, Lise explique : « Quand j’ai finalement décidé que OK je ne faisais plus le ménage c’est comme s’il y avait un fardeau qui m’avait sortie de sur les épaules ». Les tâches, pouvant parfois être ou être perçues comme lourdes et contraignantes, font en sorte qu’il était plus difficile pour cette participante d’arriver à trouver un équilibre dans son quotidien. Le réajustement dans l’accompagnement de sa mère est devenu nécessaire afin de préserver sa santé physique et psychologique, mais aussi afin qu’elle puisse continuer à accompagner sa mère dans son quotidien.

Résistance à l’usure

La résistance à l’usure est l’étape où il est nécessaire pour les proches aidantes de prendre du recul et d’évaluer la situation afin de retrouver l’équilibre qui avait été atteint à l’étape précédente. Les entretiens ont permis d’identifier deux catégories qui jouent un grand rôle dans le retour à l’équilibre soit 1) la nature de la relation avec le parent et 2) les difficultés rencontrées dans la relation d’accompagnement.

Nature de la relation

Quatre participantes affirment entretenir une relation positive avec le parent accompagné, et ce, malgré les difficultés qu’elles rencontrent au quotidien. C’est le cas pour Monique, Léa, Thérèse et Nicole. Pour celles-ci, la relation qu’elles entretiennent avec le parent accompagné est caractérisée par un lien de confiance, une affinité, un lien intime et des sentiments positifs. À cet effet, les propos de Monique démontrent l’amour, le respect et l’empathie qui transparaît dans la relation avec son père : « j’aime mon père, j’adore mon père, tu sais at the end of the day c’est mon père puis y faut que je le respecte ». Dans le même sens, la relation qu’entretient Nicole est caractérisée par l’intimité et l’amour : « moi mon père est tout dans ma vie ».

Pour Lise, la nature de la relation avec sa mère est à la fois positive et négative dans ses propos. Du côté positif, elle explique :

Bien, c’est positif oui, je dirais que c’est plus positif que ç’a déjà été, mais c’est que je me suis parlé à moi-même puis je le sais que c’est ma mère, ma mère c’est comme ça qu’elle est […] moi j’ai juste accepté c’est ça qu’est ma mère, puis je pense que quand j’ai fait ça, ç’a aussi été comme un gros soulagement parce que tu arrêtes d’essayer.

Lise

Tandis que de l’autre côté :

J’ai toujours senti que ma mère ne m’a pas aimé comme les autres, fait que je ne sais pas si c’est ça qui me tient là. Comme il y a plein de monde qui me dise : « Lise la way que t’es servie, qu’est-ce que tu fais encore là ? Juste, laisse aller ». Bien, c’est quand même ma mère dans la fin de compte, je ne sais pas, c’est plus fort que moi.

Lise

Ce passage illustre l’ambivalence des émotions que ressent la participante dans la relation avec sa mère, relation qui porte non seulement le poids de l’accompagnement et de l’histoire personnelle, mais aussi la responsabilité de l’entraide familiale.

Finalement, pour Catherine, la relation avec sa mère est avant toute chose négative. Avec beaucoup d’intensité et d’émotions, elle décrit comment elle se sent :

De temps en temps, elle va te donner un hug là, puis tu peux sentir comme s’il y a de l’amour d’elle, mais elle nous en a assez faite que c’est difficile à rendre cet amour, parce qu’elle t’a assez blessée, assez blessée, qu’après un élan là, oui OK, oui OK, je t’aime aussi mom, tu sais, tu le fais, mais c’est pas vraiment deep down, c’est comme la pitié, c’est plutôt en pitié vraiment.

Catherine

Les épisodes blessants et les conflits familiaux qui sont survenus dans la relation avec sa mère au cours des années ont fait en sorte qu’aujourd’hui il est difficile pour elle de rendre l’amour à sa mère.

Difficultés rencontrées dans la relation d’accompagnement

Malgré le fait que la majorité des participantes entretiennent une relation positive avec le parent accompagné, l’ensemble d’entre elles a identifié des difficultés à la relation d’accompagnement. Au total, 11 difficultés furent identifiées et regroupées en deux catégories, soit les difficultés d’ordre psychologique et les difficultés d’ordre organisationnel.

La première difficulté d’ordre psychologique identifiée est le caractère difficile du parent. Pour Monique et Lise, cette difficulté s’observe au travers des commentaires négatifs du parent envers leur conjoint ou leurs enfants. Comme l’explique Monique : « il ne connaît pas mon mari plus que ça, il va dire des affaires, ça me blesse, tu sais, il va parler de mes filles de quelque chose qu’elles ont fait, non tu ne parles pas ». La deuxième difficulté identifiée réside dans le rôle de proche aidante. Comme l’explique Léa :

[L]es émotions prennent la place, surtout dans les soins de fin de vie, il faut que tu sois assez rationnelle parce que tu as des actions à prendre, quand il y a une détresse respiratoire il faut que tu suives des étapes pour ramener la personne.

Léa

Dans le même sens, pour Monique, ce n’est pas nécessairement l’accomplissement des AVQ ou des AVD qu’elle trouve difficile, mais plutôt la charge mentale qui en découle : « moi c’est mentalement que je trouve ça plus difficile ». La troisième difficulté d’ordre psychologique, le respect des voeux du parent, s’illustre par la difficulté de respecter les décisions et les voeux du parent, et ce, entre autres pour le maintien à domicile ou le déménagement dans un foyer de soins. Comme l’explique Catherine : « Comme j’ai dit elle est dans sa tête assez, qu’on ne peut pas prendre puis la forcer, qu’est-ce que tu fais avec ça ? ». La dernière difficulté d’ordre psychologique est la condition médicale du parent et fût identifiée par Monique, Catherine, Léa et Thérèse. À cet effet, pour Monique et Catherine, cette difficulté découle de leurs soupçons sur des symptômes de démence. Comme le mentionne Monique : « Tu sais c’est des épisodes [hallucinations] comme ça qui fait que c’est stressant ». Catherine, quant à elle, ajoute à cette difficulté le fait que l’ouïe de sa mère diminue et que celle-ci ne veut pas passer d’examen auditif : « C’est-tu bon pour nous autres ça ? Non, parce qu’on lui parle puis elle ne nous entend pas, ça pose vraiment un gros problème ».

Les difficultés d’ordre organisationnel regroupent quatre difficultés observées. Premièrement, le manque d’engagement des autres membres de la famille a été identifié par Monique et Lise. Pour elles, ce manque d’engagement fait en sorte qu’elles doivent consacrer plus de temps auprès du parent. Comme l’explique Monique : « j’ai besoin d’aide, avant j’essayais de le faire toute seule, il faut que vous fassiez votre part, il faut que vous alliez visiter plus souvent ». Cette participante demande de l’aide aux autres membres de sa famille puisqu’elle consacre beaucoup trop de temps et d’énergie dans l’accompagnement de son père. La deuxième difficulté traite de la gestion des services de soutien à domicile. À cet effet, Léa et Thérèse affirment qu’il est parfois difficile d’avoir du soutien de façon constante. Cette difficulté engendre beaucoup de stress du côté de Léa :

C’est énormément, c’est extrêmement stressant, je vais te dire là, une journée il était 11 h, j’étais au travail puis j’ai reçu un appel de l’organisme pour me dire que la préposée finissait à 16 h cette journée-là, qu’elle ne retournait plus parce qu’elle avait eu un autre emploi de jour, tandis que chez ma mère elle faisait de 16 h à 20 h.

Léa

Dans le même sens, Thérèse soulève qu’il est difficile d’obtenir des services de soutien à domicile durant les fins de semaine : « je trouve difficile d’avoir du soutien toutes les fins de semaine, parce que moi je suis une femme très sociale qui a un gros cercle d’amies puis qui veut aller veiller toutes les fins de semaine ». La troisième difficulté d’ordre organisationnel repose sur la communication entre toutes les parties en présence. Ainsi pour Léa, assurer une bonne communication est difficile et nécessite beaucoup d’énergie : « vois-tu en ayant six employés au domicile, huit frères et soeurs, ça fait beaucoup de gens à qui on doit rendre des comptes, c’est épuisant au boute ». Ces propos mettent en lumière le rôle de médiatrice qu’elle doit jouer entre les membres de la famille, les employés qui assurent les services de soutien à domicile, ainsi que les professionnels de la santé. La dernière difficulté relevée dans cette catégorie provient de l’organisation des tâches. Cette difficulté a été identifiée par Catherine et Lise. Pour elles, il est parfois difficile de concilier l’horaire de l’accompagnement du parent avec leur vie personnelle. Comme l’explique Lise : « c’est ça que je trouvais le plus difficile, puis ma mère, elle bien il faut quasiment que ça soit quand elle ça lui adonne, pas nécessairement quand moi ça m’adonne ». Ainsi, l’horaire de l’accompagnement et l’organisation des tâches quotidiennes ont une grande influence sur la capacité des participantes à concilier les trois sphères de leur vie.

Rupture

À travers les propos des participantes, deux grandes catégories ont été identifiées en rapport avec l’anticipation pour l’avenir, à savoir le maintien à domicile et le déménagement du parent du domicile familial.

Trois participantes ont identifié le maintien à domicile du parent comme étant une possibilité pour l’avenir. Pour certaines participantes, le maintien à domicile du parent, notamment son décès à domicile, est ce qu’elles espèrent pour l’avenir. À cet effet, Thérèse explique que, pour elle, il est inconcevable de déménager sa mère dans une résidence pour personnes âgées : « je ne pourrais pas, je ne pourrais pas la placer, jamais, je ne pourrais pas lui faire ça ». Pour elle, le scénario idéal serait que sa mère puisse décéder à domicile : « même j’aimerais qu’elle décède chez-nous ». Ainsi, pour cette participante les anticipations pour le futur sont claires, elles se réfèrent au maintien à domicile de sa mère, et ce, jusqu’à son décès.

De l’autre côté, trois participantes ont ressorti le déménagement dans une résidence ou dans un foyer de soins pour personnes âgées comme étant une possibilité dans l’avenir. Toutefois, il semblerait que pour la totalité des parents accompagnés, aucun d’entre eux ne souhaitait partir du domicile familial. Cette option semble plutôt être le souhait des participantes. Comme l’explique Monique : « nous autres on aimerait qu’il irait dans un foyer, il pourrait rencontrer d’autres gens, tu sais des choses de même, il ne veut pas, il dit je veux rester chez nous ». Malgré le fait que ces participantes croient qu’il serait mieux pour le bien-être physique et psychologique de leur parent que celui-ci demeure dans une résidence pour personnes âgées, elles se résignent tout de même à les accompagner dans leur quotidien, comme l’explique Lise : « Je ne crois pas que j’aurais le coeur d’abandonner, à moins que moi je tombe malade ».

Discussion

Les résultats présentés à l’aide des étapes de la trajectoire d’accompagnement permettent de mettre en lumière certains aspects de l’accompagnement, notamment l’importance de la relation entretenue entre la proche aidante et le parent aîné et les difficultés rencontrées dans l’accompagnement. Nos résultats rejoignent ceux de nombreuses recherches qui, elles aussi, mettent de l’avant le rapport relationnel dans la trajectoire d’accompagnement (Allard, 2020 ; Éthier, Boire-Lavigne et Garon, 2013 ; Bertelot-Raffard, 2010).

Reconnaissance sociale et éthique du care

Notre projet a aussi mis en valeur deux autres approches théoriques qui permettent d’interpréter les expériences de la proche aidance chez les personnes participantes. D’une part, les propos d’Axel Honneth (2000) sur la théorie de la reconnaissance sociale permettent de conceptualiser cette relation entre la proche aidante et le parent aîné. Cette théorie, composée de trois sphères, permet de concevoir la reconnaissance sociale comme un processus qui « entraîne le développement progressif de la relation positive que la personne entretient avec elle-même » (Honneth, 2000, p.160). Elle s’inscrit, donc, dans une dynamique intersubjective se composant « d’une succession de conflits et de réconciliations se résorbant les uns dans les autres » (p.33). Dans le contexte de la proche aidance, c’est la sphère que l’amour qui permet de comprendre la dynamique intersubjective entre la proche aidante et le parent âgé. À cet effet, la sphère de l’amour représente « toutes les relations primaires qui, sur le modèle des rapports érotiques, amicaux ou familiaux, impliquent des liens affectifs puissants entre un nombre restreint de personnes » (Honneth, 2000, p.161). En situation de reconnaissance, la finalité de cette sphère est « un mode de relation à soi dans lequel chacun des sujets acquiert une confiance élémentaire en lui-même » (Honneth, 2000, p.181). Au contraire, les expériences de mépris de cette sphère de reconnaissance se traduisent par des sévices et des violences et portent atteinte à l’intégrité physique des individus (Honneth, 2000).

D’autre part, bien que la théorie de la reconnaissance sociale soit pertinente afin de comprendre la dynamique intersubjective entre la proche aidante et le parent aîné, elle ne permet pas d’identifier la source des conflits rencontrés dans la trajectoire d’accompagnement. L’éthique du care développée par Tronto (2008) permet de mieux comprendre les décisions morales que doivent prendre les proches aidantes. Les quatre phases de ce modèle sont les suivantes : 1) se soucier de, 2) se charger de, 3) accorder des soins et 4) recevoir des soins. La première phase (se soucier de) implique que l’on constate l’existence d’un besoin. Il faut par la suite être en mesure d’évaluer la possibilité d’y apporter une réponse. Selon Tronto (2008), cette première phase est « façonnée culturellement et individuellement » (p.248). Ce qui signifie que la reconnaissance de l’existence d’un besoin chez une personne sera différente selon la perspective individuelle de chacun d’entre nous. La deuxième phase (se charger de) survient à la suite de la reconnaissance du besoin et se concrétise lorsque l’individu assume « une certaine responsabilité par rapport à un besoin identifié et [… détermin[e] la nature de la réponse à lui apporter » (Tronto, 2008, p. 248). En d’autres mots, il est nécessaire à cette phase de reconnaître notre capacité d’agir face au besoin de care identifié. La troisième phase (accorder des soins) est le résultat des deux phases précédentes. C’est à cette phase qu’il y aura la rencontre directe des besoins de care. Comme l’explique Tronto (2008), accorder des soins « implique un travail matériel et exige presque toujours de [celles] qui donnent des soins qu’[elles] viennent au contact des objets du care » (Tronto, 2008, p.249). La dernière phase (recevoir des soins) « correspond à la reconnaissance de ce que l’objet de sollicitude réagit au soin qu’il reçoit » (p.250). Plus précisément, cette phase consiste à vérifier la réaction aux soins que la personne a reçus. Ce que Tronto (2008) constate c’est que parfois la description ou la définition du besoin établi dans les phases précédentes n’est pas toujours juste. Si la perception des besoins est inexacte s’ensuivront des conflits dans la relation.

Ainsi, la théorie de la reconnaissance sociale et l’éthique du care permettent de jeter un regard différent sur les résultats obtenus et de mettre en lumière deux types de trajectoires d’accompagnement.

Deux types de trajectoires d’accompagnement

Trajectoire d’accompagnement complète

Nous définissons de complète une trajectoire d’accompagnement dans laquelle tous les éléments essentiels au maintien d’une relation positive entre la proche aidante et le parent aîné sont présents. Dans ce sens, dans une trajectoire d’accompagnement dite complète, les proches aidantes se sentent reconnues et soutenues dans l’accompagnement du parent aîné. Cette reconnaissance et ce soutien font en sorte que les expériences vécues et les obstacles rencontrés dans le quotidien sont surmontés de façon positive. En somme, les proches aidantes dont l’expérience s’inscrit dans une trajectoire d’accompagnement complète perçoivent positivement la relation avec le parent aîné et elles souhaitent continuer d’offrir de l’accompagnement dans le futur.

Pour l’ensemble des proches aidantes dont la trajectoire d’accompagnement est complète, la majorité des expériences vécues avec le parent aîné s’inscrivent dans la reconnaissance sociale (Honneth, 2002). De plus, pour ces proches aidantes, les quatre phases du processus du care se déroulent sans perturbation. Notamment, deux d’entre elles font mention de la reconnaissance qu’elles reçoivent de la part du parent : « puis elle me dit quand qu’elle est positive, une chance que je t’ai parce que je ne serais pas rendu là » (Léa) ; « Ah non, non, maman elle le dit tout le temps “qu’est-ce qu’on ferait si tu n’étais pas là ?” » (Nicole). C’est en faisant sentir la proche aidante comme essentielle et importante que le parent accompagné exprime sa reconnaissance. De plus, faisant référence à la quatrième phase du processus du care (recevoir des soins), nous pouvons constater d’une part que l’identification des besoins de care était juste. C’est-à-dire, d’une part, que la proche aidante et le parent aîné ont la même description et la même perception du besoin de care qui était nécessaire. Et d’autre part, que le parent aîné a réagi positivement à la réception des soins de care offert par la proche aidante.

Finalement, pour les participantes s’inscrivant cette trajectoire d’accompagnement, il ne fait aucun doute que le maintien à domicile est l’option favorable pour le futur. Les propos de Thérèse à cet effet sont très clairs : « jamais que je ne placerais ma maman, au pire je vais prendre ma retraite ». Dans le même sens, Nicole affirme : « Ma mère quand qu’elle va décider de ne plus être chez elle, elle s’en vient chez nous ». Nous sommes d’avis que ce désir de maintien à domicile est grandement influencé par la nature de la relation qu’elles entretiennent avec le parent aîné. Ainsi, les expériences positives et la reconnaissance qu’elles reçoivent du parent les amènent à vouloir poursuivre leur trajectoire d’accompagnement.

Trajectoire d’accompagnement fragmentée

Nous qualifions de fragmentée une trajectoire d’accompagnement dans laquelle certains éléments sont absents afin de préserver une relation positive entre la proche aidante et le parent aîné. Dans ce type de trajectoire d’accompagnement, les proches aidantes vivent davantage des expériences de mépris dans la relation d’accompagnement. Ce déni de reconnaissance fait en sorte que les difficultés et les obstacles rencontrés dans le quotidien restent souvent non résolus. Les proches aidantes qui font l’expérience de ce type de trajectoire d’accompagnement veulent mettre un terme à l’accompagnement du parent aîné et elles souhaitent que celui-ci accepte de déménager dans un foyer de soins.

Nous avons considéré certaines expériences vécues par les participantes comme des formes tangibles de mépris puisqu’elles les ont identifiées comme des épisodes blessants. D’une part, pour Catherine divers conflits interpersonnels sont survenus avec sa mère, elle raconte :

[J]’ai barré la porte, j’ai été obligée de lui barrer la porte, elle frappait sur la porte, « ouvre-moi la porte », puis j’étais rendue que je me suis sauvée par la porte d’en arrière, puis je suis descendue à la plage parce que je pouvais plus le prendre.

Catherine

Tandis que pour Lise, les expériences de mépris dans la relation proviennent du fait que sa mère : « elle te fait sentir comme si toi ta famille n’est pas importante, il faudrait que tu laisses ta famille de côté pour ses besoins ». Ces épisodes injurieux et blessants vécus dans la relation d’accompagnement avec le parent aîné portent atteinte à l’identité personnelle de ces proches aidantes.

L’analyse des expériences de mépris vécues par les participantes a permis de mettre en lumière des conflits qui sont survenus dans la relation d’accompagnement de ces proches aidantes. Il semble que ces conflits dans la sphère de l’amour de la reconnaissance soient à la source de certaines difficultés spécifiques notamment le respect des voeux du parent. En effet, pour certaines participantes, il est difficile de respecter les voeux du parent accompagné en ce qui concerne leur mode de vie : soit le maintien à domicile ou le déménagement vers un foyer de soins. Ainsi, en transposant cette difficulté dans le contexte de l’éthique du care nous pouvons constater qu’il y a un conflit dans la première phase du care soit dans l’identification du besoin de care. D’un côté, la proche aidante considère qu’il serait préférable que le parent déménage dans un foyer de soins (besoin de care). Toutefois, de l’autre côté, le parent n’identifie pas ce même besoin. Le déroulement des phases du care est alors perturbé par cette divergence d’opinions en ce qui concerne le besoin du parent. Ainsi, les expériences de mépris vécues dans la sphère de l’amour apportent non seulement des difficultés dans la trajectoire d’accompagnement, mais viennent aussi perturber le processus d’identification du besoin de care.

Ce constat nous conduit à faire un lien avec la quatrième phase de la trajectoire d’accompagnement. Comme l’explique Corbin (1992) « N’ayant plus le temps de penser et de s’occuper d’[elle]-même, l[a] soignant[e] perd prise et ne parvient plus à résoudre les problèmes qui se présentent » (p.47). Si dans la trajectoire d’accompagnement complète les anticipations pour le futur étaient claires, dans la trajectoire d’accompagnement fragmentée, nous constatons l’opposé. La difficulté pour ces proches aidantes de respecter les voeux du parent fait en sorte qu’elles se retrouvent devant un dilemme moral ; d’une part, respecter les voeux du parent et d’autre part préserver leur bien-être physique et psychologique. Ce dilemme fait en sorte que les anticipations pour le futur de l’accompagnement du parent aîné sont floues et indéterminées. Le tableau ci-dessous présente les deux types de trajectoires d’accompagnement d’un parent aîné.

Tableau 3

Deux types de trajectoires d’accompagnement d’un parent aîné

Deux types de trajectoires d’accompagnement d’un parent aîné

Tableau 3 (continuation)

Deux types de trajectoires d’accompagnement d’un parent aîné

-> See the list of tables

Les résultats de notre étude montrent le rôle essentiel que jouent les proches aidantes dans le maintien à domicile de leur parent aîné, par l’ampleur et la complexité des tâches qu’elles accomplissent quotidiennement. Comme l’expliquent Carbonneau et Drolet (2014), « les proches aidantes ou aidants doivent être reconnus comme des partenaires de soins et de services et leurs besoins doivent aussi être pris en compte » (p.225). Pour atteindre cette reconnaissance, il faut, d’abord assurer un soutien adéquat aux besoins des proches aidantes.

À cet effet, l’étude de Ducharme et al. (2010) met de l’avant qu’un des besoins des proches aidantes est d’avoir du temps de répit afin de disposer de plus de temps personnel. La moitié des participantes rencontrées dans le cadre de notre étude ont affirmé que le parent accompagné recevait des services de soutien à domicile. Toutefois, bon nombre d’entre elles ont mentionné que la gestion de ces services était difficile puisqu’il y avait souvent un manque ou une absence de personnel pour offrir les soins. En plus de devoir composer avec un système de maintien à domicile fragmenté, les proches aidantes francophones du Nouveau-Brunswick font face à un enjeu systémique supplémentaire, soit celui de l’offre de services en français dans une province majoritairement anglophone (Thériault et Dupuis-Blanchard, 2017). De l’autre côté, la méconnaissance des services existants, la complexité des démarches à entreprendre et la discontinuité dans les services font en sorte qu’il est difficile pour les proches aidantes de naviguer dans ce système et d’accéder aux services dont elles ont besoin (Beaudet et Allard, 2020 ; Carbonneau et Drolet, 2014). Afin de diminuer ces barrières systémiques, un système de navigation des services sociaux et de santé serait nécessaire au Nouveau-Brunswick, et ce, dans les deux langues officielles de la province. Celui-ci permettrait de rendre accessibles les services et assurerait un encadrement et un soutien aux proches aidantes dans l’accompagnement de leur proche.

Conclusion

Le présent article a permis de mettre en lumière les multiples facettes du quotidien des proches aidantes, de constater le rôle essentiel qu’elles jouent et de déterminer que la relation entre la proche aidante et le parent aîné est centrale dans la trajectoire d’accompagnement. Bien que les écrits soient d’accord pour affirmer qu’il est nécessaire de reconnaître le rôle de proche aidante comme étant essentiel au maintien à domicile, force est de constater que le fardeau de ce rôle demeure invisible aux yeux de la société (Allard, 2020). Comment pourrait-on parvenir à cette reconnaissance ? Peut-on imaginer une transformation des institutions sociales qui valoriserait le travail du care ? Pourrait-on repenser l’organisation des services de sorte que les besoins des proches aidantes soient pris en considération ? Quoi qu’il en soit, il est difficile, à ce jour, de trouver une réponse simple et unique.

Notre recherche, qui s’est concentrée uniquement sur la relation d’accompagnement, ouvre la porte à des enjeux systémiques (invisibilité, services limités, offre de services en français, etc.) que rencontrent les proches aidantes. Il serait donc pertinent de continuer les recherches à ce sujet afin de contribuer à la reconnaissance du travail indispensable que réalisent les proches aidantes francophones au Nouveau-Brunswick.