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Introduction

Le monde biomédical[1] est traversé depuis trente ans par un intérêt croissant pour la spiritualité qui se traduit par une augmentation presque exponentielle du nombre de publications scientifiques (Jobin 2012). Les connaissances ainsi produites servent d’appui au développement de la formation initiale et continue des professionnels du soin et contribuent au déploiement de nouvelles pratiques se réclamant de la spiritualité – et non de la religion – dans les institutions de soin.

Quelles sont les caractéristiques principales de ces pratiques ? Quelles sont leurs visées ? Pourquoi apparaissent-elles dans le contexte socioculturel actuel ? Autrement dit, pourquoi et en vue de quoi s’est constitué, depuis une trentaine d’années, un nouveau champ de recherches et de pratiques relatif à la spiritualité dans le monde biomédical ? Cette question, à notre connaissance, n’a pas fait spécifiquement l’objet de recherches empiriques, alors qu’elle présente pourtant un double intérêt scientifique et pratique. Sur le plan scientifique, elle peut révéler des transformations socioculturelles aussi bien dans le domaine religieux que dans celui de la médecine. Au niveau pratique, elle est susceptible d’aider les acteurs de terrain à mieux comprendre les normativités socioculturelles à l’oeuvre et à s’y ajuster en conséquence. La recherche SPIPRA (Spiritualités et pratiques innovantes en milieux de santé. Entre diversité et uniformisation) a essayé d’apporter des éléments de réponse à ces questions sur la base d’enquêtes de terrain. Le principal objectif de cette recherche était de rendre compte de manière cohérente de la diversité des pratiques spirituelles qui émergent depuis 30 ans dans le monde biomédical. Trois questions ont guidé la démarche scientifique d’ensemble pour atteindre cet objectif :

  1. Quels sont les principales différences et les principaux points communs des pratiques spirituelles qui émergent depuis 30 ans dans le monde biomédical ?

  2. Comment expliquer ces différences et ces similitudes ?

  3. En quoi ces explications permettent-elles de mieux comprendre pourquoi le monde biomédical s’ouvre depuis 30 ans à la question spirituelle ?

La littérature biomédicale ne permet pas, en effet, à elle seule de répondre à ces interrogations, car cohabitent en son sein au moins trois explications distinctes sans lien apparent entre elles.

La première explication proviendrait d’une volonté de rendre plus humaine, grâce à la spiritualité, une biomédecine perçue comme trop technoscientifique et réductionniste. Les progrès thérapeutiques de cette médecine auraient un prix, celui de la réduction des patients à des pathologies ou à des organes, impliquant en contrepoids l’introduction d’un nouveau paradigme de soin dit biopsychosocial et spirituel (Sulmasy 2002).

Selon un deuxième angle de vue, cet intérêt croissant serait le signe de la découverte du potentiel thérapeutique de la spiritualité. C’est ainsi que des échelles psychométriques voient le jour pour apporter la preuve que la santé somatique ou mentale, la qualité de vie, la résilience post-traumatique dépendent en partie de la spiritualité des patients. Ces études concluent à la nécessité de mobiliser cette ressource thérapeutique par des interventions validées scientifiquement (Balboni et al. 2022).

Enfin, une troisième manière d’expliquer cet intérêt biomédical pour la spiritualité renvoie aux conséquences du déclin des pratiques et des croyances religieuses caractéristique de la sécularisation. Ce déclin engendrerait la nécessité d’adapter les pratiques d’accompagnement religieux à ce nouveau paysage socioculturel en les transformant en de nouvelles méthodes d’accompagnement spirituel (Odier 2019).

Alors que cette disparité ne semble pas avoir interpellé la communauté scientifique jusqu’ici, elle nous est d’emblée apparue féconde pour tenter de répondre à notre question de recherche. Comme nous le verrons dans les pages qui suivent, c’est en nous référant aux transformations politiques, économiques et sociales qui caractérisent le tournant néolibéral de nos sociétés sécularisées que nous avons trouvé des clés permettant de rendre intelligible cet intérêt biomédical pour la spiritualité. Cette référence permet notamment d’articuler de manière cohérente les trois types de réponses susmentionnées pour en arriver à la conclusion qu’elles illustrent chacune une facette d’un même phénomène. Il existe en effet un rapport entre la visée éthique de ré-humanisation des institutions de soin, la découverte du potentiel thérapeutique de la spiritualité et les transformations socioculturelles des pratiques et des croyances religieuses. Afin de rendre compte de cette cohérence, nous avons été amenés à faire plusieurs propositions originales que nous soumettons ici à la discussion.

Nous proposons donc, dans un premier temps, de présenter la méthodologie de recueil et d’analyse des données issues du travail d’enquête, puis les principaux résultats. La discussion qui suivra permettra de faire un certain nombre de propositions théoriques relatives à l’origine de cet intérêt biomédical pour la spiritualité et d’aboutir également à une typologie des pratiques spirituelles qui cohabitent dans le monde biomédical. Enfin, en guise de conclusion, nous réfléchirons aux perspectives pratiques et scientifiques que cette étude nous semble dessiner.

1. Méthodologie

Les éléments discutés dans cette contribution proviennent de la recherche SPIPRA portant sur des pratiques spirituelles dans les milieux de santé, effectuée dans trois pays (France-Canada/Québec-Suisse) entre 2019 et 2022. Cette recherche qualitative interdisciplinaire, élaborée de manière inductive, selon les principes de la théorisation ancrée (Glaser et Strauss 1999), s’inscrit dans une démarche de compréhension de la perspective d’acteurs impliqués dans l’implantation de pratiques spirituelles dans les milieux de santé. La théorisation ancrée se donne pour objet « la construction de théories empiriquement fondées à partir de phénomènes sociaux à propos desquels peu d’analyses ont été articulées » (Laperrière 1997, 310). L’étude SPIPRA poursuit une visée explicative et non purement descriptive, en cherchant non seulement à déterminer les principaux éléments constitutifs des pratiques spirituelles, mais également, à expliciter les dynamiques socioculturelles qui justifient leurs formes et leurs visées.

Pour chacun des pays mentionnés, l’équipe locale fut mandatée afin de sélectionner en tout trois pratiques émanant de structures de soin reconnues par les pouvoirs publics (santé mentale et physique), relevant explicitement et publiquement du spirituel et ayant au minimum un an d’existence, afin de faire la preuve de leur capacité à se déployer. Le tableau suivant donne un bref aperçu des neuf pratiques intégrées dans le cadre de cette recherche.

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Le choix de ces trois pays a été guidé par la volonté d’explorer le contexte francophone en raison de l’absence de données préexistantes. L’histoire de leur sécularisation tout comme leur conception de la laïcité nous semblait par ailleurs suffisamment hétérogène pour émettre l’hypothèse que nous retrouverions entre ces pratiques des différences significatives liées à leur contexte d’émergence. Le choix des pratiques impliquait enfin que les acteurs voient un intérêt à s’engager dans une enquête qualitative et comparative pouvant éventuellement aboutir à une remise en question de leurs propres pratiques.

L’ensemble des données recueillies est constitué de 90 entretiens semi-dirigés, complétés par l’observation non-participante des pratiques en question lorsque les conditions sanitaires le permettaient (période de COVID-19). Ces entretiens furent effectués auprès de quatre types de répondants pour chacune des pratiques faisant l’objet de cette étude, soit des bénéficiaires de la pratique, des acteurs directement impliqués dans sa mise en oeuvre, des décideurs ayant donné leur accord et des collaborateurs non directement impliqués dans son déploiement. Tous les participants étaient invités à répondre aux mêmes questions : comment cette pratique se met-elle en oeuvre au quotidien ? Quels sont les éléments contextuels qui ont contribué à son émergence dans sa forme actuelle ? À quelles visées répond-elle ? Que produit-elle ? Sur quelles définitions de la spiritualité et du soin se fonde-t-elle ?

L’analyse du contenu des entretiens fut effectuée à l’aide du logiciel NVivo, qui a permis d’aboutir à la création d’une trentaine de catégories analytiques par pratique, certaines spécifiques et d’autres transversales à l’ensemble des 9 pratiques. Chaque analyse de cas (ou pratique spirituelle) fut par la suite résumée dans un rapport d’enquête visant à ordonner de manière cohérente l’ensemble des catégories analytiques et de dégager les principales caractéristiques et les principaux enjeux de chaque pratique. Une validation de ces rapports d’enquête fut obtenue auprès des principaux répondants sur chacun des terrains, sous la forme d’un focus-groupe reprenant l’essentiel des éléments y figurant. L’équipe de recherche fut par la suite réunie lors d’un séminaire de travail afin d’effectuer une analyse comparative des cas étudiés à partir des 9 rapports d’enquête. Cette analyse a permis de dégager les principaux points communs et les principales différences entre ces pratiques et d’aboutir à une sélection des catégories conceptuelles les plus pertinentes pour éclairer ces distinctions.

Les catégories conceptuelles sont élaborées à partir de celles analytiques. Par exemple : « visée éthique » ; « rapport à la théorie » ; « relations interpersonnelles » sont des catégories analytiques qui permettent de décrire chaque pratique indépendamment les unes des autres. Prenons par exemple la catégorie analytique « visée éthique ». L’analyse de la visée éthique de chaque pratique a montré que certaines pratiques poursuivent une visée thérapeutique, d’autres un objectif d’hospitalité, et d’autres encore un but spirituel. Comment rendre compte de ces différences ? En analysant, par exemple, le rapport de ces trois visées avec celle de la médecine. Plus une pratique poursuit une visée thérapeutique, et plus elle s’inscrit dans la visée de la médecine. Plus elle poursuit une visée d’hospitalité, et plus elle cherche à humaniser la médecine. Plus elle s’inscrit dans une visée spirituelle, et plus elle cherche à introduire une autre rationalité à l’intérieur de l’univers médical. Existe-t-il déjà, dans la littérature scientifique, des tentatives d’explication de ces différences ? Oui, par exemple à travers le concept de médicalisation de l’expérience spirituelle en temps de maladie[2]. Ce corpus de travaux montre qu’il faut par exemple distinguer pathologisation et instrumentalisation de la spiritualité. En quoi cette distinction théorique permet-elle en retour d’éclairer les pratiques étudiées ? C’est en suivant cette démarche dialectique entre catégories analytiques et références théoriques que se sont construites les catégories conceptuelles.

Finalement, 5 catégories conceptuelles ont émergé de ce travail de comparaison et de théorisation : subjectivisation, médicalisation, psychologisation, intégration et théorisation, catégories qui ont fait l’objet d’un travail de restitution et de validation auprès des participants à la recherche. Une analyse de la littérature scientifique existant à propos de ces catégories est venue soutenir la théorisation finale en lien avec la question de recherche. Le développement qui suit reprend les 5 catégories conceptuelles en question, avant d’aborder la théorisation comme telle et de la soumettre à la discussion.

2. Résultats

Les cinq catégories présentées ici sont donc ancrées dans le travail inductif d’enquête pour devenir, comme nous le verrons dans la partie discussion, le socle à partir duquel de nouvelles questions peuvent être formulées pour progresser dans la résolution de la question de recherche.

2.1 Subjectivisation

La première catégorie conceptuelle ayant émergé de l’analyse des données concerne la manière dont la spiritualité était définie sur les différents terrains d’enquête. Alors que nous pensions retrouver la conception généralement admise dans le monde des soins selon laquelle la spiritualité serait une dimension universelle et anthropologique qui engloberait la religion (Jobin 2012), l’analyse a fait émerger deux conceptions différentes de ce qui faisait l’objet de l’attention à l’intérieur de ces pratiques. Cette enquête nous a mis sur la piste d’une différence significative, à savoir que certaines pratiques, plus que d’autres, faisaient de l’expérience subjective des patients le lieu et l’objet du spirituel et de leur intervention. D’autres, à l’inverse, restaient concentrées sur l’identification objective de marqueurs précis (pratiques, croyances) culturellement normés. Dans le premier cas de figure, il existe autant de spiritualités que d’individus alors que dans le second, l’on trouve des spiritualités identifiables à partir de critères socioculturels[3].

La différence entre ces deux conceptions de la spiritualité, l’une attentive à la vie subjective dans son ensemble et l’autre centrée sur des marqueurs culturels objectivables, a fait écho à la thèse de la révolution spirituelle élaborée par Heelas et Woodhead (2005), qui explique le déclin des pratiques religieuses et le succès de pratiques spirituelles en lien avec la quête d’authenticité caractéristique du tournant subjectif de la culture moderne[4]. Les allers-retours entre les rapports d’enquête et ces ressources théoriques nous ont permis de montrer la coexistence, dans les milieux de soins, de deux conceptions différentes de la spiritualité que nous avons choisi de qualifier respectivement d’individuo-normée et de culturo-normée.

La plupart des répondants ont décrit la spiritualité comme une dimension unique à chaque personne, qui se déploie dans l’ensemble de la vie subjective de l’individu : « La spiritualité, ce serait ce retour à soi, dans la dimension la plus subjective, la plus singulière en chacun qui est détachée de toute culture, de tout conditionnement. » (FRP01). Explorer la spiritualité d’un patient suppose donc d’explorer son vécu, son expérience intérieure, c’est-à-dire ce qu’il y a de singulier chez lui, car « La spiritualité est propre à chaque personne, est unique. C’est cette partie d’unicité de la personne qui est devant nous, qu’on va accompagner. » (QCPE08). Il existe de ce point de vue autant de spiritualités que d’individus, et c’est à l’individu de définir ce qui relève pour lui de sa spiritualité et ce qui en constitue le contenu. Nous proposons l’expression conception individuo-normée de la spiritualité, car la norme de ce qui a la valeur d’être cru ou fait provient de l’intérieur de l’individu, de sa vie subjective.

Nous avons également identifié, bien qu’ils soient minoritaires, des répondants qui conçoivent la spiritualité comme un ensemble de caractéristiques qu’une personne partage avec d’autres. À la différence des pratiques se basant sur une conception de la spiritualité individuo-normée, la spiritualité d’un individu se définit ici à partir de critères socioculturels qui permettent de délimiter une pluralité de spiritualités et leurs contenus respectifs : « Je demande “vous croyez en quoi ?”, non pas parce que je veux explorer son jardin secret, mais parce que je veux savoir si ce que je vais lui proposer comme traitement est compatible avec ses croyances. » (CHH04). Nous proposons ici l’expression conception culturo-normée de la spiritualité : « On reconnaît qu’il y a quelqu’un de plus grand que nous-autres qui peut nous aider. Maintenant, le détail de qui est cette personne-là ou cette entité-là, on ne rentre pas là-dedans. » (QCPE06).

Si la majorité des pratiques étudiées, de par les personnes différentes qui les font vivre, présentent des compositions hybrides dans leur conception de la spiritualité, il est cependant possible d’illustrer leurs principales orientations au regard de ce rapport aux normativités. Nous avons ainsi pu distinguer les pratiques qui se structurent principalement autour de conceptions individuo-normées de la spiritualité, de conceptions culturo-normées de la spiritualité ou autour des deux sans hiérarchisation significative[5]. Le pays d’origine de la pratique n’est pas apparu comme un facteur explicatif de ces différences. Cette prédominance de conceptions individuo-normées de la spiritualité sur nos terrains nous a conduit à émettre l’hypothèse d’un processus de recentrement de la normativité sur le sujet et sa vie subjective que nous avons qualifié de subjectivisation, en référence au tournant subjectif identifié par Taylor (2003). Nous reviendrons plus en détail sur ce processus dans la discussion.

Nous pouvons illustrer ce mouvement de subjectivisation des pratiques spirituelles sur un axe vertical. La majorité des pratiques spirituelles étudiées se trouvent en haut de cet axe, épousant ce mouvement de subjectivisation.

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2.2. Médicalisation

La deuxième catégorie conceptuelle ayant émergé de l’analyse des données est celle de la médicalisation. L’enquête a en effet montré que certaines pratiques s’inscrivent plus que d’autres dans la logique thérapeutique de la biomédecine, à savoir la recherche d’un gain en matière de santé, de bien-être, de qualité de vie. Pour honorer ces différences, nous avons tout d’abord dû distinguer ce qui, d’un côté, relève d’une pathologisation et, de l’autre, d’une instrumentalisation de la spiritualité à des fins de santé. La pathologisation d’un problème est le processus qui le transforme en pathologie qu’il convient de traiter en vue d’une guérison ou d’un rétablissement. L’instrumentalisation de moyens non médicaux à des fins thérapeutiques relève davantage d’une healthicization, pour reprendre la terminologie de Peter Conrad (1992)[6]. Or, pour la majorité des pratiques étudiées, la spiritualité était perçue comme une ressource intérieure au potentiel thérapeutique et non comme une dimension altérée qu’il s’agirait de réparer : « C’est […] permettre à la personne de faire appel à ses ressources intérieures, un peu dans le principe de l’empowerment : […] développer son potentiel spirituel » (QCRE02).

Si nous avons documenté des formes de pathologisation dans le discours des répondants, leur analyse approfondie a révélé qu’elles répondaient à une volonté des acteurs de s’intégrer et d’être légitimés dans un environnement biomédical gouverné par cette distinction entre le normal et le pathologique :

Il est important en interdisciplinarité d’avoir un discours crédible qui soit marqué de notre vision très spécifique des soins spirituels avec du langage spécifique, avec des visées spécifiques, mais dans un travail commun pour permettre à la personne de guérir pas juste physiquement et pas juste psychologiquement, mais aussi au niveau spirituel.

QCRE02

Or, dans les faits, cette pathologisation n’était que rhétorique, car la conception de la spiritualité sous-jacente était bel et bien celle d’une ressource intérieure et thérapeutique. Sur le plan de l’analyse, le processus majoritaire de médicalisation que nous avons mis en évidence se caractérise donc tout d’abord par une healthicization accompagnée ou non d’une pathologisation rhétorique.

Il nous a aussi fallu introduire une troisième sous-catégorie pour rendre compte d’un autre type de médicalisation observé et qui revêtait la forme, chez les acteurs, d’une volonté de faire la démonstration objective de l’efficacité thérapeutique de leur intervention. L’healthicization prenait ainsi parfois la forme d’une EBMisation, en référence à l’EBM, cette méthode de hiérarchisation du niveau des preuves qui privilégie les données quantitatives et l’objectivité des chiffres pour légitimer les pratiques soignantes (Sackett et al. 1996). Cette EBMisation de leurs pratiques se justifiait, pour les répondants, par les méthodes managériales qui caractérisent la gouvernance hospitalière et auxquelles ils devaient plus ou moins se soumettre : « Avec le changement de paradigme en 2010, on devenait des intervenants égaux : “maintenant, vous êtes sur la patinoire avec tout le monde. Vous devez évaluer comme tout le monde, vous devez rendre des comptes comme tout le monde”. » (QCRE06). Pour être reconnus comme des professionnels par l’institution, les acteurs de soins devaient ainsi s’inscrire dans la boucle de l’amélioration continue de la qualité caractéristique de la nouvelle gouvernance hospitalière (Juven et al. 2019) : évaluation ; planification ; intervention ; évaluation. Peu de pratiques que nous avons étudiées échappaient à cette normativité scientifico-gestionnaire que nous avons donc nommée EBMisation[7].

Nous avons enfin documenté sur un terrain d’enquête une forme de pathologisation qui n’était pas rhétorique mais stratégique. La pathologisation à l’oeuvre, qui consistait à évaluer la spiritualité des patients hospitalisés en vue de diagnostiquer et d’objectiver une éventuelle détresse spirituelle, avait pour objectif d’opposer au discours biomédical un autre discours capable de fragiliser son pouvoir normatif :

Même si l’OMS donne une définition des soins palliatifs qui comporte la dimension spirituelle et que le service s’est calqué là-dessus et l’a rendu possible en intégrant l’accompagnant spirituel […] moi je reste aussi celle qui doit être critique par rapport à certains avis ou certaines recommandations de mes collègues qui pourraient être en tension par rapport à l’accompagnement spirituel.

CHP01

En cela, cette pathologisation stratégique ne s’inscrivait pas dans une logique d’intégration mais dans une autre de résistance face à ce qui était perçu comme des pratiques éthiquement questionnables à l’intérieur de la biomédecine. À la différence de la pathologisation rhétorique qui vise, par le langage, à donner une légitimité et une compatibilité à des pratiques spirituelles dans un environnement dominé par l’épistémè médicale, la pathologisation stratégique a quant à elle toujours pour but, au moyen du même langage, de s’opposer au pouvoir normatif de la biomédecine.

Les personnes interrogées justifiaient majoritairement l’intégration de leur pratique dans l’environnement biomédical par un double processus d’healthicization et d’EBMisation accompagné ou non d’une pathologisation rhétorique. Les différences entre pratiques, du point de vue de la médicalisation, relevaient donc de divergences dans la manière de concevoir ou non la spiritualité comme une ressource thérapeutique, de recourir ou non au langage de la pathologisation en vue d’une meilleure intégration et de chercher ou non à faire la preuve objective de leur efficacité thérapeutique.

Ces différences nous ont permis de distinguer trois visées principales dissimulées derrière les pratiques étudiées. Plus une pratique spirituelle est médicalisée (au sens d’une healthicization et d’une EBMisation), et plus elle s’inscrit dans une visée thérapeutique, celle qui est la plus compatible avec le monde biomédical. Les pratiques ayant cet objectif recherchent un gain en matière de santé : guérison, rétablissement, résilience, croissance, paix, mieux-être, etc. Elles peuvent ainsi être évaluées selon leur efficacité à améliorer l’état de santé global du patient et trouvent leur légitimité à l’intérieur des institutions de santé en fonction de cette efficacité :

Le soin c’est ce qu’on apporte au patient, que ce soit corporel ou spirituel, la pratique qui va lui procurer un bien-être, un réconfort. Si l’infirmier dit qu’une injection de morphine peut apporter un certain réconfort au patient, moi dans la présence, dans l’échange, dans l’accompagnement, dans le cheminement, j’apporte aussi un réconfort intérieur au patient qui va l’apaiser pour que, justement, les soins qu’il va recevoir au niveau corporel, au niveau physique, puissent avoir de l’effet, soient efficaces.

QCPA01

Moins une pratique spirituelle est médicalisée, et plus elle s’inscrit dans une visée spirituelle. Nous avons pu mettre en évidence que ces pratiques, bien qu’en décalage avec le but thérapeutique du monde biomédical, parviennent néanmoins à y entrer par la porte de la laïcité[8] ou par celle de l’art et de l’expérience esthétique. Si ces pratiques ne poursuivent tout d’abord pas de visée thérapeutique, cela ne veut pas dire pour autant qu’elles n’auront pas de retombées positives sur la santé globale du patient ; mais la visée première, elle, est spirituelle :

La beauté nous relie à quelque chose de plus grand. […] Je crois que c’est par la beauté et cette idée de contemplation, de suspension, parce que si on est en suspension un instant, ça veut dire qu’on est un peu détaché des conditionnements un court instant. Donc être plus dans l’être un court instant que dans l’ego rattaché à son corps malade…

FRP01

Entre la visée thérapeutique et celle spirituelle se trouve une troisième visée qui peut être commune et sous-jacente aux deux autres et qui repose sur les principes d’hospitalité et de fraternité. L’expérience de la souffrance et de la vulnérabilité des patients appelle une attention particulière, un Care, un prendre soin, une rencontre, une réciprocité. Cette visée étant inhérente au soin et à l’histoire des institutions de santé, plusieurs acteurs interrogés y fondent la légitimité de leur pratique spirituelle :

Si je suis malade et que je suis diminuée et que l’infirmière vient prendre soin de moi, je lui suis reconnaissante, parce qu’effectivement, j’ai besoin d’aide. Que l’aumônier ou que la personne qui vient pour parler de spiritualité vienne prendre soin de moi, je ne suis pas malade spirituellement, je suis peut-être différente, mais je ne suis pas malade. Donc je ne veux pas qu’on vienne prendre soin de moi, moi j’ai envie qu’on vienne me rencontrer, j’ai envie qu’on vienne discuter, j’ai envie d’être considérée comme une personne […] digne d’être un interlocuteur à part entière.

FRS08

À l’instar de la catégorie précédente, nous pouvons illustrer ce mouvement de médicalisation des pratiques spirituelles sur un axe horizontal. La majorité des pratiques étudiées se trouvent à droite de cet axe, épousant en cela ce processus de médicalisation, eu égard, ici encore, au pays d’origine.

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2.3. Psychologisation

Le travail d’enquête a fait émerger sur certains terrains la question de la spécificité des pratiques spirituelles par rapport au travail des psychologues : « Les collègues infirmières ont un peu tendance à dire : “dans l’équipe, on a une psychologue et une accompagnante spirituelle, est-ce que vous souhaitez les rencontrer ?” […] je trouve que ça indique bien qu’il y a une confusion. » (CHP06).

Le travail d’analyse comparatif nous a donc conduits à chercher sur quels critères distinguer les pratiques qui se confondent le plus avec des pratiques psychologiques et celles qui semblent s’en éloigner. Nous en avons retrouvé quatre.

Le premier critère concerne la possibilité, à l’instar de la vie psychique, d’objectiver la vie spirituelle de manière scientifique et, donc, de pouvoir l’évaluer, voire la mesurer. Ce mouvement d’objectivation se manifeste, sur nos terrains d’enquête, par le repérage de sous-dimensions de la vie spirituelle (les valeurs, le sens, la transcendance, l’espoir etc.) jugées universelles : « La croyance catholique s’éloigne aussi peu à peu. Alors ça va être beaucoup plus sur les valeurs, les engagements, le sens de la vie, l’espoir. » (QCPA06).

La deuxième caractéristique consiste, à l’instar de la psychologie humaniste ou positive, à substituer la distinction classique entre le normal et le pathologique par le vocabulaire de la croissance et de l’accomplissement de soi. Comme nous l’avons indiqué pour la catégorie de la médicalisation, la spiritualité est avant tout conçue comme une ressource intérieure aux vertus intrinsèquement positives. L’état pathologique, sur nos terrains d’enquête, n’apparaît pas comme un état à réparer ou à rectifier mais comme un lien à renouer entre la personne et ses ressources spirituelles intérieures :

Souvent, dans la margelle du puits, dans le trou dans lequel on puise l’eau, il y a comme des ressentiments, de la colère, de la peur, […] on ne peut pas aller chercher notre paix intérieure. Et j’explique à la personne : “dans mon objectif, seriez-vous d’accord pour qu’ensemble on essaie de désencombrer cette margelle-là?” […] L’objectif, c’est vraiment l’expérience de la transcendance. Mais la transcendance, elle se manifeste à travers la paix intérieure.

QCRE03

À l’instar de la psychologie dite « humaniste » ou « positive », la majorité des pratiques spirituelles étudiées visent le bien-être et l’accomplissement de soi des patients tout en revendiquant de s’appuyer sur des savoirs et des connaissances objectives :

Pour moi c’est important qu’il y ait un outil et que ce ne soit pas seulement mes propres projections à moi ou ma sensibilité personnelle. Un outil d’évaluation qui met en lumière les aspirations profondes du patient et fait émerger ses questionnements en tension. (…) Ce qui est intéressant, c’est que, de cette manière, c’est objectivable. […] Moi, je fais ces évaluations, j’ai un résultat.

CHP01

La troisième caractéristique de la psychologisation que nous avons documentée concerne la nature de l’intervention thérapeutique sous-jacente à la pratique spirituelle. À la base des interventions, nous avons retrouvé sur plusieurs terrains des techniques relationnelles communes à certaines pratiques psychothérapeutiques, centrées sur l’écoute, l’empathie, le non-jugement, les reformulations, et permettant aux patients de se sentir acceptés dans leur singularité :

L’image eidétique c’est une approche qu’on utilise surtout en psychothérapie, mais qui s’utilise à tous les niveaux. […] Il faut que les gens soient à l’aise avec les images, fermer les yeux, laisser apparaître une image qui est en lien avec l’expérience qu’ils sont en train de décrire.

QCPA05

Enfin, la quatrième caractéristique documentée concerne la tendance de certaines pratiques spirituelles étudiées à agir principalement sur l’individu et non sur son environnement. À l’instar de pratiques psychologiques, elles peuvent contribuer ainsi à ne pas remettre en question des facteurs sociaux, culturels voire politiques qui sont pourtant la cause de certains problèmes rencontrés par les patients : « Il y a des gens qui utilisent le yoga pour être plus zen, pour arriver à se connecter, il y a des gens qui utilisent la méditation, il y a des gens qui utilisent la musique classique, il y a des gens qui utilisent la prière. » (FRO01).

La présence ou l’absence de ces différents critères nous a permis d’opérer des distinctions entre les pratiques étudiées : plus ils sont présents, et plus les pratiques sont « psychologisées ». La psychologisation est ainsi apparue comme le processus qui conduit à concevoir la spiritualité comme une ressource intérieure (subjectivisation) mobilisable à des fins thérapeutiques (médicalisation), par l’entremise de techniques ayant fait la preuve de leur efficacité : « La visée c’est de permettre à la personne d’aller chercher dans ses ressources l’espérance et la paix. Dans ses ressources intérieures. » (QCRE02).

Comme nous l’expliciterons dans la discussion, ce compromis entre subjectivisation et médicalisation opéré par la psychologisation ne va pas de soi : l’un pousse du côté de la singularisation, de la subjectivité et de la gratuité, et l’autre en revanche de celui de l’uniformisation, de l’objectivité et de l’efficience.

La majorité des pratiques spirituelles étudiées épousent ce processus de psychologisation sans différence significative entre les pays d’émergence des pratiques.

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2.4. Intégration et théorisation

Si les catégories de subjectivisation, médicalisation et psychologisation permettent de caractériser la nature et la visée des pratiques spirituelles étudiées, elles ne disent en revanche rien de leur dynamique au sein de leurs institutions. Or, certaines pratiques sont apparues plus ou moins pérennes au moment de l’analyse des données. L’analyse comparative de leurs dynamiques respectives a ainsi permis de faire émerger deux dernières catégories : celles d’intégration et de théorisation.

2.4.1. Intégration

Si les 9 pratiques documentées en France, au Québec et en Suisse ont toutes en commun de contribuer à promouvoir une plus grande attention à la spiritualité des patients, l’enquête a toutefois retrouvé des disparités dans la manière dont elles parviennent à intégrer dans les faits cette attention et à agir sur leur environnement. L’intégration de la spiritualité dans les soins ne va pas de soi pour tous les acteurs auprès de qui nous avons enquêté. En effet, elle modifie les conceptions du soin et doit, à ce titre, faire l’objet de discussions contradictoires afin d’envisager une possible oeuvre commune. De plus, la réalisation concrète de l’intégration de la spiritualité dans les soins nécessite de discuter des freins rencontrés quotidiennement afin de pouvoir les dépasser. L’analyse des données a montré que le degré d’intégration des pratiques spirituelles dans leur environnement dépendait de la présence ou non d’un collectif oeuvrant à dépasser ces difficultés.

Un collectif désigne ici « un ensemble stable de relations entre plusieurs travailleurs, fondé sur les règles dont ils se sont dotés en vue de traiter les difficultés qu’ils rencontrent dans l’exécution de leur travail. » (Dejours 2013, 11). La co-construction de ces règles en vue de réaliser une oeuvre commune repose sur la confrontation volontaire de toutes les manières individuelles de faire des membres du collectif. Cette co-construction de règles est à la base de la coopération et nécessite au moins deux conditions que nous avons documentées sur les terrains d’enquête : la première est la volonté de participer à une oeuvre commune qui tend vers un idéal commun ; la seconde, la volonté et l’opportunité de mettre en mots les difficultés rencontrées devant les autres, ce qui ne s’avère possible que si une confiance réciproque a été établie et que chacun décide de s’engager dans l’écoute de l’autre.

L’enjeu est d’essayer de creuser ce que signifie en 2020, aller rencontrer quelqu’un avec un titre d’intervenant spirituel, c’est quoi cette pratique clinique ? Ça c’est la patate chaude qu’on a contourné de toutes sortes de façons. […] Tout le temps qu’on faisait des rencontres sur comment écrire les notes au dossier, on évitait le noyau et le terrain vague. Alors que de mon point de vue, plus on se risquera à essayer de mieux comprendre ce qu’on fait et à se poser des questions de fond, plus nos notes au dossier seront crédibles.

QCRE07

Plus les pratiques spirituelles peuvent s’appuyer sur une intelligence collective et une coopération, et plus la thématique de la spiritualité « diffuse » largement dans leur environnement :

C’est le beau côté d’avoir une équipe où on travaille ensemble, on se supervise en parlant de nos situations, on a une chef d’équipe présente, on fait du mentorat, on peut être plusieurs à intervenir. C’est une chance qu’on a, parce que, tout seul, si tu es bloqué dans ton malaise tu n’es pas aidant pour la personne.

QCPA04

Nous avons ainsi mis en lumière une distinction entre des pratiques bien intégrées : « C’est un peu cette sensation, si vous voulez, dans la subjectivité que j’ai retrouvée, cette sensation d’être là pour le bien du malade, tous ensemble, sans se tirer dans les pattes, […] chacun dit ce qu’il pense être bien à la collectivité. » (FRS05) et d’autres peu intégrées, sans que le pays d’origine n’influence cette distinction.

2.4.2. Théorisation

La deuxième catégorie conceptuelle nous ayant permis de comparer la dynamique des pratiques est celle de la théorisation. Certaines pratiques reposaient en effet sur un important travail de justification théorique et d’autres uniquement sur des intuitions pratiques et cliniques. Parmi les pratiques adossées à un corpus théorique, nous avons pu rendre compte d’une distinction entre celles qui enrichissaient ce corpus théorique au gré de l’expérience clinique engrangée et celles qui n’effectuaient pas ce travail rétroactif de théorisation. Dans ce dernier cas, cela engendrait d’importants écarts entre ce qui était annoncé théoriquement et ce qui était réellement fait par les acteurs. L’analyse de nos données a ainsi permis de montrer que plus une pratique spirituelle repose sur des justifications théoriques ajustées à ce qui est réellement fait et plus elle semble armée pour se déployer dans le temps. En effet, plus l’écart entre théorie et pratique est grand et plus les acteurs éprouvent des difficultés à créer les coopérations nécessaires pour penser collectivement les enjeux stratégiques relatifs à la pérennisation de leur pratique.

À l’instar de la co-construction de règles communes pour l’intégration de la spiritualité dans les soins, ce travail de théorisation prend du temps et l’organisation du travail des acteurs interrogés ne leur permet que trop rarement de s’y consacrer. Ces pratiques spirituelles étant nouvelles, c’est donc leur pérennisation qui est en jeu, pérennisation qui dépend de la présence ou non d’un collectif de travail et d’un effort de théorisation. Le pays d’origine des pratiques n’est pas apparu comme un déterminant de cette diversité.

3. Discussion

Le travail d’analyse inductive de chacune des 9 pratiques à l’étude ainsi que le travail d’analyse comparative soulèvent deux nouvelles questions : comment expliquer que la majorité des pratiques étudiées se retrouvent en haut et à droite de notre schéma, c’est-à-dire du côté de la psychologisation ? Comment expliquer également les difficultés rencontrées dans leur pérennisation ? Afin de répondre à ces questions, nous avons dû élaborer quelques propositions théoriques à partir de l’analyse des axes vertical et horizontal du schéma.

Nous avons tout d’abord émis l’hypothèse que l’ouverture du monde biomédical à la spiritualité est concomitante à un déplacement de curseur vers les conceptions de la spiritualité que nous avons qualifiées d’individuo-normées sous l’effet d’un processus de subjectivisation. Comment interpréter ce glissement du curseur et le succès de cette conception de la spiritualité depuis une trentaine d’années ?

Comme nous l’avons vu plus haut, la référence à Charles Taylor (2003), nous paraît féconde : l’idéal expressif de l’authenticité s’est démocratisé du fait d’un tournant subjectif de la culture moderne, qui transforme de ce fait le rapport au religieux et aux religions. Cet idéal philosophique a trouvé un écho particulier dans les années 1960 pour se propager à partir des années 1980 de manière massive dans la culture sous l’effet d’une intensification de la logique de marché. Le consumérisme propage en effet cet idéal en l’instrumentalisant : découvre, deviens et exprime qui tu es à travers tes choix de consommation (Gauthier 2020).

La diffusion progressive et massive de l’idéal romantique de l’authenticité a transformé les rapports que les individus entretiennent avec le religieux, la question du sens et des valeurs. Si l’on applique les idées de Charles Taylor au sujet du religieux, comme l’ont suggéré Heelas et Woodhead (2005), nous pouvons retrouver derrière ce tournant subjectif les deux conceptions de la spiritualité abordées précédemment : l’une qui considère que la source à laquelle puisent les individus pour déterminer ce qui a du sens et de la valeur se trouve à l’intérieur d’eux-mêmes, et l’autre qui estime qu’elle se situe à l’extérieur d’eux-mêmes[9].

Or, cette hypothèse ne permet pas à elle seule d’expliquer l’ouverture du monde biomédical à la spiritualité. Le travail d’enquête, d’analyse et de comparaison des pratiques nous a en effet mis face à une contradiction à résoudre, à savoir que si cet intérêt contemporain du monde des soins vise à honorer une part insondable de la vie humaine et subjective, comment expliquer dans un même mouvement que la spiritualité puisse faire l’objet de tentatives d’évaluation et s’inscrire dans la recherche d’efficience et de standardisation qui caractérise le double processus d’healthicization et d’EBMisation que nous avons identifié ? Comment expliquer que ce paradoxe structure le champ émergeant des pratiques de soin et d’accompagnement spirituels en milieux de santé et en quoi peut-il même être considéré comme une condition de son émergence ?

Dans un article récent, Jean-Philippe Perreault et Frédérique Bonenfant (2022) avancent la proposition selon laquelle la spiritualité serait tout autant le produit de l’imaginaire contemporain propre aux sociétés de consommation qu’une tentative de s’en affranchir. Par conséquent, nous nous retrouvons ici aussi face à un paradoxe : la spiritualité serait tout à la fois le fruit de l’imaginaire consumériste et une voie pour résister à la manière dont cet imaginaire instrumentalise l’idéal expressif de l’authenticité.

Dans un autre article, Nicolas Pujol, Chloé Prodhomme et Aline Chassagne (2021) cherchent à comprendre l’émergence de cette ouverture à la spiritualité du monde biomédical à partir de la référence au tournant gestionnaire. Le tournant gestionnaire des institutions de soin, qui se traduit par l’introduction, depuis une trentaine d’années, de méthodes de rationalisation et d’optimisation du travail issues du monde industriel telles que la démarche qualité, modifie la division sociale du travail et contribue à séparer ce qui relève des soins techniques de ce qui tient des soins relationnels (Molinier 2020). L’organisation gestionnaire du travail offre ainsi une nouvelle porte d’entrée aux pratiques spirituelles, celle de l’humanisation des soins (Pierru 2015). Or, un paradoxe apparaît ici encore : alors que ces pratiques spirituelles encouragent, en lui servant de caution humaniste, la division sociale entre soins techniques et soins relationnels qui alimente l’expérience du non-sens au travail des soignants, elles constituent en même temps pour ces derniers un espoir de redonner du sens à leur engagement professionnel.

La double référence au consumérisme et aux transformations gestionnaires du travail nous a mise sur la piste d’une troisième référence permettant de les articuler, celle du marché et la manière dont il a revêtu une nouvelle dimension depuis la fin des années 1980 avec l’instauration de politiques néolibérales. La généralisation de la logique de marché contribue à modifier le rapport subjectif des individus à eux-mêmes et favorise deux types d’individualisme. Le premier est un individualisme expressif et romantique à travers la massification d’une culture de l’authenticité. Comme nous l’avons dit, le consumérisme est présenté comme une voie d’expression de son authenticité, la voie par laquelle chacun peut se réaliser, découvrir qui il est vraiment et atteindre le bonheur. Le second type d’individualisme promu par la logique de marché actuelle est utilitariste. La production de biens de consommation, fussent-ils des biens de service, doit répondre à des logiques d’efficience et de rentabilité. Il existe pour chaque bien produit une voie optimale pour y parvenir, voie optimale qui standardise les processus de production (Caillé et al. 2002). L’individu des sociétés néolibérales est ainsi soumis à deux normes : l’accomplissement de soi et la recherche d’efficience. Comme l’écrit François Gauthier, l’individu est romantique et expressif en tant que consommateur et utilitariste comme producteur (Gauthier 2020). L’instauration de politiques néolibérales a généralisé la logique de marché jusque dans les services de soin et de santé, si bien que les soignants se trouvent aux prises avec deux logiques contradictoires. Il s’agit de soigner chaque patient comme un être unique et singulier en étant attentif à sa vie subjective et, dans le même temps, de répondre à des normes de plus en plus strictes d’uniformisation des pratiques.

À partir de notre travail d’enquête, nous pouvons donc avancer l’hypothèse selon laquelle l’ouverture du monde biomédical à la spiritualité s’appuierait sur deux logiques apparemment contradictoires : une logique expressive et romantique et une autre utilitariste. Elle serait ainsi le fruit de deux transformations : une transformation des conceptions de la spiritualité qui aboutit à une généralisation des spiritualités individuo-normées, et une autre des processus de production qui généralisent la rationalité instrumentale à l’ensemble des activités de soin, dont l’accompagnement spirituel. Nous retrouvons ainsi sur le terrain les deux justifications rencontrées dans la littérature biomédicale : dans le premier cas, l’ouverture du monde biomédical à la spiritualité témoigne d’une volonté d’humaniser les soins en passant d’une biomédecine réductionniste à une médecine plus humaine soucieuse de la personne dans sa globalité. Dans le second, cet intérêt est le signe que même les pratiques spirituelles y ont leur place puisqu’elles sont, elles aussi, « EBMisables ».

Or, pour que cette ouverture du monde biomédical débouche sur l’institutionnalisation et donc le financement de pratiques spirituelles, il faut que les acteurs, sur le terrain, parviennent à résoudre ce paradoxe entre humanisation par subjectivisation et optimisation par EBMisation. Il apparaît que, dans le champ de la santé, une discipline a déjà résolu cette tension : la psychologie en général et la psychologie positive en particulier.

Cette dernière a notamment mis en science l’idée selon laquelle l’accomplissement de soi appelle un travail de soi sur soi qui consiste à exploiter et à optimiser ses ressources intérieures – son capital – à la manière d’un entrepreneur (Cabanas et Illouz 2018). La psychologisation est ainsi le mouvement qui consiste à appliquer une logique utilitariste et scientifique à la vie subjective à l’intérieur d’une relation de service, le plus souvent duelle mais potentiellement collective. Elle entre, de fait, très facilement dans la logique de l’EBM, puisqu’elle revendique une efficacité objectivement mesurable, non seulement en ce qui concerne la santé mais aussi en termes d’accomplissement de soi, de bonheur et de bien-être.

Or, le travail d’enquête a montré que de nombreux acteurs refusaient d’insérer leur pratique dans une visée thérapeutique et EBMisante, tout en s’inscrivant dans une conception fortement subjectivisée de la spiritualité de leurs patients. Ce compromis de la psychologisation apparaissait ainsi, pour certains répondants interrogés, comme un mal nécessaire, une opportunité à saisir ou pour d’autres, comme une voie à éviter pour ne pas trahir la visée poursuivie par leur pratique :

Je pense que le vocabulaire utilisé nous tend des pièges. Par exemple le mot “évaluation” en soins spirituels, pour moi ça ne marche pas. Ça ne fait pas de sens parce qu’on évalue quelque chose qui est objectivable, on évalue un objet, on n’évalue pas le mystère d’un sujet.

QCRE05

La peur de voir sa pratique disparaître faute de financement et de temps à lui consacrer, la crainte de ne pas être légitime auprès des autres professionnels du soin sont autant de raisons qui expliquent les logiques d’adaptation à la psychologisation que nous avons pu identifier. Parmi les acteurs du monde biomédical, les médecins et les psychologues sont ceux pour lesquels la visée thérapeutique constitue la principale porte d’entrée vers cette ouverture à la spiritualité. À l’inverse, les infirmiers, les aumôniers, les accompagnants spirituels ou encore les artistes privilégient quant à eux la porte de la visée d’hospitalité ou de celle spirituelle. Ce sont donc essentiellement eux qui se trouvent concernés par ce processus d’adaptation ou de résistance à la visée thérapeutique, c’est-à-dire par la psychologisation.

4. Typologie de pratiques

La théorisation proposée ici émet donc l’hypothèse de l’existence d’un mouvement d’uniformisation par psychologisation des pratiques spirituelles en milieux de santé. Or, parce que nous avons documenté des tentatives de résistance à cette uniformisation, la question qui se pose est celle de savoir si cette psychologisation constitue un passage obligé ou si d’autres types de pratiques spirituelles sont susceptibles d’émerger et de se pérenniser. Les données recueillies ne nous permettent pas à ce jour de répondre à cette question.

Nous pouvons néanmoins rendre compte de la diversité des pratiques spirituelles que nous avons documentées par une typologie. Celle que nous proposons ici indique sept tendances possibles au carrefour entre les trois visées et les deux conceptions de la spiritualité que nous avons mises en évidence. Nous avons documenté certaines de ces tendances, d’autres ont été déduites logiquement à partir des deux axes. La validité scientifique de cette typologie requiert donc l’émergence d’autres travaux scientifiques auprès d’une plus grande variété de pratiques spirituelles à l’intérieur du monde biomédical.

-> See the list of figures

Les pratiques spirituelles de type 1 tendent vers des pratiques d’accompagnement psychologique dans une visée de bien-être, d’apaisement, de rétablissement ou de résilience. Les pratiques spirituelles de type 2 s’orientent quant à elles vers des pratiques transculturelles dans une visée d’éthique clinique. Les pratiques spirituelles de type 3 se tournent vers des pratiques ayant pour but de respecter les rites de la culture d’appartenance du patient. Les pratiques spirituelles de type 4 tendent vers des pratiques culturellement codifiées et répondant à une demande spirituelle émanant du patient. Les pratiques spirituelles de type 5 tendent vers des pratiques visant à produire, chez les patients, des expériences spirituelles singulières. Les pratiques spirituelles de type 6 s’orientent vers des pratiques d’accompagnement sans objectif autre que celui défini par le patient. Les pratiques spirituelles de type 7 penchent vers des pratiques de dialogue inter-spirituel dans une visée de rencontre et d’enrichissement mutuel.

Certaines pratiques documentées pour l’étude SPIPRA présentaient différents visages selon l’acteur qui en parlait (indiquant de possibles désaccords au sein d’une même pratique) ou selon les besoins spécifiques des personnes qui en bénéficiaient. Ces différents types de pratiques spirituelles sont donc complémentaires et ainsi une même pratique spirituelle peut tout à fait épouser plusieurs des tendances présentées ici.

Conclusion

Les résultats de cette étude ouvrent, selon nous, plusieurs perspectives pratiques et scientifiques. Sur le plan pratique, notre étude peut aider les acteurs de terrain à s’interroger sur les normativités qui influencent leurs pratiques et à se positionner face à ce mouvement d’uniformisation par psychologisation. Elle est aussi susceptible de les inciter à oeuvrer autant que possible à la conceptualisation et à la théorisation de ce qu’ils font, de la manière dont ils le font et des raisons pour lesquelles ils le font ainsi. Si ce travail implique, sur certains terrains, de mettre certes en discussion des divergences de points de vue, il nous paraît toutefois constituer la voie la plus sûre de transmission et de pérennisation des pratiques.

Au niveau scientifique, la théorisation issue de ce travail de recherche mériterait d’être appliquée à d’autres pratiques spirituelles dans le champ de la santé et implique donc la mobilisation d’autres projets de recherche. Ce travail d’application permettrait d’en tester la pertinence et d’en poursuivre la théorisation. De même, la distinction entre conceptions individuo-normées et culturo-normées appelle un projet de recherche visant à cartographier les différentes conceptions de la spiritualité qui cohabitent dans les milieux de soin et à mieux comprendre la manière dont chacune d’elles influence le rapport subjectif des patients, des proches et des soignants à la souffrance et au soin.

Si nous étions enfin en droit d’attendre des différences significatives entre le Québec, la France et la Suisse du fait de leur histoire, de leur législation et de leurs spécificités respectives, ce travail d’enquête suggère l’inverse. Cette découverte, étonnante au moment de l’analyse des données, donne du poids à l’hypothèse selon laquelle l’organisation néolibérale du travail et la centralité du marché et du consumérisme contribuent à gommer les particularités socioculturelles en produisant des cultures et imaginaires communs. Nous espérons que ces hypothèses contribueront à faire avancer la discussion scientifique aussi bien dans le champ de la santé que dans celui des sciences sociales.