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Introduction

Pour un grand nombre de parents québécois, la conciliation travail-famille (CTF) est une réalité quotidienne qui pose de grands défis liés à la pression qu’ils subissent de remplir les exigences associées aux rôles professionnels et familiaux (St-Amour et Bourque, 2013). Cette pression peut se traduire par des impacts sur la santé physique et mentale des travailleuses et des travailleurs, sur leur famille et sur leur vie sociale (Lippel et coll., 2011 ; Moen et coll., 2011). Bien que la CTF soit une préoccupation d’actualité, il semble que la situation évolue à pas de tortue, les enjeux reconnus il y a plus de 15 ans étant toujours bien présents dans les milieux de travail (Gingras, 2009 ; Méthot et coll., 1998). Le rapport entre le travail et la famille est pour sa part soumis à une tension plus grande avec un marché du travail marqué par l’intensification du travail, la précarisation des emplois et l’augmentation du travail atypique (Mercure, 2008). De plus, la situation de CTF vécue par les personnes soumises à des horaires non standards[1] dans des emplois qui nécessitent un niveau de qualification formelle peu élevé est moins représentée dans la littérature (Barthe et coll., 2011 ; Henly et coll., 2006 ; Lambert, 2008 ; Prévost et Messing, 2001) que l’expérience de la CTF vécue par des travailleuses et des travailleurs issus de milieux de travail où les conditions correspondent aux horaires standards et où un certain niveau de scolarité est nécessaire (Casper et coll., 2007 ; Shaffer et coll., 2011). Notre recherche vise à contribuer aux connaissances des conditions et des conséquences des pratiques de CTF dans ce type d’emplois.

Les horaires non standards affectent le rapport entre le travail et la famille en se répercutant, d’une part, sur la santé physique et mentale des travailleuses et des travailleurs, sur leur famille et leur vie sociale (Presser, 2003) et, d’autre part, sur les milieux de travail qui doivent répondre à des problèmes d’absentéisme, de roulement de personnel et de productivité (CSMOCA, 2011 ; CQRHT, 2010). Le manque d’encadrement juridique de ces conditions d’emploi (Bernstein, 2011) et la faiblesse d’adaptation des politiques gouvernementales au caractère atypique d’une catégorie d’emploi en expansion contribuent à la précarisation de ce type de travail qui touche généralement plus les femmes que les hommes (Boivin, 2011).

Réalisée en partenariat avec une centrale syndicale, notre étude visait la compréhension des situations de conciliation travail-famille dans les secteurs des marchés d’alimentation et de la restauration. Ces secteurs sont caractérisés par des horaires non standards basés sur des heures d’ouverture prolongées et établies sur les sept jours de la semaine. Pour une grande proportion des postes offerts, l’horaire peut varier d’une semaine à l’autre, surtout pour les personnes occupant un poste à temps partiel. L’affichage des horaires, avec parfois seulement 48 heures d’avis, ajoute de l’imprévisibilité à ces horaires, ce qui les rend difficilement compatibles avec les besoins des familles. Laperrière et coll. (2010), faisant référence aux travaux de Messing (2000), soulignent que les particularités du travail féminin dans ces secteurs d’emploi correspondent au portrait d’un certain nombre de « professions de femmes du secteur des services, parce que les exigences physiques et cognitives qu’elles comportent sont généralement considérées comme minimales et relevant des qualités “naturelles” des femmes, et qu’il s’exerce à temps partiel et à faible niveau salarial » (Laperrière et coll., 2010 : 29). Ces milieux de travail sont en effet marqués par une ségrégation sexuée du travail. Dans la restauration, parmi les 47 000 personnes employées comme serveuses ou serveurs d’aliments et de boissons, 79 % sont des femmes (Laperrière et coll., 2010). Du côté des marchés d’alimentation, les femmes occupent principalement des postes traditionnellement féminins, tels que caissière, commis à la boulangerie ou aux plats cuisinés, qui demandent peu de compétences et sont payés au salaire minimum (Petit et coll., 2008). Les hommes, pour leur part, occupent davantage les postes mieux rémunérés de gestion ainsi que les métiers spécialisés, tels que boucher et poissonnier (CSMOCA, 2011).

Les incidences négatives des horaires non standards sur les capacités en matière de conciliation travail-famille des femmes occupant des emplois à faible revenu sont une réalité reconnue (Dodson et Luttrell, 2011 ; McCrate, 2012), mais encore peu documentée. La plupart des études abordent la CTF dans une perspective individuelle, en montrant comment, face aux contraintes de temps imposées par l’horaire de travail standard des milieux professionnels, les personnes employées s’adaptent en mettant en oeuvre des stratégies qui facilitent la conciliation entre travail et famille. Pour progresser dans notre compréhension des pratiques de CTF dans des milieux aux horaires non standards offrant peu de flexibilité pour la CTF, il nous a semblé opportun de recueillir non seulement les propos de travailleuses et travailleurs, mais également ceux de gestionnaires et de représentantes et représentants syndicaux. L’environnement de travail a en effet un impact direct ou indirect sur les difficultés et sur les stratégies déployées afin de mieux concilier travail et famille. Le croisement des propos de ces trois groupes de répondants avait pour but d’obtenir une vision globale des enjeux de CTF dans les milieux visés. Plus spécifiquement, l’étude visait à comprendre les situations, familiales et de travail, associées aux difficultés et aux stratégies de conciliation vécues dans les milieux de l’alimentation et de la restauration caractérisés par des horaires non standards.

Avant de présenter la méthodologie adoptée, il est important de préciser le cadre d’analyse retenu. Si nous avons choisi d’utiliser l’expression « conciliation travail-famille » (CTF), c’est qu’elle est employée par les répondantes et répondants de l’étude. Nous croyons cependant que cette expression, qui met l’accent sur les stratégies individuelles permettant d’harmoniser les deux univers, ne permet pas de capter la complexité de la situation vécue par le groupe de travailleuses visées par notre étude. Sur le plan conceptuel, nous rejoignons la proposition de Descarries et Corbeil (2002) qui définissent le rapport entre le travail et la famille comme une « articulation » afin de situer le problème au niveau des conditions sociales produites et reproduites par l’interaction entre les multiples dimensions des deux univers, ce qui permet la prise en compte des interactions entre les différents acteurs et du contexte dans lequel s’effectuent ces interactions. Cette approche permettra notamment de prendre en compte les aspects organisationnels et relationnels liés aux horaires dans le secteur du commerce de détail (Rubery et coll., 2005) ainsi que les aspects liés au genre, notamment dans la représentation de la CTF par les différents acteurs rencontrés. Nous pourrons également considérer le mode de traitement différencié selon le genre ou le statut d’emploi qui s’exprime dans les rapports entre les personnes employées et leur gestionnaire (Ferreras, 2007 ; Pailhé et Solaz, 2010).

Méthodologie

La méthodologie qualitative retenue s’inscrit dans une démarche exploratoire afin de comprendre les points de vue spécifiques de travailleuses et travailleurs, de gestionnaires et de représentantes et représentants syndicaux et de faire des rapprochements entre certains aspects de leurs discours.

Dans un premier temps, nous avons procédé au recrutement des travailleuses et travailleurs par affichage dans divers marchés d’alimentation et restaurants situés dans l’axe allant de Montréal à Québec et ayant en commun la même centrale syndicale. Un critère de recrutement consistait pour la personne salariée à se reconnaître comme vivant des défis de CTF au moment de l’étude. Cela a probablement influencé la constitution exclusivement féminine de notre échantillon. Malgré nos efforts pour recruter des participantes et des participants aux profils variés (recrutement de volontaires par affichette et méthode « boule de neige »), les 23 personnes répondant à ce critère étaient des mères d’enfants ou d’adolescents, dont six étaient chefs de famille monoparentale. Les résultats de notre recrutement rejoignent les propos d’autres chercheurs ayant montré que les parents sont faiblement présents dans le secteur du commerce de détail en général. En effet, Messing et coll. (2014) rapportent que seulement 17 % des personnes employées dans le secteur du commerce de détail ont des responsabilités familiales, alors que la moyenne québécoise est de 37 % (Messing et coll., 2014).

Dans les marchés d’alimentation, le nombre de travailleuses interviewées (n = 13) a été déterminé par l’atteinte d’une saturation des données, c’est-à-dire que l’ajout de nouvelles répondantes n’apportait plus d’informations additionnelles (Pires, 1997). Dans le cas des restaurants, des difficultés liées à la durée écourtée du recrutement en raison de contraintes logistiques et institutionnelles nous empêchent d’affirmer qu’il y a eu saturation des données (n = 9). Nous jugeons tout de même que l’échantillon que nous avons formé est suffisant pour présenter les résultats, étant donné la nature exploratoire de notre étude et le fait qu’il s’agit de milieux fort peu étudiés jusqu’à présent.

Dans un second temps, la collaboration des partenaires syndicaux a permis le recrutement de huit gestionnaires[2] et de onze représentantes et représentants syndicaux[3] rattachés aux établissements où des travailleuses avaient été rencontrées, soit neuf supermarchés de cinq bannières différentes, ainsi que trois restaurants d’une même chaîne.

Au total, 42 entrevues individuelles semi-dirigées d’environ une heure ont été conduites dans un lieu choisi par les répondants. Ce type d’entrevue a été privilégié parce qu’il laisse une grande latitude de réponse à chaque individu, tout en s’assurant que certaines questions sont discutées (Savoie-Zajc, 1997). Selon la perspective des vases communicants, nous avons porté attention aux expériences vécues tant en situation de travail qu’en situation familiale (Tremblay, 2008). Le tableau 1 présente les principales caractéristiques des répondantes et répondants[4].

Tableau 1

Caractéristiques des personnes interrogées

Caractéristiques des personnes interrogées

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Une analyse thématique a été effectuée pour l’ensemble des données en suivant les étapes de « thématisation séquenciée » proposée par Paillé (1996). Nous avons d’abord effectué un repérage systématique des thèmes abordés en sollicitant les membres de l’équipe de recherche qui ont lu et codé un échantillon d’entrevues provenant des trois sous-groupes. Puis, lors de rencontres d’équipe, nous avons organisé ces thèmes sous la forme d’un arbre thématique donnant à voir des catégories plus ou moins reliées. Nous avons alors codé toutes les entrevues à l’aide du logiciel d’analyse qualitative nVivo, en prenant soin de garder une posture d’ouverture afin d’« écouter les données » et d’ajuster l’arbre thématique pour les extraits qui présentaient de nouveaux thèmes (Guillemette, 2006). Finalement, nous avons procédé à la mise en relation théorique de ces catégories de thèmes.

Tableau 2

Principales catégories thématiques

Principales catégories thématiques

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La prochaine section rapporte nos résultats en donnant d’abord une description des principales sources de difficultés de la CTF, soit les aspects formels du travail qui encadrent les stratégies de conciliation. Nous faisons ensuite état du caractère informel des pratiques de conciliation présentes dans tous les milieux visités. Nous décrivons enfin les stratégies de conciliation déployées par les travailleuses et leurs conséquences pour ces dernières, mais aussi pour le milieu de travail.

Résultats

Aspects formels du travail

Les pratiques de conciliation travail-famille des acteurs concernés sont fortement influencées par des aspects formels liés au fonctionnement particulier des milieux des marchés d’alimentation et de la restauration. L’analyse a permis d’identifier deux éléments qui permettent d’expliquer les difficultés particulières de conciliation vécues par les travailleuses de ces milieux. Il s’agit : 1) de la nature et du mode d’établissement des horaires de travail et 2) de certaines caractéristiques des postes occupés.

Les horaires qui caractérisent ces milieux sont au coeur de la problématique de CTF décrite par les personnes rencontrées. L’ensemble des répondantes et répondants, qu’il s’agisse de travailleuses, de représentantes et représentants syndicaux ou de gestionnaires, ont décrit leur milieu de travail comme un milieu qui nécessite une grande disponibilité et qui peut, pour cette raison, créer des difficultés pour les personnes qui ont des responsabilités familiales. Comme l’indique un représentant syndical : « La conciliation travail-famille, c’est difficile dans un milieu exigeant au niveau des horaires de travail. Ça prend quand même une grande disponibilité, je dirais, pour pouvoir travailler dans ce métier-là[5] » (RS11[6]).

Les difficultés vécues par les travailleuses sont donc souvent présentées comme étant liées aux heures d’ouverture prolongées, qui font en sorte que les travailleuses doivent travailler en dehors des horaires « réguliers », mais également avec le mode d’attribution des horaires de travail au sein de ces établissements. Le premier constat qui se dégage de l’analyse des données est que les horaires ne sont pas établis en fonction des besoins du personnel, mais bien en fonction de l’achalandage, et de l’atteinte, pour l’entreprise, de ses objectifs financiers. Selon un directeur de magasin que nous avons rencontré : « Les horaires sont toujours faits pour répondre aux besoins du client. Tout dans un magasin est axé sur les clients » (G02MA[7]). Ces propos sont corroborés par un représentant syndical qui explique que, dans le milieu des marchés d’alimentation, les périodes d’affluence sont concentrées à des périodes particulièrement contraignantes pour les personnes qui ont des responsabilités familiales : « Jeudi, vendredi, samedi, dimanche. C’est là, la clientèle. Puis le soir, ils appellent ça le « quatre à sept », c’est plein à 19 heures alors ils ont besoin de monde » (RS06).

À cette perception, selon laquelle les horaires doivent être déterminés par les besoins des clients, s’ajoute celle selon laquelle les personnes qui choisissent de travailler dans ces milieux doivent être disponibles et ne doivent pas s’attendre à avoir un horaire qui permette facilement de concilier leur vie familiale et professionnelle. Comme cette travailleuse le souligne, la rigidité des attentes de disponibilités et le manque de flexibilité des horaires amènent certaines travailleuses, particulièrement celles qui ne peuvent répondre à ces exigences, à quitter leur emploi : « Il y a des filles qui ont demandé pour avoir moins de temps. Elles se sont fait dire [par le gestionnaire] qu’il les mettrait occasionnelles, mais qu’elles perdraient tout, les assurances, le peu d’avantages qu’on a, tout. Puis elles ont été menacées de travailler toujours de soir, puis de fin de semaine. Les filles sont parties » (Répondante 4MA[8]). Une gestionnaire que nous avons rencontrée nous a dit s’assurer de recruter uniquement des personnes qui affirment, au moment de l’entretien d’embauche, avoir les disponibilités recherchées : « Dans le processus d’embauche, je n’élimine aucunement des gens qui ont des responsabilités familiales, mais je vais rechercher quelqu’un qui a les disponibilités pour le poste à combler » (G08R). Une telle disponibilité étant attendue dès le recrutement, cela fait en sorte qu’il est probablement difficile, pour les travailleuses, de demander par la suite à leurs gestionnaires de prendre en compte la CTF. L’idée selon laquelle les travailleuses qui souhaitent être embauchées dans ces milieux doivent être disponibles était d’ailleurs partagée par des représentants syndicaux. Comme l’indique un de ceux que nous avons rencontrés : « Quand tu entres dans un marché d’alimentation pour te faire embaucher, c’est écrit sur la porte que c’est ouvert du lundi au dimanche, de huit heures à dix ou onze heures le soir. Si tu t’en vas travailler là, c’est parce que tu t’attends à ce qu’il y ait une possibilité que tu travailles les soirs » (RS07). L’embauche d’étudiants, considérés comme disponibles et flexibles par les employeurs, témoigne, selon plusieurs travailleuses et représentants syndicaux, de la faible considération accordée aux besoins familiaux, ainsi que le souligne ce représentant syndical : « Cette compagnie a décidé d’accommoder [le] travail-études. Ils disaient aux étudiants qu’ils étaient de bons travaillants, qu’ils avaient besoin d’eux tout en comprenant que la priorité c’est leurs études. Mais c’est sûr que les employeurs ne sont pas prêts à dire que la priorité c’est la famille » (RS11). Il n’est donc pas étonnant de constater, dans un tel contexte, que les travailleuses étaient peu nombreuses à revendiquer la prise en compte de leur situation familiale dans l’établissement des horaires de travail.

Un second constat quant à la nature des horaires de travail et qui est apparu comme suscitant des difficultés importantes sur le plan de la conciliation porte sur la pratique d’affichage des horaires à la toute dernière minute. Dans certains milieux que nous avons visités, ces horaires n’étaient fournis que 48 heures à l’avance. Cette pratique suscitait du stress et du mécontentement chez plusieurs travailleuses. Une travailleuse que nous avons rencontrée décrit cette situation en ces termes : « On a les horaires le vendredi après-midi, passé 1 h 30, qui commencent le dimanche matin. Ça, c’est plate parce qu’on ne peut jamais planifier ce qu’on va faire la semaine d’après » (Répondante 4MA). Pour plusieurs gestionnaires que nous avons rencontrés, cette pratique est nécessaire pour que l’entreprise offre des services concurrentiels et s’ajuste aux besoins de la clientèle. Puisque les horaires sont établis en fonction des projections financières établies longtemps à l’avance par les employeurs, parfois même sur une base annuelle, les travailleuses et les représentantes et représentants syndicaux comprennent mal l’insistance des gestionnaires à faire connaître les horaires avec seulement 48 heures d’avis : « Ils sont capables de faire l’horaire à l’avance, c’est juste qu’ils ne veulent pas le marquer dans une convention collective », indiquait un représentant syndical (RS05).

L’effet des caractéristiques des horaires propres aux milieux étudiés variait toutefois de manière importante selon le mode d’attribution des horaires, lui-même déterminé en fonction du statut d’emploi (temps plein ou temps partiel), du niveau d’ancienneté et du poste occupé par les travailleuses visées.

D’abord, premier facteur lié à l’attribution des horaires, le choix de travailler à temps partiel, souvent perçu comme un mode de contrôle du temps de travail (Higgins et coll., 2000), suscitait des difficultés particulières dans les milieux que nous avons étudiés. Les travailleuses avaient en effet la possibilité de restreindre le nombre d’heures où elles étaient disposées à travailler ou, au contraire, d’indiquer qu’elles étaient disponibles pour l’ensemble des plages horaires proposées. Celles qui choisissent d’offrir une disponibilité complète bénéficient d’une certaine priorité dans l’attribution des heures, mais elles doivent composer avec une très grande variabilité d’horaires, ce qui affecte l’organisation familiale. Comme l’indique une travailleuse ayant choisi ce type d’horaire : « C’est pas au mois qu’on vit, ou jusqu’aux fêtes. À chaque semaine il faut qu’on se réorganise. C’est lourd » (Répondante 16MA). En revanche, les travailleuses à temps partiel qui choisissent de restreindre leurs disponibilités pour prioriser leur vie familiale obtiennent les heures « qui restent » et voient donc leur revenu hebdomadaire proportionnellement diminué. Les représentants syndicaux que nous avons rencontrés étaient conscients que de nombreuses travailleuses se trouvaient devant un choix déchirant. L’un d’eux commente : « C’est un couteau à deux tranchants. Tu peux faire tes disponibilités en fonction de tes besoins familiaux. Mais si ça te donne peu d’heures, t’es un peu victime de ça. Les gens vont donc être plus enclins à se mettre toujours disponibles pour avoir des heures » (RS02). Cette gestion du temps de travail a donc des effets négatifs sur la CTF, car elle donne à penser que les travailleuses ont la possibilité d’obtenir des horaires qui conviennent à leur vie familiale. Elle justifie donc les propos de ceux et celles qui refusent de tenir compte des difficultés de CTF sous prétexte que les travailleuses qui ont de telles difficultés n’ont qu’à « choisir » des horaires qui leur conviennent réellement.

Un deuxième facteur lié à l’attribution des quarts de travail qui s’est révélé au coeur des discussions des répondantes et répondants concernant la CTF est l’ancienneté. Il est intéressant de constater que dans les milieux que nous avons visités personne n’a dit souhaiter que la situation familiale soit un critère pris en compte pour l’établissement des horaires de travail. La règle de l’ancienneté semblait plus équitable. Un représentant syndical indique à ce sujet : « Si on prend en considération la conciliation travail-famille,mais pas l’ancienneté de la personne, alors celle qui a le plus d’ancienneté va se sentir brimée » (RS08). Même si les travailleuses que nous avons rencontrées vivaient toutes des difficultés de CTF, elles souhaitaient que la règle de l’ancienneté s’applique et elles se plaignaient fréquemment du fait que leur employeur ne semblait pas, à leur avis, respecter cette règle de l’ancienneté: « Mes patrons ont dit que je devais être toujours disponible parce que j’étais à temps plein. Mais ils pourraient être compréhensifs et me donner une fin de semaine sur trois. J’ai quand même cinq ans de service, je suis une des plus anciennes » (Répondante 13MA). Les gestionnaires que nous avons rencontrés disaient, quant à eux, respecter scrupuleusement cette règle de l’ancienneté et indiquaient, au contraire, que cette règle les empêchait de prendre en compte les difficultés de CTF des personnes possédant peu d’ancienneté.

Un dernier facteur associé aux horaires et qui a un impact sur la situation de CTF de certaines travailleuses est le type de poste occupé. Nos résultats montrent en effet que les employés occupant certains postes, surtout ceux qui sont liés à des corps de métier en forte demande dans les marchés d’alimentation (boucher, poissonnier), se retrouvent dans une position privilégiée pour obtenir les horaires et les conditions de travail qu’ils désirent. Les personnes occupant d’autres postes, comme celui de caissière, vivraient une situation complètement différente car, comme leur poste nécessite peu de compétences formelles, elles sont perçues comme étant plus facilement remplaçables. Les propos de ce représentant syndical en témoignent : « Malheureusement, un patron va être moins accommodant avec une caissière. Par contre, il doit être plus accommodant avec quelqu’un qui a plus d’expérience, ou qui vient d’un corps de métier comme poissonnier ou boucher, parce qu’il en court pas de ces gens-là » (RS07). Il apparaît clairement que les difficultés de CTF sont fréquentes au poste de caissière. Cette information est appuyée non seulement par l’ampleur des difficultés décrites par les caissières que nous avons rencontrées, mais également par les propos des gestionnaires et des représentants syndicaux, qui ont tous affirmé que le « département des caisses » est celui où la majorité des enjeux de CTF, dans les marchés d’alimentaton, sont concentrés. La difficulté des caissières s’expliquerait, selon eux, par le fait que les caisses doivent être ouvertes durant la totalité des heures d’ouverture du magasin, ce qui n’est pas le cas pour certains rayons, la boucherie, par exemple. Nous avons donc pu constater que les emplois spécialisés ne sont pas seulement mieux rémunérés ; ils offrent également plus de possibilités d’aménagement du temps de travail, comme le précise un représentant syndical : « Dans les départements, ils peuvent jouer avec la production, commencer plus tôt, finir plus tôt. Les employeurs essaient de les accommoder. Mais la caissière, elle, [elle] ne peut pas, parce qu’il faut qu’elle soit là en même temps que le client » (RS05). Les personnes occupant un poste de caissière, principalement des femmes, ont donc plus de difficulté à obtenir un aménagement de leur horaire lorsqu’elles doivent faire face à des défis de conciliation.

Bien que le type d’analyse effectuée ne nous permette pas de faire une comparaison systématique des difficultés de CTF en fonction des milieux de travail étudiés, nous avons remarqué que, parmi les travailleuses que nous avons rencontrées, celles qui travaillent dans le secteur de la restauration semblaient vivre des difficultés de CTF moins prononcées que celles travaillant dans le secteur des marchés d’alimentation. Ces deux milieux présentaient toutefois plusieurs similarités. Dans les deux milieux, les travailleuses étaient présentées comme responsables de choisir un horaire en fonction de leurs disponibilités. « Les blocs d’heures ce sont eux qui les choisissent. S’ils ne sont pas contents, qu’ils ne viennent pas me blâmer » (G06R), indique cette gestionnaire travaillant dans un restaurant. De plus, certaines serveuses ont indiqué qu’il était impossible de travailler dans la restauration pour une mère de famille monoparentale, à cause des horaires de travail qui sont incompatibles avec la présence nécessaire auprès d’un jeune enfant. Toutefois, le fait que les travailleuses des marchés d’alimentation aient mentionné des difficultés de CTF plus grandes que celles vécues dans le milieu de la restauration, et ce, bien que les horaires non standards soient la norme dans les deux milieux, pourrait s’expliquer par l’accès, pour les serveuses, à des gains additionnels en pourboires associés aux périodes les plus achalandées, en l’occurrence les soirs et la fin de semaine. L’accès à un revenu plus substantiel durant ces quarts problématiques pour la vie familiale semble atténuer les désagréments causés par les contraintes d’horaire des serveuses, alors qu’aucune compensation n’est offerte aux travailleuses des marchés d’alimentation.

L’ensemble des aspects formels propres aux marchés d’alimentation et aux restaurants visités donne l’impression que le travail effectué dans ces milieux s’inscrit dans un cadre rigide, basé sur des principes d’organisation du travail peu flexibles et ne permettant donc pas de prendre en compte les besoins individuels de CTF des travailleuses. Ce n’est pourtant pas le cas. Dans tous les milieux que nous avons visités, nous avons pu documenter plusieurs pratiques pouvant être qualifiées d’informelles, qui influençaient de manière importante la CTF. Nous dégagerons les principales dimensions de ces pratiques informelles dans la prochaine section.

Les pratiques informelles liées à la conciliation au travail

Nous avons vu que le mode d’attribution des horaires, dans les milieux étudiés, était fondé sur les besoins de l’entreprise et suivait un ensemble de règles prévues dans les conventions collectives propres à chaque établissement. Toutes les personnes participant à l’étude nous ont confirmé qu’aucune des dispositions de ces conventions, pas plus que les politiques internes des entreprises étudiées, ne portait spécifiquement sur la CTF. Il n’en demeure pas moins que les travailleuses, de même que les gestionnaires et les représentantes et les représentants syndicaux, ont fourni des exemples témoignant d’une certaine marge de manoeuvre pour contourner ces règles qui s’exprimaient par le biais de pratiques informelles. L’analyse de ces pratiques, présentes dans le discours de toutes les personnes rencontrées, permet de dégager deux dimensions centrales pour comprendre cette dynamique, soit, d’une part, l’influence de l’attitude du gestionnaire et, d’autre part, la présence d’un rapport de « donnant-donnant » qui structure les rapports employeur-employé dans les milieux de travail.

Notons tout d’abord que l’attitude des gestionnaires joue, selon l’ensemble des répondantes et répondants, un rôle déterminant dans l’orientation favorable ou défavorable pour la CTF des pratiques en milieu de travail faisant ainsi écho à d’autres études (Chrétien et Létourneau, 2010). Cette attitude était parfois décrite comme ayant un impact positif sur la CTF, et parfois comme ayant un impact négatif sur celle-ci. Lorsqu’elle était qualifiée de « conciliante », l’attitude de certains gestionnaires était perçue comme susceptible d’accommoder les personnes ayant des responsabilités familiales. Comme le décrit ce représentant syndical, « il y en a beaucoup qui sont conciliants et qui essaient d’accorder un horaire aux employés pour qu’ils puissent aller chercher leurs enfants avant dix-huit heures » (RS09). Les travailleuses des deux milieux ont indiqué que leurs difficultés de conciliation pouvaient être atténuées par des gestionnaires sensibles à leur réalité. L’extrait qui suit décrit comment le soutien perçu par cette travailleuse est plus émotionnel que concret. L’attitude empathique de la gestionnaire atténue les difficultés entraînées par un horaire peu compatible avec sa logistique familiale : « J’ai une très bonne entente avec ma patronne. Ça ne me dérange pas de faire les samedis avec elle, parce qu’on est une belle équipe. Elle s’est excusée de me faire travailler le samedi, parce qu’elle sait que j’ai un enfant » (Répondante 5MA).

Ces exemples positifs étaient cependant moins nombreux, dans le discours des répondantes et répondants, que les situations inverses où les gestionnaires étaient décrits comme très peu enclins à tenir compte des difficultés conciliation des travailleuses. Une travailleuse disait à ce propos : « Il n’y a pas de pitié pour les mères de famille, ça, oublie ça » (Répondante 4MA). Selon plusieurs travailleuses et représentants syndicaux, les demandes liées à la CTF embêtent les employeurs. Selon un représentant syndical : « Les employeurs aimeraient mieux avoir des robots qui travaillent sans être malades ou sans avoir d’enfants. Juste la question des congés de maternité, y’a pas d’employeurs qui diront qu’ils sont contre, mais y’en a pas un qui aime ça » (RS05). Comme en font foi les propos d’un gestionnaire de marché d’alimentation, cette dynamique se traduit par un mode de décision très arbitraire qui dépend de la bonne volonté du gestionnaire en place : « Ça dépend toujours du propriétaire. Si une personne appelle parce qu’elle doit garder son enfant malade à la maison, un patron peut lui dire de se trouver une gardienne parce qu’il s’en fout » (G05MA). Ce mode décisionnel lié à l’attitude du gestionnaire peut engendrer de l’incertitude, dans la mesure où les travailleuses ne sont jamais assurées de la pérennité des ententes informelles établies avec leur employeur. Il peut aussi affecter la capacité à concilier travail et famille, comme l’indique cette travailleuse : « S’ils ne me font pas rentrer entre sept et demie et quatre et demie, je risque d’être en retard. Mais on dirait qu’ils oublient, ou des fois ils sont coincés et ils n’ont pas le choix de me donner cet horaire-là » (Répondante 8MA).

Les résultats de notre recherche indiquent que les gestionnaires n’adoptent pas une ligne de conduite uniforme à l’égard des demandes de toutes les personnes employées. Certaines personnes seraient privilégiées, ce qui aurait pour effet d’en pénaliser d’autres, qui devraient accepter les quarts de travail les plus difficiles pour la CTF. La deuxième dimension de notre analyse des pratiques informelles, que nous avons qualifiée de « règle du donnant-donnant », permet d’apporter un éclairage à ce système de privilèges. Décrit comme un rapport d’échange, positif ou négatif, fondé sur la qualité de la relation entre l’employée et son employeur, le « donnant-donnant » a émergé sous différentes formes dans les propos des travailleuses, des gestionnaires ainsi que des représentantes et représentants syndicaux. Le « donnant-donnant » est d’abord associé à l’attitude du gestionnaire, qui peut varier d’un employé à l’autre. « C’est deux poids, deux mesures. Ça dépend pas de ce que tu fais, ça dépend si on t’aime la face ou pas » (Répondante 15MA).

Le « donnant-donnant » peut également être utilisé comme une forme de récompense, attribuée par les gestionnaires aux travailleuses et travailleurs perçus comme faisant des efforts particuliers pour répondre aux besoins de l’entreprise. Comme l’explique ce gestionnaire : « C’est un jeu d’ascenseur. Les gens m’en donnent, je leur en donne et c’est correct de même » (G05MA). Nous avons été étonnées de constater que les représentants syndicaux ne semblaient généralement pas opposés à ce type de rapport. Dans l’extrait qui suit, un représentant syndical décrit comment il encourage les travailleuses à entrer dans ce rapport de « donnant-donnant » : « Si à chaque chose que le patron te demande tu réponds non, c’est sûr que si tu lui demandes quelque chose, ça risque d’être non en retour » (RS09). Parce qu’elles suivent cette logique d’échange basé sur la confiance réciproque (Blau, 1964), des travailleuses vont donc accepter certaines demandes de l’employeur qui sont plus contraignantes pour leur CTF, dans l’espoir d’être récompensées en retour par des horaires adaptés à leurs besoins. « Si je les dépanne, ils vont me dépanner aussi un jour », expliquait une serveuse (Répondante 19R).

Une autre forme de « donnant-donnant » que nous avons documentée touche les cas où l’employeur traduit son mécontentement à l’égard de la performance d’une employée, ou la mauvaise qualité de leur relation, par des « punitions par l’horaire ». Une travailleuse décrit comment il peut être nuisible d’exprimer trop franchement son opinion dans son milieu de travail : « Si tu parles trop ou si tu dis ton point de vue, ils vont aller jouer sur les horaires. Ils vont te faire travailler à des heures que t’aimes pas. Les patrons finissent par savoir ce que t’aimes pas » (Répondante 13MA). Selon un représentant syndical, les employeurs donneraient à ces « punitions par l’horaire » de fausses justifications liées aux aspects formels du travail : « Dans la réalité, on voit qu’un employeur qui en a contre un employé va le faire travailler jusqu’à dix heures tous les soirs. Mais dans les perceptions, certains patrons sont capables de démontrer qu’ils ne punissaient pas, mais tentaient simplement de combler leurs besoins de personnel » (RS11). Le « donnant-donnant » semble donc avoir deux faces : l’une positive, pour les personnes qui bénéficient de règles informelles leur permettant d’accéder à certains privilèges, et l’autre, négative, pour les personnes qui n’ont pas une relation suffisamment privilégiée avec leur gestionnaire pour avoir accès aux avantages de ce type d’échange. L’un des problèmes que pose ce rapport est que les femmes qui ont des responsabilités familiales ne sont généralement pas en mesure de « donner » autant que les autres, surtout dans un milieu où la disponibilité est particulièrement valorisée.

Outre ces effets individuels, le rapport de « donnant-donnant » peut également avoir un impact sur le climat de travail dans la mesure où les ententes informelles prises entre un employeur et une travailleuse peuvent susciter des tensions entre collègues. La perception dominante est que le « privilège » des unes, gagné au prix d’une « bonne entente » avec l’employeur, rend la vie encore plus difficile aux autres, qui se retrouvent avec les horaires que les « privilégiées » n’auraient pas à effectuer. Une travailleuse souligne qu’il est, selon elle, préférable d’être juste vis-à-vis de toutes les demandes liées aux horaires pour atténuer les tensions liées aux traitements de faveur : « En faisant du favoritisme comme ça, pour certains employés, les filles feraient de la jalousie, il y aurait des querelles » (Répondante 11MA).

Une dernière forme de « donnant-donnant » abordée par certains gestionnaires se joue dans les rapports patronaux-syndicaux. Apparemment ancré dans les façons de faire des gestionnaires de la plupart des milieux visités, ce type de « donnant-donnant » permettrait aux gestionnaires qui développent des relations syndicales harmonieuses de préserver certaines pratiques discrétionnaires. C’est ce qu’explique cette gestionnaire du milieu de la restauration : « Il n’y a aucune animosité avec le syndicat, on en laisse beaucoup passer chacun de notre bord […] Au lieu de me faire un grief, ou de réclamer des heures, la déléguée syndicale[9] va venir me voir pour discuter. Il y a beaucoup de donnant-donnant » (G06R).

Si la mise en oeuvre de ce rapport d’échange, dans ses différentes formes, comporte une bonne part de zones grises, les propos de toutes les personnes que nous avons rencontrées mettent en évidence le fait que le « donnant-donnant » est une pratique informelle qui n’est pas « conventionnée », ce qui la soumet entièrement au pouvoir discrétionnaire des gestionnaires en place avec les complications que cela peut amener pour le climat de travail, en général, et pour la conciliation, en particulier. Aussi, en l’absence d’une politique formelle de CTF, les travailleuses dont l’horaire de travail complique l’accomplissement de leurs responsabilités familiales doivent s’en remettre à des pratiques informelles pour obtenir des accommodements auprès de leur employeur.

Cette imbrication des aspects formels du travail et des pratiques informelles de conciliation influe sur les stratégies déployées par les travailleuses et sur les conséquences de ces dernières, non seulement pour les travailleuses, mais aussi pour le milieu de travail. La section suivante décrit ces stratégies et les conséquences de celles-ci.

Les stratégies de conciliation au travail et leurs conséquences individuelles et organisationnelles

Nous avons vu dans les sections précédentes que les caractéristiques du milieu de travail, dans les restaurants comme dans les marchés d’alimentation, posent de nombreux défis à la conciliation. La nature et le mode d’attribution des horaires, l’absence de mesures formelles de CTF et la présence de pratiques informelles, précarisent les conditions de conciliation des travailleuses. Elles sont donc limitées dans le nombre de stratégies qu’elles peuvent mettre en oeuvre, et plusieurs de ces stratégies ont malheureusement des conséquences individuelles et organisationnelles plutôt négatives.

Les stratégies de conciliation déployées par les travailleuses en milieu de travail se résument à la réduction des heures de travail, à l’échange d’horaires entre collègues et à une utilisation stratégique des congés. Peu de travailleuses, toutefois, nous ont dit être en mesure de diminuer leurs heures de travail, car cette décision se traduirait par une diminution de leurs revenus, ce que la plupart des travailleuses ne pouvaient accepter. Quant à l’échange d’horaires entre collègues, il était interdit dans le milieu des marchés d’alimentation, quoique toléré par certains des gestionnaires et représentants syndicaux que nous avons rencontrés. Aussi, ce moyen était surtout utilisé par les travailleuses de la restauration, car dans ce milieu les échanges d’horaires sont acceptés et appréciés non seulement par les travailleuses, mais également par les gestionnaires. Comme l’explique cette propriétaire de restaurant : « C’est informel, mais c’est tout à fait logique. J’ai une employée qui a été retardée en allant reconduire ses enfants à la garderie. Elle a appelé une collègue pour qu’elle rentre plus tôt à sa place. Aucun problème » (G08R).

Une autre stratégie décrite par les répondantes et les répondants concernait l’utilisation des congés. Cette stratégie, qui consiste à utiliser des congés personnels comme mode de contrôle du temps de travail pour la CTF, a été la plus fréquemment évoquée dans le milieu des marchés d’alimentation, tant par les travailleuses, les gestionnaires que les représentantes et représentants syndicaux. Devant le refus de l’employeur d’accepter une demande de congé faite à l’avance pour des motifs familiaux, certaines travailleuses nous ont dit qu’elles choisissent de s’absenter quand même, en se déclarant malades le matin même, par téléphone. Pour cette travailleuse mère de famille monoparentale qui n’a personne pour s’occuper de ses enfants en son absence, il s’agit de la seule stratégie envisageable : « Je demande mes fins de semaine, mais si elle me les donne pas, je rentre pas. Elle ne peut rien dire ; j’ai une famille, j’ai une vie, et je n’ai pas de gardienne » (Répondante 13MA).

Cette utilisation stratégique du congé de dernière minute pouvait également s’accompagner d’une stratégie liée au fait de mentir sur les motifs réels de l’absence. En effet, selon les règles de la convention collective, certaines absences sont rémunérées, alors que d’autres ne le sont pas. Une travailleuse indique à ce propos : « Si j’avais dit que ma fille était malade, je n’aurais pas été payée maladie » (Répondante 9MA). Le mensonge qui consiste à se dire soi-même malade est donc utilisé par certaines travailleuses pour leur permettre d’être payées dans le cas d’un congé rendu nécessaire à cause de la maladie d’un enfant ou d’un manque de gardienne.

La description de ces stratégies de conciliation utilisées par les répondantes et les répondants met en évidence le peu de possibilités de contrôle qu’ont les travailleuses sur leur temps de travail dans les milieux visités. Notre étude révèle donc, comme plusieurs autres, que c’est la famille qui subit les contrecoups des difficultés de conciliation vécues au travail (Hart et Kelley, 2006). Pour l’ensemble des travailleuses rencontrées, les stratégies adoptées pour s’ajuster aux exigences de leur horaire atypique étaient concentrées dans la sphère familiale, avec des effets souvent désastreux pour la qualité de vie de ces travailleuses et de leur famille. Les difficultés de CTF engendraient chez plusieurs de ces femmes une forme d’épuisement physique et mental qui s’accompagnait souvent d’un sentiment de résignation. Pourtant, rares étaient les travailleuses qui nous ont dit envisager de quitter leur emploi. Plusieurs craignaient de perdre l’ancienneté qu’elles avaient acquise, ou pensaient ne pas être en mesure de trouver une meilleure situation. Comme le souligne cette travailleuse, elle doit conserver cet emploi qui ne lui convient pas, car les « beaux » horaires sont associés à une plus grande qualification qu’elle ne détient pas : « Un travail de bureau serait moins forçant, mais il faut que je me trouve des diplômes, c’est ça qui est le problème » (Répondante 15MA). Curieusement, les répondantes du milieu de la restauration ont été beaucoup moins nombreuses à nous parler de problèmes de santé physique et psychologique liés à leur travail ou à leurs difficultés de conciliation. La qualité des rapports avec la clientèle, associée à des dimensions émotives importantes du travail, pourrait expliquer cet écart de perceptions. Les travailleuses de la restauration pourraient trouver de la satisfaction dans la « relation client » (Laperrière et coll., 2010), contrairement aux caissières de supermarché qui vivent un contact plus difficile avec la clientèle (Ferreras, 2007 ; Soares, 1998). Cela peut également être lié au fait que, comme l’ont souligné certaines travailleuses, les personnes qui vivent de trop grandes difficultés de CTF, surtout les mères monoparentales, ne peuvent tout simplement pas se maintenir en emploi dans le milieu de la restauration, principalement à cause des horaires de travail.

Sur le plan organisationnel, le caractère individuel des stratégies déployées par les travailleuses pour faire face à leurs difficultés de conciliation semble avoir pour effet de teinter la perception qu’ont les gestionnaires ainsi que les représentantes et représentants syndicaux de la CTF dans les milieux étudiés. En effet, ces deux groupes de répondants semblaient avoir l’impression que les enjeux de CTF étaient peu présents dans leur milieu. Cette perception pourrait être rapprochée du recours au mensonge évoqué par les travailleuses pour camoufler les motifs réels de leurs absences. Un autre facteur pourrait expliquer la faible conscience des difficultés de conciliation par les gestionnaires et les représentants syndicaux : le fait que les personnes qui formulent des plaintes liées aux horaires auprès du syndicat ne décrivent pas la famille comme étant l’origine de leur insatisfaction. Un représentant syndical explique ainsi : « J’ai souvent des plaintes sur les horaires de travail, mais les gens me disent pas si c’est pour leur famille ou pas. Mais je sais qu’il y a beaucoup d’insatisfaction au niveau des horaires de travail » (RS02). Il est possible que les craintes des employés relativement à de possibles représailles portant sur l’horaire, en lien avec le rapport de « donnant-donnant » décrit précédemment, expliquent ce silence face aux difficultés de conciliation. « Ils ne veulent pas avoir de problèmes avec l’employeur. Ils ne veulent pas avoir de représailles. Parce que sans qu’il y ait harcèlement, des fois, il peut y avoir des manières de punir le travailleur sans que… C’est pour ça qu’il y a toujours de la méfiance de la part des employés » (RS06), ajoute un représentant syndical.

Par ailleurs, plusieurs gestionnaires et représentants syndicaux rencontrés partagent la perception selon laquelle la responsabilité de la CTF reviendrait avant tout aux personnes employées. D’après eux, les travailleuses, lorsqu’elles éprouvent des difficultés de CTF, ont trois possibilités. La première est de se résigner aux conditions offertes en déployant des stratégies individuelles dans leur famille et au travail ; la deuxième est de tenter de changer leurs disponibilités malgré un risque de perte de revenu. Ces possibilités relèvent du « choix » individuel de l’employée, comme l’explique ce gestionnaire de supermarché « Ça passe par leurs disponibilités, ils seront peut-être disponibles juste vingt ou quinze heures par semaine parce qu’ils ont des enfants. Mais ça, c’est leur choix. Moi, je vis avec, avec l’horaire, c’est certain. On a une convention à suivre, il faut suivre ça » (G01MA). Une troisième et ultime stratégie consiste à changer d’emploi en allant travailler dans un autre établissement ou en quittant le milieu des marchés d’alimentation ou de la restauration afin d’obtenir un horaire mieux adapté aux besoins familiaux. Les propos d’un représentant syndical illustrent cette réalité : « J’ai une dame monoparentale dans un magasin, qui a dû démissionner. Elle travaillait trois fins de semaine par mois. Sa petite se faisait garder du lundi au vendredi à la garderie. Quand elle travaillait la fin de semaine, tout son salaire passait pour payer la gardienne. Elle a trouvé un emploi qui n’est pas dans l’alimentation, moins payant, mais du lundi au vendredi » (RS10).

Peu de gestionnaires ont évoqué la possibilité d’améliorer les conditions de travail pour réduire les difficultés de CTF, probablement, d’une part, parce qu’ils considèrent les enjeux de CTF comme n’étant pas particulièrement marqués au sein de leur entreprise, et, d’autre part, parce qu’ils considèrent que les travailleuses ont la responsabilité de s’adapter aux exigences du travail. Quant aux représentants syndicaux rencontrés, parmi ceux qui ne partageaient pas le point de vue des gestionnaires, certains estimaient que des changements pourraient être considérés par les entreprises, mais dans la mesure où les améliorations pour la CTF permettaient à celles-ci de réduire leurs difficultés de rétention et d’attraction de la main-d’oeuvre. Un représentant syndical explique à ce propos : « Ce qui ferait changer les employeurs ce sont les problèmes d’attraction et de rétention. C’est le principal. Ils ne feraient pas une politique de conciliation par plaisir. Ils s’aperçoivent qu’ils ont de la misère à avoir du monde et à garder le monde » (RS11). Autrement, l’ensemble des transformations suggérées par les représentantes et représentants syndicaux étaient présentées comme étant la responsabilité de l’État, se traduisant, par exemple, par une législation plus contraignante concernant les heures d’ouverture des établissements. L’adaptation des horaires des services de garde afin qu’ils répondent aux besoins des employés du secteur de l’alimentation et de la restauration a également été avancée par certains représentants syndicaux. Personne n’a cependant considéré le fait que cette solution pourrait susciter à son tour des difficultés de conciliation chez les éducateurs et les éducatrices de la petite enfance ou des services de garde en milieu scolaire.

En bref, notre analyse révèle une forme de cercle vicieux où les stratégies de conciliation déployées par les travailleuses sont affectées par la faible ouverture des milieux de travail face à l’expression des difficultés de CTF, ce qui perpétue le caractère invisible de ces enjeux dans les milieux de travail étudiés. De plus, dans un contexte offrant peu de soutien aux besoins des travailleuses, où, d’une part, plusieurs des transformations souhaitées concernent plus l’État que les entreprises et où, d’autre part, les conditions des milieux sont perçues comme étant immuables, il n’est pas étonnant que le potentiel de changement des conditions de travail pour faciliter la CTF suscite peu d’espoir chez les travailleuses, les gestionnaires ainsi que les représentantes et représentants syndicaux rencontrés.

Discussion

Cette recherche a mis en lumière les défis de conciliation travail-famille que posent les horaires non standards au sein de deux milieux de travail québécois. La nature qualitative de l’étude fait en sorte que ces résultats ne peuvent être généralisés à d’autres restaurants et marchés d’alimentation du Québec. En revanche, le fait d’avoir analysé les propos de trois groupes de répondantes et répondants permet de dresser un portrait riche et nuancé des situations de CTF dans des milieux de travail où peu d’études portant spécifiquement sur le sujet ont été menées jusqu’à présent (Bernstein, 2011). L’ampleur des difficultés de CTF décrite par l’ensemble des personnes interviewées montre à quel point il est nécessaire de se pencher sur la réalité de milieux de travail québécois où les horaires sont non standards.

En effet, les difficultés de CTF des personnes en milieu professionnel ont généralement fait l’objet d’études scientifiques plus nombreuses et d’une plus grande présence médiatique. Sans atténuer l’ampleur des difficultés de CTF auxquelles ces personnes doivent faire face, force est d’admettre que leurs horaires plus réguliers concordent avec les services de gardiennage offerts pour la petite enfance ou en milieu scolaire. Les emplois professionnels, mieux rémunérés, offrent également davantage de mesures de flexibilité, comme le télétravail ou la semaine de quatre jours. De plus, les situations de CTF associées aux carrières en milieu professionnel peuvent difficilement être comparées à la situation vécue par des travailleuses qui occupent un poste demandant peu de compétences formelles, offrant peu de possibilités d’avancement, et qui ne disposent pas des ressources financières pour faciliter leur conciliation (Higgins et coll., 2000).

Comme le souligne Boivin (2011), la précarité en emploi, souvent associée aux personnes occupant un poste à temps partiel, touche davantage les femmes et s’inscrit dans plusieurs rapports de pouvoir liés à la classe sociale, au genre, à l’âge et à l’origine culturelle. Pour les personnes qui occupent un poste de caissière ou de serveuse dans un milieu où les besoins de la clientèle orientent l’organisation du travail, l’espace de prise de parole pour revendiquer des conditions de travail plus adaptées est restreint. À la lumière de notre analyse, qui montre non seulement que les enjeux de CTF sont souvent invisibles pour les employeurs et les syndicats, mais aussi que les travailleuses sont résignées face à ces conditions, il n’est pas étonnant que les conditions de travail des milieux aux horaires non standards soient peu abordées dans la littérature.

Notre recherche apporte ainsi un regard original sur la CTF en donnant la parole à une catégorie de travailleuses peu entendue, parole qui trouve écho dans celle de gestionnaires et de représentantes et représentants syndicaux. Notre discussion s’organise autour de deux aspects essentiels pour comprendre ces écarts de perception, soit (1) l’impact des pratiques informelles et du rapport de « donnant-donnant » sur l’équité du mode d’établissement des horaires au sein des milieux de travail ; (2) les conséquences de la perception d’invisibilité des enjeux de CTF dans les milieux de travail sur la résignation des travailleuses et la mobilisation des ressources vers le changement.

Les pratiques informelles, surtout celles qui touchent à l’établissement des horaires de travail, constituent un premier aspect mis en lumière par notre analyse. L’incompatibilité des horaires avec la vie familiale décrite par les répondantes et répondants rejoignait les résultats de l’étude de Presser (2003) sur les effets des horaires non standards en mettant en évidence leurs effets sur la capacité des travailleuses à concilier travail et famille. Notre analyse montre que cette incompatibilité était non seulement causée par le fait que les horaires variaient d’une semaine à l’autre et qu’ils étaient affichés avec seulement 48 heures d’avis, mais aussi parce que les personnes employées avaient très peu de contrôle sur leur horaire ni accès à des mesures facilitant la CTF. En cela, nos résultats rejoignent également ceux de Henly et coll. (2006) qui ont conduit une étude auprès de travailleuses non syndiquées et de gestionnaires dans le secteur du commerce de détail aux États-Unis. Ils ont démontré notamment comment la qualité du rapport employeur-employé était déterminante pour la qualité de l’horaire obtenu. Puisque notre étude a été réalisée au sein de milieux de travail syndiqués, notre impression initiale était que l’arbitraire patronal serait moins marqué. Or, non seulement les pratiques informelles étaient-elles présentes dans le discours de tous les groupes de répondants, mais elles étaient également encouragées par des représentantes et représentants syndicaux sensibles au fait que l’application rigide de la convention collective pouvait compliquer la CTF de parents ayant une faible ancienneté.

Reconnus comme des facteurs pouvant atténuer le conflit travail-famille (St-Onge et coll., 2002), le soutien organisationnel ainsi que le soutien du gestionnaire jouent un rôle important dans les perceptions des situations de CTF exprimées par les personnes rencontrées. Ce soutien, lorsqu’il est sollicité pour répondre à des besoins de CTF, s’exprime par des pratiques informelles qui permettent de contourner les règles formelles et d’accommoder les individus (Behson, 2005). Les travaux de Henly et coll. (2006) ont notamment souligné comment les travailleuses dans le secteur du commerce de détail pouvaient utiliser les pratiques informelles comme mode de contrôle du temps de travail pour diminuer leurs contraintes d’horaires.

Nos résultats démontrent toutefois que toutes les travailleuses que nous avons rencontrées ne bénéficiaient pas d’ententes prises de manière informelle avec leur gestionnaire. En ce sens, dans les milieux de travail que nous avons étudiés, ces pratiques sont perçues à la fois comme un problème et une solution. Très appréciées des travailleuses qui en bénéficiaient, elles suscitaient du même coup beaucoup de colère et de frustration chez les travailleuses qui, non seulement n’en bénéficiaient pas, mais se sentaient pénalisées par les privilèges accordés à leurs collègues. Ces résultats soulignent le fait que les pratiques informelles ne se jouent pas uniquement en « dyade », entre un employeur et une personne employée : elles impliquent systématiquement le temps de travail des collègues et affectent donc les relations de travail entre les personnes employées à travers la perception d’« équité de traitement » (Bhave et coll., 2010). Les pratiques informelles sont donc susceptibles de menacer l’équilibre travail-famille de certaines travailleuses en plus d’affecter le climat de travail au sein d’une entreprise, ce qui a été identifié, par les travailleuses rencontrées, comme pouvant créer beaucoup de stress, de détresse et des problèmes de santé. Les résultats montrent ainsi qu’il s’agit bien d’un problème au sens sociologique, qui prend racine au sein de l’organisation, ce qui justifie d’adopter cette approche pour traiter de la CTF.

Cette étude souligne une autre dimension liée aux pratiques informelles en exposant les défis que pose la représentation « informelle » de l’« employé idéal » à laquelle un parent peut difficilement s’identifier. La représentation de l’« employé idéal » peut être associée à la culture des longues heures de travail, à l’évaluation de la performance basée sur un rendement élevé et à la valorisation du travail au détriment de la famille (Kelly et coll., 2010 ; Malenfant et Côté, 2012). Notre étude montre que cette représentation peut également se révéler au sein d’emplois offrant peu de contrôle sur la tâche et requérant peu de qualifications, mais sous des traits légèrement différents. Dans les milieux visités, la représentation de l’« employé idéal » se traduit par la valorisation de la disponibilité et de la flexibilité des personnes qui répondent positivement à toutes les exigences de l’employeur, que ce soit par exemple d’accepter de remplacer un autre employé au pied levé ou de prolonger son quart de travail.

Cette représentation prend une forme concrète à travers le rapport de « donnant-donnant » qui, nous l’avons vu, implique qu’un employeur offre des avantages, comme des aménagements d’horaire et une attitude conciliante, aux personnes perçues comme disponibles, flexibles, et qui font des efforts pour accommoder les demandes de ce même employeur. Notre analyse révèle que ce rapport est perçu comme normal, « allant de soi » par une grande proportion de gestionnaires et de représentantes et représentants syndicaux que nous avons rencontrés. Barthe et coll. (2011) ont déjà reconnu que le rapport de « donnant-donnant » peut augmenter les tensions au sein des relations de travail. Notre analyse corrobore cette observation en ajoutant une facette associée au caractère inéquitable du « donnant-donnant ». Celui-ci est inéquitable, tout d’abord, parce que l’évaluation de la qualité de cette relation se fait par l’employeur qui détient le droit de regard ultime sur l’horaire de travail et même du maintien en poste de la travailleuse. Les deux parties n’ont, de toute évidence, pas le même pouvoir dans cette relation. Ensuite, ce rapport est inéquitable parce que les travailleuses n’ont pas toutes la même possibilité de « donner ». Pour certaines travailleuses, l’intersection de certaines caractéristiques (monoparentalité, poste occupé, qualité de la relation avec le gestionnaire ou les collègues, etc.) les place dans des positions systématiquement défavorisées pour la négociation d’aménagement aux horaires favorables à la CTF. Ces iniquités de traitement peuvent prendre la forme, d’une part, d’une discrimination faite à l’endroit de certains postes au statut moins élevé, comme celui de caissière et, d’autre part, d’une absence totale de soutien pour les travailleuses qui se retrouvent exclues du « donnant-donnant », parce qu’elles n’ont pas la disponibilité nécessaire pour être en mesure de « donner ». À cet égard, la réciprocité est, pour ainsi dire, impossible.

Le second et dernier aspect important soulevé par notre étude touche la perception largement partagée par les gestionnaires, de même que par les représentantes et représentants syndicaux, selon laquelle les enjeux de CTF n’étaient pas particulièrement présents dans les milieux visités. Cette perception peut être mise en lien avec le fait que les travailleuses que nous avons rencontrées ont dit ne pas être en mesure de parler ouvertement de leurs problèmes de conciliation dans leur milieu de travail. Dans un contexte où les aménagements d’horaire dépendent souvent d’aspects informels et où la représentation de « l’employé idéal » est associée à sa flexibilité, personne ne veut avoir l’air de manquer de disponibilité. De même, faisant écho aux résultats de Henly et coll. (2006), notre étude montre que les absences liées à la famille ne sont pas toujours bien reçues par les employeurs et provoquent, dans de nombreux cas, une perte de revenu, car ce type de congé est aux frais des personnes employées. Ainsi, plusieurs travailleuses évitent de mentionner les motifs réels de leurs absences. Le caractère invisible des difficultés de conciliation peut également être mis en lien avec la perception selon laquelle « il n’y a rien à faire ». Chrétien et Létourneau (2010) croient qu’une telle résignation peut être inhérente à la culture organisationnelle présente dans certains milieux, laquelle se caractérise par des « exigences du travail indiscutables » et une absence marquée de soutien organisationnel. Chez les travailleuses, cette résignation fait en sorte qu’elles renoncent à revendiquer de meilleures conditions et tentent de concentrer leurs stratégies de conciliation dans la sphère familiale, même si cela a d’importantes répercussions sur leur qualité de vie et leur santé. Pour les gestionnaires ainsi que pour plusieurs représentantes et représentants syndicaux, cette même perception fait en sorte qu’ils se sentent peu de responsabilités vis-à-vis des difficultés de conciliation, celles-ci étant perçues comme inévitables parce que liées avant tout à la nature de l’emploi et au fait que, de toute façon, les enjeux de CTF sont peu présents dans ces milieux. Il est donc important de contrer cette perception selon laquelle certains milieux ne sont tout simplement pas adaptés aux travailleuses qui ont des responsabilités familiales. À preuve, certaines répondantes rencontrées dans les deux milieux d’emploi se sentaient soutenues par leur gestionnaire et leur syndicat, et vivaient avec moins de tension leurs difficultés de CTF.

Un dernier élément qui semble contribuer à l’invisibilité des enjeux de CTF est la proportion peu élevée de travailleuses et travailleurs ayant des responsabilités familiales dans le milieu du commerce de détail. Il apparaît probable que les travailleuses qui ont des responsabilités familiales choisissent de ne pas postuler dans des milieux de travail où les conditions proposées sont contraignantes pour la CTF, suivant la logique d’une forme d’auto-exclusion. Quoi qu’il en soit, les travailleuses des marchés d’alimentation et de la restauration qui ont des responsabilités familiales, parce qu’elles sont peu nombreuses, ne font actuellement « pas le poids », ce qui contribue non seulement à l’invisibilité de leurs enjeux, mais également au peu de volonté de mettre en place des mesures ou des clauses de conventions collectives pour faciliter la CTF. La mise en place de telles clauses pourrait toutefois être vue comme une façon d’attirer les personnes ayant des responsabilités familiales qui, bien que moins disponibles que d’autres catégories de main-d’oeuvre, comme les étudiants, pourraient être plus « fidèles » à leur employeur, réduisant ainsi les coûts de recrutement et de formation pour l’entreprise dans des secteurs d’emploi affectés par la pénurie de main-d’oeuvre (CSMOCA, 2011 ; CQRHT, 2010).

En conclusion, les résultats de notre recherche démontrent également que, malgré leur invisibilité, les problèmes de CTF existent bel et bien dans les milieux étudiés et que leur ampleur tout comme leurs impacts sont très importants. Il est essentiel de rappeler aux différents acteurs, surtout aux employeurs et aux syndicats, que l’absence de revendications formelles concernant la CTF ne signifie pas que ces problèmes n’existent pas. Rappelons également que les difficultés de conciliation étaient vécues avec moins d’intensité dans les établissements où les travailleuses pouvaient parler ouvertement de leurs besoins avec leur gestionnaire, ce qui était le cas dans tous les restaurants visités.

Comme la conciliation travail-famille s’imbrique dans un système à la fois structurel et relationnel, elle ne doit pas être abordée comme un phénomène unidimensionnel. Le choix d’une approche interdisciplinaire ainsi que l’étude d’une diversité des situations de CTF aideront à trouver des solutions impliquant tous les groupes d’acteurs concernés, qu’il s’agisse des travailleuses et travailleurs, des gestionnaires, des organisations, des syndicats ou de l’État, car, ultimement, la question touche l’ensemble de la société (Malenfant et Côté, 2012 ; Mercure, 2008).