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Dans l’Angleterre victorienne, l’actrice jouit d’un statut paradoxal, et c’est bien ce que montre Muriel Pécastaing-Boissière tout au long de son étude. Si le théâtre offre à l’actrice une possibilité exceptionnelle de mener une vie indépendante, à une époque où la femme est légalement soumise à son mari ou à sa famille, il la met aussi à la merci des préjugés qui, bien souvent, associent métier de comédienne et prostitution. Prise entre les nécessités de la scène et le désir d’offrir une image respectable, l’actrice victorienne doit se montrer rusée si elle veut réussir tout en faisant échec aux attaques de ceux et celles qui représentent une morale contraignante.

Concrètement, l’ouvrage est divisé en trois parties traçant un portrait d’ensemble de la condition des actrices victoriennes. La première, plus générale, présente les principaux changements intervenus pour les comédiennes au cours de l’évolution du théâtre victorien. On y voit, entre autres, le travail difficile que représente le changement progressif qui s’opère afin d’attirer la clientèle bourgeoise. En effet, jusqu’aux années 1860, le théâtre est considéré comme un divertissement populaire auquel il n’est pas bien vu d’assister, surtout pour les femmes des classes moyenne et aisée. Dans le but de renverser la vapeur, la faune théâtrale doit faire siennes les valeurs bourgeoises, adoption dont l’enjeu n’est pas mince pour les actrices, puisque ces valeurs, de plus en plus puritaines, sont en opposition avec leur statut de femmes au travail, indépendantes et amenées à exprimer publiquement des émotions parfois paroxystiques, ce dernier trait contrevenant à l’idéal de pudeur. L’un des exemples les plus frappants du paradoxe dans lequel se trouvent prises les actrices intervient lors d’une grossesse : l’époque veut que la femme enceinte se montre le moins possible, mais une comédienne confinée à demeure est une comédienne qui ne gagne pas sa vie. Ainsi peut-on voir certaines d’entre elles arpenter la scène jusqu’au tout dernier moment avant l’accouchement. S’il est difficile, ne serait-ce que financièrement, de faire des concessions sur ce point, il en est d’autres sur lesquelles l’actrice n’aura pas le choix et perdra du coup une part de sa liberté. C’est de cette manière, par exemple, qu’elle voit s’amenuiser au cours de la période l’ascendant qu’elle possède sur le dramaturge : alors qu’avant 1865 ce dernier doit se soumettre à l’interprète et parfois modifier son texte en fonction des demandes de la vedette, la soumission de la scène au « bon goût » des classes supérieures engendre un certain affadissement des rôles féminins et, par le fait même, un plus grand pouvoir de l’auteur dramatique.

La deuxième partie de l’ouvrage, plus détaillée, dresse un tableau des différents types d’actrices : leur origine sociale, la hiérarchie qui leur est propre et leurs conditions de vie en comparaison de celles des hommes et des femmes de leur époque. Si l’on peut constater des exemples éclatants de réussite et d’ascension sociales, il n’en demeure pas moins que, pour la plupart des comédiennes, de trop nombreuses heures de travail en période d’engagement, alliées à de longues périodes de chômage et à un salaire dérisoire, font de leur métier une entreprise usante et pour le moins hasardeuse. Cela dit, l’un des points forts de la démonstration de Pécastaing-Boissière concerne l’ouverture progressive du métier à d’autres femmes que celles qui sont nées de parents comédiens. En effet, alors que, tout au long de la première moitié du xixe siècle, la plus grande part des actrices viennent du milieu théâtral, à partir de 1860 le paysage commence à changer. À la fin du xixe siècle, on peut même voir évoluer sur scène des jeunes femmes des classes supérieures qui veulent faire l’expérience du théâtre.

Enfin, la troisième partie de l’ouvrage, de loin la plus intéressante, s’articule autour du rôle et de l’influence de la comédienne dans l’ensemble de la société victorienne. Il va sans dire que cette question, qui peut sembler pour le moins générale, est abordée dans les trois parties de l’étude, mais elle trouve dans la dernière, un éclairage spécifique et s’incarne à travers les pionnières du théâtre qu’ont été Mme Vestris, Marie Bancroft et Mrs. Patrick Campbell. C’est non seulement en tant qu’actrices que ces femmes ont contribué à modifier l’image de leur profession, mais aussi et surtout comme administratrices de théâtre. Représentant trois générations de comédiennes, elles prennent le relais l’une de l’autre pour apporter des changements majeurs dans le monde théâtral, tant dans les questions purement administratives (augmentation des salaires des acteurs et des actrices avec Marie Bancroft) que dans les choix artistiques (répertoire plus audacieux avec Mrs. Patrick Campbell). Après les portraits de ces trois femmes, l’auteure termine son étude par un tour d’horizon des différents lieux par lesquels le scandale arrive : heurts à la morale puritaine, travestissement des femmes, exhibition des jambes sur scène, assimilation de l’actrice à la prostituée, rapport à la religion. Plusieurs préjugés et lieux communs sont démontés en vue de laisser place aux stratégies mises en avant pour contrer le scandale.

Globalement, l’ouvrage Les actrices victoriennes de Muriel Pécastaing-Boissière s’avère stimulant, parsemé de citations de documents d’époque fort bien choisies. Cela dit, il aurait pu être plus étoffé dans la mesure où les lectrices et les lecteurs demeurent sur leur faim. On aimerait en savoir davantage, lire de plus nombreuses et plus longues études de cas particuliers. Le sujet est fascinant et, sans du tout être superficiel, l’ouvrage Les actrices victoriennes prend un peu des allures de point de départ.