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Dans les ouvrages critiques, les comptes rendus de spectacles et les hommages à Pina Bausch, décédée en 2009, l’emploi du qualificatif « extrême » est fréquent. La chorégraphe allemande est dite « extrême[1] », son oeuvre « en prise directe avec les forces contradictoires, extrêmes[2] »; sur le plateau, « l’accumulation, la répétition épuisent les corps jusqu’à l’extrême[3] »; certaines pièces sont associées à « une comédie sentimentale d’une tension extrême[4] »; et un consensus se dégage pour reconnaître dans les « glissements progressifs de l’extrême douceur à l’extrême violence » (Gauthier 2008 : 29) une signature de la chorégraphe. Ces bascules caractéristiques apparaissent nettement dans les deux films documentaires récents : Les rêves dansants. Sur les pas de Pina Bausch d’Anne Linsel et Rainer Hoffmann (2010) et Pina de Wim Wenders (2011). Si, dans le premier film, nous voyons la chorégraphe dans son travail et peu de mois avant sa mort, le second participe davantage à la mythification de Pina, femme d’une exigence artistique absolue et sollicitant un fort investissement personnel de la part de ses danseuses et danseurs. Dans la plupart de ses pièces, les images de femmes extrêmes se présentent sous deux formes : une esthétique de l’excès qui pousse les gestes, mots, mouvements jusqu’au bout et confronte bien souvent le public avec la rage ou le cri. La répétition, voire le ressassement, en est une technique de base allant jusqu’à l’effondrement des danseuses. Puis, l’extrême s’inscrit sous sa forme bipolaire, en tant qu’antagonisme entre deux forces : les deux bords d’une chose dont la chorégraphe va exacerber puis brouiller le caractère antagoniste. La lutte des sexes se pose comme une figure centrale. Nous nous proposons d’étudier dans le présent article ces deux aspects en nous appuyant sur quelques oeuvres choisies. Nous voulons décrypter les moyens utilisés par Pina Bausch afin de produire des images de femmes extrêmes sur scène, bien souvent des femmes en dérive ou sur le point de devenir folles. On a parlé de femmes hystériques dans ses pièces, hurlant et riant à gorge déployée (Gauthier 2008 : 85). D’autres ont reproché à la chorégraphe un certain conservatisme dans sa façon de réinscrire les rôles stéréotypés, avec les femmes en longues robes de soirée, élégantes et sensuelles, et les hommes en costumes gris ou noir (Marquié 2014 : 140). Notre analyse montrera qu’une dynamique agonale agit les chorégraphies et que le traitement de cette « agonalité » chez Pina Bausch révèle tout au contraire une dimension féministe.

Le principe agonal à l’oeuvre

Étudiée par Raimund Hoghe (1987), Roberto Alonge (1995), Norbert Servos (2001) et, de façon synthétique, par Brigitte Gauthier (2008), l’esthétique de Pina Bausch consiste à focaliser le regard sur les rapports conflictuels entre les deux sexes qu’elle fait constamment déraper. Ces bascules peuvent être subtiles, comme dans cette scène de la pièce Kontakthof (1978) – parodie des Eros Center en Allemagne – où, d’après Alonge (1995 : 105), les caresses d’un groupe d’hommes s’inversent en métaphore d’un viol collectif[5]. Si Pina Bausch met en scène la violence sexuelle et la réduction du corps de femme à un objet, voire une marchandise, elle révèle aussi l’ambivalence fondamentale entre désir et destruction de l’autre, et elle inverse parfois la cible. Dans la pièce Barbe-Bleue – En écoutant un enregistrement de l’opéra de Béla Bartók « Le Château de Barbe-Bleue » (Blaubart – Beim Anhören einer Tonbandaufnahme von Béla Bartóks Oper « Herzog Blaubarts Burg », 1977), les danseuses, regroupées autour de Barbe-Bleue, fouettent le monstre à l’aide de leurs cheveux – une sorte de Marie-Madeleine à l’envers – en se servant donc de leurs attributs de « féminité » afin de le châtier. Ce que Servos (2001 : 137) constate à propos de la pièce Valses (Walzer, 1982) vaut pour bon nombre de ses créations : « [L]a guerre ne débute plus, elle continue. Celle-ci se poursuit et s’incruste dans les relations humaines, qu’elle paralyse en les banalisant. Les conflits éclatent quotidiennement partout où la dictature des conventions se fait sentir, et là où les désirs sont insatisfaits. » Même en ce qui concerne la scénographie, le plateau se transforme fréquemment en arène de combat : le public assiste alors à une lutte de forces antagonistes, desquelles toutefois la dimension ludique n’est pas absente. Cette lutte comme jeu, souvent proche de la compétition, nous amène à reconnaître une dynamique agonale dans l’esthétique bauschienne, dynamique qui se manifeste également dans les détails d’apparence anodine, comme le révèle Hoghe (1987 : 98) dans ses notes de répétition sur la pièce Dans la montagne, on a entendu des hurlements (Auf dem Gebirg hat man ein Geschrei gehört, 1984) :

Lutter : pour un morceau de sucre dans son café, un oeillet, un cheveu, une place assise, un morceau de gâteau, quelques minutes de paix, de vieilles photos, une perruche envolée, une paire de chaussures, une bière, une pierre précieuse, l’emplacement d’un bocal de bonbons, une place près de la rampe et pour ne pas être touché.

Nietzsche avait défini l’agonalité, du grec agôn – la lutte comme jeu ‒, dans son essai intitulé Lajoute chez Homère (1975 : 192-200). Dans l’agôn, deux forces sont mues par une aspiration compétitive, le sens profond de la lutte étant l’équilibrage des forces et l’équilibre de la cité. L’important n’est pas qu’une ou un individu gagne, mais, premièrement, que ce ne soit pas toujours la même personne qui gagne, qu’il soit donc possible de « change[r] de place subjective » (Nadaud 2009 : 4), puis, deuxièmement, que l’on empêche ainsi la suprématie d’un seul être sur tous les autres, car, à chaque combat, l’issue est incertaine et permet une circulation des pouvoirs (2009 : 4) :

Dans la joute, deux agonistes se font face, chacun tentant d’amener l’autre à une expérience [sic] qui va le remettre en question et le changer, et, dans le même temps, expérimente lui-même une révolution subjective. Il ne s’agit pas tant de gagner l’autre à soi que de proposer que chacun change de place subjective.

Roger Caillois se rapporte au principe agonal dans sa théorie des jeux, en distinguant dans sa classification le jeu agonal (avec son élément compétitif) du jeu mimétique (avec son élément imitatif). Le premier consisterait à « s’évade[r] du monde en le faisant autre », le second à « s’en évader en se faisant autre » (Caillois 1967 : 60). Deux autres catégories sont les jeux de hasard (alea) et les jeux de vertige (ilinx). L’agôn et l’alea ont en commun de créer artificiellement entre ceux et celles qui jouent « des conditions d’égalité pure que la réalité refuse aux hommes. Car rien dans la vie n’est clair, sinon précisément que tout y est trouble au départ […] Le jeu, agôn ou alea, est donc une tentative pour substituer, à la confusion normale de l’existence courante, des situations parfaites » (Caillois 1967 : 60). Cette dynamique permettrait de s’assumer dans sa différence et ouvre un champ de créativité, voire, paradoxalement, d’entente, car, assumer des rôles antagonistes, c’est accepter d’explorer des terrains que l’on n’a pas toujours l’occasion d’explorer dans la « vraie vie », puisqu’en principe on ne doit pas se disputer tout le temps, et que la dispute, dans nos sociétés occidentales, est même davantage sanctionnée et subordonnée à l’impératif du dialogue, de l’entente, du consensus. Avant lui, Johan Huizinga (1951 : 74) avait déjà souligné la part d’improvisation dans la compétition, sa « fonction créatrice de culture ». Car la dimension ludique, voire l’astuce, sollicitant vivement l’imaginaire, serait une composante importante de la compétition et amène la créativité (Huizinga 1951 : 82). Plus récemment, Susanne Lummerding (2013) a souligné dans le dispositif agonal les aspects d’identité en mouvance et en devenir, grâce à l’acceptation du conflit et de la confrontation. Celle-ci est aussi créatrice d’utopies[6].

Nous retenons ici, dans notre réflexion sur Pina Bausch, cette dimension à la fois anthropologique et esthétique. La lutte s’opère sous forme de jeu, les forces antagonistes s’exposent volontairement au conflit et à la polarité, dans un désir de dynamique et de mutation. Chez Pina Bausch, c’est tout d’abord la scénographie qui met en évidence l’agonalité. La chorégraphe accorde autant d’importance au décor qu’au mouvement dansé, aux paroles prononcées, à la bande son, aux costumes. La scénographie fait partie intégrante et en parts égales de son écriture chorégraphique. De 1974 à 1980, c’est Rolf Borzik qui a été scénographe de la compagnie. Il a inventé de nouveaux dispositifs scéniques et a brouillé les frontières entre dedans et dehors en créant des milieux réels sur scène, en redoublant le sol par de la terre (Le sacre du printemps (Frühlingsopfer, 1975)), des feuilles mortes (Barbe-Bleue), des branchages (Viens, danse avec moi (Komm, tanz mit mir, 1977)), de l’eau (Arien (Arias, 1979)). Après le décès de celui-ci, Peter Papst poursuit les processus de décloisonnement et d’hybridation de l’espace scénique. Pour sa version iconoclaste du Sacre du printemps, Pina Bausch avait fait recouvrir le plateau entièrement de tourbe. Dans une danse fortement viscérale et scandée par des rythmes pulsionnels, s’affrontent deux blocs de danseurs et de danseuses, puis l’individu face au collectif. Le choix de l’élue et du sacrifice se fait sous forme d’une compétition terrifiante. Si Maurice Béjart, dans sa version de la même pièce, a été le chorégraphe à dire la guerre des hommes, dans un langage certes encore classique mais aussi tortionnaire, cruel[7], Pina Bausch focalise son travail sur les relations hommes-femmes dans leur dimension agonale et elle utilise l’élément scénographique pour révéler cette dimension. La lutte physique des danseuses et des danseurs avec l’élément terre devient une allégorie de leur lutte. Dans Barbe-Bleue, les feuilles mortes produisent un bruissement au moindre déplacement, rendant sonore, matériel l’effort déployé par les corps rampant, sautant, courant, notamment dans les duos. Le combat qui consiste à se déplacer à deux, à se confronter à l’autre, est mis en relief. Dans d’autres pièces comme Oeillets (Nelken, 1982), c’est la dimension poétique qui l’emporte : l’arène de combat s’est transformée en un magnifique champ d’oeillets rouges. Image de douceur et de beauté sublime, ce décor produit également une dialectique avec les corps des danseuses et des danseurs qui y rencontrent une résistance, arpentent le sol en soulevant haut leurs jambes et qui finissent, au fur et à mesure que la pièce évolue, par piétiner ces fleurs de couleur sang.

Le traitement des murs, utilisés mais pas seulement comme cloisons, révèle à quel point la scénographie est langage chez Pina Bausch. Les danseuses y sont épinglées, comme des papillons ou autres insectes, un danseur plaque leurs cheveux et leurs robes, écartelés, sur le mur à l’aide de rubans adhésifs, puis les danseuses restent un long moment immobiles dans cette posture humiliante qui s’apparente à une mutilation du corps féminin (Valses). Selon Gauthier (2008 : 70), l’image forte des danseuses épinglées sur le mur évoque à la fois l’idée du collectionneur (d’insectes, de femmes) et du tortionnaire. D’autres danseuses se précipitent contre le mur, tentent de le traverser, s’y cognent de façon répétitive, jusqu’à l’épuisement (Barbe-Bleue). Le mur devient polysémique, figurant l’enfermement de chaque individu dans sa polarité, ainsi que l’achoppement avec l’autre dans un combat sans merci. Cependant, l’omniprésence des murs et les tentatives réitérées des danseuses d’y pénétrer, ou de les renverser, évoquent aussi le désir de repousser et de redessiner les frontières. Parfois les murs s’abattent (Palermo Palermo, 1989). Mettre en mouvement les polarités et élargir le champ des possibles : voilà le défi!

Au-delà de la scénographie, l’agonalité opère dans le langage chorégraphique à proprement parler, à savoir dans les mouvements dansés. Le combat se traduit par plusieurs constellations : duos, trios, blocs qui s’affrontent. Citons, dans Barbe-Bleue, le magnifique premier duo de Barbe-Bleue et de sa quatrième femme, rampant sur le sol, dans une forme de lutte entre deux corps. L’effort des corps pour se frotter l’un contre l’autre, ou bien se libérer l’un de l’autre – rien n’est décidé – est montré par une danse absolument physique dont la charge érotique est indéniable, mais rien n’est figé sur le sens de leur rapport, sauf à voir agir deux forces qui luttent ensemble. Une variation sinistre du même duo se trouve à la fin de la pièce, avec une inversion des corps : désormais elle est déposée sur lui, le corps inerte, tandis que lui continue de ramper. Dans Viens, danse avec moi, Jo Ann Endicott se retrouve, en robe rouge, face à un danseur en costume blanc d’un silence inquiétant. À la demande réitérée de la danseuse – « viens, danse avec moi » – il oppose une fin de non-recevoir. Ce danseur ne cesse d’arpenter le plateau, tandis que Jo Ann Endicott le suit, le supplie, parfois aussi le mime et le caricature dans sa posture de refus. Elle est accompagnée par un collectif d’hommes, portants des pardessus noirs et des chapeaux noirs. Toutefois, même si ceux-ci scandent avec elle la comptine d’enfance, même s’ils forment une seule ligne avec elle, partageant la même gestuelle, ce choeur ne représente pas de communauté harmonieuse ni solidaire. Le collectif se brise vite et la danseuse se retrouve face aux hommes habillés en noir, à l’intérieur d’un cercle comme dans un ring. Dans d’autres scènes, ils lui opposent le même silence inquiétant que l’homme blanc. Les différents blocs ne cessent donc de se former et de se défaire, et c’est toujours l’affrontement, la dimension agonale qui est mise en oeuvre. Devant le silence, la danseuse répète la chanson « viens, danse avec moi » (komm, tanz mit mir) jusqu’à l’exaspération, jusqu’à ce que les mots deviennent inaudibles, s’inversent en cris, en pleurs. Dans ses souvenirs du travail avec Pina Bausch, Jo Ann Endicott (1999 : 111) résume ainsi quelques-unes des questions soulevées par cette bataille : « Qui est le plus fort? Qu’est-ce qu’il veut de moi? Qu’est-ce que je veux de lui? ».

En ce qui concerne la confrontation entre deux blocs, Pina Bausch surenchérit souvent par une théâtralisation de la représentation. Dans Kontakthof, après les différentes prestations des uns et des autres face au public, les autres danseuses et danseurs, assis sur des chaises tout autour, applaudissent, les hommes, à la suite des prestations des femmes et les secondes, à la suite des prestations des premiers. Ces applaudissements évoquent une sorte d’arène où les spectateurs et les spectatrices manifestent leur appréciation des meilleures performances. Ils renforcent l’aura ludique et compétitive de la pièce. Par ailleurs, ils parodient bien sûr les conventions théâtrales.

Toujours dans la même pièce, une séquence est particulièrement intéressante dans notre perspective puisqu’elle montre comment l’agonalité joue avec la possibilité d’inverser les rôles et inscrit un combat qui se déroule sur un pied d’égalité. Deux formations de femmes et d’hommes se font face, chacune composant un triangle d’attaque, la personne qui se trouve à la pointe prend la parole. Chaque fois qu’elle énonce un mot, lequel désigne une partie du corps, l’autre formation dans son ensemble ressent l’impact, fait bouger cette partie du corps et recule, tandis que la formation qui parle avance. Puis, les rôles s’inversent. L’autre formation parle et avance. Chaque parole agit sur le corps de l’autre. Pina Bausch aimait travailler sur la matérialité des mots et leur inscription dans les corps. On peut aisément déchiffrer une dimension performative du langage, ainsi qu’une allégorie du pouvoir du langage, ici dans une lutte des sexes sous forme d’un combat d’égalité. Corps et langage, tout comme hommes et femmes, sont agencés dans un système de polarités où deux extrêmes s’affrontent, interagissent, arpentent la ligne de tension entre eux. Cette séquence rappelle aussi ce que Jean-François Lyotard (1979 : 23) a nommé l’« agonistique générale » dans l’acte même de la parole : « [C]’est que parler est combattre, au sens de jouer, et que les actes de langage relèvent d’une agonistique générale. Cela ne signifie pas nécessairement que l’on joue pour gagner. On peut faire un coup pour le plaisir de l’inventer. » L’intérêt de cette séquence chez Pina Bausch est précisément de montrer que chaque personne peut « gagner », qu’elle peut inventer, agir, nommer. La dimension féministe de l’agonalité à la Pina Bausch se révèle ici. Par son langage chorégraphique, l’artiste montre à quel point parler est un acte performatif et elle y met en oeuvre l’égalité des sexes.

Si Pina Bausch met en tension un espace entre deux bords, elle y introduit fréquemment des décalages, poursuivant ainsi le principe brechtien de la distanciation. Dans Bandonéon (1980), elle utilise pour cela des éléments du tango argentin. Ce dernier est une danse complexe qui ne se réduit pas à ses stéréotypes du genre autour d’un « principe actif masculin » (l’invitation, le guidage) et d’un « principe passif féminin » (l’attente, l’écoute). Cette danse manifeste aussi d’autres dimensions, comme l’intime partagé, une quête de connexion et de création réciproque, du jeu et de la lutte. Pina Bausch, toujours sensible à l’intime, à l’autre, à l’humain, semblerait avoir été attirée par ce langage. Cependant, ce qu’elle en fait dans sa chorégraphie suit la logique de la déformation : elle pousse à l’extrême les polarités afin de les renforcer, mais aussi pour les brouiller avec d’autant plus de jouissance transgressive. Les couples dansants par exemple sont enlacés, mais ils rampent par terre, emboîtés comme des crabes. Ils s’appliquent dans leur performance, continuent à danser, à ramper. Une fois encore, l’effort qui consiste à lutter avec l’autre, à faire avec l’autre, devient visible. Dans d’autres scènes, la femme chevauche l’homme au niveau de ses épaules, son sexe plaqué contre le visage de celui-ci, ils dansent et tournent dans cette posture dissymétrique. L’image parodie bien sûr l’imagerie érotique autour du tango, en surenchérissant l’obscénité d’une posture[8]. Par ces procédés, Pina Bausch attire l’attention sur les forces antagonistes du couple et sur l’impact du pouvoir : qui dominera? Pour combien de temps?

Un autre leitmotiv de cette pièce est le football. L’entraîneur donne des leçons sur scène : comment tricher, comment feindre, comment doubler l’adversaire. Dans notre perspective d’étude, le football renforce une fois encore la dimension agonale, transforme le plateau en compétition sportive. Celle-ci nous présente les rapports entre hommes et femmes comme un combat où il s’agit de bien savoir tricher et feindre. L’astuce, qui sert à détourner et à tromper l’autre, permet aussi inventivité et mobilité.

Tous ces exemples montrent la manière dont Pina Bausch, au travers du traitement du conflit et de l’agonalité, à la fois expose une vision critique et ouvre sur autre chose. D’une part, elle nous fait voir la violence dissimulée sous nos comportements codées et nos mythes : « Elle nous aide à voir la reproduction des dangers de violence et de soumission à la violence, à leur source, au coeur de ces contes de fée de notre enfance » (Gauthier 2008 : 105). D’autre part, elle montre que les forces antagonistes ne sont pas définitives, qu’elles sont aussi à considérer comme un jeu où les polarités se cherchent, se frottent, s’inversent et donnent lieu à d’autres constellations possibles.

La dimension subversive de la répétition et de la surenchère

Dans son essai sur la répétition, Camille Laurens (2013 : 29) affirme que c’est « la danse contemporaine qui élève la répétition au rang de concept majeur, allant jusqu’à répéter non seulement les mêmes pas, les mêmes mouvements, mais des séquences complètes, des enchaînements ou des parties entières de spectacle ». Ces répétitions sont pour elle un moyen d’inscrire une forme de pensée dans le mouvement. À force d’être répété, le geste rend visible une idée. C’est aussi un métalangage, un clin d’oeil au travail en amont de la création, pouvant comporter une réflexion sur la danse contemporaine dans son rapport au ballet classique. Et c’est un moyen « pour souligner ou donner à voir les routines auxquelles notre corps et notre esprit sont soumis » (Laurens 2013 : 31). Cependant, à force de revenir toujours au même, de creuser « dans le coeur même de l’absurdité » (2013 : 32), une brèche se dessine, une issue possible. L’auteure termine sa réflexion sur Pina Bausch, chez qui se trouverait « la répétitivité la plus spectaculaire » (2013 : 32), car la chorégraphe allemande est capable de réitérer les gestes les plus insignifiants de façon excessive, comme déplacer les chaises dans Café Müller (1978) ou traverser l’espace toujours de la même façon (2013 : 32) : « Voir les danseurs de Pina Bausch, c’est éprouver dans son propre corps l’urgence compulsive d’actions éternellement renvoyées à elles-mêmes, recommencées car empêchées, reprises parce que manquées, ou bien réitérées parce que jouissives, qui sait? » Dès son Sacre duprintemps, isolant le moment conflictuel, le répétant à outrance, Pina Bausch fait sienne la figure de la répétition. C’est précisément le principe agonal poussé à bout par la répétition qui fait éclater les drames enfouis, le vernis social, nos routines. Il montre le caractère fabriqué de nos codes sociaux et sexués. C’est un rituel sans pardon. La chorégraphe, cette « farouche du ressassement » (Vernay 2009), non seulement exhorte ses danseurs et ses danseuses au-delà de leurs propres limites physiques, mais elle amène également les spectateurs et les spectatrices dans une expérience d’où l’on ne sort pas indemne.

Pourquoi ces scènes d’affrontement, réitérées sans cesse? Pourquoi tant de déchirements dansés, parlés, mimés? Une réponse possible, et qui vaut surtout pour les premières pièces de Pina Bausch, des années 70 au milieu des années 90, est que la chorégraphe révèle par cette esthétique de l’excès les multiples façons d’assassiner quelqu’un, dans la société et dans le champ de l’amour. L’affirmation de l’écrivaine autrichienne Ingeborg Bachmann dans son roman Malina – « La société est le royaume des crimes » (Koschel, Weidenbaum et Münster 1993a : 276) – vaut tout autant pour les chorégraphies de Pina Bausch. La thèse bachmannienne selon laquelle on peut traquer les germes et les ressorts du fascisme à l’intérieur des relations hommes-femmes se trouve renforcée et confirmée par l’oeuvre de Pina Bausch. L’emblématique Barbe-Bleue, notamment, se transforme en « cimetière des filles assassinées » (Koschel, Weidenbaum et Münster 1993a : 175)[9]. Comme Bachmann, la chorégraphe allemande cherche dans chaque cas le « cas limite » (Koschel, Weidenbaum et Münster 1993b : 276), qu’elle produit en utilisant les procédés de la répétition et de l’exagération. Ce qui ne veut pas dire qu’elle oppose à la normalité un cas extrême, mais qu’elle cherche dans chaque cas, même le plus normal, banal, quotidien, le cas limite qui instaure une dynamique agonale, une interaction entre le réel et l’utopie : « C’est dans ces tensions extrêmes qu’elle excelle et qu’elle trouve la matière même de ses chorégraphies » (Gauthier 2008 : 182). Comme si, de par ce langage physique de l’affrontement, du frottement, des résistances, elle se mettait à faire vibrer les codes qui ne sont plus alors des formes figées, mais des formes malléables, transformables.

En répétant une dynamique agonale, la chorégraphe introduit souvent une variation. Elle inverse la gestuelle ou le moteur du mouvement, l’initiative pouvant venir des femmes ou des hommes. Dans Kontakthof, deux blocs s’affrontent à plusieurs reprises sur une musique de boogie-woogie. Lors de la première occurrence, les hommes traversent l’espace latéralement de gauche à droite, assis sur leurs chaises, les emportant avec eux, tendant leurs mains dans une volonté de saisir les femmes qui, elles, sont debout devant le mur de droite, dans une posture défensive et gesticulant hystériquement. Une première variation reprend le même motif en inversant les rôles : désormais c’est une danseuse sur une chaise qui s’avance vers un homme contre le mur. Cependant, elle effectue la même gestuelle qu’auparavant, et l’homme, debout et contre le mur, maintient ses tentatives de l’attraper. Même si elle avance, lui reste le prédateur et elle, la proie. Puis nous assistons à une seconde variation où un bloc de femmes s’avance, certes toujours avec la même gestuelle, mais en collectif, ce qui change considérablement l’effet. Une nouvelle force s’en dégage. Le signifiant de la défense se mue en signifiant de la révolte. Cette scène montre à nouveau – comme dans la séquence déjà analysée de l’impact des mots sur le corps de l’autre en face –, la manière dont le dispositif agonal permet de renverser les positions de personne dominante et de personne dominée, d’imaginer une lutte à égalité ou, comme l’affirmait Caillois dans un passage déjà cité, de créer artificiellement des conditions d’égalité.

Pina Bausch aimait l’expérimentation, elle aimait permuter les rôles, les places de chacun et de chacune pour voir ce que cela produit d’autre, ce que cela modifie dans notre perception d’autrui et de nous-mêmes. Selon Hoghe (1987 : 15), dans le théâtre de Pina Bausch, « on peut faire l’expérience d’une vision autre et constater qu’il est possible de parvenir à des perceptions très différentes d’une même chose ». Répéter les mêmes scènes de combat, en faisant faire aux femmes les gestes des hommes, et vice versa, en permutant les positions de domination et de soumission, comme dans le duo rampant dans Barbe-Bleue déjà cité, et pousser cela à outrance, est une façon de produire d’autres dispositifs, d’autres possibles. Avec chaque variation, le sens se déplace, de nouvelles postures, par exemple devant la domination masculine, sont expérimentées.

Nous voudrions terminer notre réflexion en abordant la dimension subversive des répétitions et de la surenchère chez Pina Bausch, et ce, en évoquant la récurrence de l’eau comme élément scénographique ainsi qu’une certaine obsession pour ce qui est de laver, de frotter et de vouloir effacer des taches. De nombreuses pièces proposent des variations sur ce thème, et dans la plupart des défilés bauschiens le geste quotidien de se laver fait partie du vocabulaire de base. Dans Terre verte (Wiesenland, 2000), les femmes dans leurs belles robes de soirée épongent le sol avec des serviettes blanches. Les danseurs versent des seaux d’eau sur la tête des danseuses. Cependant, variation intéressante, les danseuses elles-mêmes aussi plongent leur tête dans des seaux d’eau, de façon répétitive, quasi compulsionnelle. Ce que cette esthétique de l’excès semble alors dénoncer, c’est le lourd héritage d’une imagerie d’une Ève pécheresse et coupable, de la femme impure, l’association du féminin à de la saleté et l’intériorisation de ce code culturel par la femme. Ainsi, elle est constamment en train de laver pour se laver d’une faute ou d’une impureté que la société lui impute. Xavière Gauthier (1979 : 7), dans un numéro de la revue Sorcières consacré au thème de la saleté, avait formulé ce principe ainsi :

En effet, de même qu’il incombe aux femmes de sans cesse nettoyer, il leur incombe de sans cesse se nettoyer. Et les contraintes sont liées. Dans la frénésie de la ménagère, il y a sans doute de cette angoisse qui saisit la 5e femme de Barbe-Bleue à tenter d’effacer la tache de sang sur la petite clef, la tache du pêché [sic]. Filles d’Eve [sic], les ménagères, essayant, affolées, de laver leur faute.

Par ailleurs, Pina Bausch y inscrit une deuxième subversion : lorsque les hommes leur versent des seaux d’eau sur la tête, les femmes, sereinement assises sur leurs chaises, continuent tranquillement et langoureusement de fumer leurs cigarettes et elles affichent une sorte de toute-jouissance. Elles ne se laissent pas perturber par ces rites d’ablution à leur égard : une variation du thème dans laquelle s’est glissé à nouveau le signe de leur résistance.

Le féminisme en question

La figure de la répétition confirme-t-elle les stéréotypes du genre ou les subvertit-elle? L’univers de Pina Bausch relève-t-il d’une dimension féministe ou non? La question ne fait pas consensus. Certes, l’artiste elle-même ne se considère pas comme féministe. Selon ses propres dires, elle s’intéresse « davantage à la personne telle quelle » (Hoghe 1987 : 28), ce qui sous-entend que le féminisme ne parlerait que des femmes. On peut toujours regretter, de la part de femmes aussi émancipées, une vision si réductrice du féminisme. Sans doute faut-il contextualiser cette posture et voir dans le militantisme féministe de l’Allemagne des années 70 une raison pour laquelle Pina Bausch n’aurait pas voulu intégrer ce mouvement, méfiante à l’égard de toute idéologie. Pourtant, c’est bien de lutte de sexes qu’il s’agit dans son oeuvre.

Ce qu’en disent la plupart des critiques est tout aussi regrettable, dès que l’on déchiffre ce que leurs commentaires insinuent comme vision du féminisme. L’argument majeur consiste à dire que le féminisme constitue le combat des femmes contre l’oppression mâle et dans ce sens, évidemment, Pina Bausch va bien au-delà puisqu’elle s’intéresse à la complexité des rapports entre hommes et femmes (Bentivoglio et Carbone 2007 : 68). Même dans l’excellent ouvrage de Gauthier (2008 : 157), nous repérons cette argumentation : « Il n’existe plus que les hommes et les femmes sans que pour autant son discours puisse être réduit à une oeuvre féministe. Ce sont les complexités des rapports hommes-femmes qu’elle déconstruit et reconstruit comme un jeu de Lego sous nos yeux. » Comme si c’était une « réduction » d’interpréter son oeuvre comme féministe? Comme si le féminisme ne travaillait pas sur les « complexités des rapports hommes-femmes »? Comme si féministe s’opposait à humaniste? C’est toujours insinuer que le féminisme reste confiné dans la particularité, que c’est un discours victimiste. Pourtant, le féminisme est pluriel et se décline par des voies fort diverses (Gubin et autres 2004 : 17) :

Non, les féminismes n’ont pas parlé d’une seule voix; ils se sont nourris à des influences diverses, libérales, socialistes, religieuses et certains ont même sombré dans la tentation nationaliste ou totalitaire. Non, les féminismes n’ont pas proposé de renverser les rôles, ou d’inciter à la prise de pouvoir féminine ou féministe, en dépit des caricatures qui s’en donnent à coeur joie. Ils n’ont pas déclaré de guerre systématique aux hommes, mais ont tenté de transformer la société tout entière en modifiant les relations de genre, un projet auquel des hommes ont aussi pleinement adhéré.

Hélène Marquié formule une autre critique. Elle détecte derrière la prétendue dimension subversive de l’esthétique bauschienne une grande « stabilité du genre » (Marquié 2014 : 138), car la hiérarchie entre les sexes ne serait jamais vraiment dépassée, ni sur le plan thématique ni sur le plan formel (2014 : 147) :

Tout concourt à proposer une vision univoque, à mettre en scène des modalités de la domination masculine, les faire revivre aux interprètes et au public, sans qu’une déconstruction des codes de la représentation (théâtrale ou chorégraphique) concernant le genre permette l’ouverture d’un espace critique.

Notre réflexion, tout au contraire, s’attache à montrer que l’oeuvre de Pina Bausch relève bel et bien d’une dimension féministe. En investissant la dynamique agonale, comme nous l’avons exposé, Pina Bausch crée d’autres possibles, notamment l’égalité des sexes du fait de la compétition créatrice, de la lutte comme jeu, de l’inversion des rôles entre ceux et celles qui gagnent ou qui perdent. Cette esthétique est féministe puisqu’elle travaille sur la complexité des rapports hommes-femmes, puisqu’elle souligne l’importance du genre dans nos rapports sociaux et dans le formatage de nos corps.

D’un point de vue théorique, nous situerons le féminisme de Pina Bausch dans la lignée d’une Hélène Cixous et d’une Luce Irigaray. Ce qui rapproche la chorégraphe de Cixous, c’est son goût du différentiel, son intérêt pour l’entre-deux des relations masculin-féminin et pour la part inéchangeable dans l’échange. Il s’agit de rendre féconde la différence en faisant preuve d’ouverture à l’égard de l’autre, en se laissant traverser par l’autre, mais sans se laisser aliéner par l’autre (Cixous et Calle-Gruber 1994 : 63) :

Là où l’échange est impossible, se fait un échange, là où le partage est refusé, nous partageons ce non-partage, ce désir, cette impossibilité […] Nous nous tenons séparéunis, goûtant séparément-ensemble le goût indicible de la différence sexuelle telle qu’elle se donne (sans se donner)[10].

Ce qui rapproche Pina Bausch d’Irigaray, c’est la stratégie subversive du rire, la mimesis subversive qui consiste à « faire ‘apparaître’, par un effet de répétition ludique, ce qui devait rester occulté » (Irigaray 1977 : 74). Certes, à partir des pièces du milieu des années 90, la dimension satirique s’efface au profit de créations plus légères, moins subversives. Cependant, le travail de Pina Bausch en amont, à force d’exagérer, de repousser les limites, de redessiner les frontières entre les sexes, a participé à la déconstruction des rapports sociaux de sexe. Il constitue le véritable héritage bauschien sur la scène contemporaine. Il a favorisé l’éclosion d’esthétiques de l’excès, décloisonnant les genres théâtre/danse et creusant une gestuelle du quotidien et une esthétique de la liminalité, comme chez Maguy Marin en France, Pippo Delbono en Italie ou Alain Platel en Belgique.

C’est bien grâce au principe de la répétition que Pina Bausch dépasse l’essentialisme. La répétition révèle la dimension codifiée d’un corps. Elle révèle aussi les procédés d’apprentissage, y compris l’intériorisation de rôles sexués. Le corps n’est pas donné comme « naturel ». Pina Bausch nous oblige à faire face à son caractère construit. Elle montre comment les stéréotypes du genre sont incorporés dans nos gestes, postures, mouvements : « Through repetition of gestures, words, and past experiences, Bausch’s dance theater can be defined as the body’s consciousness of its history as a symbolic and social subject in constant transformation » (Fernandes 2001 : 11). Le traitement du corps chez Pina Bausch est ainsi plus « post-dramatique » (Gateau 2012 : 36) qu’essentialiste.

Un autre procédé, fondamental dans l’oeuvre de Pina Bausch et qu’il faut mentionner dans ce contexte, est le montage. Tout l’aspect subversif découle de la simultanéité d’éléments insolites et hétéroclites sur scène qui se fécondent réciproquement, induisant une tension critique. En faisant se chevaucher, par exemple, la musique de variétés chantant l’hymne au grand amour et les gestes qui dérapent ou d’autres humiliations entre hommes et femmes, elle déconstruit le mythe romantique de l’amour, ses leurres, ses pièges, notamment pour les femmes que la société a tendance à cantonner dans ce domaine (Beauvoir 1976 : 539-573). Pina Bausch y répond par une satire mordante, mettant en avant l’aliénation dans l’amour. Mouvements, paroles, musiques, décors, films et sketchs sont autant d’éléments qui composent ses pièces et produisent différentes perspectives sur ce qui est montré. La déconstruction s’opère dans les interstices du montage. Tout comme son héritière dans la danse-théâtre allemande, Sasha Waltz, Pina Bausch laisse une grande place à la spectatrice et au spectateur. À partir de variations sur les clichés du genre, de leur mise en scène et mise en éclats, l’imaginaire déploie d’autres lignes de frontières et de combats possibles, sur un pied d’égalité.

On pourrait également émettre l’hypothèse paradoxale que c’est en raison de la forte dimension comique des pièces de Pina Bausch que leur dimension féministe est minimisée. Paradoxale puisque mimer tout en exagérant les stéréotypes du genre afin de les déconstruire est, depuis les années 70, une stratégie courante et largement conceptualisée par les études féministes. Cependant, le comique n’est pas une catégorie en soi. Il n’advient que s’il y a connivence, paroisse. Il est possible de vivre les détournements ludiques des codes comme un divertissement, voire comme une répétition qui se moque davantage des « pathologies » des femmes, et il est possible d’y déchiffrer une critique au vitriol et donc une arme féministe. Chez Pina Bausch, la guerre des sexes n’est pas que lutte et oppression, elle est aussi jeu et séduction, le principe agonal précisément insufflant une dynamique, une mobilité fondamentale de la frontière. Qui la trace? Comment? Où? De quoi est-elle faite? C’est cette dynamique qui a été léguée à celles et ceux qui l’ont suivie, et que nous reconnaissons à fortiori dans la scène contemporaine.

Lors d’une performance récente de la chorégraphe française Mathilde Monnier et de la performeuse espagnole La Ribot, performance intitulée Gustavia (2008), une longue séquence semble être un hommage au célèbre solo de Jo Ann Endicott en maillot de bain bleu dans Valses de Pina Bausch. Jo Ann Endicott avait exprimé de façon rageuse et souveraine les contraintes du canon de beauté féminine en nommant à la fois l’idéal normatif et son propre affranchissement. Elle énonçait et jouait ce qu’elle énonçait, tout en arpentant d’un pas décidé et ostentatoire le plateau (Bausch 2012 : 12) :

I don’t need your help or anybody else’s help, thank you. When you sit down like this your legs look really fat, ugly and revolting. When you’re supposed to sit with your knees together like this do they just automatically fall apart like that. When you wear a bra... this chair could be out of here Dominique… are your boobs up here, and if you don’t – they hang. Yes they hang […] I can make a fist, I can stretch, if I want to, and if I want to, I can... But I don’t want to. Not yet. And as I said before: if I wear a bra, the boobs hang up here and if I don’t – they hang, they sack down on the ground. And if I stand up like this, it looks [fine], but if I don’t, it’s a sloven, a sloven.

Durant leur performance, les deux danseuses se trouvent debout sur deux chaises juxtaposées et hurlent le même canon de beauté sous son visage double : conformisme d’un côté et défaillance de l’autre. Ce clivage de voix, dont Jo Ann Endicott était encore l’unique porte-parole, est ici départagé : l’une prend en charge le discours de la beauté standard à laquelle elle s’identifie exclusivement, l’autre incarne son échec et l’autodévalorisation, mais la norme est la même. Elles parlent en même temps, et tout le plaisir provient de cette simultanéité. Les références à l’univers chorégraphique de Pina Bausch semblent évidentes : la chaise comme élément scénique, les femmes debout sur les chaises (comme dans Valses et d’autres pièces de la chorégraphe), le hurlement, la polyphonie, les contraintes normatives qui pèsent sur le corps de la femme, l’affranchissement, la compétition. Leur performance travaille sur la gémellité et décline subtilement des postures (comment s’asseoir sur une chaise), des sentiments (les pleurs) et des discours (beauté normative). Le conflit s’élabore et se révèle par la dynamique agonale entre les deux voix, lesquelles se précipitent, comme dans une compétition, pour se dire et s’affirmer en parlant. Les réminiscences du solo de Jo Ann Endicott dans Gustavia sont ainsi un exemple emblématique de l’impact de l’esthétique bauschienne sur la scène contemporaine, notamment dans sa façon de décloisonner danse et théâtre, d’élaborer des images de femmes extrêmes et de rendre mobile l’espace entre deux extrémités.

Le traitement de l’agonal chez Pina Bausch, soutenu par la répétition, la variation et la surenchère, fait donc apparaître la dimension féministe de son esthétique. Il révèle la fonction créatrice du conflit. Il montre comment sortir d’une lutte des sexes réduite à une opposition binaire et stérile, et comment la transformer en dynamique agonale et inventive entre deux sujets égaux. Ses créations, certes, dénoncent les rapports de pouvoir, la façon dont les corps apprennent et reproduisent les schémas hiérarchiques et aliénants que la société leur impose, mais elles leur impriment également des mouvements de fuite et explorent différentes possibilités de rencontres. Simultanément par rapport à la vision critique, elles inscrivent le désir de liens sur un pied d’égalité. C’est précisément en poussant à l’extrême le jeu des polarités, tout en leur imposant des inversions et des variations, que Pina Bausch met l’accent sur la ligne de dé-partage. La frontière mue par deux forces devient mobile. Nous pourrions dire aussi qu’elle « spatialise » les polarités, qu’elle leur insuffle une dynamique, qu’elle rend visibles, mobiles, interchangeables les bords d’une chose. Le mouvement prend ainsi le relais de ce qui fige et assassine dans le code, et la danse-théâtre requiert une vertu « anticoagulatrice » : elle oeuvre contre la solidification, la fixation, l’enfermement et elle décale l’affrontement qui n’est plus simple opposition ni répétition, mais jeu et expérimentation inscrivant comme possible un rapport d’égalité. L’angoisse se mue ainsi en créativité.