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D’entrée de jeu, j’ai été captivée par ce volume, tant pour son regard qui embrasse large que pour l’analyse approfondie menée par l’auteure Sylvie Martin. Cet ouvrage au titre à la fois magnifique et terrible porte sur l’ectogenèse, communément nommée « utérus artificiel ». À notre époque, le projet de l’ectogenèse n’est plus de l’ordre de l’impossible. Depuis plusieurs décennies, la biomédecine reproductive s’intéresse aux stades préembyonnaire et embryonnaire du développement humain. Le processus de la nidation extracorporelle est désormais conçu comme possible sur le plan technoscientique et défendu par une frange scientifique significative. Et la néonatalogie a fait, on le sait, d’énormes avancées au xxe siècle – bien que les résultats pour un nombre significatif de parents et d’enfants ne puissent pas toujours être qualifiés de progrès. Bref, on gagne du terrain sur le plan technoscientifique, de la préconception à la période postnatale.

L’auteure pose dans son ouvrage une question centrale (p. 12) : « Par quelle spirale sociohistorique la grossesse est-elle devenue « facultative », tant du point de vue de l’interventionnisme technoscientifique que de la désirabilité sociale? ». On se demande si c’est vraiment le cas. Elle en fera une démonstration pourtant assez convaincante.

Sylvie Martin mène sa réflexion à partir d’une approche qui rappelle le fait social total de Mauss sur le don, mais, cette fois-ci, le fait social total est le corps dans son expérience corporelle particulière que sont la grossesse et la maternité.

L’ouvrage comprend cinq chapitres, dont deux constituent plus de la moitié du contenu : les approches modernes et postmodernes du corps et de la procréation. L’introduction convainc non seulement de l’importance du sujet, mais aussi de sa portée et de son ampleur sur les représentations, l’organisation sociale, les rapports sociaux de sexe et la vie sociétale. La procréation agissant comme révélateur des rapports sociaux, elle acquiert, de ce fait, une signification globale et devient une totalité. Ce cadre d’analyse large et englobant dégage un sens qui dépasse les individus, et c’est là tout son mérite. À vrai dire, l’auteure décortique l’oeuvre de la raison instrumentale en rapport avec ses résonances culturelle et sociale profondes. Le volume se situe alors en droite ligne avec l’analyse de Vacquin, dont la citation suivante ouvre sur les perspectives décrites (Vacquin 1990 :297) :

Que la philosophie méprisée, le droit ensommeillé, la psychanalyse en crise ou la métaphysique que l’on croyait morte se réveillent : nous avons à comprendre pourquoi nous fabriquons un monde où les embryons sont froids et les cadavres chauds. Faute de quoi, et sous couvert de modernité, nous risquerions d’aborder en des temps inconnus et gothiques où le gouvernement de la science masquerait mal le gouvernement des pulsions.

Comment appréhender l’ectogenèse en tant que phénomène sociologique, anthropologique et philosophique? En dernière analyse, l’intérêt sociologique est de voir la manière dont ces nouveaux repères anthropologiques modifieront les rapports sociaux de sexe et de classe, outre qu’ils mettront en oeuvre une redéfinition de la procréation. Sur le plan anthropologique et philosophique, l’existence de l’ectogenèse générera une redéfinition inévitable des repères filiaux et de la conception « classique » de l’être humain. L’auteure a raison de parler de rupture anthropologique du fait que tous les enfants naissent d’un corps féminin. Malgré la marginalité de certaines recherches, comme implanter un utérus artificiel dans un corps masculin ou des tentatives de gestation interespèces, on observe une logique de développement technoscienfique qui échappe aux individus et fait système, encouragée en cela par des représentations ou des symboliques fictionnelles ou mythiques. Surtout, même si c’est le résultat de recherches indirectes et provenant de diverses voies, ces recherches convergent potentiellement vers l’ectogenèse.

Martin synthétise en une quinzaine de pages l’histoire de la médicalisation de la grossesse, avec des références pertinentes et abondantes sur, notamment, la présence des sages-femmes, la dimension communautaire et féminine de l’accouchement, la césarienne comme caractérisant le début de l’intervention masculine et de la masculinisation de l’obstétrique en même temps que signant leur extériorité au processus de l’enfantement, la marginalisation subséquente des sages-femmes et leur association à la chasse aux sorcières.

Deux chapitres portant sur les approches moderne et postmoderne du corps féminin et de la procréation constituent le noyau dur de la démonstration. L’obstétrique, subissant l’influence de l’industrialisation et du libéralisme, « adopte une vision mécanique de l’engendrement qui le rapproche du modèle économique de production, ce qui nourrit la métaphore de la mère-machine et de l’enfant produit ou marchandise » (p. 72). On induit ainsi une logique d’intervention qui occulte l’action du corps maternel dans le processus d’enfantement. Avec force détails et références, Martin nous amène à constater que le corps devient de plus en plus perçu comme inactif, obstructif et présentant bien des imperfections. L’intérêt grandissant pour le foetus en fait graduellement un sujet en soi et un patient à traiter. La naturalisation-biologisation de la maternité dans ses « défauts de fonctionnement » marginalise le rôle des rapports communautaires et les dimensions culturelles desquels la maternité tire son sens humain. Selon l’auteure, l’adhésion des femmes aux pratiques médicales et institutionnelles ainsi qu’aux représentations sociomédicales est à interpréter dans le contrôle qui rassure (surveillance sur écran cathodique, techniques de dépistage et de monitorage (monitoring), césarienne de convenance, etc.) et qui agit illusoirement comme affirmation de l’autonomie de l’individu.

La thèse de l’auteure est présentée ici à grands traits. Nous passons de la fécondité subie puis maîtrisée à la fécondité voulue, désirée et présentée comme un absolu. Citant Gauchet, Sylvie Martin souligne que « [l’]enfant est d’autant plus désiré qu’il est moins l’enfant de la nature. Plus il est le fruit de l’artifice, quel que soit celui-ci, plus il est ce qu’il doit être, c’est-à-dire l’enfant de ses parents » (2004 : 110). Et nous ajouterions l’enfant que l’on choisit, libre de toutes tares, de toutes imperfections dans un contexte où le corps moderne est perçu comme non fonctionnel, inefficace, dépassé. Corps imparfait que l’on tente de corriger par la génétique ou les transformations corporelles.

L’appropriation symbolique de l’enfant marque nos rapports familiaux et sociaux contemporains illustrée par le « droit à l’enfant ». En rapport avec cette rupture de la symbolique totalisante du corps maternel et de la filiation se prépare le terrain d’accueil de nos conceptions postmodernes de la procréation et de l’être humain.

L’auteure se penche longuement sur le passage de la médicalisation à la biomédicalisation puis à la « technoscientifisation » des interventions médicales, particulièrement par les techniques de surveillance liées à la grossesse, à l’accouchement et à la procréation médicalement assistée (PMA). Le thème central du chapitre sur l’approche postmoderne du corps et de la procréation concerne l’effacement du corps subjectif incarné – et l’on pourrait largement appliquer cette lecture au corps humain en général. Le corps maternel vécu dans toute sa subjectivité, de même que l’expérience qui l’accompagne, a donc peu à peu été rétrogradé au rang d’anecdote. Son apport devient effectivement anecdotique au regard de la précision et de l’infaillibilité – surfaite – des interventions et des appareillages techniques devant lesquels il faut s’incliner vu l’indiscutable complexité technique. Les capacités des appareils techniques sont de nature à augmenter la complexité du rapport au corps. Le grand nombre d’informations portant sur une série de détails et de mesures, paramétré par la technique, accentue l’impression de vivre un événement risqué. Et les normes paramétriques de même que les indications médicales élargissent d’autant le spectre des interventions. Bref, le moniteur amène davantage d’informations guère ressenties que la patiente elle-même ne peut le faire. Ce qui n’est pas propre à l’obstétrique, mais fait en sorte que « la version maternelle de la réalité doit en tout temps être certifiée par les autorités biomédicales » (p. 136). Curieux paradoxe tout de même que l’occultation de l’expérience de ce corps dans une société qui, par ailleurs, cultive le culte du moi, entre autres par l’exposition du corps. Du même coup, alors que les conditions sociosanitaires n’ont jamais été aussi bonnes en Occident, la grossesse et l’accouchement font l’objet d’un regard associé aux risques et justifient donc comme une roue qui tourne sur elle-même la surveillance biomédicale. Nous ne pouvons nous étendre ici sur l’échographie, le diagnostic prénatal ou la PMA. Toutefois, le témoignage rapporté d’un médecin illustre bien cette tendance : « des grossesses normales, il n’y en a plus » (p. 141). L’anthropologue Katz Rothmans, rappelle Martin, a dévoilé cette logique lourde de l’échographie « qui détache technologiquement la mère de son propre corps pour ensuite faire de l’échographie l’occasion idéale de se rapprocher de sa grossesse, d’apprendre à connaître le foetus, de faire du bonding » (p. 146).

Bien que l’ectogenèse ne soit pas une idée nouvelle, l’auteure met en évidence deux périodes récentes où les débats ont resurgi : les années 20 et 70, où notamment le féminisme a joué un rôle avec l’idée de libérer socialement, physiquement et sexuellement les femmes et d’en arriver ainsi à leur procurer un plus grand contrôle sur leurs corps. Les années 70 ont aussi mis l’accent sur l’assurance d’un meilleur contrôle du développement du foetus afin que la reproduction devienne plus efficace, moins dangereuse et finalement améliore la qualité de vie de tous et de toutes. Une fois encore, on observe l’adhésion des femmes au discours sur la sécurité et les risques. Dans un même ordre d’idées, dans un article paru dans le Cambridge Quarterly of Healthcare Ethics (2007), une bioéthicienne déplorait que la procréation naturelle ne soit pas encore prise en considération par la santé publique : afin de pallier toutes les difficultés médicales et sociales associées à la grossesse naturelle, elle faisait la promotion de la gestation extracorporelle. L’ouvrage de Martin est ainsi centré autour du discours des « pro-ectogenèse », et c’est sans doute en cela aussi qu’il est digne d’intérêt.

Cela dit, la conclusion de l’auteure aurait mérité de constituer un chapitre en soi. Parce qu’elle ouvre sur une perspective riche, parce qu’elle pose les véritables questions de fond : la réalisation de l’utérus artificiel est la volonté de dépasser la condition humaine, la condition corporelle. Ce dépassement transformerait les manières de vivre et de penser ce « vivre en société », les rapports sociaux dans leur ensemble, l’expérience de la liberté et « la capacité éthique de poser des limites à nos actions » (p. 199). Ce dépassement de notre humanitude modifierait l’exercice de la liberté politique. Autrement dit, l’enjeu technoscientifique est politique avant que d’être un enjeu de contrôle sur la nature. La « vraie liberté » « s’exerce par la pensée et l’action politique et la construction d’oeuvres durables » (p. 205). Ajoutons ici le propos de Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »