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« L’artiste, à l’évidence, dépasse les bornes, ou prend le risque de les dépasser. »

Ardenne (2006 : 12)

Si chaque époque a été traversée par un besoin d’aller au-delà de l’ordre établi, le xxe siècle, « âge des extrêmes » (Hobsbawm 1994), a été particulièrement marqué par ce désir d’excéder les limites, qu’elles soient politiques, morales ou artistiques. Longtemps laissées dans l’ombre, les femmes revendiquent alors une place dans la société et dans l’art. Parmi elles, les avant-gardistes gagnent des territoires nouveaux, comme pour échapper aux codes et aux interdits qui leur portent atteinte depuis des siècles. Elles remettent en question le genre et les frontières qui le délimitent avec une certaine radicalité. Cette volonté de perturber et de mettre à mal les idées reçues se traduit par une forme d’excès et de provocation. Comment, par la création, les « femmes extrêmes » transgressent-elles certains tabous et entraînent-elles le spectateur ou la spectatrice à repousser les limites qu’il ou elle s’impose?

Pour répondre à ces questions, nous nous pencherons sur les oeuvres de deux artistes exploitant la technique du photomontage, Hannah Höch et Wangechi Mutu, pour rendre compte de leur vision de la représentation et de l’identité féminine.

En pleine Première Guerre mondiale, Hannah Höch, figure principale du dadaïsme berlinois, met en place ce procédé de déconstruction-recomposition, le plus apte, selon elle, à révéler la violence de la guerre. L’audace artistique dont elle fait preuve va de pair avec l’émancipation qu’elle recherche sans cesse dans son mode de vie. Déjà présente dans ses productions, l’image de la femme et de sa fonction dans la société sera exploitée dans les oeuvres de Wangechi Mutu, à la fin du xxe siècle. Ces deux artistes mettent en pièces la représentation idéalisée de la femme. Pour sa part, Wangechi Mutu s’intéresse plus particulièrement au corps, véritable baromètre des mutations d’une société. Elle réinvente la technique d’Hannah Höch en la poussant jusqu’au bout de ses possibilités.

Après avoir traité du processus poïétique, nous verrons que l’extrême s’instaure dans cette relation entre l’artiste et le spectateur ou la spectatrice. Nous étudierons en quoi la représentation de situations proches de l’insoutenable nécessite une distance essentielle à la réception esthétique et au questionnement philosophique.

L’âge des extrêmes

Des artistes femmes : l’audace des avant-gardes

Il est important de nous questionner sur la place des femmes dans l’histoire de l’art. L’association des termes « femmes » et « artistes » ne va pas de soi. Longtemps, la carrière artistique n’a été réservée qu’à des hommes, le deuxième sexe se voyant refuser les cours de nus, la formation académique devant rester dans l’espace privé du foyer. Les femmes dessinaient ou peignaient mais pour se divertir et non pour faire carrière. Quelques exceptions ont marqué cependant les siècles comme Élisabeth Vigée-Lebrun ou Artemisia Gentileschi…

Or, au xxe siècle, les avant-gardes font rupture avec les codes formels mais aussi idéologiques du passé. Certaines femmes rejoignent les mouvements modernes. Cela est dû à deux raisons sociales : l’accès à l’éducation, d’une part, et la capacité de ces femmes à acquérir une autonomie morale et financière, d’autre part. Ces deux éléments seront essentiels au développement de leur carrière artistique.

Cependant, si ces facteurs évoluent, les mentalités demeurent très conservatrices et les femmes restent minoritaires dans les groupes artistiques. Ainsi, Hannah Höch, venant d’une famille allemande bourgeoise, ne pourra pas intégrer les Beaux-Arts, école très mal vue par sa famille, et devra choisir la voie plus classique des arts appliqués. À l’école de Charlottenburg à Berlin, elle étudie la calligraphie et la broderie. Elle intégrera ainsi cette technique mineure réservée aux femmes à ses collages mais en la détournant malicieusement.

Sa rencontre avec Raoul Hausmann conduit Hannah Höch à enrichir sa pratique artistique. Lors d’un séjour au bord de la mer Baltique, les deux perfectionnent la technique du photomontage. Hannah Höch se l’appropriera en particulier pour remettre en question le genre. Hausmann l’a introduite rapidement dans le cercle dada et lui a permis de participer à certains évènements, mais non sans difficultés. Par exemple, en 1920, Georges Grosz et John Heartfield se sont opposés à la présence de Hannah Höch à la Foire internationale de Berlin. Elle se vengera plus tard avec humour en greffant les visages de ces derniers sur des corps de danseuses dans son célèbre collage Coupe au couteau de cuisine dada dans la dernière époque culturelle de l’Allemagne de Weimar, celle de la grosse bedaine weimarienne[1].

Malgré les propos en apparence féministes de Hausmann, ce dernier se conforte dans son rôle de maître, ne voulant en aucun cas compromettre sa liberté. Marié et père d’un enfant, il refusera de se donner entièrement à Hannah Höch. Le collage Da-Dandy[2] révèle avec ironie les tiraillements dont Hausmann est victime. Ce collage représente la relation de Raoul Hausmann à la femme. La superposition des visages, des mains et des pieds féminins exprime les obsessions qui hantent son esprit. La complexité du photomontage, où les différents visages féminins s’imbriquent et forment le profil de Hausmann, est à l’image de la relation compliquée entre les deux artistes. Hannah Höch lui demandera d’effectuer un choix et se décidera à le quitter en 1923. Elle vivra des amours passionnées avec des femmes, dont l’écrivaine Til Brugmann, sujets de nombreuses oeuvres. Le collage Sur la voie duseptième ciel[3] apparaît comme un affront direct aux conventions sociales des années 30 en Allemagne puisqu’il célèbre le plaisir entre femmes.

Cette relation tumultueuse et les oppositions que Hannah Höch a rencontrées au sein de son propre groupe l’amènent ainsi à remettre en question plus précisément le rapport entre les sexes et l’ambiguïté d’une société qui se dit moderne, mais qui est encore imprégnée des codes du patriarcat : « Elle semble en effet avoir eu une vive conscience de son statut de femme et qui plus est de femme artiste à un moment où dans l’avant-garde la plus subversive quant au ton, l’égalité des sexes n’allait pas de soi si même elle était constamment discutée » (Pelzer 1976 : 47).

Près d’un siècle plus tard, Wangechi Mutu se heurte à des interrogations et à des difficultés semblables, liées à son parcours personnel. Cependant, son intérêt pour la représentation de la femme se mêle à une démarche anthropologique. Elle porte son regard sur la figure de l’autre, la femme noire qui s’inscrit dans la différence, voire la négation. Le genre prend toute sa signification : il est alors question du genre non seulement sexuel mais aussi ethnique.

Wangechi Mutu : la perception de l’altérité

L’oeuvre de Wangechi Mutu se lit aussi sous l’éclairage de son histoire. Si l’espace-temps est différent de celui dans lequel évolue Hannah Höch, nous y retrouvons cependant des questionnements identiques. Née à Nairobi en 1972, Wangechi Mutu a grandi dans un pays où la femme est l’objet de violences et d’oppression. Cette artiste s’intéresse à la place de la femme dans la société contemporaine africaine mais aussi à la perception de la femme africaine dans le monde occidental. Ce déplacement ou « dé-centrement » est lié à son histoire. De nationalité kenyane, elle part étudier en Angleterre puis aux États-Unis. Dans ces pays, elle est vue comme l’étrangère. Malgré la mondialisation qui incite aux déplacements et aux métissages, les sociétés occidentales restent cloisonnées et attachées à des modèles homogènes. Ayant étudié l’anthropologie et la sculpture, vivant et travaillant à Brooklyn, Wangechi Mutu a été marquée par l’absence de diversité dans la représentation collective occidentale dominée par la figure blanche : « Dans ce contexte, en tant que femme noire, africaine, immigrée, elle a pu être considérée comme une étrangère, elle transcende alors son impression d’isolement dans l’exercice de son art s’appuyant sur les problématiques de la diaspora africaine » (Chalu 2013).

Comme Hannah Höch qui a éprouvé des difficultés à se faire accepter par les hommes dadaïstes, Wangechi Mutu est vue comme l’Africaine, l’étrangère, l’autre. Cela la conduit à s’interroger sur ses origines et son identité. L’originalité de sa démarche réside dans le fait de croiser et d’hybrider les formes d’oppression. Elle ne se concentre pas uniquement sur la perception de la femme noire, mais aussi sur les différentes formes de domination s’exerçant sur le corps féminin. Elle gagne ainsi une sorte d’universalité.

L’exil et toutes les difficultés qu’il entraîne amènent Wangechi Mutu à élaborer une technique particulière. La femme qu’elle est devenue possède plusieurs identités et ne peut être représentée par une seule image. La combinaison entre peinture et collage lui permet d’insister sur ces différentes facettes d’un être humain, mais aussi de mettre en valeur les différents stéréotypes dont est victime la femme noire, comme autant de blessures à vif.

La représentation de l’extrême : l’anatomie d’une technique féministe

Le collage incarne le médium le plus apte à représenter des situations qui outrepassent les limites de la raison, de la morale, de l’esthétique. Nous pourrions rapprocher les logiques du collage de celles de l’extrême. Comme le souligne Paul Ardenne (2006), l’extrême se caractérise par deux qualités principales : du nom latin extremus, il signifie « au-dessus, ce qui surplombe, ce qui se tient à distance du commun » et de l’adjectif exter, il renvoie à ce qui est extérieur, ce qui ne se situe pas dedans, mais en dehors du lieu de référence. Le collage est traversé également par ces deux mouvements. En découpant un motif dans un magazine, l’artiste l’extirpe de son contexte initial puis le réinsère dans un nouveau. Il y a alors transgression des frontières entre les catégories, car on intègre un élément à un champ qui lui est étranger. L’essence hybride du collage engendre une dialectique. L’association de deux unités produit une nouvelle signification qui dépasse le sens originel. Et l’assemblage de réalités diverses produit de nouvelles interprétations. Hannah Höch découpe aussi bien des titres de journaux que des photographies, et elle mêle texte et image. Wangechi Mutu, de son côté, associe des illustrations de journaux divers : sport, voyage, mode ou pornographie et elle confronte photomontage et graphisme. Sa technique s’oppose à l’homogène pour lui privilégier l’hétérogène, le mélange des genres.

Le photomontage comme arme de guerre

L’extrême concerne à la fois le contenu et la forme du photomontage. Ce procédé met en image ce qui est de l’ordre de l’inimaginable, de l’indicible et, dans le même temps, fait éclater les frontières arbitraires entre les éléments.

Dans les collages de Hannah Höch, l’extrême renvoie tout d’abord à la situation historique de l’Allemagne, à la « grande guerre » qui a conduit à une immense « boucherie ». La civilisation a débouché sur la monstruosité, révélant une « crise de l’esprit » (Valéry 2000 : 405-414). Les soldats reviennent du front traumatisés et défigurés, avec des blessures qui remettent en cause leur statut d’humain. Prothèses, amputations hantent ainsi les peintures de Georges Grosz. La violence de ce contexte est aussi au coeur du travail de Hannah Höch. Celle-ci trace le portrait d’une époque tiraillée entre les traumatismes d’un conflit sans précédent et la soif insatiable de libération.

C’est ce qu’exprime l’artiste elle-même (Höch 1976 : 24) :

Nous avions tous été comme comprimés dans un corset par la guerre, et nous nous retrouvions laissés en liberté, de façon automatique. Mais pas seulement les dadaïstes. Ce qui se produisit et la façon dont tout se passa à cette époque est unique dans l’histoire. Les ouvriers avec le mouvement « Spartacus », les philanthropes avec leur mouvement anti-guerre dans tous les domaines, les militaristes avec leur putsch, les anarchistes avec leur terreur, ou encore l’anarchisme individualiste, les innovateurs en religion […] et enfin, les Suffragettes faisaient valoir le Droit des Femmes. Même ce mouvement avait également été interrompu par le début de la guerre. En Angleterre principalement avec Annie Besant, à la tête. Je n’avais donc pas adhéré, mais seulement vu comment une de mes tâches était d’essayer de saisir de façon figurative cette époque turbulente. C’est ainsi qu’apparut « Coupe au couteau de cuisine », entre autres.

Ainsi, dans ce collage, Hannah Höch prélève des images et des titres de journaux faisant référence à l’actualité politique de l’époque. Elle renvoie au gouvernement de Weimar qui essuie plusieurs révoltes militaires et civiles à partir de l’automne 1919 entraînant l’abdication du kaiser Guillaume II. Le groupe dada berlinois évolue vers une tendance révolutionnaire, certains membres s’affichant avec la ligue spartakiste qui milite pour la cause ouvrière. Le photomontage devient un moyen d’expression de leur positionnement politique.

En effet, le photomontage n’est pas seulement un procédé de composition, mais c’est surtout un moyen de communication. L’artiste puise dans les images très diffusées de la presse populaire et de la publicité des années 20. Nous pouvons ainsi reconnaître des hommes politiques de l’ancien régime impérial avec Guillaume II, soit le prince royal et le maréchal Hindenburg réunis dans l’angle supérieur droit de l’oeuvre. Hannah Höch place ces figures de l’Empire face au nouveau gouvernement avec le président de la République de Weimar, Friedrich Ebert. Enfin, elle inclut Karl Liebknecht, leader du parti communiste allemand et cofondateur de la ligue spartakiste dirigée par Rosa Luxembourg. Mais elle en fait des militants pour la cause dada en ajoutant l’impératif « Adhérez à Dada » (Dietmar 2004 : 44). Elle se réfère notamment aux éléments sanglants de la révolution spartakiste qui a eu lieu à Berlin en 1919.

Le photomontage est une forme de manifeste qui critique le socialisme de la nouvelle République allemande. Nombre de ses créations associent les thèmes du communisme et de l’égalité sexuelle, dans la lignée d’un féminisme qui s’est constitué en rapport avec le politique dès la fin du xixe siècle. En effet, l’émancipation féminine est associée ici aux combats spartakistes révolutionnaires (Bernard 2004 : 494) :

La révolution socialiste, matérialisée par les défilés de chômeurs – Karl Liebnecht et Rosa Luxembourg ne sont pas représentés – est associée à la libération de la femme, et c’est la célèbre danseuse Niddy Impekoven qui, au centre du montage, semble insuffler sa dynamique à la composition, par un simple saut de biche.

Cependant, ce procédé révèle toutes les contradictions de la république de Weimar qui, d’une part, fait preuve de progressisme en accordant le droit de vote aux femmes en 1918, mais qui est encore soumise à des visions réactionnaires enfermant la femme dans un statut d’épouse et de ménagère. Le progressisme est véhiculé par les magazines féminins prônant une « femme nouvelle » qui n’est rien d’autre que la résurgence d’un rôle traditionnel dans une époque industrielle et moderne. Le photomontage incarne un précieux outil permettant à Hannah Höch de présenter des faits sociaux et politiques tout en les détournant dans un esprit critique.

Cette technique devient également une véritable arme critique pour Wangechi Mutu. Cette dernière fait aussi de l’histoire la matière première de ses oeuvres en traitant notamment des guerres coloniales et civiles africaines. Ces évènements outrepassent les limites de l’humain et de la raison, révélant monstruosité (par définition, ce qui outrepasse les normes) et horreur. Elle porte atteinte à la vision d’un corps harmonieux et unifié en le disloquant grâce à la technique du collage : « Son travail est, à ce jour, centré sur la vulnérabilité mystérieuse et le pouvoir de transformation de l’anatomie féminine à travers le médium du collage[4]. » Le découpage, la fragmentation et la recomposition renvoient aux mutilations tant physiques que psychiques qui ont changé la vision de l’homme et de la femme. Comme Hannah Höch, Wangechi Mutu puise dans des revues et des journaux sa matière première. Cependant, alors que la première prélève ses images dans l’actualité politique, la seconde étend son champ en découpant dans des magazines féminins, des revues de voyage, de moto, de pornographie…

Wangechi Mutu, Fibroid Tumors of Uterus (2005)

Wangechi Mutu, Fibroid Tumors of Uterus (2005)

Collage sur illustration médicale, 47,5 x 32,4 cm[5]

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Les collages de Wangechi Mutu sont traversés, comme ceux de son aînée, par la violence sous ses multiples formes : guerre, amputation, chirurgie, domination… Toutefois, le féminisme dont elle fait preuve prend une signification autre, car il se teinte d’une problématique ethnique. Dans le photomontage In Killing Fields Sweet Butterfly Ascend, Wangechi Mutu renvoie à un champ de combat où la femme est la première victime. Dans son oeuvre Fibroid Tumors of Uterus (2005), elle dresse une typologie des stéréotypes qui emprisonnent la femme africaine. Ici nous pouvons voir de trop grosses lèvres, un teint hâlé et deux ombres formant des lunettes de soleil sur un fond représentant un diagramme médical. La jambe recroquevillée fait office de nez, le visage prend l’aspect d’un masque de carnaval. Ce dernier provoque une sensation étrange chez le spectateur ou la spectatrice, entre sourire et malaise.

Dans le photomontage Squiggly Wiggly Demon Hair (2004), Wangechi Mutu mêle des éléments anatomiques et des éléments mécaniques, non seulement pour faire référence au monde moderne, qui est aussi l’arrière-plan des collages de Hannah Höch, mais surtout pour faire une analogie entre le corps féminin et la machine. Ainsi, à l’arrière-plan, une figure aux traits à la fois occidentaux et africains, est surmontée d’une moto rouge vif, faisant écho à ses lèvres pulpeuses et aux tâches de sang. Or la machine n’est plus un simple accessoire, elle se greffe sur le corps existant, ce qui produit un corps machine. Nous pourrions faire une comparaison entre cette image et le concept de « corps extrême » théorisé par Patrick Baudry (1991). Ce sociologue traite du culte de la performance qui cherche à outrepasser les limites dans une logique obsessionnelle afin d’oublier les barrières bien réelles du corps humain. Le motocycle ne symbolise-t-il pas l’ivresse de la vitesse, de l’excès frôlant avec la mort dans l’inconscient collectif? N’incarne-t-il pas également l’obsession de la splendeur (glamour) poussant les femmes à vouloir maîtriser leur apparence au prix parfois de douloureux sacrifices? Complétement intégré à l’organisme humain, cet objet apparaît comme un nouveau membre anatomique. Or ce dernier ne remplace pas seulement un fragment absent : il produit de nouvelles ramifications, engendrant un corps monstrueux, échappant aux normes qui le régissaient.

Wangechi Mutu, Squiggly Wiggly Demon Hair (2004)

Wangechi Mutu, Squiggly Wiggly Demon Hair (2004)

Peinture, encre, collage, matériaux mixtes sur diptyque, 53,34 x 63,5 et 49,53 x 81,28 cm[6]

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La manière dont Wangechi Mutu confronte ces deux univers (l’humain et la machine) témoigne de son sens critique. Contrairement à ce qui se passe dans un portrait traditionnel, cette femme est mise en pièces. Face au visage du premier plan, nous repérons une oreille blanche, des lèvres rouges et des yeux qui proviennent d’un magazine. La peau n’est pas homogène et ressemble à des écailles de reptile : blanche, jaune, beige et marron. La chevelure abondante se transforme en serpents, cette femme sensuelle se métamorphose en gorgone au regard pétrifiant.

Les yeux découpés semblent être transplantés sur un autre organisme. Cette greffe étrange suggère l’idée de regarder quelqu’un avec les yeux d’une autre personne. Elle souligne l’importance de l’autre dans la construction identitaire. Loin d’être une seule personne vue d’une seule manière, la femme est protéiforme. Le collage apparaît comme une allégorie de la condition féminine faite de strates et d’antagonismes.

Le collage comme allégorie de la condition féminine

Nous observons dans les oeuvres de ces deux artistes une correspondance parfaite entre la forme et le contenu, le médium et les idées exprimées. Le photomontage signifie disloquer au sens propre comme au sens figuré les formes convenues. Hannah Höch et Wangechi Mutu triturent, déconstruisent l’image harmonieuse du corps classique, le rendant difforme, voire grotesque.

Dans le collage de Hannah Höch que nous avons analysé précédemment, le couteau de cuisine symbolise cette idée de découpage et de recomposition. Clin d’oeil ironique à l’ustensile de la ménagère, il est détourné de sa fonction. Au lieu de couper avec ordre et méthode, il renverse et met sens dessus dessous l’harmonie de l’image. Les superpositions et l’absence de hiérarchie de la représentation provoquent une sensation de dynamisme et d’associations étranges. Ce photomontage constitue un canular visuel mêlant personnalités dadaïstes et hommes politiques dans un esprit plein d’humour et d’autodérision. Hannah Höch s’attaque autant aux figures de la république de Weimar qu’à ses compagnons dadaïstes. Comme nous l’avons vu, Baarder et Grosz se métamorphosent en jolies ballerines, tandis que Hindenburg porte un costume de danseuse exotique. Un gros plan du visage de Hausmann hurlant est associé à un corps de robot : pied de nez à son propre compagnon.

L’engagement féministe de Hannah Höch traverse en filigrane ce montage. Outre des références explicites à des femmes ayant marqué l’histoire culturelle et politique (l’artiste place au centre la tête de Kate Kollwitz, première femme nommée à l’École des beaux-arts, flottant au-dessus du corps de la danseuse Niddy Impekoven), Hannah Höch démembre et recompose des corps pluriels qui abritent plusieurs identités : « Je veux éradiquer les frontières sclérosées que nous, humains, édifions, confiants, autour de tout ce qui est à notre portée[7]. » Elle signe ce photomontage de l’expression « Liberté illimitée pour Hannah Höch ». Cette liberté n’est-elle pas celle de l’identité féminine capable de se remodeler à l’infini?

Dans le catalogue Dada du centre Pompidou, Sophie Bernard analyse ce collage comme une métaphore de l’hybridation du genre : « La femme émancipée, la « femme nouvelle » (M. Lavin) est dans Coupe au couteau de cuisine l’instigatrice du passage du monde anti-dada à l’univers dada; aussi les corps de femmes et de danseuses contaminent-ils ceux des hommes » (Bernard 2004 : 494). Le terme « contaminer » est fort et implique ce regard masculin sur la femme, associée à une maladie, qui met à mal la séparation entre les genres, les fonctions, les sexes. Ce mélange des genres va de pair avec la logique de l’extrême qui cherche à sortir d’un territoire donné. Il se matérialise dans la figure Dompteuse qui annonce l’icône transgenre. Le photomontage est une arme féministe qui défie les limites imposées par des catégories trop restrictives (Michel 2007 : 77) :

Que les femmes se perçoivent en tant qu’êtres humains ayant le droit de développer toutes leurs potentialités (sexuelles, affectives, morales, politiques, intellectuelles), sans accepter les limitations imposées traditionnellement par les hommes, c’est là une conception révolutionnaire pour les femmes qui, pendant des siècles, sous la pression des moeurs, des lois, des Églises et des philosophies masculines, ont été perçues dans leur ensemble comme des rôles traditionnels (d’épouses, de procréatrices, de productrices de biens, etc.), mais jamais comme des êtres libres et créatifs.

Wangechi Mutu poursuit le questionnement de Hannah Höch sur le statut de la femme en travaillant sur le corps comme baromètre des mutations sociales. Elle franchit un pas supplémentaire et s’intéresse au corps dans toute sa matérialité, sa sensualité, là où Hannah Höch le traite plutôt en tant qu’image et symbole. Le corps devient le support où s’inscrivent les traces, blessures d’une domination quelle qu’elle soit : esthétique avec le diktat de la mode, patriarcale enfermant la femme dans un seul rôle réducteur, ou encore militaire avec les violences de guerre faites à la femme. Les blessures tant physiques que physiologiques laissent des empreintes sur l’enveloppe féminine. Ainsi le souligne Merrily Kerr : « Les femmes portent davantage les marques, le langage et les nuances de leur culture que les hommes. Tout ce qui est désiré ou méprisé laisse toujours des empreintes sur le corps des femmes[8]. »

Ainsi, le photomontage In KillingFields Sweet Butterfly Ascend apparaît tout d’abord comme une image esthétique et représente une scène bucolique : un paysage, des herbes folles et un papillon symbole d’espoir. Un personnage coloré se situe au centre, habillé de vêtements riches de motifs, aux lèvres pulpeuses, à la coiffe élaborée. Le collage, le lavis d’encre et d’aquarelle créent un aspect très sensuel et raffiné. Or, si l’on y regarde de plus près, des détails interpellent. Ce qui apparaissait comme un coquelicot est en réalité une tache de sang. Le tissu des vêtements semble être une peau reptilienne. La scène bucolique devient un champ de combat. Les accessoires de la belle sont des prothèses remplaçant le membre amputé. On peut également se demander s’il s’agit d’une arme. La beauté avoisine l’horreur. Cette femme mutante et sensuelle est aussi une sorte d’être hybride, allégorie de la guerre.

Wangechi Mutu, In Killing Fields Sweet Butterfly Ascend (2003)

Wangechi Mutu, In Killing Fields Sweet Butterfly Ascend (2003)

Encre, collage, papier contact, 104,4 x 79,375 cm[9]

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Dans cette lignée, dans l’angle inférieur droit de l’oeuvre Squiggly Wiggly Demon Hair (2004), la combinaison presque abstraite de textures et de couleurs ressemble à une tache de sang, peut-être pour révéler que, sous le rouge à lèvres et le fard à paupières, vit un corps de chair. Wangechi Mutu fait du collage et de la peinture la substance corporelle de l’art. La moto joue le rôle du moteur, du coeur. Cette femme est faite d’artifices, mais est aussi réelle : elle est composée de chair et de sang, comme le révèlent ces textures tachetées (rendu de l’encre) ressemblant à des cellules observées à travers un microscope. Par la combinaison collage et peinture, Wangechi Mutu a engendré de toutes pièces une créature en partie humaine, animale et mécanique.

Le photomontage est une véritable arme réveillant la pensée et le regard. On pourrait associer le photomontage de Hannah Höch et de Wangechi Mutu à la définition qu’en donne le philosophe marxiste Ernst Bloch : « par la fragmentation et la disjonction qui le caractérisent, ce procédé aurait la particularité de faire naître dans l’esprit du spectateur l’idée d’un futur différent et nouveau » (Bernard 2004 : 490). Ce procédé doit être envisagé non seulement du point de vue poïétique mais aussi du point de vue de la réception.

La vision de l’extrême : la distance du regard

Les ellipses du photomontage : ce qu’il ne montre pas

Les deux artistes étudiées ici refusent une image univoque. Hannah Höch joue sur le fragment, la métonymie pour créer de libres associations dans l’esprit du spectateur ou de la spectatrice afin de ne pas imposer une signification toute faite. Elle laisse volontairement apparentes les fissures, les cassures, cet entre-deux où le vide fait sens. De façon générale, dans ses séries de montages à la fois séduisants et inquiétants, elle démonte la modélisation du corps en laissant visibles la monstruosité des raccords et la brutalité des jointures. Ce qui saute aux yeux, ce sont les démembrements et les remembrements désaccordés, soulignant des incongruités, des incohérences corporelles, intensifiant des forces déformantes. Ceux-ci provoquent l’éclatement des normes esthétiques, corporelles et psychiques. Des fragments corporels hétérogènes condensent, en une seule figure, et des traits féminins et masculins, humains et animaux, jeunes et âgés. Ces corps pluriels, incohérents, indéfinis, sont une critique du « corps parfaitement prêt, achevé, rigoureusement délimité, fermé, montré de l’extérieur, non mêlé, individuel et expressif » (Bakhtine 1970 : 318). 

Cette technique du photomontage renverse le stéréotype d’un corps idéalisé et unifié. Elle témoigne d’un véritable engagement féministe qui traverse l’oeuvre de Hannah Höch. Dans le photomontage Couple-bourgeois-querelle[10], l’institution du mariage est tournée en ridicule. La mariée a une tête de bébé angoissé encastré dans un corps de femme déformé. À droite, une figure masculine se livre à un combat étrange sans adversaire et est recouvert d’un chapeau de femme démesurément trop grand pour lui. Cette image apparaît fragmentée et mécanique. Cet aspect est accentué par le découpage grossier et l’assemblage d’éléments hétérogènes. Cela enlève toute dimension humaniste. Le marié et la mariée perdent leur dignité et leur identité individuelle; ils sont transformés en esclaves de la nouvelle puissance industrielle allemande.

De même, le féminisme de Wangechi Mutu fait écho à une pensée sociale et anthropologique. Cependant, elle use de procédés différents. Alors que Hannah Höch joue le principe de la juxtaposition d’éléments hétérogènes, Wangechi Mutu semble travailler la strate, la superposition. Le corps n’est plus le réceptacle d’une seule identité mais une construction modifiable, toujours en devenir. Il s’agit de zones d’indécidabilité entre le masculin et le féminin, l’enfance et la vieillesse, l’organique et le mécanique. On pourrait parler de la logique du rhizome deleuzien[11], pour évoquer un organisme pluriel en constante recomposition.

L’image laisse voir tout d’abord son incroyable beauté et cache dans l’ombre les défauts physiologiques et psychiques de la nature humaine. La provocation est d’autant plus puissante qu’elle se révèle dans un second temps. Elle agit comme une bombe à retardement. Wangechi Mutu « dévoile sans pudeur les mutilations, les excroissances, les orifices, la génitalité, pour afficher, dans l’excès visuel et la provocation, l’aspect extrême de réalités insoutenables : l’objectivation du corps féminin, les codes prescrits d’une beauté factice et inatteignable, les sévices de l’abus et de la maltraitance... » (Bélisle 2012 : 13).

Dans le photomontage Misguided Little Unforgivable Hierarchies (2005), la finesse du graphisme et la sensualité des couleurs contrastent avec l’objet de la représentation. Wangechi Mutu mêle l’intérieur et l’extérieur, retourne l’enveloppe. Les organes habituellement cachés sous la peau éclatent, deviennent des excroissances qui composent des corps hybrides. Ce qui apparaissait lisse est, en réalité, un ensemble hétérogène d’éléments monstrueux. Chaque forme en suggère une autre. Un sein ou des fesses deviennent les joues d’un visage. La parure noire du personnage principal agenouillé se métamorphose en un collier de préservatifs. Le collage mime le processus d’amputation, de transplantation et de prothèses de torture. Il confronte également des entités entre elles. Selon le processus d’emboîtement des poupées russes, un corps est imbriqué dans un autre, et ainsi de suite. Wangechi Mutu met en scène une domination, comme l’indique le titre. L’oeil est d’abord attiré par la silhouette principale, puis il aperçoit que celle-ci est surmontée d’un corps de femme contorsionné. Deux visages se font face, bouche ouverte, langue tirée, dans une sorte de défi. Enfin, c’est dans un troisième temps que l’on remarque un étrange personnage d’échelle réduite. Cette sorte de poupée vaudou tient les mains liées de sa prisonnière.

Wangechi Mutu, Misguided Little Unforgivable Hierarchies (2005)

Wangechi Mutu, Misguided Little Unforgivable Hierarchies (2005)

Encre, acrylique, collage, 205,74 x 132,08 cm[12]

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Ce métissage apparaît non seulement dans les références que Wangechi Mutu exploite, mais aussi dans la confrontation entre un style très raffiné et la violence du sujet, ce qui donne naissance alors à une « stupéfiante image[13] ». Wangechi Mutu confronte sur la page blanche des « contenus oscillant entre les limites de l’écorché et de l’insoutenable et celles de la sophistication et de l’élégance » (Bélisle 2012 : 18). La provocation réside ainsi dans ce mélange des registres qu’elle opère : « J’essaie réellement de rendre hommage à la notion du sublime et de l’abject ensemble et d’utiliser l’esthétique du rejet, ou de la pauvreté, ou du malheur comme un outil pour parler de choses qui sont transcendantes et pleines d’espoir[14] ».

Dans la série Uterine Tumors[15], Wangechi Mutu utilise des matériaux qui font référence à l’identité africaine : le noir scintillant et aveuglant symbolise l’abîme du désir occidental, rappelant le commerce illégal des diamants et les conséquences de la guerre et de l’oppression. À partir de la corruption et de la violence, l’artiste crée une beauté éclatante (glamour), dans le sillage de Baudelaire qui écrit ceci dans le prologue des Fleurs du mal : « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or » (Baudelaire 1964 : 209). Dans cette série, il est question de la maladie au sens propre comme au sens figuré. Dans le photomontage Primary Syphilitic Ulcers of the Cervix, la maladie n’est pas révélée dans sa totalité mais par fragments. Il en émane une étrange beauté.

L’usage du collage conduit Wangechi Mutu à impliquer le spectateur ou la spectatrice à la fois physiquement et conceptuellement en utilisant différentes couches. Toute la force de ses images réside dans la dialectique entre attraction et répulsion. Elle habille des réalités dérangeantes de parures, de tissus, de couleurs pour séduire le regard du public. Dans une entrevue avec Wangechi Mutu (Reed 2010), un journaliste fait une comparaison entre sa stratégie de création et le fait de mettre un peu de sucre sur un médicament pour qu’un enfant l’avale. Cette analogie signifie que Wangechi Mutu camoufle l’horreur pour mieux la révéler. À l’inverse d’une oeuvre qui serait repoussante au départ, celle-ci séduit la personne qui la regarde.

La provocation n’apparaît pas au premier regard. Ce mélange des genres crée une image équivoque, traversée par de multiples sens. Il s’agit d’une véritable stratégie de création. Wangechi Mutu écrit (2005) : « Le camouflage et la mutation sont des thèmes importants dans mon travail. Nous portons tous des costumes lorsque nous partons au combat ». Cette phrase signifie bien que le message de l’oeuvre ne se révèle pas au premier regard. Il doit être caché pour déjouer toute forme de censure et d’attaque possible.

Wangechi Mutu construit ainsi une véritable rhétorique plastique. Elle façonne une image qui paraît simple, mais qui se découvre progressivement, et dont la signification évolue avec le temps. Elle joue avec la personne qui regarde l’oeuvre, la trompe et, en même temps, l’émancipe, la libère de ses préjugés. Ces différents temps de regard favorisent une activité interprétative.

Le regard actif et la multiplicité des interprétations

Devant les collages de Hannah Höch et de Wangechi Mutu, le spectateur ou la spectatrice entre dans une dimension de création. Il ou elle contemple, observe, analyse et invente plusieurs histoires possibles.

Ces deux artistes femmes luttent avec acharnement contre les catégories toutes faites qui emprisonnent et falsifient le réel. Elles sont d’autant plus engagées dans cette mission qu’elles en ont été victimes. Dans l’oeuvre Mutter[16], une statue primitive recouvre en partie le visage d’une mère emprisonnée dans son rôle de reproductrice, tel un masque de fer, l’isolant du monde extérieur et la réduisant à une seule identité. À l’inverse, dans le photomontage Coupe au couteau de cuisine, la composition tourbillonnaire, les figures en mouvement, les rotations centripèdes et centrifuges dévoilent la dimension polymorphe et plurielle de ces corps. Le photomontage permet à Hannah Höch de détruire la surface des images trop simples et lisses en apparence pour en révéler les mécanismes complexes.

Cette lutte contre la consommation hâtive des images va de pair avec une temporalité nécessaire, celle de la fabrication et de la compréhension que souligne Wangechi Mutu dans ses entrevues :

Donc, je pense qu’il s’agit d’essayer de se confronter lentement à cette image encore et encore. Une grande partie du travail consiste à répéter la même chose, répéter la même image sous des angles différents. Je pense aussi qu’il faut du temps pour que certaines choses soient comprises. Je sens que je dois continuer mon travail afin qu’il soit compris […] Quand vous critiquez une culture de l’intérieur, il est un peu plus difficile parfois pour les gens de l’accepter[17].

Dans le sillage de Hannah Höch, Wangechi Mutu essaie « d’attraper les « regardeurs » et les « regardeuses » grâce à des métaphores visuelles qui les forcent à remettre en question leurs certitudes sur la race, le genre, la géographie, l’histoire et la beauté[18] ». L’artiste puise sa matière première dans un répertoire extrêmement varié  lui permettant d’attaquer de front les stéréotypes de la représentation médiatique. Wangechi Mutu souhaite dénoncer ces cadres de référence factices et créer de nouveaux modèles. Ceux-ci permettent de se dégager d’une perception univoque et superficielle du monde.

Cette technique du collage et de l’aquarelle engendre des modèles hors normes jouant et déconstruisant des stéréotypes, voire des archétypes : ceux de la pin-up, de la guerrière, de l’héroïne de science-fiction, hypersexuée, surexposée, dénudée, en position de pouvoir ou de vulnérabilité. Apparaissent alors des codes de la mode occidentale : bijoux, chaussures à talons, rouge à lèvres, chevelure blonde, et des traits africains comme le torse nu halé recouvert de colliers et faisant référence aux statues primitives. Le collage pervertit les catégories. Il révèle tous les artifices infligés au corps pour le domestiquer (le sport, la chirurgie esthétique, etc.) et dévoile en même temps une enveloppe lisse qui explose et laisse apparaître ce qui est habituellement caché : la peau, les pores, le sang, les flux…

Wangechi Mutu instaure un rapport particulier avec le spectateur ou la spectatrice en façonnant des images ambivalentes sous le signe de l’attraction/répulsion. Dans le photomontage In Killing Fields Sweet Butterfly Ascend, elle confronte plusieurs éléments qui court-circuitent le sens initial : « Procédé provocateur par excellence, [le collage] sape le sens convenu des signes (ou des systèmes de signes) rien qu’à les placer sous un éclairage nouveau » (Kral 2004 : 135). Une chaussure à talons avoisine une arme à feu et une roue de moto dans une sorte d’engrenage étrange. Cette femme surgit comme un être mi-humain, mi-robotique, cyborg en quelque sorte.

Pratiquement un siècle sépare Hannah Höch et Wangechi Mutu. Il faut évidemment souligner les différences de contextes historiques. La démarche de Hannah Höch s’inscrit dans l’entre-deux-guerres en Allemagne, période marquée par une instabilité politique et par le poids des conformismes. Elle est animée par un besoin essentiel de créer de nouveaux modèles. Wangechi Mutu, quant à elle, ne s’interroge pas directement sur l’oppression des femmes dans son pays d’origine, le Kenya, mais sur la perception de la femme noire par le regard occidental. Cela la conduit à hybrider sur sa feuille blanche les races et les genres. Le féminisme qu’elle manifeste dans son oeuvre se teinte d’une portée raciale. Wangechi Mutu représente toutes les formes de violences extrêmes ancrées dans la chair même des femmes. Par la technique du photomontage et du graphisme, elle met à jour les tortures subies ou volontaires (chirurgie esthétique, culte de la beauté, etc.), qui dépassent sans cesse les limites du possible.

Wangechi Mutu rejoint Hannah Höch dans l’acte qui consiste à appréhender le photomontage comme une manière de créer et de penser. Ces deux artistes s’approprient une technique qui révèle les carcans dont le genre féminin est victime et, en même temps, elles les font exploser par la stratégie de déconstruction-reconstruction. Elles cherchent à détruire les stéréotypes qui délimitent et appauvrissent la vision de la femme, tout en amenant parallèlement le regard à construire de nouveaux sens.

Le collage constitue une arme féministe à part entière, excédant les limites liées au regard androcentriste et ethnocentriste. Cependant, les artistes choisissent intentionnellement de ne pas dépasser certaines limites. Elles mettent en image des réalités violentes, voire insoutenables, avec une certaine pudeur, en refusant toute monstration incitant au voyeurisme. La distance avec laquelle Hannah Höch appréhende le contexte sociopolitique et les multiples degrés avec lesquels Wangechi Mutu envisage le réel sont salvateurs. Ils permettent un écart entre l’oeuvre et l’oeil nécessaire à la contemplation et à la réflexion.

L’extrême n’inclut-il pas paradoxalement en lui-même la limite, sous peine de franchir l’ultime barrière, celle de la mort?