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Plusieurs structures familiales atypiques apparues depuis une vingtaine d’années ont cette particularité de remettre en cause l’association alliance-filiation et sexualité-reproduction ayant défini jusqu’à maintenant la famille. En effet, l’éclatement du modèle familial depuis la fin des années 70 et les nouvelles configurations familiales apparues par la suite nous forcent à revoir et à repenser les rôles parentaux. La société occidentale est passée d’un modèle familial unique à une pluralité de modèles familiaux. Les familles recomposées, monoparentales, hors mariage, les enfants issus de l’adoption internationale ou des nouvelles techniques de reproduction remettent en question la désignation de « vrais » parents. Les familles homoparentales ont poussé cette logique dissociative plus loin en réfutant la dualité sexuelle comme base de la reproduction et en réclamant sa légitimation.

Bien que l’homoparentalité bouleverse en apparence le concept habituel de famille et en particulier celui de famille hétérosexuelle, se pourrait-il que les différentes déclinaisons homofamiliales reproduisent, en partie du moins, le modèle de référence? Se pourrait-il qu’elles se situent moins en marge des schèmes paradigmatiques définissant la famille qu’on pourrait le penser à première vue? Ainsi, la plupart des enfants (90 %) grandissant au sein d’une famille homoparentale sont nés d’une union hétérosexuelle antérieure de leur parent gai ou lesbien (Tahon 2006). Les autres enfants ont été adoptés ou sont nés à la suite du projet parental d’un couple lesbien ou gai. Ce sont ces couples qui, en rompant ouvertement avec la vision patriarcale hétéronormative de la famille, suscitent une plus forte désapprobation, en particulier chez les adeptes d’une idéologie plus conservatrice (Chamberland, Jouvin et Julien 2003). Car ces familles homoparentales semblent remettre le modèle familial occidental en question parce que leur parentalité s’exerce dans un contexte « monogenré ». En effet, l’exercice parental est encore habituellement le fait d’un homme et d’une femme, même au sein des formes familiales émergentes. Et c’est encore le couple hétérosexuel qui est à la base de la définition de la famille comme institution sociale. L’homoparentalité est décriée sur la place publique par certaines personnes comme une boîte de Pandore remettant en question l’institution familiale, présentée comme le fondement de la civilisation occidentale et chrétienne. Cependant, les familles homoparentales sont-elles si subversives? Notre analyse des familles lesboparentales ayant conçu par l’entremise d’une insémination avec donneur connu nous porte à croire que, s’il y a subversion, il y aurait aussi reproduction des normes.

Dans un premier temps, nous décrirons les différentes formes de familles lesboparentales, leur mode de fonctionnement, le développement des enfants nés au sein de ces familles ainsi que les particularités des familles lesboparentales avec donneur connu. Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur le contexte légal et social de l’institutionnalisation de la lesboparenté au Québec qui présuppose la construction de nouvelles normes familiales. Enfin, dans un troisième temps, nous examinerons comment certaines mères lesbiennes articulent ce discours normatif.

La lesboparentalité : un domaine de recherche en émergence

Les premières recherches sur les familles lesboparentales ont porté principalement sur les familles recomposées dont la mère, à la suite d’une union hétérosexuelle, a formé un nouveau couple avec une autre femme. Dans ces cas, l’homosexualité de la mère a fréquemment été mentionnée comme facteur d’incapacité parentale au regard de la garde de ses enfants, à savoir qu’elle générerait des différences significatives dans le développement cognitif, psychologique, émotif, social et sexuel des enfants élevés dans ce contexte (Vyncke autres 2008).

Les recherches empiriques récentes démontrent au contraire que les couples recomposés homoparentaux ne se distinguent guère des couples recomposés hétéroparentaux (Chamberland, Jouvin et Julien 2003; Le Gall 2005), que ce soit au regard des habiletés parentales des mères, des adaptations psychosociales et des rôles parentaux ou des interactions avec l’enfant (Hequembourg 2004; Lambert 2005; Patterson 2000; Vincke et autres 2008). Les couples parentaux lesbiens doivent faire face aux mêmes défis ou désaccords quant aux modalités de garde, aux relations parfois tendues avec l’ex-conjoint, à la difficulté, pour les enfants, d’accepter la séparation et la relocalisation géographique, aux pressions économiques résultant de la séparation, à l’adaptation à la nouvelle reconfiguration familiale, etc. Cependant, les familles lesboparentales doivent composer avec les difficultés supplémentaires que pose l’affirmation de l’orientation homosexuelle aux enfants, aux proches, à l’entourage et avec les risques de réactions négatives que cela présente. À cet effet, il appert que le niveau d’adaptation des enfants issus des entités familiales lesboparentales sera facilité si l’homosexualité de la mère ne crée pas de réactions homophobes, principalement de la part de l’ex-conjoint et de l’enfant (Hequembourg 2004; Patterson 2000; Vyncke et autres 2008). Lorsque l’homosexualité de la mère n’entraîne pas de conflits particuliers avec le père des enfants, l’adaptation des enfants à la nouvelle configuration familiale lesboparentale se passe plutôt bien (Lambert 2005; Le Gall 2005; Patterson 2000). Il semble même que, du point de vue des enfants, la séparation du couple parental soit plus éprouvante que l’homosexualité de la mère (Vyncke et autres 2008).

Tout comme pour les couples hétérosexuels recomposés, il est difficile pour la belle-mère de se situer et de trouver sa place à l’égard des enfants de sa conjointe (Chamberland, Jouvin et Julien 2003; Lambert 2005; Patterson 2000), particulièrement lorsque la recomposition familiale s’effectue dans un contexte conflictuel entre la mère et son ex-conjoint (Le Gall 2005). Tout comme dans les familles hétérosexuelles recomposées, les divergences d’opinions quant à l’éducation parentale rendent plus difficile l’intégration de la belle-mère (Hequembourg 2004). Les mères biologiques réagissent aussi fortement lorsque leur nouvelle conjointe critique leurs stratégies parentales ou lorsqu’elle s’engage de près dans l’éducation des enfants, ce qui peut occasionner des conflits importants dans le couple (Hequembourg 2004; Johnson et O’Connor 2005), et ce, d’autant plus si la conjointe n’a pas d’enfant elle-même.

D’autres recherches tendent à démontrer que la nouvelle conjointe est perçue comme moins menaçante que le nouveau conjoint de la mère qui peut symboliser, aux yeux des enfants, l’intrus venant prendre la place du père (De Singly et Descoutures 2005; Dubé et Julien 2001; Golombock 2005; Johnson et O’Connor 2005; Tasker 2005). La nouvelle conjointe de la mère est perçue comme un parent supplémentaire plutôt qu’un parent de substitution. Cela est d’autant plus vrai lorsque la mère insiste pour maintenir la relation parentale entre ses enfants et le père (Le Gall 2005; Patterson 2000) et qu’elle ne perçoit pas non plus sa nouvelle conjointe comme un parent de substitution.

La deuxième forme de famille lesboparentale est celle dont le projet parental est conçu par l’entremise d’une insémination artificielle avec donneur. Les recherches effectuées auprès de ce type de famille se sont principalement intéressées au fonctionnement familial, à la distribution des tâches parentales, au rôle de chacune des deux mères à l’égard de l’enfant et aux conséquences chez l’enfant d’avoir grandi dans ce type de famille.

La plupart des mères lesbiennes se perçoivent toutes les deux comme le parent de l’enfant, la mère biologique n’ayant que rarement préséance sur la mère sociale. Les recherches démontrent que la mère sociale s’engage autant que la mère biologique dans les soins primaires donnés à l’enfant et qu’elle représente, aux yeux de l’enfant, un symbole d’autorité, tout comme l’est le père, dans les familles hétérosexuelles (Johnson et O’Connor 2005; Tasker 2005; Vanfraussen, Ponjaert-Kristoffersen et Brewaeys 2003). Pour leur part, Ciano-Boyce et Shelley-Sireci (2002) expliquent que, dans les couples lesbiens, les deux mères définissent ensemble ce qu’est le maternage et la manière dont elles occuperont toutes les deux le rôle de mère et, par conséquent, elles déterminent qui s’occupera principalement des soins primaires à l’enfant. Or, selon ces auteures, il semble que la mère biologique soit davantage associée aux soins primaires et que la mère sociale soit celle qui assume le rôle de pourvoyeuse principale. En fait, les enfants réclament davantage leur mère biologique en ce qui a trait aux fonctions typiques du maternage (se faire consoler, rassurer, nourrir, etc.), alors que les mères sociales sont plus souvent sollicitées pour les jeux physiques.

Cette préférence manifestée envers l’une ou l’autre des mères quant aux soins primaires est souvent source de friction dans le couple de lesbiennes (Ciano-Boyce et Shelley-Sireci 2002; Gartrell et autres 2006), et ce, d’autant plus s’il y a eu adoption de l’enfant (Ciano-Boyce et Shelley-Sireci 2002). Cela s’explique par le fait que les fonctions de maternage exprimées par les soins primaires donnés à l’enfant sont considérées comme partie intégrante de la définition de ce que doit être une « bonne mère ». Cette préférence exprimée envers l’une ou l’autre des mères ne pouvant s’expliquer par le lien biologique, les mères sollicitées pour les jeux physiques se sentent rejetées et associent cette situation à des lacunes de leurs capacités maternelles.

Les familles lesboparentales ont un fonctionnement davantage centré sur le groupe en général et sur l’enfant en particulier que sur la division des tâches, comme c’est le cas pour les familles hétéroparentales (De Singly et Descoutures 2005; Hequembourg 2004). Ces familles accordent également plus d’importance à la relation parentale qu’à la relation conjugale, peut-être, expliquent Chamberland, Jouvin et Julien (2003), en réaction à l’homophobie et à l’hétérosexisme, qui augmenterait la motivation à réussir le projet familial. Par ailleurs, la division des tâches inhérentes à la vie conjugale et familiale serait plus égalitaire chez les couples de femmes que chez les couples hétérosexuels (Ciano-Boyce et Shelley-Sireci 2002; Johnson et O’Connor 2005; Patterson 2000; Tasker 2005).

Les familles lesboparentales avec donneur connu

Les familles lesboparentales se forment soit à l’aide d’un donneur anonyme ou par l’intermédiaire d’un donneur connu, ce qui semble choquer beaucoup plus et, selon plusieurs, refléterait un fonctionnement hors norme. Parmi les raisons principalement mentionnées pour avoir recours à un donneur anonyme sont alléguées la volonté d’éviter l’intrusion d’une tierce personne dans le projet parental du couple et la crainte de voir le donneur s’imposer dans la vie de l’enfant, sans le consentement des mères (Descoutures 2008; Folgero 2008; Haimes et Weiner 2000; Ryan-Flood 2005; Ryan et Berkowitz 2006; Svab 2007) ou encore de le voir réclamer (et obtenir) la reconnaissance de sa paternité en plus des droits qui y sont associés. Cette dernière inquiétude est particulièrement ressentie par les futures mères non biologiques (Leblond et autres 2006). Par ailleurs, l’accès aux cliniques de fertilité pour les couples lesbiens joue également un rôle dans la décision d’avoir recours à un donneur anonyme (Ryan-Flood 2005; Svab 2007).

Quant aux raisons motivant la décision de recourir à un donneur connu, soulignons la primauté accordée à l’aspect biogénétique dans l’établissement de la parenté, comme en fait foi le discours centré sur l’importance pour l’enfant de connaître son père biologique si tel est son désir (Donovan 2000; Folgero 2008; Ryan-Flood 2005; Svab 2007), le fait que cette méthode est moins onéreuse que l’insémination artificielle (Leblond et autres 2006), le désir de voir le père s’engager personnellement auprès de son enfant (bien que le degré d’engagement souhaité varie) (Donovan 2000; Haimes et Weiner 2000; Leblond et autres 2006; Ryan-Flood 2005; Ryan et Berkowitz 2006; Svab 2007) et le fait de pouvoir partager les tâches parentales avec un père afin de pouvoir se réserver du temps en tant que couple (Ryan-Flood 2005; Svab 2007). Aussi, lorsqu’elles choisissent de faire appel à un donneur connu, les mères lesbiennes préfèrent avoir recours à un ami gai jugé plus approprié comme modèle masculin, mieux à même de comprendre le contexte d’homophobie avec lequel les familles lesboparentales doivent composer, moins menaçant relativement à un possible recours quant à la garde de l’enfant et plus susceptible de s’engager activement auprès de l’enfant du fait que la paternité lui est moins accessible qu’à un hétérosexuel (Donovan 2000; Haimes et Weiner 2000; Ryan-Flood 2005; Ryan et Berkowitz 2006; Svab 2007).

Le discours social sur l’importance de la paternité pour le développement de l’enfant semble également jouer un rôle dans le désir de recourir à un donneur connu. Ainsi, Ryan-Flood (2005) souligne que l’importance sociale accordée au rôle paternel influencerait ce désir des mères lesbiennes de partager l’exercice parental avec un père. En comparant le discours de mères suédoises et irlandaises, l’auteur démontre que le désir de recourir à un donneur connu assumant son rôle de père auprès de l’enfant au moment de l’élaboration du projet parental est notamment tributaire du discours social dominant sur la paternité. De ce fait, les mères lesbiennes suédoises seraient plus à même de favoriser des contacts hebdomadaires avec un homme – vu comme un père plutôt qu’un donneur –, alors que les mères irlandaises, beaucoup moins favorables à l’engagement paternel, limiteraient l’accès au donneur connu à des contacts sporadiques avec l’enfant. Les mères irlandaises seraient aussi plus portées à choisir un donneur connu, mais dont elles cachent l’identité à l’enfant, du moins jusqu’à ce qu’il ou elle soit en âge de se questionner sur ses origines biologiques. Ainsi, pour les mères irlandaises, le choix de faire appel à un donneur connu serait associé à la prééminence qu’elles accordent aux liens génétiques comparativement à l’importance du père pour le développement de l’identité.

Le choix d’utiliser le sperme d’un donneur gai se justifie également au regard de la place que ces mères désirent laisser au donneur dans la vie de l’enfant (Ryan-Flood 2005). Alors que les mères irlandaises craignent de voir un donneur hétérosexuel manifester trop d’intérêt à l’égard de l’enfant et demander des droits de garde légale, les mères suédoises craignent qu’un donneur hétérosexuel, de par le fait qu’il puisse devenir père avec sa conjointe, ne se désintéresse de l’enfant qu’il partage avec le couple lesbien. Le choix d’avoir recours au sperme d’un donneur gai se justifie donc par le fait qu’un tel donneur sera moins menaçant pour certaines, car il serait moins porté à entreprendre un recours juridique pour la garde de l’enfant. En effet, les préjugés homophobes servent ici en quelque sorte de protection pour ces mères lesbiennes. Pour d’autres par ailleurs, un père gai est perçu comme plus susceptible de s’engager dans une relation filiale et affective avec l’enfant, relation qu’elles souhaitent encourager. Le discours sur la place du père prend donc toute son importance lorsque vient le temps de choisir un donneur. Ainsi, les mères lesbiennes suédoises seraient plus vulnérables en cas de contestation de la garde de l’enfant de la part du géniteur de l’enfant. Cependant, cette vulnérabilité ne semble pas être un frein à leur désir d’engagement du donneur auprès de l’enfant ou encore de sa reconnaissance comme père. La force du discours suédois sur l’importance des pères est telle que les mères lesbiennes de l’étude ayant eu recours à un donneur anonyme se disent victimes d’ostracisme de la part de leurs congénères ayant fait appel à un donneur connu. Ce désir d’engagement du donneur dans la vie de l’enfant doit être analysé au regard du contexte suédois d’égalité entre les sexes qui est un projet de société porté à la fois par les femmes et par les hommes, mais aussi de la promotion de l’engagement paternel (Ryan-Flood 2005).

Le contexte sociolégal de la lesboparenté au Québec

Avant le début du XXIe siècle, les familles lesboparentales du Québec n’avaient aucune reconnaissance sociale et juridique. Toutefois, depuis juin 2002, la Loi instituant l’union civile et les nouvelles règles de filiation (Gouvernement du Québec 2002) reconnaît la lesboparenté[1] par l’élargissement des règles de filiation par procréation assistée et de filiation par adoption. Pour l’adoption, un couple lesbien peut dorénavant se porter requérant devant les centres jeunesse du Québec. Quant à la procréation assistée, elle pourra l’être médicalement, par relation sexuelle ou encore de façon artisanale grâce à un donneur de sperme connu. La filiation de l’enfant venant de la procréation assistée dépendra du statut juridique du couple lesbien. L’enfant aura, de ce fait, un lien de filiation avec sa mère biologique. Sa mère sociale aura pour option de le reconnaître devant le Directeur de l’état civil (déclaration du lien de parenté) ou encore elle sera reconnue de facto si le couple est uni civilement (car la présomption de parentalité est imposée à la co-mère). Ces règles de filiation font disparaître la paternité biologique au profit d’une maternité sociale et juridique, le donneur ne pouvant ni revendiquer sa paternité ni être poursuivi en vue d’une reconnaissance de sa paternité, sauf dans l’année suivant la naissance de l’enfant si la conception est le fait d’une relation sexuelle. Dans ce cas-là, le géniteur qui se découvre une fibre paternelle dans l’année suivant la naissance de l’enfant peut faire reconnaître sa paternité, car le desideratum paternel prévaudra sur le projet parental maternel.

Cette loi opère une rupture symbolique importante avec les règles habituelles de la filiation et, à ce jour, aucune nation autre que le Québec n’est allée aussi loin dans la reconnaissance de la lesboparenté. La situation, il faut le dire, suscite de nombreux questionnements. Ainsi, la question du père est devenue un enjeu important de ce débat puisque les lesbiennes peuvent devenir parents plus facilement que les gais en ayant recours aux gamètes d’un donneur. Par contre, certaines personnes jugent le donneur ainsi réduit à un rôle d’homme-objet, ce qui le mènera souvent à préférer ce statut de géniteur à celui de père. En ce sens, Tahon (2004) voit dans ces nouvelles dispositions législatives une banalisation importante du rôle du père qui soulève un questionnement important sur la place de la paternité.

Pour Pratte (2005 : 203), la réforme législative est paradoxale puisque la volonté de voir les pères prendre plus de place auprès de leurs enfants, notamment lors d’un divorce ou d’une séparation, se situe en porte-à-faux avec la transformation du système de filiation pour les couples lesbiens. On assisterait à une certaine indifférence ainsi qu’à la banalisation de la paternité « en consacrant la double maternité et en amputant l’enfant de la partie masculine de son identité ». Non seulement l’enfant qui a deux mères n’aura pas de père, mais il ou elle ne pourra pas non plus connaître l’identité de son géniteur, en particulier si sa conception a eu lieu grâce à la procréation médicalement assistée. En ce sens, « l’enfant sait qu’il ne peut être issu de deux femmes, mais il se trouve emprisonné dans cette fiction, sans pouvoir lever le voile et obtenir, au sujet du donneur, des renseignements nominatifs. Comment cette amputation et ce silence affecteront-ils l’enfant? » (Pratte 2005 : 203). Cette disposition favorisant l’anonymat du donneur avait cours bien avant la mise en place de la réforme, mais elle pouvait être « tolérée » dans le cas de couples hétérosexuels stériles, car l’enfant pouvait revendiquer l’existence d’un père social.

Les mères lesbiennes sont conscientes de cette absence de figure paternelle dans l’organisation familiale et elles tentent d’y remédier soit en utilisant des hommes de leur entourage comme figure masculine (Chamberland, Julien et Jouvin 2003; De Singly et Descoutures 2005; Dubé et Julien 2001; Lenie, Baetens et Ponjaert-Kristoffersen 2005), soit en ayant recours à un donneur connu qui, nous l’avons vu, occupera une place plus ou moins prépondérante dans la vie de leur enfant.

Selon Descoutures (2008 : 190) la « lutte pour la reconnaissance statutaire des homoparents, si elle aboutit, n’aura pas pour conséquence un “alignement” sur le modèle (familial) “classique” mais bien l’instauration d’un nouveau modèle avec la reconnaissance du ou de la coparent-e ». Elle fonde son argument sur le fait que les co-mères non reconnues officiellement n’auraient que la référence hétéronormée de la famille comme schème de représentation. Le « nouveau modèle » instauré au Québec en 2002 contribue-t-il donc à subvertir les normes familiales, comme le soulignent ceux et celles qui s’y opposent?

La position des mères lesbiennes avec donneur connu par rapport aux normes familiales

Certaines réponses aux questions concernant la subversion des normes familiales nous ont été données par une première série d’entrevues qualitatives menées auprès de mères lesbiennes ayant choisi de concevoir avec un donneur connu. La force actuelle du débat, la prégnance des préjugés sur la question et l’importance des changements sociaux en cours ont milité en faveur d’une présentation préliminaire de nos données qui, nous l’espérons, portera à réfléchir, bien que nos résultats restent à confirmer ou à infirmer. Car, comme le souligne Descoutures (2008 : 114), les « normes sont à la fois des vecteurs objectivants d’ordre social et de légitimité sociale tout autant que subjectifs, objets de lutte infinie de définition de la légitimité ». Nous assistons présentement à une telle « lutte » sur le plan sociétal, qui, nous le verrons, ne se limiterait pas à une opposition entre les mères lesbiennes et les personnes qui défendent le modèle familial « classique ». Il se pourrait au contraire que ces mères, ou certaines d’entre elles tout au moins, aient à coeur de faire leurs, à leur manière, certaines de ces normes familiales hétérosexuelles tout en créant un modèle homoparental.

Notre démarche de recherche a fait appel à l’observation directe ainsi qu’à des entrevues semi-dirigées auprès de mères lesbiennes et de donneurs connus. Les données ainsi générées jettent un éclairage heuristique sur la question. Nous ferons état dans les lignes qui suivent du point de vue de mères d’une famille lesboparentale qui a choisi un donneur connu et dont le discours recueilli démontre un désir de se conformer aux normes sociales propres à la famille nucléaire hétérosexuelle.

La collecte et l’analyse des données se sont faites bien entendu sur la base de choix méthodologiques précis. La complexité du sujet et sa nature exploratoire de même que le matériau constitué d’expériences et de perspectives subjectives des mères lesbiennes avec donneur connu nous ont fait opter pour une méthode qualitative inspirée de la théorisation ancrée (Glaser et Strauss 1967). Des entrevues semi-structurées centrées ont été menées auprès de mères, de co-mères (inscrites comme telles auprès du Directeur de l’état civil) et de donneurs connus. Le guide d’entrevue élaboré à cet effet abordait trois thèmes : le processus du don, la notion de filiation et le rapport à l’enfant. Les répondantes et les répondants ont été recrutés par l’entremise d’un organisme local travaillant auprès des minorités sexuelles. Ces entrevues ont été enregistrées, transcrites et transposées dans le logiciel d’analyse de données NVivo. L’analyse exposée ici est basée sur la présence plutôt que sur la fréquence des idées exprimées en conformité avec la méthode d’émergence élaborée par Glaser (1992).

Le petit nombre d’entrevues réalisées empêche évidemment toute conclusion hâtive. Cependant, ce processus de recherche qualitative permet la construction d’hypothèses interprétatives du type exploratoire (Quivy et Van Campehoudt 2006). Ce sont des données qu’il importe d’exposer certes, mais qui ne sont valables que si l’on prend en considération les pistes qu’elles apportent; elles ne peuvent en aucun cas être considérées comme finales et concluantes. Dans cette optique, le discours des mères ayant choisi de fonder une famille avec un donneur connu est instructif, mais il reste à confirmer nos résultats par d’autres données de recherche.

Comment décrire la représentation que se font les mères interviewées de leur famille et du rapport de celle-ci à la « norme »? En tout premier lieu, nous avons noté chez elles un désir de conformité avec la famille nucléaire hétérosexuelle qui s’actualise par le fait que le mariage est vu comme la base de l’unité familiale. Pour ces mères, fonder une famille doit s’inscrire à l’intérieur du mariage, ce qui assurerait une plus grande stabilité à la cellule familiale :

On s’est mariées, pour nous c’était important d’avoir des enfants après le mariage.

Diane, co-mère

Par ailleurs, malgré leur désir individuel de maternité, le projet parental est vu par ces mères d’abord et avant tout comme un projet de couple : le désir de former une famille permet de cimenter le noyau conjugal. Le projet parental semble s’être ainsi substitué à la vraisemblance biologique : il consolide et normalise la cellule familiale. Ce projet parental est porté avec beaucoup d’acuité lorsque vient le temps de décrire la famille. En effet, pour ces mères, hormis le mode de conception de l’enfant et l’absence de dualité sexuelle des parents, rien ne différencie leur famille d’une autre famille nucléaire. D’ailleurs, le fait que l’enfant habite avec ses deux parents représente pour elles une preuve supplémentaire de normativité : leurs enfants ne vivent pas dans des familles éclatées. Par contre, le fait que les familles éclatées sont maintenant bien intégrées socialement leur sert à justifier l’absence du père à la maison. De fait, ces mères accordent beaucoup d’importance au fait que le donneur peut être identifié comme le père de l’enfant. Elles considèrent en effet que la construction identitaire de l’enfant en sera facilitée et que leur système familial se trouvera normalisé :

Pour nous c’est important qu’il puisse dire : « Oui j’ai un papa, mais non je n’habite pas avec lui, mais je le vois toutes les deux semaines ou une fois pas semaine. » Nous, on voulait avoir ce genre de normalité là. Je ne veux pas dire nécessairement normalité, mais on vient toutes les deux d’un milieu assez traditionnel. Mes parents sont encore ensemble. On a grandi dans une famille traditionnelle, alors c’est comme une valeur qu’on a.

Diane, co-mère

Avoir recours à un donneur connu permet également d’établir une filiation biologique entre les enfants de la famille, ce qui crée ainsi un plus grand sentiment d’unité entre les membres d’une éventuelle fratrie. Ainsi, le lien biogénétique des enfants nés de cette union est assumé par le donneur, et ce, bien que la filiation sociale et légale soit plutôt liée aux deux mères. Alors que cette configuration familiale semble représenter un défi aux principes mêmes de la filiation biologique, on s’aperçoit que la même filiation biologique est réaffirmée lorsqu’il s’agit d’établir un lien fraternel :

C’est important d’avoir un lien de filiation. De dire : « C’est ton frère. » Qu’il y ait un lien entre les enfants. Pas seulement le lien de famille, mais également le fait d’avoir le même père. Pour nous, c’était très important d’avoir le même père pour les deux enfants. Le fait que les deux enfants ont ce lien biologique nous relie ensemble au niveau de la famille.

Diane, co-mère

Tu sais maintenant avec les demi-frères, demi-soeurs il y en a plein, mais ils ne disent plus les « demis ». Ça va vraiment être son frère ou sa soeur.

Julie, mère biologique

Les pratiques du quotidien et les événements familiaux rituels reproduisent également le discours normatif. Pour nos répondantes, ces pratiques sont à la base de la famille, qu’elle soit lesboparentale ou hétéroparentale :

Dans un couple hétéro, tu as le père et la mère, et ce sont les parents de l’enfant. Ils sont deux à l’élever et à prendre toutes les décisions. Nous, c’est pareil. Les parents de Joseph, c’est ma conjointe et moi et puis c’est nous qui formons le noyau familial, c’est nous qui prenons les décisions pour lui, qui en [prenons] soin, c’est nous qui l’élevons.

Julie, mère biologique

Les mères se perçoivent toutes deux comme la mère de l’enfant en ce sens qu’elles assument une relation parentale soutenue avec celui-ci sans qu’il y ait spécialisation des rôles parentaux. La mère biologique n’adopte pas nécessairement un rôle davantage axé sur les soins de l’enfant ni la co-mère un rôle associé aux jeux ou au fait de pourvoir à ses besoins. Toutes deux se partagent les rôles parentaux en fonction de leurs préférences individuelles sans que cela soit lié à leur statut quant à l’enfant. Par ailleurs, le recours au terme « maman » n’est pas limité à la mère biologique, les deux mères se référant à cette appellation à laquelle se juxtapose leur prénom. Elles s’identifient aussi publiquement toutes deux comme la mère de l’enfant, n’accordant pas de préséance particulière à la mère biologique. Par ailleurs, la co-mère ne perçoit pas de différence entre sa propre relation avec l’enfant, et celle de la mère biologique. Ainsi, à la question « qui est la mère de l’enfant? » elles répondent :

C’est moi! Toutes les deux, on va répondre cela [rires]. Si on est les deux ensemble et qu’on nous demande : « C’est qui la mère de Joseph? », ben on va répondre : « c’est nous ».

Diane, co-mère

Les gens nous demandent : « Vous ne voulez pas vous différencier, l’une maman, l’autre mom? » Je me dis que Joseph, en grandissant il décidera lui-même comment il veut nous appeler. Il sait qu’on est ses mères.

Julie, mère biologique

Ces deux mères sont conscientes que leur famille peut être décriée socialement, mais elles jugent que cela est davantage lié à la génération à laquelle appartient l’interlocuteur ou l’interlocutrice qu’au fait qu’elles sont lesbiennes :

Quand on a changé de garderie et qu’on a rencontré la nouvelle madame, on est arrivées là les deux, à un moment donné, Joseph est allé vers ma conjointe en disant : « Maman, regarde ceci » puis ensuite vers moi en disant : « Maman, regarde cela ». Ma conjointe a demandé : « Est-ce que ça vous dérange qu’il ait deux mamans? » La dame a dit : « Ben non, c’est super. » Ce sont des gens de notre génération, ce sont des gens qui sont plus ouverts. Quand on va vers des gens qui sont de la génération de mes parents, ils sont plus fermés.

Diane, co-mère

Conclusion

Bien que les familles homoparentales puissent remettre en question, par leur existence même, la structure nucléaire et hétérocentrée de la famille, ces données préliminaires soulignent que, dans certains cas, les mères lesbiennes souhaitent plutôt s’y conformer. Comment le font-elles? Par la substitution de la filiation biologique : le désir d’enfant devient le noyau cimentant le couple parental et l’inscription de la famille au sein des liens intergénérationnels. Ainsi, contrairement aux idées reçues, cette famille lesboparentale ne s’éloigne pas des représentations normatives habituelles de la famille. Ces mères insistent d’ailleurs davantage sur les similitudes entre leur famille et les familles nucléaires « classiques » que sur leurs différences. La quotidienneté de la prise en charge des enfants institue en quelque sorte leur cellule familiale. De plus, l’importance des liens du sang par voie de filiation biologique est très présente en raison de la place importante accordée au donneur dans l’établissement du lien fraternel.

Bien que le Québec ait été ouvert à la reconnaissance des familles homoparentales, de nombreux ténors dénoncent encore les « dangers » de reconnaître les parents de même sexe. Les mères que nous avons interviewées sont conscientes de cette polémique, ce qui pourrait aussi expliquer, du moins en partie, leur désir de se conformer le plus possible aux normes hétérocentrées qui constitueraient pour elles, un mode de protection contre l’homophobie et l’hétérosexisme. De plus, la Loi no 84 (Gouvernement du Québec 2002) sert présentement de vecteur à la reconnaissance des familles homoparentales et a légitimé, dans une certaine mesure, les familles homoparentales; cela permet à ces mères de se situer au sein de la norme, position toujours plus facile à maintenir socialement.

Évidemment, toutes les familles lesboparentales n’avancent pas le même discours ni le même désir de se conformer aux normes. S’il s’avère urgent de reconnaître et de comprendre l’existence et la nature d’un tel discours, reste à en vérifier la prégnance et à en approfondir l’analyse. Une collecte plus ample de données qualitatives nous permettra de saisir les contours complexes et mouvants de ces représentations, d’en asseoir la validité. Néanmoins, les pistes qui émergent de cette démarche initiale de recherche restent importantes tant pour la compréhension de ce phénomène en pleine construction que pour le débat qui l’entoure. Il serait intéressant d’ailleurs de comparer le recours à un donneur connu dans le cas de familles hétéroparentales et de familles lesboparentales. Une telle comparaison jetterait en effet un éclairage nouveau sur la source de cette représentation de subversivité : est-ce le recours à un donneur connu qui est vu comme subversif ou plutôt le projet parental au sein d’une famille « monogenrée »?