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En avril 1895, Hélène Legros (1874-1933) confiait à sa cousine Berthe Willière : « mon rêve est d’écrire une confession sincère – quelque chose de très long et d’écrit n’importe comment, mais qui soit sincère » (Legros 1986 : 140). À bien des égards, son souhait se réalisera à travers sa correspondance. D’un intérêt historique incontestable, Les lettres d’Hélène, publiées en 1986[1], témoignent de l’éducation intellectuelle d’une jeune bourgeoise, née à la fin du XIXe siècle. S’y expriment tout à la fois ses ambitions littéraires et la mise en marge progressive de son potentiel intellectuel au profit d’un investissement social traditionnel. Hélène Legros ne publiera en effet qu’un bref texte littéraire – « Aline » – qui paraît en 1906, sous le pseudonyme de Claude Milet, dans La Belgique artistique et littéraire.

Cette brève incursion dans la sphère éditoriale, rendue invisible par l’usage d’un pseudonyme, n’aura guère permis à Hélène Legros d’acquérir un statut d’écrivaine. Confinée dans son rôle de maîtresse de maison, éloignée des milieux intellectuels de la capitale, elle continuera toutefois à exprimer sa passion pour la littérature dans le domaine privé, en déployant, par l’entremise d’une abondante correspondance, un vaste réseau d’amitiés intellectuelles. Cette écriture de l’intime constitue en elle-même l’oeuvre d’Hélène Legros. Or, au-delà d’une réflexion sur l’épistolaire comme genre féminin (Planté 1988), celle-ci se donne également à lire au travers d’une perspective encore trop peu investie dans la recherche sur les écrivaines, celle des réseaux intellectuels et littéraires[2]. La trajectoire d’Hélène Legros met en lumière les bénéfices de cette approche, tant en vue d’une revalorisation des parcours individuels qu’au regard de l’histoire des pratiques littéraires des femmes.

La genèse d’une écriture invisible[3]

Hélène Legros est née en 1874, à Barvaux, village de la région de Durbuy, au sud-est de la Belgique. Elle est la deuxième enfant du docteur Léon Legros (1840-1915) et d’Elvire-Marie Reclaire (1846-1879). Après le décès de cette dernière, l’intendance de la maison familiale est successivement reprise par la soeur aînée de sa mère, Marie-Amélie Reclaire (1841-1884), qu’épouse en secondes noces le docteur Legros, par ses grands-mères paternelle et maternelle et, enfin, par la soeur cadette de son père, Emma Legros (1844-1916), qui s’installe à Barvaux en 1891. À cette époque, Hélène Legros va avoir 17 ans. Elle a été formée pendant deux ans aux Cours d’Éducation pour jeunes filles, à Bruxelles, avant d’être envoyée pendant un an dans un pensionnat religieux à Nonnenwerth, en Allemagne. Fin 1891, elle rentre définitivement à Barvaux pour seconder sa tante dans la gestion de la demeure familiale et s’occuper de son père veuf et de ses deux frères aux études.

Le passage d’Hélène Legros par les Cours d’Éducation pour jeunes filles fait écho à l’engagement libéral de son père. Son retrait, en 1890, pour être inscrite dans un pensionnat religieux, témoigne, quant à lui, du discours ambivalent des libéraux à l’égard de l’éducation des filles. Le projet libéral d’instruction féminine a en effet pour ambition d’assurer la diffusion des idées libérales en arrachant les jeunes filles à une instruction qu’ils jugent empreinte de superstitions et de préjugés, mais également d’asseoir l’idéal de la famille bourgeoise, entité au sein de laquelle les femmes ont pour fonction d’assurer la « continuité biologique et idéologique », en se consacrant à l’éducation des enfants (Gubin 2001 : 156-157). Les établissements laïques pour jeunes filles qui voient le jour en Belgique dès les années 1860 ne visent donc pas directement l’émancipation intellectuelle des femmes. Du reste, il n’est pas rare qu’une jeune fille issue d’une famille libérale suive une partie de son enseignement dans une école laïque et une autre dans un établissement religieux, preuve de la pérennité d’un certain modèle féminin.

Cette lecture « genrée » du clivage idéologique inscrite en creux dans la formation d’Hélène Legros est également renforcée lorsqu’on compare celle-ci au cursus de ses deux frères, Robert (1872-1933) et Maurice (1876-1919). Élèves à l’Athénée de Dinant et ensuite étudiants en médecine à l’Université de Liège, la trajectoire scolaire des deux jeunes hommes est exclusivement laïque et suit de près les options politiques du père. Certes, les revenus de son père médecin ont également permis à Hélène Legros de bénéficier d’une instruction soignée. Le même capital économique explique cependant qu’elle n’ait pas été autorisée à outrepasser sa vocation traditionnelle. À l’époque, les possibilités d’acquisition d’un statut professionnel, et dès lors la nécessité de suivre une formation complète, sont en effet conditionnées par l’appartenance à un milieu relativement modeste où les filles doivent être en mesure d’assurer leur subsistance ou de contribuer aux besoins d’un ménage. D’année en année, les étapes successives du cursus d’Hélène Legros marquent ainsi un rétrécissement progressif de son espace des possibles, correspondant à son passage à l’âge adulte (Legros 1986 : 262-263)[4] :

Pendant mes deux années de Bruxelles, j’étudiais tant que je pouvais; c’est à cette époque que j’ai senti tout d’un coup comme c’est beau de savoir, quel plaisir on peut trouver dans l’étude, et les livres m’ont paru une source de bonheur si grande que je ne voyais pas grand-chose au-delà – pourvu que je puisse lire et apprendre, il me semblait que la vie serait toujours assez belle. Je ne pensais guère à ce que je ferais quand je serais revenue à Barvaux, il me semble qu’alors tout un côté de mon horizon était comme fermé, et celui qui était ouvert était l’étude et la lecture et il me semblait que cela pourrait me suffire et me mener bien loin. Ce n’est qu’à Nonnenwerth que j’ai commencé à faire d’autres projets et à songer à la vie pratique […] Alors, après quelques mois passés de façon idiote, quand je me suis trouvée seule avec papa, cette fois-là j’ai bien cru ma vie arrangée pour toujours et mon but était tout simple et tout facile… J’ai mis toutes mes forces à apprendre le ménage, je ne l’aimais pas mais j’étais quand même très heureuse – il me semblait que cela pourrait durer toujours ainsi, papa et moi, et que nous vieillirions ensemble comme si j’étais maman.

À ce bilan positif qu’établit Hélène Legros en 1897, il faut opposer les lettres révoltées écrites quelques années plus tôt. Les premières années à Barvaux sont celles de la prise de conscience des limites imposées à son sexe (Legros 1986 : 106)[5] :

[…] quand je vois Robert et Maurice si occupés de leurs études auxquelles nous ne comprenons rien, je regrette de ne pas être comme eux et je suis furieuse contre ma condition de jeune fille. Car enfin, vois quelle différence entre leur condition et la nôtre : ils ont au moins un but et l’espoir d’arriver à quelque chose, l’espoir d’être utile, d’être quelqu’un et d’être libre. C’est si bon d’être « quelqu’un » – et moi je serai dans dix ans comme à présent, sans la moindre raison de m’attacher à une chose plutôt qu’à l’autre, et dans mon par-dedans, au lieu de projets sérieux et d’occupations utiles, rien que des rêveries irréalisables comme j’en ai eu jusqu’à présent.

À Barvaux, Hélène Legros n’a en effet que peu de liberté et « l’espace des mots représente la seule marge d’autonomie qu’elle puisse conquérir » (Martin-Fugier 1991 : 412). « Il me semble, écrit-elle en février 1897, que tout le meilleur et le principal de ma vie, je l’aurai vécu par lettres, aussi je regarde ma main droite comme tout ce que j’ai de plus précieux » (Legros 1986 : 273). Ses lectures constituent également des moyens de communication et d’échanges (Martin-Fugier 1991 : 421-424). Les livres qu’elle lit lui sont conseillés par sa cousine Berthe, mais également par son ancienne professeure de littérature Augustine de Rothmaller, ses frères ou encore par son amie Aline Mayrisch. Sa correspondance s’apparente à un véritable « livre du commentaire » où transparaît l’abondance des oeuvres lues, de même que le rapport que peut entretenir une jeune femme à la lecture. Les lectures d’Hélène Legros sont en effet soumises au contrôle rigoureux de son père et de sa tante. La jeune femme se voit ainsi interdire les oeuvres d’Alexandre Dumas, d’Anatole France ou de Gustave Flaubert. Lorsqu’il découvre qu’Aline Mayrisch a envoyé Les liaisons dangereuses à Hélène, le docteur Legros interdit à sa fille de revoir cette dernière (Gravet 2007b : 375). L’autocensure dépasse parfois même les interdits explicites, témoignant de l’intériorisation des discours sur la dangerosité du livre (Legros 1986 : 50-51)[6] :

Papa vient de faire des changements dans sa bibliothèque; il l’a débarrassée d’une grande partie des livres, qui sont relégués en haut dans la chambre de Maurice où je loge pour le moment, de sorte que si je voulais, je pourrais faire de vraies débauches de fruit défendu. Mais voilà, explique qui voudra ces scrupules-là, j’aurais de vrais remords de toucher à ces livres qu’on a mis à ma portée, je crois que pour rien au monde je n’en ouvrirais un, et autrement je les chiperais n’importe où.

Le statut de grande lectrice qui ressort de la correspondance d’Hélène Legros ne laisse aucun doute sur le rôle de la lecture dans son éveil littéraire. Y transparaît cependant une difficulté à pénétrer l’activité littéraire autrement qu’en consommatrice, sans doute liée aux représentations légitimes de l’écrivain que sous-entendent les oeuvres lues : si la lecture constitue un accès au littéraire, elle confronte en effet la lectrice à une tradition exclusivement masculine (Gemis 2010). L’« envie d’écrire » d’Hélène Legros bute ainsi contre une véritable difficulté à envisager ses aspirations autrement que « pour elle seule[7] ». L’épistolaire va toutefois constituer un premier accès à l’écriture et pousser peu à peu Hélène vers de véritables projets littéraires. Dès 1895, sa correspondance s’apparente à « un journal de bord de son écriture » (Martin-Fugier 1990 : 159). Ses projets littéraires recoupent cependant des modalités d’écriture proches de celles qui sont mises en oeuvre dans ses lettres, c’est-à-dire sincères, privées, non formelles, etc. (Legros 1986 : 140)[8] :

[…] mon rêve est d’écrire une confession sincère – quelque chose de très long et d’écrit n’importe comment, mais qui soit sincère – c’est la seule qualité que je lui voudrais […] Et puis tu vas dire : à quoi bon, puisque personne ne pourra jamais le lire? Évidemment… mais je me suis mis en tête que si, dans bien longtemps, quand je ne serai plus de ce monde, mon oeuvre tombait entre les mains de quelqu’un qui serait, comme je le suis à présent, désireux de vérité et disposé à s’intéresser aux joies et aux chagrins d’un être quelconque, pourvu que cet être soit vraiment humain, sincère, qu’il ait su aimer, rêvasser, faire le bien quelquefois et faire le mal souvent… qu’importe? Si cet être hypothétique se trouve dans les mêmes dispositions que moi maintenant, une telle lecture ne pourra que le rendre meilleur et il sera reconnaissant, infiniment reconnaissant à l’auteur inconnu.

Les aspirations littéraires d’Hélène Legros sont en effet traversées par une dialectique de la pudeur étroitement liée à son identité sexuée. L’écriture, parce qu’elle est l’expression de soi, ne peut s’envisager en pleine lumière. L’ambition littéraire elle-même ne peut être assumée. Hélène Legros, qui a entrepris la rédaction d’un drame inspiré par l’oeuvre d’Ibsen (Mina), écrit à l’insu de sa famille. Elle a pleinement conscience des réactions que pourrait susciter son projet (Legros 1986 : 320)[9] :

Tous mes moments de libres, je les consacre à Mina, qui n’avance pas vite malgré cela. Car enfin, je ne puis pourtant pas m’installer là avec mon cahier et déclarer à ma famille que je compose un drame! Tu vois d’ici leurs figures? Non, je me tords en y pensant. Je loge mon cahier, ma plume et mon encrier à la mansarde – quand je puis m’échapper, je grimpe et je recopie une page.

Jamais achevé, Mina annonce plusieurs années de loisirs consacrées à l’écriture. Dès 1902, les cahiers ont quitté la mansarde pour rejoindre le bureau familial où Hélène Legros écrit chaque soir, après le repas. Si elle ne dissimule plus son intérêt pour la littérature aux yeux de sa famille, celui-ci ne peut s’exprimer qu’en marge de ses occupations quotidiennes, c’est-à-dire en soirée et principalement pendant l’hiver (Martin-Fugier 1991 : 419). En 1906, Hélène Legros publie toutefois une nouvelle : « Aline ». L’oeuvre, qui figure au sommaire de La Belgique artistique et littéraire, en novembre 1906, contredit cependant le passage effectif à une écriture publique : publiée sous le pseudonyme de Claude Milet, « Aline » constitue l’unique texte littéraire éditée d’Hélène Legros[10].

Plus de 30 ans avant La Femme de Gilles (1937), de Madeleine Bourdouxhe (1906-1996), la nouvelle d’Hélène Legros pose la question de l’aliénation féminine, de la réduction des aspirations à la relation à l’être aimé, au bonheur conjugal. « Aline » développe toutefois une dimension supplémentaire qui fait écho à la trajectoire de l’auteure : l’éducation au sacrifice de ses aspirations individuelles et l’enfermement des rêves dans la sphère privée. Attirée par l’étude et les joies intellectuelles, l’héroïne d’« Aline » doit y renoncer, d’abord pour seconder sa mère, ensuite pour offrir à son époux, Raymond, une compagne convenable. Le quotidien, la vie matérielle à laquelle est soumise Aline, l’étouffe, développe en elle un profond mal-être, une incapacité à trouver sa place et à correspondre au modèle attendu de la femme dévouée aux soins de son foyer (Milet 1906 : 186-189) :

Aline ayant grandi, le travail de la maison la prit tout à fait. Mais parfois, dans les crépuscules d’avril, quand elle s’en allait relever le linge étendu dès le matin sur le pré, elle s’arrêtait, regardait au loin, sur le ciel pâle, onduler la ligne sombre des collines, et s’enfuyait alors, sanglotant, dans une indicible détresse.

La nouvelle exprime une tension qui traverse toute la correspondance d’Hélène Legros : le désir d’exprimer ses aspirations individuelles confronté à l’obligation de se conformer aux attentes sociales. Si ce besoin de liberté prend chez Aline la forme évasive d’un mal-être social, chez Hélène Legros il correspond très clairement à un désir frustré de liberté intellectuelle, étroitement lié à la formation qu’elle a reçue aux Cours d’Éducation pour jeunes filles, à Bruxelles. L’école de la rue de la Paille et son aînée de la rue du Marais forment en effet le décor initial des amitiés littéraires nouées par Hélène Legros.

Les Cours d’éducation pour jeunes filles : un lieu d’enseignement et de sociabilité

La sociologie de la littérature et l’histoire du milieu intellectuel ont démontré l’importance que peut occuper, « en termes de formation (à la pratique littéraire mais aussi au comportement social) et de réseaux » (Vanderpelen-Diagre à paraître), la fréquentation d’un établissement scolaire spécifique, dans la trajectoire d’un écrivain ou d’une écrivaine. Dans le cas des femmes de lettres, l’emprise sur cette donnée est cependant difficile, en raison d’un accès problématique aux sources. Du reste, les lieux de formation ne seraient, selon Cécile Vanderpelen-Diagre, pas aussi pertinents dans les trajectoires féminines que dans les trajectoires masculines, dans la mesure où si « l’établissement dans lequel un garçon accomplit ses études secondaires constitue souvent un lieu important de sa socialisation, ainsi qu’une garantie de ses compétences intellectuelles, [aucun] phénomène comparable n’est observable pour les filles, dont les études se déroulent sans publicité » (Vanderpelen-Diagre 2004 : 131). Le cas des Cours d’Éducation pour jeunes filles fondés à Bruxelles, à la fin du XIXe siècle, démontre pourtant l’importance de cette question, dans les trajectoires intellectuelles féminines.

L’ouverture, en 1864, des Cours d’Éducation pour jeunes filles marque dans l’histoire de l’enseignement féminin belge un moment décisif. Comme l’indique Valérie Piette, elle symbolise « à la fois le début de la promotion intellectuelle des filles, de la laïcisation de l’enseignement féminin et de la virulente opposition du parti catholique contre les écoles “sans Dieu” » (Piette 2000 : 150-151). Votée par les autorités communales de Bruxelles, le 28 mai 1864, la création de l’école inaugure en effet le projet libéral d’instruction féminine. Toutefois, si les ambitions des libéraux se voulaient plus anticléricales qu’émancipatrices, la première école laïque pour jeunes filles doit à sa directrice – la féministe Isabelle Gatti de Gamond (1839-1905) – d’être également devenue un haut lieu de la promotion intellectuelle des femmes. L’établissement, qui a été fondé sous son impulsion et grâce à l’appui du représentant libéral, franc-maçon et libre-penseur Henri Bergé (1835-1911), a permis en effet à la féministe d’expérimenter les propositions pédagogiques formulées dans sa revue L’Éducation de la femme (1862-1864). L’établissement, qui s’ouvre rue du Marais, valorise ainsi un « modèle identitaire de femmes cultivées » basé sur la vision très progressiste « que la femme peut se réaliser pleinement sans être limitée à son rôle d’épouse et de mère » (Jacques, Marissal et Flour 1994 : 112). Certes, comme le souligne John Bartier (1989 : 186), Isabelle Gatti de Gamond devra au départ modérer ses ambitions pour se conformer « aux voeux de ses contemporains » et préparer « les jeunes bourgeoises, non aux professions intellectuelles mais aux rôles de maîtresses de maison, de mères de famille, voire de femmes d’affaires ». Toutefois, le « modèle identitaire de femmes cultivées » qu’elle impose finira, comme l’indique Éliane Gubin (2001 : 172-173), par dépasser celui de la « bourgeoise éclairée » et par susciter « une élite de femmes professionnelles qui constitu[era] le véritable fer de lance du féminisme laïc ». Exempt de cours de religion, le programme de l’école ne concédait que 3 heures (sur 28) aux branches féminines et comprenait une formation en sciences, en mathématiques, en littérature ou encore en histoire. Les cours y étaient assurés par des enseignantes formées par la directrice, et par des professeurs de l’École normale ou de l’Université libre de Bruxelles. Le rôle fondateur qu’occupe l’établissement dans la lutte pour la promotion intellectuelle et sociale des femmes peut, par ailleurs, se mesurer aux positionnements sociaux des anciennes élèves de l’École Gatti et de ses deux écoles soeurs créées en 1876 (les Cours d’Éducation B) et en 1908 (les Cours d’Éducation C). Devenues pédagogues, médecins, avocates, politiciennes... et femmes de lettres[11], les gatticiennes forment en effet « un petit cénacle d’intellectuelles avant la lettre » (Gubin 2001 : 172-173)[12].

De 1888 à 1890, Hélène Legros fréquentera les Cours d’Éducation B. L’établissement, installé rue de la Paille, est dirigé par Henriette Dachsbeck (1841-1914), institutrice et proche collaboratrice d’Isabelle Gatti de Gamond. De style « plus familial et moins rigide » que le premier établissement, l’école répond toutefois aux mêmes ambitions et affiche le même esprit que son aînée (Gubin 2006b). Cette formation a durablement configuré l’habitus d’Hélène Legros, puisque, en dépit d’une carrière littéraire avortée, son statut d’intellectuelle et sa passion pour la littérature continueront à s’exprimer dans le domaine privé, par une abondante correspondance.

À mi-chemin entre le privé et le monde extérieur, l’épistolaire a souvent constitué un lieu où les femmes pouvaient s’éloigner des normes en faisant de leurs lettres le lieu d’échanges intellectuels d’autant plus intenses que le correspondant ou la correspondante est une personne de leur famille ou de leur entourage (Planté 1988). Or, qui mieux que sa cousine pouvait au départ recueillir les impressions quotidiennes d’Hélène Legros? De deux ans sa cadette, Berthe Willière a, comme elle, été formée aux Cours d’Éducation pour jeunes filles et partage le même intérêt pour la littérature. Cependant, ce lien entre l’école et les aspirations littéraires d’Hélène Legros se lit également à travers d’autres amitiés nouées à Bruxelles, lesquelles sont étroitement liées à l’admiration qu’elle voue à son ancienne professeure de littérature : Augustine de Rothmaler (1859-1942).

Elle-même ancienne élève des Cours d’Éducation pour jeunes filles, Augustine de Rothmaler est l’une des figures marquantes du corps professoral des établissements de la rue du Marais et de la rue de la Paille. Bien connue des milieux artistiques bruxellois, elle est professeure de langue et de littérature françaises ainsi que d’anglais. Particulièrement appréciée des élèves, elle sera nommée, en 1911, à la tête de l’école de la rue de la Paille (Gubin 2006c). Hélène Legros restera longtemps en contact avec l’enseignante, lui écrivant, lui rendant visite à Bruxelles et témoignant envers elle une passion qui confine à l’amour. Des années après son passage par les Cours d’Éducation, Hélène Legros voit toujours en « Mlle de Roth » un « idéal de bonté, de supériorité, d’intelligence » (Legros 1986 : 207)[13] : Ce dont je lui suis infiniment reconnaissante c’est de la façon exquise dont elle m’a toujours […] encouragée pour la littérature, et pour les études arides… (Martin-Fugier 1991 : 419)[14].

Par l’entremise d’Augustine de Rhotmaler, Hélène Legros fréquente à Bruxelles un milieu artistique, intellectuel et littéraire acquis aux idées antiautoritaires et dont les membres sont regroupés autour de la figure d’Élisée Reclus (1830-1905) (Aron 1985 : 119-120; Moulaert 1986)[15]. Elle y rencontre notamment Maria Van Rysselberghe (1866-1959)[16]. Cette dernière est la fille de Sylvie Monnom, directrice de l’imprimerie Delvigne-Callewaert qui assure la publication des revues La Jeune Belgique et L’Art moderne. C’est par l’entremise de la maison d’édition familiale que la jeune Maria a rencontré son époux, le peintre Théo Van Rysselbergh (1862-1926), mais également l’écrivain Émile Verhaeren (1855-1916). Ses deux récits, Il y a quarante ans (1937) et Strophes pour un rossignol (1950)[17], racontent sa relation passionnelle et adultère avec l’auteur des Forces tumultueuses, durant une semaine du mois de juillet 1894. Également proche d’André Gide, Maria Van Rysselberghe tiendra, de 1918 à 1951, un journal des activités et du quotidien de l’écrivain français, plus tard publié sous le titre des Cahiers de la petite dame (Van Rysselberghe 1973-1974).

En 1903, toujours dans le sillage d’Augustine de Rothmaler, Hélène Legros se lie également avec Aline Mayrisch de Saint-Hubert (1874-1947)[18], riche Luxembourgeoise, qui publie sous le pseudonyme de Loup, des articles dans La Nouvelle Revue française – revue à laquelle elle abonne Hélène Legros – et L’Art moderne[19]. Aline Mayrisch a intégré le cercle des Van Rysselberghe par l’entremise d’Octave Maus. Dès 1903, à la suite d’un article de Loup sur L’immoraliste, elle se lie également d’amitié avec André Gide qu’elle ouvre à la littérature allemande. Ce dernier, comme d’autres écrivains français, belges et allemands, deviendra, après la Grande Guerre, un habitué du Cercle de Colpach. Ce rendez-vous intellectuel et politique informel, organisé par le couple Mayrisch, dans leur château à Colpach, se veut un lieu de réflexion sur la reconstruction pacifiste de l’Europe d’après-guerre, ainsi qu’un espace de rencontre entre milieux intellectuels français et allemands. Marie Delcourt (1891-1979)[20], qu’Hélène Legros présentera à Aline Mayrisch, et son époux Alexis Curvers (1906-1992), feront également partie des assidus du Cercle de Colpach.

Du milieu libertaire qu’intègre Hélène Legros, émergent donc plusieurs figures féminines, parmi lesquelles se trouve également l’écrivaine Marie Closset (1873-1952)[21], connue en littérature sous le pseudonyme de Jean Dominique. Issue d’un milieu bien plus modeste, Marie Closset a suivi une formation de régente à l’école de la rue du Marais. Principal débouché offert aux femmes de sa génération, le métier d’enseignante permettra à la jeune femme de répondre aux nécessités financières, tout en prolongeant son intérêt pour les lettres. Elle deviendra professeure de littérature, d’abord sous l’égide d’Isabelle Gatti de Gamond, ensuite au sein de son propre établissement, l’Institut de culture française, qu’elle crée en 1912, avec ses deux amies de toujours, Marie Gaspard (?-1951) et la romancière Blanche Rousseau (1875-1949). Cette dernière introduit Marie Closset dans le salon que tient son oncle, le mathématicien Ernest Rousseau, et que fréquente Élisée Reclus. Elle deviendra une des plus proches collaboratrices du géographe français[22] et une amie fidèle pour les gens du milieu artistique et intellectuel qui gravitent autour de l’anarchiste. Rue des Coteaux à Bruxelles, dans la chambre qu’elle occupera de 1895 à 1924, chez les Gaspar, et que ceux et celles qui la visitent baptiseront « la Chambre Bleue », Marie Closset reçoit la musicienne Madeleine Gevaert, Augustine de Rothmaler, Théo et Maria Van Rysselberghe, Octave (1856-1919) et Madeleine Maus, Jules Delacre (1882-1945) et son épouse, la cantatrice Marie-Anne Weber (1884-1953), les écrivains Arnold Goffin (1863-1934) ou encore Francis de Miomandre (1880-1959)[23]. Elle débute en poésie en 1895, en publiant des vers dans L’Art jeune. Grâce à Théo Van Rysselberghe et à Émile Verhaeren, quatre recueils sortiront ensuite au Mercure de France. Dans le sillage d’Octave Maus, elle collabore également à la revue L’Art moderne et donne, en 1903, à la « Libre Esthétique », une conférence intitulée « De la tradition et de l’indépendance »[24], s’imposant comme théoricienne de la littérature, position rarissime chez les femmes de sa génération. Ces amitiés nouées au tournant du siècle se prolongeront rue de l’Échevinage, dans la maison qu’elle acquiert en 1924, avec ses deux amies, et où s’organisent les cours de l’Institut de culture française.

Par l’entremise d’Augustine de Rothmaler, Marie Closset et Hélène Legros deviendront très proches. Pendant de longues années, et avant une véritable rencontre à Barvaux en 1919, leur amitié ne s’exprimera toutefois que par lettres (Dominique [s.d.]2). Les deux jeunes femmes ont toutes deux fréquenté les Cours d’Éducation pour jeunes filles, mais elles y ont été formées à quelques années d’intervalle et dans deux établissements différents (rue du Marais, pour Marie Closset, et rue de la Paille, pour Hélène Legros). L’hommage inédit que Jean Dominique rendra à son amie, après son décès, témoigne cependant de l’existence d’une reconnaissance mutuelle entre les gatticiennes :

Je savais sur Hélène et sur son milieu tout ce que m’en pouvaient apprendre des amies de mon âge (c’était aussi le sien) qui l’avaient connue autrefois ayant été ses condisciples. Quant à moi, j’avais fait ailleurs des études qui me préparaient à l’enseignement et c’est le hasard seul qui m’avait jetée, entre vingt et vingt-cinq ans, dans le cercle charmant, spirituel, de goûts fins et de vie facile où le nom d’Hélène Legros était souvent cité, environné d’admiration, de respect et d’une gêne légère (Dominique [s.d.] : 1).

D’autres amitiés nouées par Jean Dominique témoignent plus explicitement du rôle joué par l’école Gatti dans l’émergence de véritables pactes de solidarité littéraire. Les années de formation de Marie Closset sont en effet celles de sa rencontre avec Blanche Rousseau et Marie Gaspar, deux condisciples de l’École normale. L’oeuvre autobiographique de la première est entièrement consacrée à cette relation à la fois intellectuelle, littéraire et passionnelle qui naquit sur les bancs des Cours d’Éducation pour jeunes filles. La littéraire que publie la romancière, en 1905, étonne par l’expression presque sans voile de la relation homosexuelle qui lie les deux jeunes femmes (Rousseau 1905 : 127-143). Un second récit autobiographique – Mon beau printemps – met l’accent sur l’intérêt littéraire à l’origine de l’amitié entre les deux élèves. La relation de cet ultime printemps que passera Blanche Rousseau à l’École Gatti rend compte du haut climat intellectuel dans lequel y évoluent les jeunes filles (Rousseau 1950). Un article intitulé « Féminisme en littérature », publié par Maurice Belval, alias Coucou, en 1895, dans Le Petit Bleu, souligne également ce lien entre l’établissement scolaire et les aspirations littéraires de quelques jeunes filles. Quatre d’entre elles viennent alors de publier leurs premiers essais littéraires dans la revue L’Art jeune :

[D’autres] naissent à la vie littéraire sous de nouvelles influences et dans des conditions bien distinctes. Elles arrivent à quatre; quatre condisciples, paraît-il, en qui le goût des lettres s’est développé peut-être au cours de lectures, de rêveries, de causeries intimes entre les heures de classe. Elles ont fait de cette passion spirituelle leurs récréations, et, l’une entraînant l’autre à se manifester, elles osent héroïquement, gentiment, publier des pièces de vers et de prose qui ne sont pas des pièces d’écolières (Coucou 1895 : 3).

Ce lien entre formation et aspirations littéraires est également explicite au coeur de la correspondance Hélène Legros, tant en fait de contenu qu’en matière de réseau. Cependant, ses lettres racontent également les barrières sociales qui s’élèvent lorsqu’il s’agit d’affirmer publiquement son talent. Bien que les dernières années de sa vie aient été synonyme de liberté, la Barvautoise a malheureusement renoncé depuis longtemps à ses rêves de gloire littéraire. Depuis 1910, se considérant sans réel talent, elle a abandonné l’espoir de se consacrer à la littérature en professionnelle, décidé de ne plus écrire que pour elle seule (Martin-Fugier 1991 : 420)[25].

En 1924, ne devant plus s’occuper de son père, décédé en 1915, ni de ses frères (Maurice est mort en 1919, et Robert est marié), Hélène Legros quitte enfin Barvaux. Elle s’installe d’abord à Landenne-sur-Meuse, puis à Tilff-sur-Ourthe, dans une maison offerte par Aline Mayrisch, qu’elle partagera, jusqu’à son décès, avec Marie Delcourt. Elle survit en publiant quelques traductions[26] mais surtout grâce à l’aide financière d’Aline Mayrisch et de Marie Delcourt qui n’hésite pas à publier des articles à son bénéfice (Gravet 2007a : 317). Hélène Legros décède le 13 septembre 1933, sans que son nom n’ait jamais percé dans le monde des lettres. Sans doute l’hommage que lui rend Jean Dominique résume-t-il au mieux ce qu’aura et aurait été l’écrivaine de Barvaux :

[…] quel vain projet que celui de tracer le portrait d’Hélène! J’aurais pu dire plutôt : elle eût, en d’autres circonstances, produit une oeuvre originale et forte. Elle avait peut-être un génie égal à celui des soeurs Brontë – sa solitude était plus grande que la leur, sa liberté plus limitée, sa culture plus fine (Dominique [s.d.] : 6).

Conclusion

La trajectoire d’Hélène Legros traduit les ambivalences de la formation intellectuelle offerte aux femmes dès la fin du XIXe siècle et montre la manière dont s’exerce l’autorité familiale sur l’espace des possibles féminins, plus précisément sur les conditions d’accès des femmes à la sphère littéraire : d’Hélène Legros, l’histoire littéraire n’aura gardé aucune trace. Pourtant, sa correspondance de même que son unique nouvelle publiée, « Aline », laissent entrevoir tout à la fois son potentiel de créativité et la place importante qu’elle a occupée dans certains milieux littéraires belges de la fin du XIXe au début du XXe siècle. Sa trajectoire démontre ainsi que, éclairée sous l’angle du genre, la question des réseaux littéraires permet non seulement de revaloriser des parcours individuels oubliés, mais d’appréhender une dynamique de placement dans la sphère littéraire, récurrente chez les femmes de lettres. Comme l’ont démontré Paul Aron et Benoît Denis, l’analyse réticulaire est en effet « particulièrement bien adaptée à la description et à l’analyse des “formes” littéraires dominées, la faiblesse en capital symbolique [pouvant] éventuellement se traduire par une difficulté à s’organiser sur le modèle des écoles, laissant la place à des formes plus souples et plus floues d’apparentement ou de structuration » (Aron et Denis 2006 : 15). Or, à une époque où la « littérature féminine » s’impose comme le lieu d’une possible reconnaissance, les relations interpersonnelles ont, pour nombre d’écrivaines, constitué d’importantes stratégies de visibilité littéraires. La force souvent aussi émotionnelle qu’intellectuelle de ces amitiés féminines s’explique, selon Deborah Cherry, par la structuration « genrée » de l’espace social, laquelle favorise les relations entre femmes (Cherry 1993 : 49). Il importe ainsi de mettre en lumière le rôle joué, à une époque de non-mixité scolaire, par certains établissements dans le développement de sociabilités féminines[27]. Dès la fin du XIXe siècle, l’émergence de pratiques associatives permettra le développement d’un nouveau genre de réseaux littéraires féminins. L’histoire de ces réseaux littéraires féminins – officiels et officieux – reste à écrire, mais il y a fort à parier qu’elle offrirait un nouveau regard sur l’histoire des pratiques littéraires féminines.