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Si la maternité est, depuis longtemps, au coeur des débats féministes (Descarries et Corbeil 2002) et si, en 1976, Adrienne Rich décrivait la relation mère-fille comme une histoire non écrite (p. 11), la paternité a surtout été traitée par les hommes, particulièrement sous l’angle du conflit père-fils (p. 11). Cependant, « la question du père, de nos jours, ne peut se résumer à une affaire de père et de fils [et] l’histoire la moins bien connue est peut-être celle du rapport entre la fille et le père », affirme Lori Saint-Martin (p. 11). Ayant elle-même étudié le rapport mère-fille dans la littérature québécoise (Saint-Martin 1999), l’auteure se penche maintenant avec une grande rigueur, dans un essai aussi impressionnant qu’accessible, sur la question du père dans la littérature québécoise actuelle. Son travail fait écho à des études psychologiques, sociologiques et même littéraires, dont le remarquable essai de Patricia Smart (1988), qui ont ouvert le champ.

Saint-Martin a fait le pari de risquer le contemporain, en s’attachant aux tendances actuelles pour présenter les effets littéraires des bouleversements sociaux des dernières décennies. À partir d’un vaste corpus de 45 auteures et auteurs, elle pose des questions sur la représentation du père, sur ses pouvoirs et ses faiblesses de même que sur les valeurs, les figures ou les métaphores liées à cette image. Elle observe les « motifs récurrents, les lignes de force qui traversent la littérature des trente dernières années » (p. 11) avec une attention particulière aux figures et aux formes nouvelles, signes des impasses et des solutions d’aujourd’hui. Le pouvoir, l’autorité, la légitimité, la reconnaissance et la mixité sont autant de motifs essentiels qui apparaissent en filigrane dans la plupart des textes et qui servent de repères à la description et à l’analyse.

L’objet de l’exercice est de « repenser le père – et la mère – à la fois comme corps et comme esprits […] pour faire advenir une véritable mixité qui serait […] une façon de refonder la vie commune en permettant aux êtres de s’accomplir selon leurs désirs […]; [il s’agit de] trouver de nouvelles façons d’être ensemble » (p. 15).

Cinq parties et quinze chapitres tissent cet essai sur les figures des pères qui dominent la fiction actuelle. La première partie, « Repères » (chapitres 1 et 2), pose les limites du modèle oedipien proposé par Freud : « occultation des femmes et du féminin, de la subjectivité féminine, mais aussi de la subjectivité paternelle » (p. 56). Saint-Martin situe son étude dans la lignée des théoriciennes féministes qui ont proposé de nouvelles façons de penser le père, par exemple un père « visible, vulnérable, charnel » (p. 67).

La deuxième partie débute tout d’abord par le procès du patriarcat, dans Triptyque lesbien de Jovette Marchessault, L’amèr de Nicole Brossard ou Pique-nique sur l’Acropole de Louky Bersianik; ces romancières féministes expriment un immense désir de vivre autrement que « sous la Loi du père » (p. 78). Suit « Le procès des faux absents » (p. 79), lorsqu’un père refuse de s’occuper de son enfant, comme dans L’ingratitude de Ying Chen, ou que l’emprise maternelle démesurée lui interdit de le faire, comme dans L’obéissance de Suzanne Jacob. Quant aux « vrais absents » (p. 86), ils sont nombreux dans la littérature québécoise et donnent lieu à des romans de quête ou de vengeance. Le prototype du père dominateur est décrit par Claire Martin dans la suite autobiographique Dans un gant de fer et La joue droite. Aucun espace n’est laissé aux enfants. Les auteures et les auteurs migrants, comme Abla Farhoud dans Le bonheur à la queue glissante, dépeignent des pères à la violence exacerbée; dans Une belle mort, Gil Courtemanche n’est pas en reste alors qu’il écrit l’histoire de la déchéance d’un dictateur menteur et raciste (p. 89). Un rapprochement sans envahissement serait l’attitude souhaitable, mais elle est loin d’être le fait des « pères incestueux » étudiés au chapitre 4 (p. 96). Selon que la victime de l’inceste est une fille ou un garçon, Saint-Martin observe différentes textures dans l’écriture : « surface textuelle soumise à des lésions » (p. 101) chez Daniel Pigeon (La proie des autres) et Marie-Geneviève Cadieux (Ne dis rien), récit plutôt linéaire sans éclatement formel chez Robert Lalonde (Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure?) et Jean-Paul Roger (L’inévitable). Le parricide au féminin a un côté étonnant puisque les filles meurtrières dépassent, dans la littérature québécoise, les fils meurtriers, alors que, dans la réalité, de 85 à 90 % des jeunes tueurs sont des garçons (p. 119). « Absence d’affect, […] impunité relative [et souvent] justification du meurtre au nom de l’autonomie des femmes ou de la solidarité mère-fille » (p. 139) ne laissent pas de nous interroger; ces attitudes démontrent que, pour beaucoup, la guerre des sexes sévit toujours.

La troisième partie porte d’abord sur les pères et la transmission. Au sixième chapitre, « Repenser la filiation » (p. 143) la quête du père au masculin, qui prend souvent la forme d’un voyage initiatique (Le joueur de flûte de Louis Hamelin), se révèle différente de la quête au féminin, exprimée par une simple réflexion, par exemple chez Maryse de Francine Noël. Toutefois, dans les deux cas, le père se révèle amoindri, défait. La littérature présente différentes figures de l’initiation (p. 165). Seul le père peut faire entrer le fils dans la communauté des hommes (Le Fou du père de Robert Lalonde), dans Pierre de Marie-Claire Blais, les rituels initiatiques sont durs et humiliants; la romancière les voit d’un oeil très critique. Le chapitre « Deuil, voix, écriture » (p. 195) « explore [enfin] les formes textuelles qui disent la mort du père » (p. 17).

La quatrième partie, « Du côté des pères » (p. 221), présente la perspective des pères qui, chez les auteurs, refusent la paternité, souvent pour rester jeunes. Les romans sur « les pères empêchés » (p. 256) expriment, par ailleurs, la paternité désirée; la nouvelle intitulée « La certitude de tes souvenirs », de Jean Pierre Girard, présente ainsi la lettre d’amour d’un père à sa petite fille dans le contexte d’une rupture conjugale (p. 242). L’analyse démontre ensuite que, « pour que le récit puisse traiter du rapport amoureux père-enfant, il faut […] que la mère soit neutralisée, mise à distance » (p. 257). Les tensions entre les sexes sont particulièrement vives dans les récits de pères en deuil. Bouleversant l’ordre des choses, la mort d’un enfant rend les parents désemparés, impuissants; certaines mères s’approprient alors le monopole de la souffrance et écartent les pères (p. 271). D’autres accusent les pères de n’avoir pas su protéger l’enfant (p. 277).

Cependant, évolution heureuse, il existe des « pères nouveaux et aimants, près de leurs émotions […] en mesure de vivre une relation intense avec leur fille [et] d’apprendre ainsi à apprivoiser le féminin (p. 283). Cette « nouvelle mixité » (p. 283) est particulièrement présente dans L’Est en West de Jean Pierre Girard qui traite d’amitié entre un père et sa fille de 8 ans, d’heureux moments passés à voyager et à découvrir le monde. Les récits de « La paternité au jour le jour » (p. 281), faits d’émotions exprimées par une identité masculine tendre et vulnérable, « ouvrent la porte à de nouvelles relations entre les sexes et à des représentations littéraires [nouvelles] » (p. 305).

La cinquième et dernière partie, « Pièges et pistes », met en lumière des points de vue inédits, notamment le fait qu’il y a des façons très diverses d’être un bon père, que les familles marginales réussissent souvent à faire le bonheur de leurs membres et, enfin, que la mixité qui fait coexister paisiblement le masculin et le féminin (p. 327) crée une société équilibrée. Comme le fait justement observer l’auteure de l’essai, dans l’univers féministe de Francine Noël, l’acceptation des enfants bâtards par la société « signifie un recul du pouvoir légitimant du père » (p. 358). Roman utopique, La conjuration des bâtards de Francine Noël multiplie avec humour les représentations de la paternité et confie au bâtard, comme au métis, une force novatrice. La clé réside en ce que l’on puisse choisir sa famille, réseau extensible, ouvert à l’infini, « fluide d’amitiés » (p. 361).

Nous ne pouvons que conclure sur l’excellence de cette étude, nouvelle et magistrale, qui s’avère un modèle pour les recherches en études littéraires. L’analyse de Lori Saint-Martin fait littéralement redécouvrir la littérature québécoise sous un autre angle. Elle communique le goût de relire les romans avec le point de vue de la paternité et nous incite à découvrir ceux que nous n’aurions pas encore lus.

Cette étude nourrit en outre la réflexion féministe sur la question des pères et aborde de nouveaux horizons pour une société différente et prometteuse, notamment la mixité et la famille renouvelée, ouverte.