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Dans le but d’étayer la réflexion sur les antiféminismes, je me référerai à une précédente étude anthropologique et historique du champ des « politiques de contrôle de la population » aux États-Unis et au Mexique, des années 50 à nos jours, étude que j’ai menée récemment (Caulier 2010). Ce travail est lui-même basé sur une recherche d’archives aux États-Unis (au Rockefeller Archive Center, de l’United States Agency for International Development (USAID)), ainsi que sur une enquête anthropologique (entretiens, observations) de près de deux ans au Mexique. Une des principales sources que j’ai utilisées est consultable librement en ligne (PRHOHP)[1]. Dans le texte qui suit, je me propose de développer un aspect peu étudié des travaux dans le champ de la santé reproductive et d’axer la réflexion sur les résistances antiféministes des agents des politiques de population avant et après leur révolution sur le thème de la santé et des droits reproductifs. Il faut noter que les travaux francophones sur les antiféminismes ne sont pas légion (Bard 1999; Trat, Lamoureux et Pfefferkorn 2006), mais ils posent les bases d’une réflexion comparative sur la spécificité de l’objet traité ici : l’antiféminisme dans le champ de la santé reproductive et dans la recherche biomédicale. La lutte pour la définition des normes dans cet espace social a fait s’affronter des positions médicales et scientifiques conservatrices et de nouvelles voix féministes des années 70 aux années 90. La victoire apparente d’une norme féministe – largement portée par les fondations philanthropiques et le champ universitaire étasunien – lors des conférences du Caire et de Pékin au milieu des années 90 n’a pas éteint mais bien plutôt ravivé les tendances antiféministes des experts et des expertes en matière de santé reproductive ainsi que de certains leaders de la planification familiale. Opposant science et militantisme, les critiques du féminisme ont été les principaux perdants d’une révolution politique et normative développée depuis les fondations philanthropiques. En effet, les discours des experts et des expertes de la planification familiale sont structurés autour d’un rejet « objectif » du féminisme comme expression d’un activisme qui n’a pas sa place dans un champ hautement techniciste. Assimilant politique partisane et féminisme, les critiques persistent et tracent une ligne de séparation structurante au sein du champ des politiques de population. Cette division est produite par la construction d’une représentation fondée sur l’illégitimité des positions féministes, fondées sur l’activisme, et la légitimité professionnelle des spécialistes de la gynécologie et de la démographie.

Il existe peu de témoignages écrits de cet antiféminisme professionnel tant le champ des politiques de population a été complètement remodelé autour d’un axe genre/droits des femmes. Ce qui a caractérisé le champ des politiques de population a été une lutte de groupes sociaux engagés dans des stratégies pour le contrôle de ressources et la redéfinition des buts politiques des organisations centrales dans cet espace politique et institutionnel. Cette opposition s’est caractérisée par la lutte d’un groupe, attaché à sa position de pouvoir établie sur une maîtrise des lieux décisionnels, et d’un autre, dont les efforts ont porté sur la conquête des positions au sein des fondations philanthropiques, principaux bailleurs de fonds des programmes de contrôle de la population dans le tiers-monde.

Pour étayer la réflexion sur les antiféminismes, je présenterai succinctement l’histoire et l’organisation institutionnelle du « champ de la population » (population field) dans un premier temps; puis je développerai, les points saillants de l’antiféminisme dans cet espace social à travers son évolution depuis le début des années 70, que ce soit en Amérique du Nord ou dans les pays du Sud. Enfin, en conclusion, je proposerai une esquisse de réflexion sur le statut plus qu’ambivalent du féminisme dans le champ de la santé reproductive contemporaine.

L’organisation du champ du contrôle des populations

Le mouvement lancé aux États-Unis, et nommé « population control », réunit un ensemble complexe d’acteurs, d’organisations, d’institutions publiques et des centres de recherche qui ont soutenu une volonté de contrôle de la fertilité des femmes du tiers-monde depuis l’Amérique du Nord et, dans une moindre mesure, l’Europe, des années 50 aux années 90. Ses liens originels avec le mouvement eugéniste sont largement documentés (Connelly 2008 : 46-76; Ramsden 2001 et 2002) et ont contribué à y ancrer une certaine inertie idéologique, en y maintenant un racisme et un sexisme plus ou moins conscient. Beaucoup voient dans la création du Population Council, organisation fondée par John Davison Rockefeller III en 1952, la naissance de ce mouvement qui se voulait plus axé sur la limitation de la « quantité » que sur la promotion de la « qualité », comme le prônait le mouvement eugéniste (Ramsden 2002). L’émergence du tiers-monde et le début de la guerre froide ont créé le contexte qui a rendu possible la conformation si singulière de l’idée même de contrôle des populations au niveau mondial. Il a cependant fallu attendre que des grands personnages de l’élite politique étasunienne investie dans la politique étrangère, globalement réunie sous l’appellation « Foreign Policy Establishment », s’emparent de la problématique pour que ce champ se structure et reçoive un véritable afflux d’argent public au cours des années 60. La création du Population Council en 1952 avait recentré un champ antérieurement basé sur les stérilisations sélectives des « moins aptes » et l’apologie de la « race blanche » sur la recherche démographique et biomédicale la plus honorable (Moss 1978; Schoen 2005). La principale divergence entre mouvements eugénistes et « populationnistes » a résidé dans l’instrumentalisation de la planification familiale au niveau mondial. Cette stimulation des programmes de planification familiale publics et privés, principalement en Asie et en Amérique latine, s’est accompagnée d’un développement de centres de recherche aux États-Unis[2] et d’investissements tout aussi importants pour développer les centres de recherche en Inde, à Taïwan ou au Brésil (Bachrach et Bergman 1973; Connelly 2008 : 195-236; Moss 1978).

Les politiques de contrôle de population n’ont pas été neutres non plus en matière de groupes ethniques et sociaux. Alors que la régulation des naissances prônée par les hérauts de l’exportation d’une biopolitique planétaire a principalement visé des femmes de couleur, la fertilité des Américaines blanches ou des Européennes occidentales n’a jamais été véritablement une cible pour les organisations de contrôle de la fertilité. Cela est dû principalement à la certitude que les femmes blanches ne faisaient, elles, pas assez d’enfants ou simplement au fait que leurs enfants ne seraient pas une charge pour la société[3]. Cette approche se retrouve également en Amérique latine. Le Brésil a pratiqué lui aussi une politique de stérilisation coercitive principalement dirigée contre les femmes métisses et noires (Ribeiro Corossacz 2004). Pour sa part, le Mexique a connu une semblable distinction entre les femmes « à stériliser » et les autres. Deux auteures présentaient d’ailleurs l’actualité, au début des années 2000, des pratiques racialisées de stérilisation et d’offres contraceptives aux femmes indigènes qui se déroulent fréquemment sous la menace d’une coercition financière et symbolique de la part des autorités médicales (Vasquez et Flores 2003). Enfin, une analyse intersectionnelle (Crenshaw 1991; Hancock 2007) des politiques de population reste à mener dans de nombreux pays. Dans le cas du Mexique, j’ai personnellement pu constater une considérable inertie dans les pratiques médicales en zone indigène (dans l’État de Veracruz en 2010) et une très incomplète information des femmes concernant les risques qu’elles encourent en cas de ligature des trompes ou d’hystérectomie. De même, le consentement informé est fréquemment présenté par écrit à des femmes qui sont imparfaitement lettrées, voire qui ne parlent pas correctement espagnol. Ces précisions tendent à prouver que les biopolitiques des années 60 et 70 n’ont pas été uniformément appliquées suivant le groupe ethnique et la classe sociale des femmes des pays du Sud, comme des États-Unis.

La limitation des populations a longtemps été cantonnée dans un développement de la recherche démographique et biomédicale dans leurs aspects les moins controversés, la nature même de l’objet « population » renvoyant à un contenu plus gouvernemental et moins « privé » que celui de la planification familiale et de la contraception. Les grandes fondations, au premier rang desquelles les fondations Ford et Rockefeller, dont les administrateurs (trustees) étaient peu enclins à susciter la polémique, ont beaucoup tardé à soutenir la promotion et la recherche en matière de contraception. La montée de la tension entre les deux superpuissances de l’époque a contribué progressivement à modifier cette donne. Des biographes de la famille Rockefeller rappelaient en 1991 que la progression communiste en Asie a fréquemment été liée à une explosion des populations rurales peu instruites et susceptibles de soutenir des mouvements communistes faisant la promotion de la collectivisation (Harr et Johnson 1991). Le lobbying effréné de J.D. Rockefeller III, et d’un autre éminent personnage venant de l’establishment de la côte Est, le général William Draper (Connelly 2008 : 210), a fini par porter ses fruits. Les efforts de ces deux hommes ont gagné successivement les présidents Lyndon B. Johnson et Richard Nixon à la cause de l’exportation de la contraception et de la recherche contraceptive dans le tiers-monde, notamment à partir de 1966, et la création de la Division Population de l’USAID. Il n’est pas inutile de rappeler que le développement rapide de l’utilisation de la pilule hormonale contraceptive avait diminué la controverse entourant la contraception au sein de la société étasunienne. Ainsi, l’USAID a reçu chaque année, à partir de 1966, des allocations budgétaires du Congrès plus conséquentes. Les fondations Ford et Rockefeller se sont libérées de leur carcan puritain et l’argent a afflué rapidement vers un nombre croissant d’organisations privées (le Population Council, l’Association for Voluntary Sterilization, le Population Crisis Committee et surtout la Fédération internationale des plannings familiaux (International Planned Parenthood Federation (IPPF)). Dès lors, entre les dizaines de centres de recherche sur la population créés de par le monde, la montée de l’intérêt des groupes pharmaceutiques pour le marché de la contraception et le développement rapide d’organisations publiques (USAID, Organisation mondiale de la santé (OMS), Fonds des Nations unies pour la population (United Nations Population Fund-UNFPA)) et privées, ce que l’on peut appeler un « champ de la population » s’est progressivement autonomisé et a pris une importance considérable dans la conformation d’une biopolitique mondiale ciblant les femmes du tiers-monde et leur supposée fertilité « explosive[4] » (Briggs 2002).

La réaction féministe aux politiques de population

Cette esquisse historique doit également rendre compte de plusieurs évolutions sociohistoriques. Premièrement, l’émergence des féminismes étasuniens a pesé de plus en plus, pendant la période 1965-1975, sur les justifications de cette exportation mondiale de la contraception, mais elle a servi également d’arguments expost, le contrôle des populations se faisant au nom des droits des femmes. Deuxièmement, un phénomène marquant a été la féminisation rapide des institutions de santé publique et des carrières universitaires (démographie, sociologie, santé publique) qui fournissaient la majeure partie des experts et des expertes en matière de planification familiale. Ces deux phénomènes ont contribué largement à remettre en question les présupposés « androcentrés » des politiques de population et ont dirigé graduellement l’attention vers les femmes comme groupe directement visé plutôt que vers la très abstraite « population » (Caulier 2010 : 357). Ces évolutions ont trouvé un écho paradoxalement favorable dans l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan à la Maison-Blanche en 1981, qui a vu l’arrêt brutal du soutien de l’administration fédérale à l’USAID et aux organisations privées de planification familiale. C’est en 1985 qu’un groupe de femmes venant des fondations Ford et Rockefeller (réuni autour de deux « leaders », Joan Dunlop et Adrienne Germain, ont fondé l’International Women’s Health Coalition en 1985) a pris de l’importance et a commencé à investir les positions de pouvoir au sein des mêmes fondations, redevenues centrales dans le financement des politiques de population (Caulier 2010 : 355-369). Cette ascension militante a été la base institutionnelle de la conquête des positions de cet espace social durant les années qui ont suivi et qui ont abouti au Plan d’action de la Conférence du Caire en 1994 (Wailey 2004 : 155). La voix des femmes « anti-contrôle » s’est fait entendre fortement en 1994 pour la Conférence du Caire, mais leur opinion était faite depuis les années 70, comme dans le cas de Joan Dunlop, une des premières à critiquer le champ des politiques de population de l’intérieur : « Et c’est ainsi que je suis retournée voir M. Rockefeller et je lui ai dit : Il y a un problème, qui est celui-ci : le champ [de la population] a été construit avec un sexisme et un racisme naturel. De plus, il y a une mainmise sur l’argent et elle est le fait de six personnes » (Dunlop 2004, PRHOHP : 7).

Le point de vue développé par Joan Dunlop sur le principal programme de financement mondial d’activités de « contrôle de la fertilité », celui de l’USAID, trouvait un écho chez sa principale compagne de lutte, Adrienne Germain. La plupart des critiques portaient sur la misogynie et le traitement des femmes du tiers-monde, perçues comme des êtres arriérés[5] (Germaine 2003, PRHOHP : 53). Ce n’était pas seulement la coercition que les féministes dénonçaient, mais également le traitement condescendant et sexiste des médecins qui conduisaient au mépris des femmes :

Au même moment, le mouvement des femmes montait en puissance et les féministes en Amérique latine critiquaient vivement les scientifiques parce qu’ils conduisaient leurs études sur des femmes et ne les traitaient pas correctement et ne les informaient pas sur ce qu’ils faisaient. Cela devenait une cause célèbre. C’était en partie vrai. Et puis, le mot que je cherchais hier pour décrire Ravenholt, c’est salace. Et c’était plutôt courant. Ces docteurs étaient… La manière dont ils se comportaient envers les femmes était véritablement choquante. On peut entendre la litanie sans fin des histoires rapportant le comportement et les attitudes des hommes médecins dans les cliniques.

Dunlop 2004, PRHOHP : 114

La charnière temporelle des années 1985-1995 a vu la victoire du féminisme en termes politiques et idéologiques. Un féminisme plus « professionnel » et expert qu’idéologique au sein des fondations Ford et Rockefeller, puis MacArthur et Hewlett, mais qui a promu une réelle révolution idéologique et méthodologique aboutissant à la refonte entière des politiques de population au Caire en 1994 et à leur reformulation en « droits et santé reproductive ». C’est cette prise de pouvoir féministe et proféministe dans l’ancien champ des politiques de population qui a durci les positions antiféministes des hiérarques du Population Control aux États-Unis et de ses thuriféraires autour du globe. La reconfiguration du champ des politiques de population a donné lieu à des stratégies et à des positionnements renouvelés pour les actrices et les acteurs des deux groupes : revenir plus longuement sur ces évolutions permettra de saisir les justifications nouvelles de l’antiféminisme après la Conférence du Caire en 1994.

L’antiféminisme des populationnistes

Il ne fait aucun doute que l’on trouve les plus ardentes oppositions au féminisme dans le champ de la « santé reproductive/population » au sein des organisations qui ont été le plus « subverties » et investies par des militantes venant des grandes organisations non gouvernementales (ONG). Les principales victimes de la conquête féministe du champ de politiques de population ont tout d’abord été les têtes dirigeantes du Population Council, ainsi que plusieurs auteurs et auteures le mentionnent (Connelly 2008; Wailey 2004). Cependant, les programmes des grandes fondations ont également été touchés (Germain 2003).

La figure la plus représentative de l’antiféminisme s’incarne en la personne de Reimert Ravenholt, épidémiologiste et expert en santé publique qui a dirigé pendant une quinzaine d’années la branche « population » de l’USAID (1966-1981). Cet homme a été le plus fervent défenseur d’une approche technologique et d’investissement massif dans la distribution de contraceptifs dans les pays du tiers-monde. Sa conception archaïque des rapports sociaux de sexe en a fait un des principaux adversaires du groupe de femmes qui tentait de révolutionner le champ des politiques de population. Ce dernier accusait les féministes de déformer les buts initiaux de la régulation des naissances (birth control) et de la diluer conceptuellement dans la santé reproductive :

La Conférence du Caire de 1994 a été présidée par Nafis Sadik et dominée par une faction lesbienne militante, opposée de fait au contrôle des naissances en soi. Elles ont réussi à largement élargir la définition de qui était couvert par les fonds spécifiques du Titre Dix, en la modifiant pour être utilisée par la « santé reproductive » en général, contribuant ainsi à diminuer considérablement les fonds alloués au contrôle des naissances. Malheureusement, sans un contrôle efficace de la fertilité, les besoins liés à la « santé reproductive » sont sans fin.

Ravenholt 2002, PRHOHP : 150

Ravenholt allait bien au-delà d’un discours policé, opposant science et activisme : il voyait dans la qualification d’« active faction lesbienne » un discrédit sérieux du groupe de femmes qui avaient dominé la Conférence du Caire. Il faut retenir, ici, le principal argument de l’expertise liée à la limitation des populations : sortir du carcan conceptuel de la planification familiale pour aller vers la « santé reproductive » constitue une entreprise aux coûts sans fin et un dévoiement de fonds, bien circonscrits à un domaine d’expertise, à destination d’une entreprise de santé publique aux dimensions multiples. Ce rejet violent des entreprises féministes tient en partie de la lutte pour la définition des objectifs de cet espace social héritier des politiques de population. Il est intéressant de comparer cet antiféminisme à celui qui peut être observé dans des milieux politiques (Gaspard 1999 : 339-354). Ravenholt, serviteur de l’État fédéral conquérant de l’après-guerre, est un personnage singulier qui représente des positions extrêmes dans un contexte marqué par la lutte anticommuniste et le confinement (containment) des régimes « rouges » par le contrôle de la fertilité des femmes du tiers-monde. Son radicalisme et son antiféminisme ont été plus partagés à son époque de gloire (les années 70) que durant les décennies suivantes. Cependant, il a été en poste assez longuement pour former certains cadres de l’USAID et d’autres organisations publiques ou privés. Ses collaborateurs plus jeunes lui ont été d’une grande fidélité et ont vécu son déclassement – dû à l’aile religieuse du Parti républicain et non aux féministes – comme une atteinte à l’oeuvre d’un génie qui a contribué à diminuer la croissance de la population mondiale[6]. Certains de ces hommes, qui sont toujours dans des positions de pouvoir dans le champ de la « santé reproductive », tout en étant plus progressistes que Ravenholt, partageaient certaines de ses vues et blâmaient les féministes de s’être opposées à la planification familiale « exportée »[7].

Un des successeurs de Ravenholt à la tête de l’USAID, Duff Gillespie a été de ceux qui ont estimé que les féministes constituaient un groupe antagonique et dont l’intérêt était de s’opposer aux programmes développés depuis Washington :

En fait, c’est intéressant, c’est même plutôt surprenant, si on y jette un regard rétrospectif. La plupart des critiques envers le programme […] toutes les critiques provenaient de la gauche, spécialement des féministes qui étaient très opposées à la planification familiale institutionnalisée en tant que manière impérialiste d’imposer des valeurs à des groupes de femmes. Pour moi, c’est extrêmement paternaliste de dire que, si ces personnes ont une fertilité élevée, c’est parce qu’elles le désirent […] au lieu de dire : « Laissons-leur le choix ».

Gillespie 2003, PRHOHP : 24

Les stratégies discursives de discrédit à l’usage des populationnistes

Certes, il existait une opposition féministe anti-impérialiste jusque dans les années 80 (Hartmann 1995), mais ces féministes ne critiquaient pas réellement la planification familiale : elles s’opposaient plutôt au développement de programmes d’ampleur mondiale qui ciblaient avant toute chose les femmes pauvres et les moins aptes à se défendre contre la coercition étatique, comme le cas de l’Inde l’avait montré[8] (Rao 2004). La principale stratégie discursive antiféministe des hérauts du Population Control a été de sciemment confondre régulation des naissances, planification familiale et politiques coercitives de population. Certes l’USAID n’a jamais mené directement de politiques de contrôle de la population, mais elle a apporté son soutien aux gouvernements et aux organisations qui pratiquaient la coercition ou l’« incitation », notamment financière, à la stérilisation (Connelly 2008 : 216-218; Rao 2004 : 38-44). Les demandes formulées par des organisations féministes internationales comme le Development Alternatives for Women Network (DAWN), des fédérations de mouvements et des organisations du Sud, à partir de la Conférence des femmes de Nairobi de 1985 (Wailey 2004 : 126), ne portaient cependant pas sur une suppression des programmes de planification familiale mais bien sur le recentrage de ces derniers sur les besoins et les droits des femmes du tiers-monde. Les questionnements « éthiques » et philosophiques n’étaient pourtant pas absents de la recherche biomédicale depuis plusieurs décennies (Löwy 2006 : 141-172; Fausto-Sterling 1992), mais ils ne semblent pas avoir grandement influé sur le programme de planification familiale de l’USAID. Un autre disciple de Ravenholt, Joseph Speidel, qui a dirigé également le programme de l’USAID à la suite de Ravenholt (1980-1983), partageait un rejet, certes plus modéré, mais non voilé des demandes féministes formulées lors des conférences internationales sur la population, dont la dernière au Caire a marqué le principal tournant de la planification familiale vers la santé reproductive (Caulier 2010)[9].

Sous les argumentaires politiquement corrects, sourdait un discours du déclassement et du ressentiment qui n’en fait pas de moindres adversaires des féministes réformatrices des politiques de population. Divergeant de l’antiféminisme « primaire » de leur mentor Ravenholt, ces hommes – et quelques femmes – défendaient principalement leurs positions institutionnelles et leur vision des objectifs politiques de ce qu’ils nomment alors eux-mêmes le population field. Les critiques féministes impliquaient la dilution des crédits alloués à des tâches clairement maîtrisées et définies comme prérogatives d’un certain nombre d’organisations privées et publiques : les actions de planification familiale et de limitation des naissances. La dilution de l’expertise des adeptes de la limitation des populations dans un continuum conceptuel, la « santé reproductive », tendait à déclasser des trajectoires professionnelles solidement ancrées dans l’exportation de programmes internationaux de planification familiale, la contraception étant l’unique but et la seule mesure de la réussite de ces politiques. Les luttes institutionnelles, fort diverses, qui ont eu lieu à la fondation Ford, à la fondation Rockefeller, à l’IPPF ou au Population Council permettent d’observer ce qui a bien été une lutte pour la domination des organisations centrales du champ des politiques de population qui s’est jouée de la fin des années 70 jusqu’à la Conférence du Caire en 1994. Les adeptes d’une planification familiale « traditionnelle » s’opposaient clairement aux nouvelles et nouveaux venus représentant un groupe concurrent, identifié comme « féministe » par la vieille garde « populationniste » dépossédée de ses positions de pouvoir scientifiques et économiques. Un ancien consultant indépendant des principales organisations investies dans les politiques de population, Robert Gillespie, a témoigné de ces mouvements au sein de la plus ancienne institution du champ, le Population Council :

À tous les niveaux, tout le monde vous parlera de cette période de manière différente parce que les gens comme Allan Rosenfield – qui à l’époque s’est vu offrir le poste de doyen à Columbia – était déjà parti. Mais, Seigneur, il a dû embaucher au moins huit personnes, dont John Ross – que des gens qui étaient, à un degré ou un autre, au Council et qui ont trouvé un foyer à Columbia […] Mais il y avait également beaucoup de ressentiment de la part de ceux qui avaient simplement été virés. C’est comme ça qu’ils ont perdu leurs talents. Ils ont perdu tous leurs talents de planification familiale. Alors, lorsqu’ils ont commencé à réembaucher, beaucoup de gens ont dit : « Je ne vais pas retourner au Council. Les gars, vous êtes une organisation féministe maintenant. Laissez-moi tranquille. Comment vous voulez faire de la planification familiale dans un environnement hostile? ».

Gillespie, PRHOHP 2004 : 69

Une victoire féministe définitive?

La prise de pouvoir, au sein du Population Council, d’un « proféministe » de longue date venant de la fondation Ford, George Zeidenstein, ami et allié des leaders activistes Joan Dunlop et Adrienne Germain, a constitué un drame à l’interne pour les élites traditionnelles de l’organisation créée par Rockefeller III (Connelly 2008 : 329-330). Ces élites déclassées ont alors trouvé majoritairement refuge dans des centres de recherche universitaire, comme celui de Columbia, cité par Gillespie. Il existait une ligne de fracture réelle entre ces groupes de recherche et d’expertise qui se positionnaient par rapport à l’adhésion à l’éthique féministe de la santé reproductive ou par rapport à son rejet. L’ancrage dans le « professionnalisme » de l’expertise en planification familiale est opposé constamment à l’environnement féministe, postulé comme éloigné des considérations scientifiques qui constituent les principales justifications de légitimité des agents historiquement en place au sein des organisations internationales de « population ».

Au sein d’un espace social labile tel que celui des politiques de population des années 1960 aux années 2000, de nombreuses institutions ont joué un rôle prépondérant dans les flux financiers, la circulation des chercheuses et des chercheurs de même que des militants et des militantes, ainsi que la formation de la population étudiante dans divers domaines scientifiques. Le Population Council (organisation pionnière, jouissant toujours d’un grand prestige scientifique) et la fondation Ford ont réussi à attirer en premier de prestigieux noms de la recherche et ont fait la promotion, avec le plus grand zèle, de l’exportation des politiques de population à l’ensemble du tiers-monde (Caulier 2009 : 122-168). Puis l’ascension fulgurante, dès la fin des années 60, du Population office de l’USAID a changé la donne durant une quinzaine d’années en concentrant le financement entre les mains d’une institution publique dont le directeur, Ravenholt, a pesé considérablement sur l’orientation technocratique du champ.

Lorsque le Parti Action Nationale (PAN) a pris le pouvoir à Washington avec Reagan, au début des années 80, l’USAID a perdu de sa centralité et de son influence sur les politiques de population, ce qui a permis aux fondations philanthropiques de redevenir les principaux bailleurs de fonds des organisations concentrant leur action sur les programmes internationaux de régulation des naissances. C’est à partir de 1984 et de la Conférence sur la population de Mexico (Wailey 2004 : 125) que les acteurs philanthropiques se sont imposés à nouveau comme des partenaires nécessaires aux organisations internationales privées que les fonds de l’AID (Association internationale de développement) avaient fait croître de manière considérable[10].

La stratégie développée par des activistes, venant elles-mêmes des fondations Ford et Rockefeller, a été ainsi de créer une organisation, l’International Women’s Health Coalition (IWHC) sur le modèle des organisations féministes de défense de la santé des femmes à visée nationale (comme le Boston Women’s Health Book Collective). Cette organisation a permis de construire un lieu institutionnel de contestation des politiques de population et d’avancer des candidatures de militantes à la tête des programmes « population » des principales fondations. La nomination de la féministe brésilienne Carmen Barroso à la tête du programme Population and Reproductive Health, de la fondation MacArthur, a été une victoire considérable dans la réorientation des fonds philanthropiques vers des organisations souhaitant promouvoir une perspective féministe dans les politiques de santé sexuelle et reproductive (Caulier 2010 : 335-339). L’emprise du féminisme sur l’espace nord-américain des organisations de « population » n’a fait que s’accroître avec la préparation des conférences onusiennes du Caire, sur la population, et de Pékin, sur les femmes. La stratégie de conquête des programmes des fondations philanthropiques lancés par l’IWHC a porté ses fruits et le Programme d’action du Caire a contraint l’ensemble du champ des politiques de population à se réformer méthodologiquement et politiquement de même qu’à intégrer la transition conceptuelle de la « population » à la « santé reproductive et des droits sexuels » des femmes des pays du Sud.

Un regard sur le Sud

Parallèlement, des voix critiques se sont fait entendre depuis les États-Unis, comme depuis les pays du Sud. Une activiste comme Luz Rodriguez, d’origine portoricaine, s’est particulièrement investie dans la dénonciation des politiques de stérilisation massive qui avaient cours sur l’île :

Vous ne pouvez pas vous empêcher d’être enragée par les récits de ce qui s’est passé. Premièrement, il y avait toute cette discussion parmi les Portoricaines dans ma communauté sur la operación; l’opération et toute l’histoire des stérilisations abusives des femmes portoricaines […] J’ai vraiment commencé à réaliser ce que ça signifiait vraiment, que c’était une stratégie systématique de contrôle de la population par la stérilisation de dizaines de milliers de Portoricaines. Et dans ma recherche, j’ai découvert l’expérimentation humaine sur les Portoricaines dans le but de développer ou de découvrir la dose appropriée pour la pilule contraceptive. Cela m’a rendue folle. Plus j’en apprenais sur la manière dont on avait mené les choses, sur la manière dont les médecins parlaient des femmes, plus j’enrageais. Elles n’étaient pas considérées comme des femmes, mais comme des sujets d’étude.

Rodriguez 2006, VOFOHP : 22

C’est également à travers un processus d’appropriation de l’histoire des femmes dans l’expérimentation biomédicale et la limitation des populations que des militantes comme Luz Rodriguez ont développé une critique argumentée et documentée des politiques de population en tant que biopolitiques mondiales ciblant les femmes pauvres et « non blanches » en priorité. L’intersectionnalité a d’ailleurs été un angle d’approche important dans l’analyse des politiques de population, car les femmes dites « de couleur » ou « du Sud » hors des États-Unis ont bien été les principales cibles des politiques coercitives, comme dans le cas de Porto Rico ou de l’Amérique latine, plus généralement. Lors de mes nombreux séjours au Mexique, j’ai également pu constater une certaine permanence du « ciblage » des femmes indigènes dans les institutions de santé publique, bien que les objectifs chiffrés soient censés être abandonnés.

Une perspective sur les pays du Sud permet d’observer une semblable continuité entre l’antiféminisme étasunien dans le champ de la population et ceux qui ont été et sont toujours présents dans les instances étatiques et privées impulsées et financées par l’USAID et la fondation Ford depuis les années 60. Le Mexique, où j’ai effectué plus de deux années d’enquête sur les ONG et les organisations de santé reproductive, a été un espace périphérique de ces luttes au coeur des organisations philanthropiques et des institutions internationales. Ce pays présente la particularité d’avoir profondément subi l’influence de son voisin du nord dans la mise en place de politiques de population étatiques. Les ONG et les délégations locales des fondations étasuniennes n’en ont pas moins été des témoins des évolutions mondiales qui se jouaient aux États-Unis et lors des conférences du Caire et de Pékin. Le poids des organisations de femmes au Mexique et une mobilisation constante de spécialistes de la recherche et d’activistes féministes ont entraîné également une réforme des politiques de population dans le pays et une intégration de la perspectiva de género dans les politiques publiques (García 2000). Néanmoins, ce bref tableau mexicain ne rend pas compte de l’emprise des représentations « androcentrées » au sein même des organisations féministes et des institutions publiques censées s’être converties aux nouveaux standards internationaux en matière de santé reproductive. Les experts de l’ancien programme de contrôle de population privé, relégués dans des tâches de recherche sur des « problèmes de femmes », manifestaient leur mécontentement devant la dépossession de leur expertise et l’inefficience des politiques proféministes actuelles :

Mexfam était une organisation traditionnelle parmi les ONG. C’est une organisation classique de santé reproductive pas nécessairement orientée vers le féminisme. Son orientation est plus biomédicale. Une vision obstétrique, d’homme. Mais Mexfam et l’IPPF sont en train de changer. L’IPPF est très conservatrice dans la région. La planification familiale a été dominée par le modèle masculin, biomédical, gynéco-obstétrique […] Et tout ça m’a épuisée, c’est pour ça que j’ai décidé de partir de Mexfam. J’avais besoin d’une vision plus progressiste et féministe.

Entretien de l’auteur avec Gabriela Rodriguez, ONG AFLUENTES février 2007

Plusieurs employées que j’ai rencontrées dans les ONG de Mexico et en province ont également tenu des discours ouvertement hostiles envers les féministes et le féminisme. Elles y soutenaient un argumentaire propre aux femmes qui viennent de la planification familiale officielle privée, Mexfam, ou publique, le Consejo Nacional de Población (CONAPO) et qui s’inscrit trait pour trait dans ceux des « experts en population » des États-Unis : elles opposent systématiquement l’expertise et la scientificité à l’activisme et à l’idéologie, supposée extrémiste, des féministes. De nombreux experts et expertes des ONG mexicaines viennent directement de l’espace social des politiques de population. Ces personnes se sont converties volontiers aux projets « avec perspective de genre », mais cela ne signifie nullement une quelconque bienveillance envers le féminisme et les féministes qui sont assimilés à une surpolitisation des questions de « population ». Féminisme et « radicalité » semblent maintenir une certaine analogie chez les employées et employés d’ONG à Mexico, qui viennent des organisations de planification familiale :

Je te dirais que si être féministe est défini par cette radicalité envers les hommes, je ne suis pas d’accord […] L’« homme » aussi a besoin d’apprendre à codifier d’une autre manière ses actes. Dans les ateliers, par exemple, j’ai beaucoup travaillé cela, les attitudes. Parfois un féminisme trop critique, c’est fermer la porte à certaines situations. Et je n’aime vraiment pas ça. Je ne veux pas avoir à juger une personne sur son sexe et accepter les étiquettes « préconstruites ».

entretien avec Beatriz, employée de l’ONG AFLUENTES

L’éloignement personnel et la distance symbolique maintenus avec les mouvements féministes facilitent le dialogue avec les experts de la planification familiale que ces employées ont côtoyés longuement au fil de leur carrière professionnelle. Ils contribuent cependant à reproduire des représentations caricaturales du féminisme au Mexique, liées à un supposé « rejet des hommes ».

Conclusion

Cette révolution de palais scientifique, dans les organisations internationales et chez les bailleurs de fonds privés, a contribué grandement à cristalliser des positions antiféministes parmi les acteurs déchus de cette révolution éthique et politique. Cependant, compte tenu du caractère ancien de cet antiféminisme dans le champ de la recherche contraceptive et au sein des institutions de promotion de la régulation des naissances dans le tiers-monde, l’ascension des féministes n’a fait que révéler l’inertie d’un « habitus » antiféministe et masculiniste diffus parmi les hommes au sommet de la pyramide hiérarchique. Certaines femmes, comme dans l’exemple mexicain discuté plus haut, arborent cette perspective antiféministe en se démarquant stratégiquement de l’ancrage militant féministe, perçu comme trop peu objectif et scientifique. Il n’est pas étonnant que la plupart de celles qui ont adopté cette posture viennent directement des anciennes institutions de limitation de la population. Cette posture leur permet de légitimer leur position dans cet espace social en insistant sur leur expertise professionnelle et scientifique durement acquise. L’importance croissante des militantes et des militants féministes dans le champ de la défense des droits sexuels et reproductifs constitue une menace permanente pour des positions institutionnelles considérées comme revenant de droit aux expertes et aux experts des anciens programmes de planification familiale. La diminution de l’intensité de l’intérêt des bailleurs de fonds internationaux pour les problématiques de santé reproductive a cependant rouvert de nombreux espaces aux groupes temporairement évincés des organisations internationales. De même, comme l’exemple mexicain le démontre, les ONG « féministes » ont dû recourir massivement au recrutement d’anciens fonctionnaires ainsi que de chargées et de chargés de projet des organisations traditionnelles de limitation de la population et ont ainsi intégré en leur sein une expertise professant un certain antiféminisme. Celui-ci peut donc naître et prospérer dans une lutte à l’intérieur des organisations qui élaborent des politiques de population où des groupes rivaux sont en compétition pour la définition des objectifs du champ, comme pour le contrôle des moyens institutionnels et financiers qui permettent d’y parvenir. La principale victoire des féministes, au coeur des anciennes politiques de population, est d’avoir injecté le féminisme avec une telle vigueur parmi les bailleurs de fonds et les ONG internationales que ceux et celles qui s’y opposent ont malgré tout l’obligation d’en épouser, formellement, les principes éthiques et méthodologiques.