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Le Vietnam, avec la mise en oeuvre d’un vaste plan de réformes – le renouveau (đổi  mới) – par le gouvernement communiste en 1986, connaît de profonds changements économiques et sociaux : ouverture économique, afflux d’investissements étrangers dans les centres urbains, migration des campagnes vers les villes, expansion sans précédent du lucratif secteur du tourisme et de la restauration. Ce développement soudain s’accompagne de la découverte de la société de consommation par une population au sein de laquelle les inégalités de sexe demeurent prononcées.

En trois décennies, le pays a accompli des progrès significatifs en matière de bien-être de sa population. Occupant aujourd’hui le 113e rang – sur 169 pays classés – pour l’indice de développement humain (IDH) du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) (2010), le Vietnam se range parmi les pays ayant un IDH moyen. Par ailleurs, les efforts soutenus du gouvernement ont réduit certaines inégalités entre les hommes et les femmes; le pays se classe au 58e rang des 139 pays considérés pour l’indice d’inégalité de genre (PNUD 2010). Ces inégalités demeurent néanmoins importantes, notamment dans les domaines de l’éducation, du marché du travail et de la santé liée à la reproduction. L’accès aux études, particulièrement les études supérieures, de même que l’accès aux postes de responsabilité ou bien rémunérés, demeure difficile pour les femmes (WB 2006; UNICEF 2011). Stéréotypes de sexe et discrimination sur le marché de l’emploi vietnamien subsistent : les femmes y gagnent en moyenne 71 % du salaire des hommes (PNUD 2010).

La croissance économique des grandes villes, rendue possible par l’ouverture économique et alimentée par les investissements étrangers, creuse les disparités entre régions rurales et urbaines et fait de ces dernières des pôles attractifs pour les jeunes ruraux en quête d’emplois plus rémunérateurs. Le secteur du tourisme, lui-même en pleine expansion, compte maintenant pour 9,2 % du produit intérieur brut (PIB) et génère de nombreux emplois (WTTC 2011).

Dans ce contexte, il est primordial d’observer et d’analyser les conditions de vie et de travail de la main-d’oeuvre qui assure le succès de cette économie. Ainsi, le secteur de la restauration de Hô Chi Minh-Ville (HCMV), autrefois appelée Saigon, ne saurait se développer sans les nombreuses jeunes serveuses travaillant dans ses différents types d’établissements. Sur leur lieu de travail, ces femmes vivent souvent des conditions difficiles et sont en contact quotidien avec une clientèle majoritairement masculine, dont le comportement à leur égard est révélateur de la situation inégalitaire et des rapports de pouvoir marquant la société vietnamienne. Ce comportement laisse également apparaître certains traits de la socialisation des hommes dans leurs rapports avec les femmes. Ils seront analysés ci-après.

Basé sur les résultats d’une étude de terrain de quatre mois réalisée en 2008 à HCMV, l’article qui suit décrit et analyse brièvement les conditions de travail de jeunes serveuses de restaurants et de bars à Pham Ngũ Lao (PNL), quartier touristique du riche district 1 de la métropole. Réalisée au moyen d’observations participantes et d’entrevues ouvertes et semi-dirigées, cette étude se propose de dégager les inégalités de sexe et de classe qui sous-tendent leurs expériences de vie dans leur milieu de travail. L’adoption d’une perspective féministe utilisant notamment la théorie de « la connaissance située » (standpoint theory) (Hill Collins 1991, 1997) et l’approche « genre et développement » (Rathgeber 1994) permet de donner une voix à ces femmes qui n’en ont pas et de s’appuyer sur leurs expériences et leurs vécus.

Les techniques de collecte de données utilisées s’inspirent de la recherche des anthropologues Spradley et Mann (1975) qui ont mené la première étude légitimant les serveuses comme groupe digne d’intérêt pour la recherche ethnographique, démontrant le bien-fondé et l’importance de se baser sur leurs expériences propres (et non sur celles des groupes dominants). Mon observation sur le terrain m’a permis de recueillir des informations – interactions ou événements inattendus, réactions spontanées – probablement impossibles à obtenir autrement; elle m’a également permis de découvrir le quotidien et l’environnement de travail des serveuses, d’identifier les différents groupes de personnes avec qui elles interagissent et d’observer les relations interpersonnelles en milieu de travail. Par ailleurs, ma présence assidue dans les différents types d’établissements a parfois été l’occasion de conversations spontanées avec quelques clients ou clientes.

Durant l’étude de terrain, 9 serveuses ont été interviewées et 26 autres rencontrées de manière informelle à maintes reprises. Ces entrevues ouvertes et semi-dirigées ont permis aux jeunes femmes d’exprimer ce qui les préoccupe réellement et ce qu’elles considèrent personnellement comme important. Les neuf serveuses interviewées sont âgées de 19 à 32 ans; elles ont été rencontrées de trois à dix fois chacune. Il m’a été possible, vu leur petit nombre, de suivre leur évolution sur plusieurs mois dans leur milieu de travail, mais aussi pendant les périodes de chômage ou dans leur changement de poste ou d’établissement.

D’abord, je présenterai les conditions de travail des jeunes serveuses; j’analyserai ensuite les rapports inégalitaires qu’elles vivent avec leurs collègues masculins, leurs patrons et les clients, rapports complexifiés par la présence de nombreux étrangers, touristes ou expatriés. Le harcèlement sexuel est omniprésent dans certains établissements et les attentes à l’égard des serveuses dépassent le simple service aux tables. Aux prises avec la pauvreté et la précarité de leur emploi, ces femmes courent le risque d’être entraînées vers la prostitution[1]. Pour résister au harcèlement et améliorer leurs conditions, elles mettent au point, avec plus ou moins de succès, diverses tactiques et stratégies que j’exposerai dans la dernière section.

Les conditions de travail et la pauvreté

Les conditions de vie et de travail des serveuses sont difficiles pour la plupart, très pénibles pour quelques-unes, parfois carrément misérables. La grande majorité de ces jeunes femmes ne bénéficient d’aucun avantage social et travaillent dans des conditions qui nuisent à leur santé. Les longues heures de travail, l’atmosphère surchargée de fumée de cigarette, l’absence de congé de maladie et la quasi-impossibilité de prendre un congé sans solde[2] sans risquer le renvoi les maintiennent en situation de grande fatigue physique et de stress permanent.

Lors de l’étude de terrain, deux grandes caractéristiques différenciant les serveuses sont apparues : la migration et le niveau de scolarité. Plusieurs des serveuses rencontrées sont originaires de HCMV, tandis que d’autres ont migré de la campagne vers la ville. Certaines ont un niveau de scolarité très élémentaire; d’autres, parallèlement à leur emploi, poursuivent des études jusqu’à l’université. Rares sont les serveuses à la fois migrantes et étudiantes. Pour autant, ces deux caractéristiques ne sont pas exclusives l’une de l’autre.

Les serveuses qui poursuivent leurs études sont, de toutes les serveuses, celles qui s’en sortent le mieux. Connaissant souvent une ou plusieurs langues étrangères, elles parviennent à trouver des emplois dans les établissements, notamment les grandes chaînes de café étrangères (Highland Café, Bobby Brewers, etc.), généralement les moins sexistes, les moins enclins à accepter le harcèlement sexuel et offrant les meilleures conditions de travail du secteur de la restauration. De plus, elles ont l’avantage de pouvoir considérer leur emploi comme temporaire et d’entretenir une idée positive de leur avenir. Elles estiment que leur diplôme leur permettra de travailler dans un autre domaine, plus attrayant, et dans un cadre de travail plus respectueux, plus stable, mieux rémunéré.

Beaucoup des serveuses qui migrent vers la métropole s’y trouvent sans véritable réseau social et parfois sans permis de résider en ville. L’obligation pour la personne migrante d’être titulaire d’un tel permis[3] et, conséquemment, le risque d’être dénoncée si elle n’en possède pas fragilise la situation de nombre de serveuses migrantes (Lê, Tran et Nguyên 2011; Niimi, Pham et Reilly 2008). Celles-ci se retrouvent sans protection et quasiment sans droit aucun. Elles sont sans statut : les lois sur le travail ne s’appliquent donc pas à leur cas. Poussées ainsi vers le secteur informel, elles occupent des emplois mal rémunérés dans des établissements où le sexisme est omniprésent. Elles ne peuvent non plus bénéficier des programmes gouvernementaux en matière de soins de santé ou encore d’accès aux prêts ou au logement (Lê, Tran et Nguyên 2011 : 8).

Les migrantes qui ont un permis temporaire ne sont pas en situation bien meilleure : leur présence officiellement limitée dans le temps les empêche très généralement de signer un contrat de travail et, ainsi, d’accéder aux meilleurs emplois; leur accès aux programmes sociaux est également restreint. De plus, comme elles nourrissent le projet de demeurer en ville à l’expiration de leur permis, elles risquent de basculer dans l’illégalité à court ou à moyen terme (Lê, Tran et Nguyên 2011; Niimi, Pham et Reilly 2008).

Parmi les serveuses migrantes, celles qui travaillent dans les restaurants-hôtels[4] vivent des conditions particulières, différentes de celles des autres serveuses dans les mêmes établissements. Vivant dans le restaurant, mangeant et dormant sur place, elles demeurent disponibles en tout temps, chaque jour de la semaine. Le cas de Dao[5] est typique de la réalité vécue par ces jeunes femmes. Arrivée d’un village du delta du Mékong à 14 ans, Dao a gardé les enfants des propriétaires d’un restaurant-hôtel pendant quelques années. Les enfants ayant grandi, Dao est devenue serveuse dans le restaurant. Aujourd’hui âgée de 18 ans, elle travaille de 12 à 14 heures par jour, dort sur une natte à même le plancher du restaurant et ne dispose d’aucun moment libre dans la semaine. Aux serveuses comme Dao incombent souvent les diverses autres tâches nécessaires à la bonne marche du restaurant : le ménage, la vaisselle, les courses, et parfois une large part de la préparation des plats servis à la clientèle. Elles deviennent ainsi femmes de ménage et aides-cuisinières, outre qu’elles sont serveuses à temps plein. Dans leur cas, parler d’horaire de travail serait trompeur, car leur travail n’a ni commencement ni fin. La nécessité de se lever à toute heure de la nuit pour ouvrir à la clientèle de l’hôtel désirant entrer ou sortir prend valeur de symbole de leur totale dépendance (Ariey-Jouglard 2010 : 102) :

Je n’arrive jamais à bien dormir. Ce n’est pas le fait de dormir par terre sur une natte, ça j’y suis habituée; c’est plutôt le grincement strident de la grille du restaurant chaque fois qu’un client de l’hôtel veut rentrer ou sortir pendant la nuit. Je me réveille en sursaut chaque fois. Je travaille tellement, je ne pourrais même pas te dire combien d’heures par jour… peut-être 12, peut-être 14 heures par jour? […] Le soir, on ne peut pas dormir avant minuit, parce qu’on ne ferme pas les grilles avant ce moment-là. On s’installe toutes, chacune dans un coin sur le plancher, et puis on dort. On est responsable de la grille chacune à notre tour […] Le matin, on doit être prête vers 7 heures.

Ces serveuses sont souvent accablées de fatigue et si plusieurs font preuve de fatalisme, c’est qu’elles ne voient pas comment les choses pourraient changer. Vivant dans la précarité – financière et parfois statuaire –, perdant avec le temps l’espoir d’améliorer leurs conditions, elles entretiennent un seul espoir, épargner suffisamment pour retourner dans leur famille quelques jours au Nouvel An :

Je ne vois [ma famille] qu’une fois par année, au […] Têt [jour de l’An vietnamien]. On a presque une semaine, c’est le meilleur moment de l’année, je revois enfin ma famille, je n’ai pas besoin de travailler; et puis je peux dormir chez mes parents et récupérer à ce moment-là. Après, je ne les vois plus pour une autre année. Si j’arrive à avoir un après-midi libre de temps en temps, c’est déjà beaucoup, j’ai seulement le temps de faire quelques courses et de dormir, mais jamais de rentrer chez moi. Le restaurant est ouvert tous les jours, donc il y a du travail […] tous les jours.

Le cas de Dao est représentatif de milliers de jeunes femmes migrantes qui arrivent très jeunes à HMCV (Tran et Nguyên 2008).

Qu’elles soient migrantes ou originaires de la métropole, qu’elles poursuivent ou non des études, les serveuses se disent fatiguées sinon épuisées. À cela s’ajoute l’instabilité de leur emploi, source de stress permanent. En effet, une serveuse qui tombe malade et se trouve dans l’impossibilité de travailler sait que l’employeur n’hésitera pas à la congédier. Aussi, plusieurs d’entre elles ne prendront pas congé pour se soigner, afin de préserver leur source de revenus. Le cas de Xuyên, serveuse originaire du sud du pays, qui travaillait dans un café est représentatif de cette réalité.

Durant mes observations, je voyais Xuyên à la limite de l’épuisement. Un jour, elle a eu un malaise au travail; elle a pris deux journées de repos, mais, ne parvenant pas à récupérer, elle en a pris deux autres la semaine suivante, non sans s’assurer que des collègues la remplacent. Elle a été congédiée au retour pour son « manque de sérieux ». Sans argent pour rester à HCMV quelques semaines, le temps de trouver un autre emploi, elle est retournée précipitamment chez ses parents à la campagne. Son cas est loin d’être unique. Deux autres serveuses avec qui un contact avait été établi ont quitté HCMV du jour au lendemain, pour les mêmes raisons. La première a été renvoyée après trois jours d’absence; l’autre a quitté d’elle-même : sa maladie se prolongeant, elle savait qu’on la congédierait. Pauvres, sans contrat, parfois sans permis de résidence en ville, ces jeunes serveuses migrantes se disent à la merci du propriétaire de l’établissement (Tran et Nguyên 2008).

Toutes les serveuses rencontrées disent éprouver de grandes difficultés financières; peu parviennent à mettre de l’argent de côté. Les quelques migrantes qui le font, parfois au détriment de leur santé, l’envoient à leur famille[6] restée au village. Pour illustrer la situation financière des serveuses, sans multiplier les exemples, le tableau ci-dessous synthétise les revenus et dépenses de six des serveuses rencontrées et précise leur situation personnelle – migration, études, lieu de travail.

Budget mensuel de six serveuses

Budget mensuel de six serveuses

* Mai et Vân reçoivent le même salaire et ont les mêmes dépenses, car elles travaillent dans la même chaîne de café, sont colocataires, partagent une moto et les dépenses d’essence.

** Au moment de la recherche : 16 000 dôngs = 1 dollar canadien; 16 500 dôngs = 1 dollar américain.

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Budget mensuel de six serveuses (suite)

Budget mensuel de six serveuses (suite)

*** Les serveuses n’ont su fournir une estimation pour les postes marqués de n.d. (non disponible).

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Selon les données obtenues, les revenus mensuels varient de 950 000 dôngs (Dao) à 2 750 000 dôngs (Linh), soit du simple au triple, la moyenne étant de 1 690 000 dôngs. Mai et Vân sont dans la moyenne avec 1 700 000 dôngs. Par contre, le montant que gagne Phuong (1 060 000 dôngs) la situe dans la même catégorie que Dao. Celles-ci travaillant respectivement dans un café et un restaurant-hôtel : elles ne reçoivent que de rares pourboires, la coutume étant de ne pas en donner dans ces établissements. Leur revenu est représentatif de ce que gagnent les serveuses dans les petits restaurants et les petits cafés. Linh et Anh qui déclarent les plus hauts revenus travaillent dans des bars chics à forte clientèle étrangère; elles y reçoivent en pourboires l’équivalent d’un deuxième salaire. C’est le revenu en pourboires, non le salaire, qui les différencie des autres.

Pour Linh et Dao, l’aide à la famille est un poste de dépenses considérable. Linh y consacre près du tiers de son revenu et Dao, les deux tiers ou presque. Ne sortant quasiment jamais du restaurant-hôtel, ne dépensant que pour des médicaments et, à l’occasion, des vêtements, Dao ne garde que l’argent nécessaire pour visiter sa famille une fois par année. Pour sa part, Linh a dû interrompre ses études pour financer celles de son petit frère qui vit avec elle. Le « don de soi » des jeunes filles (dutiful daughters), qui demeure inscrit dans la tradition vietnamienne, modèle encore fortement la répartition des rôles sociaux au sein de la famille et de la société (David 2001; Micollier 2004; Tran 2006) : Linh et Dao en sont deux exemples.

Autre poste de dépenses important pour plusieurs serveuses : l’essence pour la moto[7], leur bien le plus précieux, qu’elles partagent souvent à deux ou trois. Parce qu’elles habitent généralement loin de leur lieu de travail, dans des quartiers pauvres et peu sûrs, leur moto leur offre à la fois autonomie de déplacement et sécurité relative quand elles terminent leur travail tard la nuit[8].

Pour Anh et Linh, le maquillage est un autre poste de dépenses non négligeable. Ce n’est pas simple coquetterie. Leur cadre de travail, celui des bars chics de PNL, porte avec lui l’obligation d’être élégantes et séduisantes.

Il ressort de cette analyse succincte des budgets des serveuses qu’elles éprouvent énormément de difficulté à épargner. Leur travail, moteur du lucratif secteur de la restauration à HCMV, reste dévalorisé et sous-payé, même dans PNL, ce quartier prospère vivant essentiellement du tourisme.

Les relations des hommes avec les jeunes serveuses dans le secteur de la restauration et du divertissement sont révélatrices des inégalités de sexe et de classe qui persistent dans la société vietnamienne. La section qui suit est consacrée à ces relations de pouvoir.

Les rapports sociaux de sexe et le harcèlement sexuel

Dans leur étude de cas du Bardy’s Bar, bar situé aux États-Unis, Spradley et Mann (1975 : 34) montrent que des rôles différents sont assignés aux hommes et aux femmes et qu’ils doivent être assumés sans remise en question. Une même division se retrouve à des degrés divers dans les établissements observés à PNL. On y observe – et dans les bars et les clubs de manière plus manifeste que dans tout autre établissement – une culture qui normalise, par la répartition des tâches, la scission profonde entre féminité et masculinité.

Les expériences des femmes et celles des hommes diffèrent considérablement sur la base de leur sexe et de l’articulation des rapports sociaux de sexe qui sont la composante saillante des relations de travail dans le secteur de la restauration et du divertissement (bar, club, karaoké). Les serveuses, dans leurs relations avec les collègues, patrons et clients, sont soumises à une double subordination (Hall 1993a : 463) : femmes, elles occupent un statut considéré comme « inférieur » en société; serveuses, elles sont au « service » des autres dans un emploi peu considéré.

Les recherches de Spradley et Mann (1975), de Berry (2007 : 37) et de Hall (1993a : 465; 1993b : 343) montrent qu’en Amérique du Nord les serveuses font face à de nombreuses sollicitations sexuelles. L’analyse des rapports sociaux de sexe et de la situation des serveuses à HCMV ne peut faire abstraction du contexte régional asiatique et, plus précisément, vietnamien.

Le contexte historique et les représentations stéréotypées

En Asie, le tourisme a été élevé au rang d’activité économique de premier plan, devenant l’une des plus importantes sources de revenus pour plusieurs pays, notamment le Vietnam (WTTC 2011). Dans le sillage du tourisme de masse encouragé par les gouvernements de la région, le tourisme sexuel a pris une grande ampleur depuis deux décennies (Michel 2006). Or, le contexte historique marqué par la colonisation et de nombreux conflits a façonné des perceptions qui, aujourd’hui encore, influencent les relations entre ceux et celles qui viennent de l’étranger et la population vietnamienne (Michel 2006 : 300-303).

Dans son livre Representation : Cultural Representations and Signifying Practices, Hall (1997) fait une analyse éclairante des systèmes de représentation issus de la colonisation européenne, dont les images d’altérité continuent d’influencer l’imaginaire collectif contemporain. Les représentations de la femme asiatique, douce, belle, exotique sont des vestiges de représentations datant de l’époque coloniale (Michel 2006; Pettman 1997 : 97).

La colonisation française et le passage des armées, surtout l’armée américaine, ont été de véritables catalyseurs du système de prostitution de la région. Ils ont permis le développement régional des infrastructures de la prostitution (bordels, spas, salons de massage, clubs, bars) et contribué à une certaine institutionnalisation de celle-ci (Michel 2006 : 297). Au Vietnam, certains bars et bordels datent de l’époque coloniale et sont, de ce fait, promus au rang d’attraction mentionnée dans certains guides de voyage. Ce n’est donc pas une coïncidence si les anciens sites de la prostitution militaire sont aujourd’hui des endroits prisés par les touristes sexuels (Pettman 1997; Poulin 2004). Les militaires, clients étrangers des bordels vietnamiens en temps de guerre, ont cédé la place en temps de paix aux touristes sexuels (Falquet 2005 : 16).

Ainsi sont toujours mis en relation des hommes et des femmes aux situations économiques très inégales. Dans ce contexte, considérer les échanges économiques entre clients et personnes prostituées comme « un simple échange entre personnes égales constitue une fiction notoire » (Poulin 2004 : 131). Une telle transaction est façonnée par les inégalités entre les sexes, inégalités fortement marquées dans la culture vietnamienne, auxquelles le tourisme sexuel greffe des rapports de pouvoir entre le Nord et le Sud, rapports racialisés et « classisés » (Pettman 1997 : 96). La majorité des clients est certes vietnamienne, mais le tourisme sexuel exerce un grave effet pervers par les rapports de pouvoir et les représentations stéréotypées qu’il véhicule et qui complexifient grandement la relation entre le client et la femme prostituée locale.

Le quartier Pham Ngũ Lao et le tourisme sexuel

Le tourisme sexuel et le système de représentation qui l’alimente et qu’il contribue en retour à véhiculer banalisent la prostitution en terre étrangère et l’utilisation de la femme « autre » comme « marchandise ». Pham Ngũ Lao, quartier des routards, mais très proche des riches hôtels de Dong Khoi, en plein district 1, n’est pas épargné par ce phénomène. La prostitution y est omniprésente et sa frontière avec les activités de service et de restauration, très ténue. Cette proximité devient un élément crucial pour circonscrire l’environnement de travail des jeunes travailleuses d’un quartier où tous les hommes, volontairement ou non, baignent dans cette ambiance et où toutes les femmes en subissent les conséquences.

Pham Ngũ Lao est unique à HCMV : avec sa forte concentration de bars et de restaurants, ce quartier représente un puissant pôle d’attraction pour ces hommes, Vietnamiens, expatriés et touristes étrangers, à la recherche de « compagnie » et de prostituées. La police ferme les yeux sur ce commerce très lucratif tant que rien n’est trop visible. Les lieux de prostitution ne s’affichent donc pas ouvertement[9], mais ils sont loin d’être dissimulés : parcs[10], bars, hôtels, salons de massage, salons de coiffure, bia om[11], piscines sont autant de lieux où les hommes, surtout les étrangers, se font proposer la compagnie de jeunes femmes (Rushing 2006 : 476). La rue elle-même est un lieu de sollicitation intense (Michel 2006 : 313).

Plusieurs touristes, expatriés et routards ne s’en cachent pas : ils fréquentent les bars à la recherche de jeunes femmes avec qui coucher et prendre du « bon temps ». D’autres, qui affirment ne pas s’intéresser à la prostitution dans leur pays, estiment que les sollicitations quotidiennes et l’ambiance permissive, qui incitent les hommes à tout acheter, même le corps des femmes locales, influencent leur manière de percevoir les femmes, surtout les Vietnamiennes (Michel 2006 : 13). Mes observations ont révélé un comportement fréquent, particulièrement dans les bars et les clubs : lorsqu’un client ne trouve personne avec qui flirter, il se rabat sur la serveuse, qui « de toute façon est là pour ça », « pour faire plaisir au client ». Un client d’un bar chic disait ouvertement : « Les serveuses, elles sont là pour qu’on flirte avec elles; pour qu’on les taquine, c’est leur job quoi! »

Dans un tel contexte, les comportements masculins sexistes sont exacerbés. Cela est particulièrement vrai dans les établissements ou l’on vend principalement de l’alcool. Nombre de bia om et de bars plus chics obligent les jeunes femmes à porter débardeur suggestif (sexy), minijupe ou pantalon très moulant. Certains exigent maquillage et talons hauts. Plusieurs serveuses affirment que l’obligation n’a pas à être explicite, leur travail dépendant directement de leur popularité auprès des clients : celle qui n’a pas assez de « succès » est congédiée.

Ce genre d’établissements met en avant, de manière ostentatoire et provocante, le corps et la beauté de ses jeunes serveuses. Une telle mise en scène est une invitation à peine déguisée au harcèlement sexuel. Les serveuses deviennent une marchandise que ces établissements « vendent » à leur clientèle masculine. Dans les bars les plus chics et les clubs d’hôtels, elles ne sont pas véritablement des serveuses, mais des entraîneuses (entertainers) ou carrément des escortes le temps d’une soirée, et parfois pour toute la nuit, devenant ainsi des prostituées « de luxe ». Dans ce genre d’établissements, toute la clientèle est composée d’hommes et seules de jeunes et belles femmes y assurent le service. Parfois jusqu’à cinq serveuses tiennent compagnie au même client. Certains de ces bars affichent le tarif horaire de leurs « hôtesses », tandis que d’autres laissent au client le soin de déterminer le pourboire, mais postent un garde à la sortie pour s’assurer que le client paie la compagnie de l’« hôtesse », à la grande surprise de certains touristes non avertis.

Quand tous, clients, patrons, collègues, considèrent le harcèlement sexuel comme normal, se faire respecter se révèle pour les serveuses une tâche extrêmement ardue, sinon impossible.

Les effets pervers du pourboire

La dimension inégalitaire de la relation serveuse-client est accentuée par la disparité de richesse entre clients parfois très fortunés et serveuses aux moyens financiers très limités. Le pourboire que le client n’hésite pas à associer à des faveurs sexuelles devient alors clairement un élément problématique de la relation.

Au Vietnam, beaucoup de salons de massage et de spas, les bia om, certains salons de coiffure et des karaokés associent gros pourboire et « services sexuels ». Ces établissements servent souvent de façade à une industrie du sexe prospère désirant échapper à la vigilance des autorités (Michel 2006 : 303). C’est clairement le cas dans le quartier PNL. L’association entre pourboire et « services sexuels » qui règne dans ces établissements, certains touristes et expatriés ne l’abandonnent pas à l’entrée d’un bar ou d’un club. Cela leur est d’autant plus facile que la clientèle est exclusivement masculine et que les serveuses en uniforme suggestif s’offrent à leur tenir compagnie.

Ces hommes considèrent le pourboire comme un « droit » de flirter, de toucher; ils excusent leurs comportements puisqu’ils ont « payé la serveuse pour cela ». S’il n’y a généralement pas « achat de services sexuels » dans ces établissements, il y a « achat » de la compagnie de la jeune femme, ce qui inclut attouchements et commentaires que le pourboire rend soudain « acceptables ». Cette représentation de la femme « achetable » par le pourboire est directement liée à la transaction qu’un client de l’industrie du sexe établit avec la prostituée, la stripteaseuse ou l’escorte.

Dans ces établissements, la force d’attraction du pourboire est puissante puisqu’une serveuse peut gagner autant sinon plus en pourboires qu’en salaire. Comme complément du salaire, le pourboire améliore le niveau de vie de la serveuse; comme incitatif à la soumission, il accentue la relation de pouvoir entre le client et la serveuse : plus celle-ci se soumet aux caprices du client, plus élevé sera le pourboire. Cela fait du pourboire une réalité à double tranchant : les jeunes femmes le reconnaissent et disent ne plus savoir où tracer la limite entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Anh, serveuse dans un bar à entraîneuses (entertainers), affirme accepter des comportements qu’elle ne tolérait pas auparavant. Plusieurs s’engagent ainsi sur une pente qui risque d’aboutir à la prostitution, d’autant que les propriétaires de ces bars, s’ils sauvent les apparences afin d’éviter le contrôle des autorités, ont intérêt à ce que leurs clients soient satisfaits.

Certes, la grande majorité des serveuses de ces établissements ne se prostituent pas, mais la proximité du phénomène qui s’insinue jusque sur le lieu de travail nuit à leurs relations. Linh et Anh affirment combien il est difficile de composer quotidiennement avec ce harcèlement généralisé des clients et des collègues de travail.

Les tactiques et les stratégies

L’omniprésence de la prostitution dans le quartier et dans leur propre environnement de travail pour plusieurs des serveuses rencontrées, l’écart de richesse entre elles et les clients, la problématique du pourboire sont autant d’éléments qui renforcent une relation de pouvoir rendant les serveuses vulnérables à toutes sortes d’abus. S’y ajoute la différence d’âge entre clients et serveuses. La soumission qu’une telle différence commande, dans une société hiérarchisée où la déférence pour toute personne plus âgée que soi est la règle, ne manque pas de peser sur les serveuses.

Une question se pose alors : dans quelle mesure ces jeunes femmes peuvent-elles échapper à un engrenage qui, par sa logique propre, les pousse à accepter un harcèlement de plus en plus insistant et, à terme, à sombrer dans la prostitution?

La plupart des serveuses essaient de prendre leurs distances avec l’image de la serveuse prostituée et cherchent à mettre au point des tactiques et des stratégies pour se dégager un espace de pouvoir au travail. Certaines y parviennent mieux que d’autres.

L’observation, les discussions informelles et les entrevues que j’ai menées montrent que les serveuses disposent de peu de moyens pour échapper au harcèlement. Certaines, cependant, mettent au point quelques tactiques simples pour rester une personne « respectable », terme employé à plusieurs reprises par les serveuses. Linh, notamment, explique qu’il est possible pour une femme qui se « respecte » de faire de petits gestes afin d’imposer une limite sans offusquer le client qui lui fait des avances, essaie de la toucher ou encore lui demande à quelle heure elle termine son travail et si elle veut « partir » avec lui après. Elle explique :

Il faut faire comprendre aux clients qu’on n’est pas ce genre de filles, et puis il faut à la fois être ferme sans être méchante, ne jamais les repousser trop brusquement, ne jamais s’énerver ou se choquer, sinon bye bye le pourboire! Il faut leur montrer qu’on est une fille bien, dans un établissement bien [...] Il faut réussir à le convaincre, à l’amadouer même s’il est soûl. Il faut continuer à sourire, car s’il se sent trop rejeté, c’est foutu! parce qu’on perd le pourboire de la dernière heure qu’on vient de passer avec lui. Mais il faut repousser les mains qui exagèrent et dire qu’on n’est pas comme ça.

Linh admet que ce n’est pas facile, surtout au début. Néanmoins, la plupart des serveuses réussissent à tenir ce rôle tout en nuances sinon en compromis, puisqu’elles continuent de travailler et ne se prostituent pas.

Outre ce jeu subtil, les serveuses mentionnent quelques tactiques plus concrètes pour éviter de se placer en situation dangereuse. Par exemple, s’arranger avec le barman pour ne pas boire d’alcool. Si le client veut absolument offrir une boisson alcoolisée, accepter, mais demander au barman de ne pas ajouter l’alcool et ainsi s’assurer de n’être pas soûle en fin de soirée, « d’avoir toute [sa] tête pour pouvoir rester alerte ».

Autre moyen indiqué : poser clairement ses propres limites, celles que l’on refuse de franchir. Cela n’élimine pas le harcèlement, mais établit des balises et, partant, facilite les choix. Linh, encore une fois, dit accepter une caresse sur les mains, parfois un effleurement sur le dos ou la taille, mais jamais plus. Les mains sur le visage, les fesses ou les cuisses sont repoussées subtilement, sans perdre le sourire. Dans le même bar, d’autres serveuses ne se sont pas fixé les mêmes limites et sont devenues les « petites copines » de riches étrangers. Pour Linh qui se dit sans illusion sur les hommes et précise « qu’il n’y a rien […] à faire pour les changer », le plus important est de savoir qui l’on est, ce qu’on accepte, ce qu’on refuse, puis s’y tenir. Elle veut gagner sa vie, aider sa famille, mais pas au prix d’un renoncement à ce qu’elle est présentement : une « serveuse respectable ».

Vouloir comprendre comment ces jeunes femmes essaient de se donner un espace de pouvoir, c’est constater qu’elles n’envisagent pas le travail de serveuse comme susceptible de le leur offrir. Les petits gestes faits quotidiennement, avec de petits moyens et des résultats à l’avenant, sont indispensables pour tenir les hommes à distance et gagner un minimum de respect au travail, mais concevoir et adopter une stratégie pour dégager un véritable espace de pouvoir, c’est oeuvrer à quitter l’emploi de serveuse.

Dans la poursuite de cet objectif que partagent les serveuses, au moins en rêve, toutes ne sont pas égales. Les serveuses étudiantes ont une stratégie claire : poursuivre leurs études, obtenir leur diplôme, travailler dans leur domaine de spécialisation; ou si elles restent dans le domaine du service et de la restauration, occuper un poste de responsabilité, commandant plus de respect, par exemple un poste de gérante dans un grand établissement, restaurant ou hôtel. L’une des serveuses étudiantes interviewées parlait d’ouvrir son propre commerce ou de créer sa propre compagnie; une autre envisageait de travailler dans le secteur du tourisme et d’ouvrir une agence de voyages. Certes, le chemin est long du projet à sa mise en oeuvre, mais la détermination de ces étudiantes, leurs études, le soutien de leur famille laissent penser que leur ambition n’est pas démesurée et que leurs chances de réussir sont réalistes. À noter qu’elles ne pensent pas leur projet dans leurs rapports aux hommes, mais dans leur recherche d’autonomie, d’indépendance financière et de réalisation d’elles-mêmes.

La situation des autres serveuses est différente. Beaucoup n’ont pas terminé leurs études secondaires, parfois même leurs études primaires. Pour elles, retourner aux études est proprement impensable. Beaucoup de serveuses migrantes, particulièrement celles qui travaillent dans les restaurants-hôtels, vivent au jour le jour et économisent autant qu’elles le peuvent pour répondre aux besoins de leur famille qui compte sur elles pour survivre. Toutes aspirent à un avenir meilleur, mais leur stratégie est bien différente de celles des serveuses étudiantes. Plusieurs envisagent un mariage qui leur fournirait la sécurité financière, à elle et à leur famille restée au village. C’est le cas de Dao qui ne voit qu’un mariage avec un homme de « bonne situation » pour échapper à sa situation présente. Certaines idéalisent le mariage avec un étranger, surtout un Occidental, alors même que beaucoup d’étrangers croisés sur leur lieu de travail sont là pour « s’amuser ». S’engager dans une relation avec l’un d’eux risque de tourner au désastre, la virginité de la femme non mariée demeurant ancrée dans les mentalités et la responsabilité d’une rupture ou d’une grossesse non désirée incombant toujours à la femme (David 2001; Tran 2006).

Il ressort de cette recherche que l’éducation, sans garantir une meilleure situation, demeure la stratégie la plus efficace d’autonomisation (empowerment) et d’accès à des emplois comportant des responsabilités et commandant plus de respect que celui de serveuse. Elle est cependant loin d’être accessible à toutes.

Conclusion

Le Vietnam, comme plusieurs pays émergents, connaît un développement économique rapide de ses grands centres urbains. Son florissant secteur de la restauration appuie son succès sur les nombreuses serveuses qui travaillent en première ligne. Peu de recherches ont documenté les conditions de vie et de travail de cette main-d’oeuvre qui subit des inégalités manifestes de sexe et de classe. Le cas des jeunes serveuses exige d’autant plus d’attention que, dans le sillage du tourisme de masse, le Vietnam, comme d’autres pays de l’Asie du Sud-Est, est devenu une destination de choix pour les touristes sexuels (Michel 2006; Legardinier 2006). Cette réalité peut avoir de graves conséquences pour elles.

À Pham Ngũ Lao, comme dans d’autres quartiers ou villes touristiques du pays, les relations très inégalitaires qui impliquent les serveuses et leurs collègues masculins, les patrons et les clients se complexifient par la forte présence de touristes étrangers véhiculant des représentations datant de l’époque coloniale, celle de la femme asiatique douce et aimante et celle, en contrepoint, de l’homme asiatique violent et infidèle. Ces éléments créent une ambiance favorisant le rapprochement du secteur touristique et de la prostitution. S’ajoute, en surimpression, l’incitation à assouvir ses désirs quels qu’ils soient, véhiculée par la société de consommation.

Officiellement interdite, la prostitution est cependant très visible à PNL et s’immisce jusque dans le milieu de travail des serveuses. Parmi les serveuses rencontrées, les étudiantes sont les moins susceptibles d’être affectées par ce phénomène. Elles ont la possibilité de trouver un emploi dans les établissements offrant les meilleures conditions matérielles, relationnelles et salariales du secteur de la restauration. Par ailleurs, l’aspect temporaire de leur emploi, les études menées en parallèle, les relations entretenues avec d’autres étudiantes évoluant hors du milieu de la restauration, ainsi que les aspirations et les rêves d’avenir qui les animent, les maintiennent solidement à l’intérieur des limites qu’elles s’imposent pour demeurer des « serveuses respectables » et les rendent ainsi moins vulnérables à la prostitution.

Les serveuses qui ont migré de la campagne vers la ville et s’y retrouvent sans véritable réseau social sont celles qui vivent les pires conditions. Il ressort en effet de cette étude que la migration est un facteur de vulnérabilité. Parfois sans permis de résider en ville, elles font alors face à une difficulté supplémentaire qui n’est pas sans incidence sur le type d’établissement qui les embauche et le type d’emploi qu’elles y occupent. Des changements dans les politiques de migrations internes constitueraient donc une première étape cruciale en vue de l’amélioration des conditions de vie et de travail des jeunes migrants et migrantes (Lê, Tran et Nguyên 2011).

Les migrantes ne sont pas les seules serveuses vivant une situation de grande vulnérabilité. Celles qui ont peu d’instruction et celles qui, malgré des études antérieures, ne sont pas parvenues à trouver ou à conserver l’emploi souhaité perdent espoir d’échapper à leur situation présente. L’emploi de serveuse leur apparaît la seule voie praticable. La précarité accompagnant un emploi sans avantages sociaux ni sécurité et la part déterminante des pourboires dans un revenu jamais suffisant pour épargner les incitent, afin de préserver leur poste et leur revenu, à repousser les limites de ce qu’elles pensent acceptable.

Outre les difficultés vécues sur le lieu de travail et l’absence de contrat encadrant les conditions d’emploi – excepté dans certaines grandes chaînes de café –, l’inaction des autorités en matière de prostitution et de protection des femmes pèse sur les jeunes serveuses. Les raisons de cette inaction seraient probablement à chercher autant dans la crainte de déstabiliser un secteur d’activité prospère que dans le manque de moyens d’action et la corruption de la police de quartier qui ferme les yeux tant que le phénomène ne s’affiche pas avec trop d’évidence. Si le Vietnam tente d’éviter le modèle thaïlandais (Michel 2006 : 300), la situation des femmes n’y est cependant guère plus enviable. Le pays, comme d’autres de la région, s’affirme « prohibitionniste », mais dans les faits la prostitution est largement tolérée et les descentes de police, aussi rares que médiatisées (Mam et Dialma 2005 : 97; De Dios 2005 : 41).

Par ailleurs, le marché du travail demeure très sexiste. Malgré la lente amélioration des rapports sociaux de sexe au Vietnam, le sexisme en milieu de travail réduit les possibilités d’emploi des femmes et entrave l’avancement de leurs carrières (WB et autres 2006; Packard 2006; PNUD 2010). Il faut également souligner l’obstacle que constitue l’interdiction de syndicats libres. Les serveuses, le voudraient-elles, qu’elles ne pourraient s’organiser collectivement pour se protéger des abus fréquents des propriétaires qui profitent de cet ensemble de conditions pour s’enrichir à leurs dépens (HRW 2009).

Le secteur de la restauration au Vietnam est donc un domaine où une main-d’oeuvre essentiellement composée de jeunes femmes est constamment placée devant de fortes inégalités de classe et de sexe. Afin de rendre visibles celles à qui ni les autorités locales ni même les institutions internationales ne s’intéressent de prime abord, chercheurs et chercheuses doivent impérativement continuer de se pencher sur ces inégalités vécues dans les pays émergents comme le Vietnam. La tâche principale incombe cependant aux autorités du pays. Le renforcement des lois concernant le travail, notamment en sanctionnant le harcèlement sexuel au travail et en autorisant la libre syndicalisation de la main-d’oeuvre, l’octroi de ressources pour l’application rigoureuse de ces lois, l’élaboration de plans d’action s’attaquant au tourisme sexuel et au système de prostitution, la mise en place de programmes protégeant les femmes qui se prostituent et leur permettant de s’extirper de l’industrie du sexe sont autant d’éléments indispensables à l’amélioration des rapports sociaux de sexe au Vietnam. C’est à ces conditions qu’une véritable réduction des inégalités de sexe pourra se concrétiser sur le terrain.