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Depuis quelques années, diverses problématiques concernant la précocité des comportements, autant chez les garçons que chez les filles, interpellent les parents, le personnel scolaire et les divers milieux d’intervention sociale. Ces préoccupations portent sur des thèmes comme le tabagisme, la fréquentation des arcades, la consommation d’alcool et de drogue, le taxage à la sortie des écoles, le vandalisme, la violence ou encore les jeux électroniques violents. Par ailleurs, un fait nouveau émerge : la sexualisation des toutes jeunes filles qui se manifeste par le fait d’induire chez des préadolescentes des attitudes et des comportements de « petites femmes sexy », selon l’expression de Millot (2000 : 90). Ce phénomène s’explique, entre autres, par une logique de segmentation des marchés qui ciblent les fillettes comme consommatrices enfants et comme consommatrices futures. À l’instar d’autres dépendances, la consommation de biens (par l’entremise de la mode, des revues, de la musique, du cinéma, etc.) est inculquée très tôt, dès l’école primaire.

L’intérêt de la recherche dont nous exposons une partie des résultats dans le présent article dépasse le contexte strict de l’analyse de contenu des revues pour adolescentes – première étape nécessaire – pour aller puiser dans les commentaires et réactions des utilisatrices elles-mêmes. Par l’analyse des témoignages, nous voulons évaluer l’adhésion des jeunes filles à ce que les revues leur proposent et en saisir l’impact sur leurs pratiques ainsi que sur leurs représentations d’elles-mêmes et des femmes. De plus, nous souhaitons examiner leurs positions quant à la consommation.

Nous présenterons d’abord la problématique puis le cadre théorique et la démarche méthodologique, qui permettent de mettre en évidence la dynamique identitaire que suscitent les revues et de ses apparentes contradictions mais aussi de la cohérence de ses finalités. La récurrence d’un certain nombre de paradoxes ressort fortement de l’analyse d’ensemble. Le concept d’un « style à soi », révélateur de cette singularité, résulte du croisement des témoignages des jeunes filles et du contenu des revues. Ce procédé analytique est à la source des conclusions proposées ci-dessous.

La problématique[1] et le cadre théorique

Pour forger leur identité, les fillettes se servent non seulement de la famille et des pairs mais aussi des médias, qui leur proposent des modèles de conduite. Le besoin d’être rassurées dans leur « conformité » est également renforcé par la dynamique de la popularité au sein du groupe de pairs (Adler, Kless et Adler 1992). Dansereau et Maranda montrent dans leurs travaux sur les jeunes et les médias comment les représentations et les modèles offerts influencent les fillettes en quête d’identité :

On y retrouve principalement des consignes pour les soins du corps et la mode ; en prime, on donne des trucs pour garder son petit ami […] La culture se traduit par une présence importante de groupes musicaux et vedettes du cinéma et de la télévision […] Le ton est intimiste, on interpelle en tutoyant […] et on leur dicte des conduites à suivre […] On propose des recettes pour résoudre des problèmes d’ordre physique d’abord, puis psychologique. À travers les magazines jeunesse qui nous semblent futiles, les filles apprennent à se forger des opinions, à réfléchir sur leurs motivations, leurs croyances, leurs préjugés et leurs peurs.

Dansereau et Maranda 1997 : 5

Par ailleurs, le Children and Adolescents in the Market Place Index (1999) fait état de la connaissance par les enfants des marques des grandes compagnies, de leurs habitudes de consommation dans les domaines de l’alimentation, du vêtement, de la musique et du loisir, de la fréquence de leurs achats, de leurs habitudes alimentaires et de leur ouverture à l’égard de nouveaux produits, des processus de socialisation à la consommation et des implications stratégiques pour les commerçants, des déterminants de l’influence qu’ils exercent sur leur mère dans ses comportements d’achat. S’y trouvent également un nombre imposant de données sur la socialisation différentielle entre les sexes, l’un des objectifs étant de cibler les fillettes : Advertising and Social Comparison : Consequences for Female Preadolescents and Adolescents ; Age and Gender Differences in Materialism in Children ; Children’s Commercial Content : A Look at Sexual Role ; Content Analysis of Gender Differences in Children’s Advertising ; Content Analysis of Contemporary Teen Magazines for Adolescent Females ; Experience of Breast Development and Girls’ Stories about the Purchase of a Bra ; Her Mother’s Daughter? The Case of Clothing and Cosmetic Fashion[2]. Selon Caron (2004 : 10), « les industries culturelles qui produisent à grande échelle des contenus pour les jeunes ne dissimulent pas leurs visées capitalistes ». Les filles sont inscrites de plus en plus jeunes dans ce courant de consommation et les produits qui leur sont destinés sont très accessibles. Klein (2001) parle d’un processus de soumission à la publicité dont les effets sont plus pernicieux en milieu populaire, où la consommation est limitée par le revenu des parents.

L’énumération précédente montre également comment se fait l’inscription des fillettes dans des rôles sexués au coeur de la dynamique des rapports entre les hommes et les femmes. Charmer, plaire, séduire, tel est, selon Jones (1996), le message qui leur est transmis. Dans la conjoncture actuelle, la quête d’identité des jeunes filles trouve sa réponse dans l’apprentissage de la dépendance. Wald (1998) propose d’étudier ces phénomènes dans une perspective féministe. Celle-ci permet de comprendre que le processus d’imprégnation idéologique récupère insidieusement un discours d’affirmation, le Girl Power[3]. Les filles, fières de leur corps et assumant pleinement leur sexualité, ne seraient plus des « objets » mais des « sujets » sexuels ; elles seraient désormais détentrices d’un pouvoir d’affirmation pleinement assumé. À titre d’exemple, cette publicité américaine pour cosmétiques d’une marque populaire destinée aux filles : « We know how to be cool. We have our own ideas and make our own decisions. Watch out for us » (Hymowitz 2000 : s.p.). Cette formulation entretient une certaine ambiguïté avec la notion d’autonomisation (empowerment) revendiquée par le mouvement des femmes (Wald 1998). Pour McFerland (1998), le Girl Power est une création des médias qui réduit le pouvoir d’une personne à l’image qu’elle projette. Selon Riordan (2001), affirmer que la façon de se réaliser passe par le recours à la sexualité et à l’apparence, c’est reproduire l’oppression des femmes. Ce discours d’affirmation contribuerait plutôt à réarticuler les valeurs patriarcales et capitalistes sans bouleverser les relations de pouvoir dans la société (Riordan 2001 : 282). Kilbourne (2003 : 259) renchérit : cette culture « pousse les filles à adopter une fausse identité, à enterrer vivante leur vraie identité, à devenir « féminine », c’est-à-dire être douce et gentille, à compétitionner avec d’autres filles pour obtenir l’attention des garçons et à placer au-dessus de tout leurs relations amoureuses » (traduction libre).

Notre cadre théorique s’inspire des théories féministes critiques en éducation, plus précisément de celles sur la socialisation différentielle entre les sexes. Nous retenons à ce sujet la perspective de Duru-Bellat (1990 : 96) pour qui « le terme de socialisation est plus large que celui d’éducation [Il] intègre aussi bien l’action consciente et délibérée d’instances comme la famille ou l’école, mais aussi celle inconsciente et diffuse émanant de ces mêmes instances ou d’instances plus informelles, dotées ou non d’un projet éducatif explicite, comme les médias ». Dans la plupart des ouvrages (Bouchard et autres 1996), la socialisation est conçue comme une courroie de transmission entre la société et les individus. Par l’entremise d’un processus d’imprégnation des valeurs, elle est vue comme un instrument d’intégration sociale. Selon les courants[4], la socialisation est présentée soit comme un outil d’harmonisation sociale, soit comme un relais des intérêts des groupes dominants qui imposent leur vision du monde. Dans un autre paradigme sociologique, la socialisation est plutôt vue comme un processus inverse par lequel les individus s’intègrent aux groupes sociaux. En fait, cette conception déplace la perspective de socialisation du cadre des institutions vers les dynamiques d’intériorisation par les individus. Nous avançons que le processus de socialisation s’inscrit dans des rapports sociaux de sexe, c’est-à-dire dans des rapports où s’exercent des pouvoirs et des résistances, des continuités et des discontinuités. Dans le contexte de notre étude, nous nous demandons, à l’instar de Caron (2004 : 35), « jusqu’à quel point les contenus fréquentés par les jeunes exercent […] une influence sur leur comportement et la formation de leur identité personnelle et sociale ». Bref, quelle forme revêt cette socialisation : l’imprégnation, l’adhésion ou la contestation ?

À une obligation de se définir dans des catégories de sexe, les actrices et les acteurs sociaux et collectifs peuvent opposer luttes et résistances tout comme s’y résigner ou y adhérer. Il apparaît utile, également, de rappeler le concept de résistance que nous avons développé auparavant (Bouchard et autres 1996). Dans les rapports sociaux de sexe, la résistance se manifeste, entre autres, par l’exercice d’un esprit critique, le refus de la différenciation de sexe ou la transgression. De la même manière, la soumission (toujours relative) renvoie à l’acceptation de la catégorisation de sexe et à une adhésion aux stéréotypes sexuels et sexistes. C’est à partir de ces deux concepts (critique/adhésion) que nous voulons circonscrire l’incidence de la dynamique identitaire proposée aux filles dans les revues qui leur sont destinées.

La démarche méthodologique

Les filles que nous avons rencontrées, au nombre de 32, sont âgées de 9 à 12 ans et elles fréquentent le troisième cycle du primaire ou la première secondaire. Elles viennent de différentes écoles situées surtout dans des milieux de classes moyenne et aisée de la région de Québec. Nous avons retenu le sexe et l’âge comme critères parce que nous cherchons à comprendre un phénomène qui cible tout particulièrement les préadolescentes. De plus, il fallait qu’elles soient abonnées à un ou des magazines « pour filles » ou qu’elles en achètent régulièrement. Elles ont été recrutées à la suite des conférences données par les chercheuses participant à notre recherche ou par l’entremise des étudiantes et des étudiants du cours Éthique et pratique de la recherche féministe donné par une des chercheuses[5]. Leurs parents sont plutôt scolarisés (études collégiales ou universitaires), conséquence prévisible du recrutement effectué à l’aide des étudiants et des étudiantes de l’université, mais le groupe compte aussi des familles ouvrières moins scolarisées. Cette plus forte scolarisation du milieu familial fait surgir l’hypothèse de l’expression d’un point de vue plus critique à l’égard de la consommation ou de l’adhésion aux stéréotypes. Cependant, comme nous le verrons plus loin, peu de jeunes filles en font la démonstration. Par contre, effet de milieu social sans doute, elles reçoivent en moyenne des allocations de 15 $ à 20 $ par semaine, bien que six disent ne pas en recevoir. Ces dernières disposent tout de même d’un montant provenant de leur travail de gardiennage ou de leur participation à des travaux ménagers. Sur le plan des résultats scolaires, le groupe se divise à peu près également entre filles performantes et élèves moyennes.

Les entrevues ont été réalisées à l’aide de deux numéros des revues Cool! (volume 7, numéro 6, octobre 2003) et Filles d’aujourd’hui (volume 24, numéro 1, novembre 2003). Ce choix correspond au moment où commence la démarche de recherche empirique. Afin de bien saisir l’éventail des contenus, nous avons également étudié d’autres numéros produits au cours de l’année et même antérieurement. Suivant les résultats de cette analyse, la revue Filles d’aujourd’hui a été utilisée avec celles du secondaire et Cool! avec celles du primaire. Pour chacune des revues, nous avons produit des canevas d’entretien intitulés « feuilles de route ». Il s’agissait de feuilleter les pages d’une revue, en compagnie des jeunes filles, en s’assurant de traiter un ensemble de thèmes et d’enregistrer sur le fait leurs commentaires. D’après Caron (2004 : 10), « Cool! estime l’âge moyen de ses lectrices à 13 ans ; Filles d’aujourd’hui mentionne que 46 % de son lectorat est âgé de 12 à 17 ans ». Il apparaît cependant peu importe leur âge que les jeunes filles lisent indifféremment ces revues. Produites par le même éditeur, Les Magazines TVA inc., filiale des Publications TVA inc., du groupe Québecor Média, elles se ressemblent beaucoup. La revue Cool! tire à 65 000 copies et Filles d’aujourd’hui, à 76 000 (Caron 2004 : 11).

Les résultats

Les résultats nous ont permis de repérer trois paradoxes illustrant le processus d’imprégnation. La présentation ci-dessous correspond à la catégorisation suivante : les messages adressés aux jeunes filles dans les revues, le contenu des textes publicitaires et les témoignages d’adhésion des filles. Les points de vue des jeunes filles critiques[6] seront ensuite présentés dans un ensemble isolé, afin de faire ressortir le phénomène de résistance.

Premier paradoxe : « Être soi-même, une mode en soi »

Le concept « style à soi », ou « look unique », qui révélerait l’identité de chacune, est une stratégie de marketing largement utilisée par les magazines qui vendent aux jeunes filles l’idée de s’habiller selon un style propre à soi qui permettra de se définir et d’exprimer sa personnalité unique. Les extraits suivants en témoignent :

Les messages adressés aux jeunes filles dans les revues

Pour éviter de trop dépenser en vêtements, opte pour des accessoires qui t’aideront à définir ton style.

Filles d’aujourd’hui, mars 2002

Tu tripes sur le style hip-hop ? Voici des vêtements cool qui te donneront un look bien à toi. À adopter sur le champ !

Filles d’aujourd’hui, novembre 2003

Tu adores le soleil, le grand air et le sport, mais tu n’es pas bien équipée pour pratiquer des activités extérieures ? Qu’à cela ne tienne ! Inspire-toi de nos pages mode pour te créer un look bien à toi.

Filles d’aujourd’hui, janvier 1999

Cet automne, le jean adopte de nouveaux airs. Ce tissu polyvalent se décline dans des vêtements confortables qui te permettront de te créer un look bien à toi et de faire sensation.

Filles d’aujourd’hui, octobre 2001

Te créer un style bien à toi pour quatre occasions ? Facile ! Il suffit de te procurer un blouson en jean et de faire appel à ton imagination… ou de suivre les conseils de notre styliste !

Filles d’aujourd’hui, mars 2004

Alors que, d’un côté, les jeunes filles sont invitées à se définir par un look propre, d’un autre côté, on leur dit ce qu’elles doivent porter pour l’obtenir. Le concept de persuasion publicitaire tient dans cette contradiction : promouvoir l’identité personnelle tout en vendant la conformité sociale. Être soi-même est une mode en soi qu’il faut suivre.

Le contenu des textes publicitaires

Les publicistes ont bien compris le potentiel de cette formule paradoxale et plusieurs l’utilisent :

Tu as envie d’être sûre de toi et branchée, mais tu veux surtout être toi-même ? Ça ne se discute même pas ! Alors [X][7] a tout pour te plaire.

Filles d’aujourd’hui, septembre 2002

Tu as horreur de porter les mêmes vêtements ou d’utiliser le même parfum que quelqu’un d’autre ? C’est en pensant aux filles comme toi que [X] a lancé [X] un ensemble de quatre fragrances que tu peux mélanger pour créer ton propre parfum, aussi unique que des empreintes digitales !

Filles d’aujourd’hui, août 2000

Une gamme de produits de maquillage [X] a pour slogan « Comme JE suis » et propose des teintes de fard à paupières que l’on peut mélanger pour se « créer un look personnalisé » (Filles d’aujourd’hui, mars 2002). Une chaîne de pharmacies à grande surface[8], quant à elle, a lancé toute une campagne publicitaire dont le slogan est « Chacune son genre, chacune son style : c’est Personnelle[9] ». Ces publicités (Filles d’aujourd’hui, mai 1999, juillet 1999 et septembre 1999), s’étalant sur deux pages, définissent toute une série de looks auxquels correspondent des caractéristiques précises et les produits de maquillage associés. Dans une autre de leurs publicités, le paragraphe final montre bien la contradiction présentée plus haut[10] :

Alors, c’est quoi ton look ? Pas d’importance ! L’essentiel, c’est que tu peux trouver, à bon prix chez [X], tous les produits et toutes les nuances maquillage qui te donneront ton style à toi, avec la marque exclusive [X] Choisis, change aussi souvent que tu veux et surtout, reste toi-même !

Filles d’aujourd’hui, juillet 1999

L’association d’idées opposées est un procédé rhétorique courant dans ces revues. La contradiction n’est pas apparente mais bien réelle :

Résiste à la pression sociale qui t’incite à acheter telle marque de vêtements. Choisis plutôt ton look en fonction de ta personnalité.

Filles d’aujourd’hui, mars 2002

L’industrie de la mode propose une variété de styles parmi lesquels les jeunes lectrices croient « choisir » celui, ou ceux, qui exprimeront le mieux leur personnalité. Nous avons répertorié, dans les revues et dans les sites Internet, près d’une trentaine de noms différents de style[11].

Les témoignages d’adhésion des filles

Les jeunes filles rencontrées réagissent positivement à cette stratégie promotionnelle du « style à soi ». Par exemple, lorsqu’on leur demande si elles seraient prêtes à acheter certains accessoires pour ressembler à une vedette en particulier, elles répondent[12] :

Non. J’aime pas ça prendre le look des autres. J’aime mieux avoir mon look.

Ariane

Je ne veux pas ressembler à elle, je veux ressembler à moi-même, je veux avoir mon propre style.

Cookie

Non, je ne trouve pas qu’elle [Hilary Duff[13]] a vraiment un look à elle, c’est pas de mon goût. Je crois que la façon de s’habiller ça nous permet de s’exprimer, puis ça montre un côté de notre personnalité […] Elle s’habille selon les tendances sauf qu’elle n’a pas ses goûts à elle, c’est plus pour être à la mode.

Ces propos rejoignent en tous points le contenu des revues.

L’importance d’avoir le sentiment d’être unique ressort également dans ces commentaires[14] :

Si je porte des souliers et puis tout le monde veut porter les mêmes souliers et avoir le même look que moi, je n’aimerais pas ça.

Quand j’ai le même linge que mon amie, elle dit que j’ai copié sur elle.

Béatrice

La jupe courte pis les bottes longues en plus !!! [Elle grimace] C’est pas mon genre !!!

Marie-Pier

La jupe c’est beau et les bottes aussi mais c’est pas mon style.

Mayla

Non, ce n’est pas vraiment mon style.

Méry

Les raisons invoquées pour justifier leur appréciation de tel ou tel modèles sont les suivantes[15] : « parce qu’elle est mon style » (Simone); « Je l’aime, c’est mon style ; « Elle n’est pas trop habillée fille puis pas masculine… puis elle est comme moi, mon genre-là » (Marie-Pier). Pour cette dernière, il semble que certains styles soient réservés aux garçons et d’autres aux filles. Quand nous lui demandons si certains comportements lui déplaisent chez les filles mais lui paraissent acceptables chez les garçons, elle répond : « Ben que les filles s’habillent trop masculines, en [X] »

La stratégie de vente fonctionnerait donc : « Elle est cool. Je la trouve cool et j’aime bien ses vêtements. J’aime son style de pantalon, son chandail [X] J’aimerais beaucoup avoir ses habits » (Méry). D’ailleurs, lorsque nous interrogeons les jeunes filles pour savoir si elles seraient prêtes à acheter certains vêtements afin de ressembler à une vedette en particulier, même si elles critiquent son look, plus de la moitié répond par l’affirmative. Elles nuancent parfois leurs propos : « J’achèterais la veste, peut-être la petite jupe, les bottes aussi. La petite sacoche, je la trouve cute » (Béatrice) ; « Juste le bracelet » (Marie-Pier) ; « Si j’aime ça puis que je me vois là-dedans, peut-être que j’irais l’acheter » (Mayla).

Pour elles, avoir un style qui reflète ce qu’elles croient être, ou voudraient être, est donc très important, à la mesure de ce que les revues en disent. En outre, il semble qu’il faille demeurer fidèle à son look, du moins pour un temps. Dans une chronique « Vox pop gars », la revue Cool! a demandé à des garçons de nommer les comportements qui leur déplaisent chez les filles. Parmi les réponses que la revue publie un garçon dit : les filles qui ne sont « pas capable[s] d’assumer qui elle[s] [sont] vraiment et [qui] change[nt] de goûts, de look et d’opinions tous les jours ». Les filles confirment : « c’est sûr que je ne change pas de look tous les jours » (Mayla) ; « C’est un peu bizarre de changer de look trop souvent » (Lara). On peut se demander alors si le fait de se montrer fidèle à un style particulier est une façon de se conformer aux tendances ou encore un moyen d’exprimer une façon d’être pour plaire aux garçons. Ce que dit en réalité le témoignage de ce jeune homme (âgé de 17 ans), c’est que « l’habit fait le moine » ou la moinesse !

Par ailleurs, une preuve supplémentaire de l’impact de ces revues se manifeste dans le fait que ces jeunes filles ont une connaissance très pointue des critères de la mode. Elles critiquent les modèles proposés : « Je n’aime pas ses pantalons. Il y a trop de décorations pas rapport. C’est punk. Ça va pas ensemble, la sacoche et le jean » (Madeleine) ; « C’est pas très bien agencé, des souliers de courses avec des petits collants laids » (Noémie) ; « C’est sûr que ça lui va bien, je la vois pas en leggings parce que quand on la voit, elle est [à la] mode » ; « Les pantalons, tous mes pantalons quasiment sont à pattes d’éléphant » (Lara). Certaines disent que la mode est la première chronique qu’elles lisent dans les revues : « J’aime ça voir ce qu’ils vendent pis c’est quoi la mode », et vérifient d’ailleurs dans leur milieu pour ne pas se tromper : « Avant d’acheter mes souliers de skate, j’ai attendu d’arriver à l’école pour voir si c’était à la mode, ça l’était, j’ai acheté mes souliers de skate » (Béatrice).

Bref, ces réponses montrent des jeunes filles voulant afficher un style qui en apparence leur est propre, mais qui, dans les faits, se rangent derrière les propositions provenant des revues ou derrière l’avis de leurs amies souvent elles-mêmes des lectrices des mêmes revues. De prime abord, à les entendre parler de leurs choix de styles, on pourrait croire qu’il s’agit d’une forme d’émancipation ou d’une certaine distanciation des tendances de la mode. Toutefois, nous constatons rapidement que ce discours est puisé à même les magazines qui, d’un côté, présentent une panoplie de styles à adopter et qui, d’un autre côté, invitent les filles à définir leur personnalité en fonction des styles en question. Le sentiment d’être unique, sur le plan vestimentaire, est donc factice et invite les jeunes filles qui s’y associent à être changeantes et instables. Ces jeunes filles en pleine recherche de leur identité apprennent à se définir par l’image qu’elles projettent, soit « leur look, leur genre ».

Deuxième paradoxe : le « style sportif» sans l’activité physique

Les entrevues ont révélé que certaines jeunes filles s’attribuaient un look sportif. À priori, adopter le look sportif pourrait laisser supposer une certaine distanciation à l’égard des propositions de « féminité » offertes au sein des revues, ou même une résistance à la sexualisation. Et pourtant…

Les messages adressés aux jeunes filles dans les revues

L’examen attentif des revues fait ressortir que le style sportif présenté dans diverses publicités ne fait pas exception à la tendance suggestives sexy. Loin du confort et de la simplicité qu’il devrait impliquer, il montre plutôt des robes courtes, des bijoux encombrants, des escarpins ou encore des minijupes en jeans (Filles d’aujourd’hui, mars 2004) ou des camisoles aux bretelles tombantes et des bas résille portés par Christina Aguilera (Filles d’aujourd’hui, novembre 2003). En fait, le style sportif est aussi sexualisé que les autres, comme le confirme cette remarque : « je ne mets pas une grosse robe de ballerine pour aller à une soirée, je vais plutôt mettre une petite robe serrée, je suis plutôt sportive » (Béatrice).

Comme la majorité des styles proposés par les revues, le « style sportif » s’adresse aux jeunes filles minces : « Pour le look sport, la « ratine » est très à la mode. Malheureusement, ce tissu extensible ne convient pas à toutes les filles parce qu’il est très moulant. Alors si tu es un peu ronde, évite la jupe et le pantalon, et choisis plutôt un haut » (Filles d’aujourd’hui, juillet 2002).

Les images proposées aux préadolescentes par les médias suggèrent des modèles dont les standards sont difficiles à atteindre. Selon Fallon, Katzman et Wooley (1994 : 8), le modèle de minceur largement proposé ne correspond qu’à 5 à 10 % des femmes. Par contre, de telles images et de tels commentaires peuvent avoir un impact sur la perception qu’ont les jeunes filles de leur poids et de leur silhouette, comme le démontrent les recherches de Field et de ses collaboratrices (1999 : 36-41) : 69 % des filles interrogées affirment que les images des magazines influencent l’idée qu’elles se font d’un corps parfait et 47 % disent vouloir maigrir à cause de ces images. Les jeunes filles qui se disent des lectrices assidues des revues sont de deux à trois fois plus nombreuses que les autres à se mettre à la diète pour perdre du poids, à faire de l’exercice avec la même intention et à penser que les magazines influencent leur conception du corps. Selon Waller et Shaw (1994), ces représentations produisent de l’insatisfaction par rapport à son corps. Francesca Baltzer, directrice de la clinique pour adolescents de l’Hôpital de Montréal pour enfants, précise que « près de 10 % des petites filles de 8 et 9 ans ont déjà suivi un régime ; entre 15 % et 20 % des filles au secondaire présentent des troubles alimentaires » (Tassé, consultée en ligne le 17 septembre 2002). Le look sportif ne s’élabore donc pas en dehors de la culture spécifique de féminité destinée aux filles. Il n’est qu’une des variations sur le thème « Mon look, mon genre » et ne fait pas la promotion du sport[16]. Il a lui aussi pour objet d’interpeller une part du marché des préadolescentes, celles qui auraient pu, par leur intérêt pour le sport, se distancer du phénomène de la sexualisation. De plus, le style sportif ne met pas les filles à l’abri du discours véhiculé par les magazines selon lequel la séduction serait un pouvoir (le Girl Power).

Troisième paradoxe : « Utilise ces produits pour être ce que tu serais sans avoir à les utiliser : toi-même, naturelle »

Le « style naturel » est une autre des multiples facettes du concept « mon look, mon genre ». Il est davantage associé aux soins et aux produits de beauté, lesquels sont omniprésents dans les magazines et autres médias dont le public cible est plus particulièrement les femmes. En fait, les produits qui sont annoncés dans les revues destinées aux préadolescentes concernent beaucoup plus les soins corporels et capillaires que le maquillage lui-même. De cette façon, les publicitaires s’assurent de rejoindre une tranche d’âge plus jeune qui doit composer avec certaines restrictions familiales quant au maquillage.

En effet, la moitié des jeunes filles interrogées nous ont précisé ne pas se maquiller ou encore, comme le dit Mayla, 11 ans, « c’est quand il y a des occasions spéciales. S’il y a un mariage, si c’est la fête à ma mère… mais pas pour aller à l’école. » Dans les publicités et dans les chroniques, les produits sont destinés à hydrater, traiter, nourrir, nettoyer, prévenir, pénétrer, exfolier, camoufler, revitaliser, friser, défriser, sculpter, purifier, bref, à faire beaucoup de choses qui ne paraissent pas. Afficher un style naturel y est présenté comme un incontournable, ce qui semble la stratégie de vente pour rejoindre les jeunes filles, sans parler des produits « frais », « purs » et « sains ».

Voici quelques exemples de publicités : un fond de teint pour un « teint naturel fini poudré » (Filles d’aujourd’hui, novembre 2003), des mèches qui donnent des « reflets très naturels » (Cool!, octobre 2003), un produit défrisant qui rend « les cheveux frisés naturellement plus lisses » (Filles d’aujourd’hui, mars 2004), etc.[17].

Alors que nous pourrions croire que le look naturel sous-entend l’absence de produits de beauté, il est en fait lui aussi une stratégie pour en vendre davantage. Ceux-ci sont plus facilement acceptés des jeunes filles ou de leurs parents, parce qu’ils sont moins visibles que le maquillage traditionnel. Ces publicités placent néanmoins constamment les jeunes filles devant le message suivant : elles doivent prendre soin de leur corps pour plaire. Ainsi émerge le troisième paradoxe résumé comme suit : « Utilise tous ces produits pour être ce que tu serais sans avoir à les utiliser : toi-même, naturelle. » Voyons maintenant comment y réagissent les jeunes filles interrogées.

Les témoignages d’adhésion des filles

La plupart des filles affirment utiliser un ou quelques-uns des produits énumérés plus haut. Stéphanie a des mèches dans les cheveux et Marie-Pier dit en avoir depuis deux ans (elle a 10 ans). Outre qu’elle se maquille, Véronique emploie des produits pour la peau[18]. Marie-Pier admet qu’elle porterait du maquillage s’il était « juste léger ». Mayla souhaiterait aussi des mèches mais, précise-t-elle, « quand même naturelles ».

Certaines filles ont tellement bien intégré le discours des revues qu’elles emploient un langage « expert » quand il s’agit de commenter l’apparence des autres. Par exemple, elles se sont prononcées sur la transformation subie par une jeune fille dans la chronique « Transfo ». Stéphanie trouve améliorés « la coloration, la coupe, le maquillage aussi ». Ariane approuve « le maquillage [qui] n’est pas trop superficiel ». Véronique ajoute : « Ses cheveux ! Ça leur donne du volume. Puis j’aime beaucoup la couleur. »

Au bilan, plusieurs jeunes filles ont bien intégré les messages véhiculés par les revues selon lesquels les soins corporels, le maquillage et les soins capillaires sont des must, pour reprendre leur jargon. Si elles n’utilisent que peu de maquillage, elles sont déjà préoccupées par leur style et leur coiffure. Elles sont à même de juger l’apparence des vedettes qui leur sont présentées à partir de ces critères, rarement pour des raisons autres qu’esthétiques. Bref, elles ont assimilé le concept « mon look, mon genre » qui, selon elles, permet de les distinguer et d’exprimer leur personnalité. Conséquemment, elles ne semblent pas réaliser que chaque style, bien qu’il soit nommé différemment, présente les mêmes caractéristiques qui contribuent au phénomène de la sexualisation. Cette analyse montre qu’elles ne sont pas conscientes des messages sexuels ambigus que véhiculent ces styles, bien qu’elles soient capables de juger quand une vedette « va trop loin[19] ». On peut y voir une des répercussions de la banalisation de la sexualisation qui les rend inconscientes de celle qu’elles actualisent et les fait reléguer le « trop loin » aux vedettes. La plupart ne semble pas faire un lien entre ce jugement, le contenu des revues et leurs « choix » de style.

Quelques jeunes filles ont tout de même remis en question certains contenus des ces revues.

Le point de vue des jeunes filles critiques

Parmi les 32 jeunes filles que nous avons rencontrées, 4 se sont distinguées par leur sens critique. Cette proportion, somme toute très faible, confirme l’adhésion des jeunes filles au contenu des revues. Les commentaires de ces préadolescentes critiques méritent une attention particulière, car ils révèlent l’existence d’une dynamique familiale d’intervention. Ils invitent à une éducation critique envers les stéréotypes, les médias et la consommation. Enfin, ils illustrent la notion de résistance que nous avons rappelée dans le cadre théorique, notamment à l’égard de la sexualisation.

Contrairement à la majorité de ses pairs qui apprécient[20] la revue Cool!, Lara prend ses distances : « C’est sûr que ce qu’il y a dedans, c’est pas l’idéal. » Pour elle, la revue parfaite, c’est celle

qui va t’apprendre des affaires, dans toutes les revues ils vont t’apprendre des choses, mais les choses qu’ils vont t’apprendre dans Filles, Cool!, Adorable, dans les revues de mode, ça va être comment être à la mode, comment se faire un chum. Tandis que dans Les Débrouillards, ils diront pas comment être à la mode, ils vont faire des expériences, ils vont parler de la vie, il va y avoir des bébés, les matières que tu vois à l’école. T’auras pas de cours de comment être à la mode pis comment te faire un chum.

Lara critique ainsi un modèle proposé : « Sa jupe est trop courte […] Ses lunettes, ses cheveux, elle a des choses correctes, mais sa jupe, elle est vraiment trop courte. Ça devrait être les bottes plus courtes et la jupe plus longue ». Quand nous lui demandons si elle aimerait subir une transformation, changer sa coiffure ou son look, elle répond par la négative. « Il n’y a rien que je veux changer […] Elles sont souvent plus belles avant qu’après », dit-elle en désignant une jeune fille « transformée ». Elle désapprouve également un autre modèle : « Elle devrait pas être toute nue. Quand je vois ça, ça me donne pas le goût de l’acheter. »

Noémie, qui aspire à devenir médecin, a déjà été abonnée à Filles d’aujourd’hui, et son évaluation de la revue va ainsi : « Les images ont changé, elles sont plus osées. Avant, il n’y avait pas de filles en brassière[21]. » Elle ne se maquille pas et porterait peut-être des mèches, « mais je préfère ma couleur », ajoute-t-elle. Noémie connaît tel modèle et la trouve belle « quand elle est habillée ». Elle n’achèterait ni accessoires ni vêtements pour ressembler à une vedette et sa critique démontre une certaine connaissance des risques liés à un certain type de chaussures : « Non, je trouve sa jupe trop courte, ses bottes sont comme un petit peu trop à talons hauts, elle va se démancher la colonne… » On peut présumer que ce commentaire cache l’intervention des parents. Elle ajoute d’ailleurs : « Mes parents me laisseraient pas porter une jupe de même. » Il importe cependant de préciser que, selon l’une de nos hypothèses, un milieu familial fortement scolarisé ne semble pas prémunir contre l’impact des revues sur le jugement des préadolescentes.

Invitée à se prononcer sur le contenu de la revue, Madeleine dit : « Ben, c’est surtout pour les filles, je pense. Les pages, ça [n’a] pas rapport. » Elle ajoute : « La page couverture est plus intéressante que l’intérieur. » Madeleine ne se maquille pas et ne croit pas avoir besoin de changer son apparence. Elle évalue que la belle peau d’un modèle connu (Jennifer Lopez): « C’est [juste] du maquillage. Les actrices en portent toujours. » Elle apparaît très « réaliste » quant elle explique que le succès d’une chanteuse québécoise (Gabrielle Destroismaisons) par le commentaire suivant : « C’est l’agent Guy Cloutier qui l’a fait connaître. » La pensée magique ne fait pas partie de son évaluation !

Kate critique les photos des mannequins : « Elles sont tout maquillées, alors c’est pas vraiment elles-mêmes. » Elle réagit négativement à la photo du modèle présenté : « Elle est bizarre, toute nue et elle prend sa douche. Je trouve… tu sais, c’est pas une… très bonne publicité ! » Appelée à commenter la chronique « Solution express – Dents trop jaunes et perte de poids », elle répond avec pragmatisme :

Pour perdre du poids… il faut qu’elle mette un peu du sien parce que si elle est tout le temps rendue chez […] à manger des pogos[22]… elle ne s’aide pas ben ben [rires] ! Je ne sais pas comment elle pèse là, mais si elle veut maigrir parce qu’elle voit des mannequins dans les revues […] [petit rire] qu’elle arrête de se fier à eux autres parce qu’elles doivent toutes être retouchées à l’ordinateur avant de les mettre dans les revues. [Ah oui ? Toutes ces perfections-là, c’est retouché à l’ordinateur ?]. Ben oui ! C’est sûr ! Sinon ils ne les mettraient pas dans les revues.

Finalement, même si ces jeunes filles ont intégré certaines parties du discours dominant dans les revues qui leur sont destinées (par exemple, Noémie mentionne que les « camisoles-bedaine » ne sont pas son style, et Madeleine aime le « style naturel »), elles sont quand même capables d’un point de vue critique sur la consommation et la séduction.

Conclusion

Les paradoxes mis au jour dans notre présentation font voir les voies détournées que prend l’imprégnation idéologique lorsqu’elle a pour cible de jeunes populations faiblement en mesure de faire la part des choses sans le soutien d’adultes. Une approche plus directe susciterait sans doute la réprobation générale. L’adhésion, à l’idéologie du « style à soi », de la majorité des filles interrogées est révélatrice. La stratégie promotionnelle les ciblant utilise des tactiques qui incorporent leur besoin d’affirmation et leur quête d’identité, notamment en insistant sur les stéréotypes sexuels et en les renforçant. Elle emprunte les avenues familières de la construction sociale de la féminité (Jones 1996). La dépendance et l’effacement, la sexualisation précoce et l’objectivation qui l’accompagne de même que la stéréotypie sont autant de composantes du message destiné aux jeunes filles. Ces contenus renvoient aux places asymétriques qu’elles auront à occuper dans les rapports sociaux de sexe et, en ce sens, ils servent à en produire des formes actualisées.

Alors que les styles devraient varier pour répondre à la personnalité de chacune, l’étude révèle une constante : les vêtements sont toujours aguichants et dénudants. Quel que soit le genre proposé, le pantalon est à taille basse, les gilets ou les camisoles laissent voir le nombril, les coupes sont ajustées ou moulantes, les souliers ou les bottes ont le plus souvent des talons hauts. De plus, chaque style, sans exception, doit être rehaussé par une quantité d’accessoires (bijoux, lunettes, strings, maquillage, etc.). Le contenu général des magazines, articles et publicité, encourage ce que Wald (1998) appelle l’« érotisation précoce » des filles. Pour notre part, nous optons pour l’expression « sexualisation précoce », car le terme « érotisation », connoté positivement, contribue à minimiser l’impact du phénomène.

Le processus de sexualisation des jeunes filles utilise le mode de l’objectivation sexuelle et de la superficialité en contribuant à construire leur identité à l’extérieur d’elles-mêmes : ces jeunes n’existent pas en elles et par elles, mais par des agents extérieurs. N’est-ce pas le sens de l’aliénation que d’être « étrangère à soi-même » ? Finalement, à l’opposé du mythe du Girl Power, le phénomène est un phénomène de non-pouvoir qui implique une quête constante d’approbation par les autres ? Au sein des rapports sociaux de sexe notamment, une telle dynamique risque de les enfermer dans des rôles de soumission aux garçons et de limiter leur potentiel physique, intellectuel et artistique. La prééminence de cette source de valorisation pour les fillettes est inquiétante.

Les conséquences appréhendées de ce nouveau phénomène sont variées. La revue des écrits sur le sujet permet de soutenir qu’il accroît la vulnérabilité sociale (image corporelle, troubles alimentaires, estime de soi, dépendance affective, abus sexuels, etc.) (Bouchard et Bouchard 2003). Ce phénomène laisse aussi présager un recul des filles sur le plan scolaire. En effet, nos travaux de recherche sur les écarts de réussite scolaire entre les sexes ont montré que les meilleurs résultats des filles se conjuguent à une action d’émancipation des rôles de sexe et au refus des stéréotypes sexuels et sexistes (Bouchard et St-Amant 1997 ; Bouchard et autres 1997 ; Bouchard et autres 2000 ; Bouchard et autres 2003 ; Bouchard et St-Amant 2004). Il faut se demander si les gains d’autonomie réalisés par les deux ou trois générations précédentes de jeunes femmes ne sont pas menacés par les valeurs capitalistes et patriarcales inculquées aux préadolescentes par ces revues.