Article body

Le travail social est à la fois une profession d’intervention sociale et une discipline des sciences sociales qui s’institutionnalisent au cours de la première moitié du xxe siècle. La plupart des travaux sur le travail social abordent cependant le processus de professionnalisation sans s’interroger sur le statut scientifique de la discipline et de ceux et celles qui la représentent (Causer 2007; Groulx 1993) ou en envisageant la formation universitaire uniquement comme moyen de constituer ou de consolider l’identité et la légitimité professionnelle du travail social (Heap, Millar et Smyth 2005; Rater-Garcette 1996). Une réflexion à l’interface de ces deux dimensions du travail social est particulièrement intéressante pour approfondir notre compréhension des modes de reproduction et de retraduction des hiérarchies sociales, particulièrement celle de genre et celle des savoirs sociaux qui sont intimement liées.

Au milieu du xxe siècle, les nouvelles professions majoritairement féminines comme le travail social représentent des perspectives d’avenir pour les femmes en quête d’emplois plus rémunérateurs et plus prestigieux que le travail ouvrier, domestique ou commercial (Baillargeon 2012; Schweitzer 2010). Mais ces professions occupent des positions ambiguës dans le champ des sciences, ce qui s’observe par exemple dans l’absence de références au travail social dans les mémoires disciplinaires des autres sciences sociales qui renvoient régulièrement les unes aux autres, particulièrement à cette époque pionnière où les frontières disciplinaires sont encore mal définies[1].

À mesure que les professionnelles du travail social acquièrent du capital scolaire et de la légitimité dans le champ des professions[2], elles en perdent – au moins jusqu’aux années 60 – dans celui de la sociologie, malgré des origines disciplinaires en partie communes.

Le présent article adopte un regard comparatif sur ce processus : entre la France, où le service social ne s’est jamais intégré à la structure universitaire, et le Québec, où le travail social s’y trouve inclus dès la naissance des premières facultés de sciences sociales. Cette analyse croisée permet de dégager, d’une part, l’impact de l’inégal ancrage dans le champ universitaire sur la reconnaissance dans le champ de la sociologie, mais aussi de dégager, d’autre part, les logiques sociales communes responsables de la mise à l’écart plus générale de la contribution scientifique du travail social.

Ces éléments communs relèvent en grande partie d’une structure de genre au coeur de la constitution d’identités professionnelles qui éloignent les travailleuses et travailleurs sociaux du travail théorique et de la « neutralité axiologique », deux conditions de plus en plus incontournables de la légitimité scientifique et de l’autonomie disciplinaire dans le champ universitaire tant en France qu’au Québec (Bourdieu 1997; Fournier 1973; Sapiro 2007). Ainsi, les identités professionnelles et disciplinaires sont à la fois le résultat de la socialisation primaire des individus qui s’opère principalement dans l’espace familial et scolaire ainsi que de la socialisation plus spécifique au moment de la formation et de l’entrée sur le marché du travail (Dubar 1992) qui confirme ou transforme, sans jamais les faire disparaître entièrement, les contenus des premières catégories d’identification fortement différenciées entre les hommes et les femmes, c’est-à-dire la socialisation primaire de genre (Löwy 2006; Molinier 2003). La différenciation de genre s’organise donc en hiérarchie symbolique et matérielle dans laquelle la valeur accordée aux activités réalisées, aux espaces occupés et aux savoirs produits par les femmes est inférieure à celles des activités, des espaces et des savoirs masculins. Et cette hiérarchie de genre se transforme mais sans disparaître avec l’accès des femmes aux universités et aux professions. Les cas du travail social et de la sociologie sont de bons observatoires, peu étudiés dans une perspective sociohistorique, de ce phénomène.

Plus concrètement, il s’agira de mettre en évidence, dans un premier temps, les conditions d’émergence du travail social en France et au Québec, en montrant la proximité initiale avec la sociologie. Dans un second temps, l’articulation de l’identité professionnelle[3] et des postures scientifiques[4] adoptées dans des travaux d’enquête en travail social – de même que leur réception – en France[5] et au Québec[6] seront analysées afin de procéder, en conclusion, à une comparaison plus générale des configurations particulières aux deux pays et des logiques sociales transversales qui leur sont communes.

Les conditions de l’exclusion du travail social des sciences sociales universitaires en France

Le processus de professionnalisation de l’action sociale

Comme cela s’est produit un peu partout en Occident, les pionnières françaises du travail social se sont d’abord engagées bénévolement dans le vaste mouvement de réforme sociale où se trouvent aussi les personnes qui font la promotion des sciences sociales réformistes, particulièrement celles qui s’inscrivent dans la lignée de Frédéric Le Play et qui sont liées de près à la mouvance du catholicisme social (Battagliola 2009; Fayet-Scribe 1990).

À partir du début du xxe siècle, les écoles de travail social françaises se développent et demeurent à l’extérieur de l’université. Cette situation s’explique à la fois par la rigidité de la structure universitaire française qui ne se modifie que très lentement et s’adapte difficilement aux nouveautés disciplinaires et scientifiques (Clark 1973), par la rareté des femmes (premières visées par cette nouvelle discipline) dans les universités françaises au début du xxe siècle (Schweitzer 2010), ainsi que par l’opposition des catholiques français – promoteurs de plusieurs projets pionniers d’écoles de service social – à l’égard de l’institution universitaire républicaine et par leur concentration dans les institutions « libres » (Cholvy et Chaline 1995).

Malgré les fortes inspirations religieuses, les premières écoles de service social présentent une grande diversité d’affiliations idéologiques[7]. Elles recrutent surtout des jeunes femmes des classes moyennes et des religieuses exclues de l’enseignement après les lois de 1904-1905. Les premières associations féminines d’action sociale, comme la Ligue sociale d’acheteurs ou l’Action sociale de la femme, accordaient de l’importance à la « sociologie » (ou à l’économie sociale) et à ses méthodes d’enquête pour la réalisation de leurs oeuvres (Fayet-Scribe 1990). Dans presque toutes les écoles de service social, la formation comporte un volet théorique comprenant divers cours de sciences sociales (droit civil et législation sociale, sociologie et économie politique, psychologie, organisation du travail) ainsi qu’un volet pratique de visites sociales et de stages où les étudiantes perfectionnent les techniques d’enquête propres à leur futur métier (Fourcaut 1982). Malgré l’intérêt réciproque du travail social et de la sociologie du type réformiste, les compétences privilégiées par les directions des différentes écoles de travail social sont toutefois bien plus pratiques et relationnelles que théoriques ou scientifiques. Il s’agit d’abord d’une « formation à l’action » (Bouquet, Garcette et Salomon 1995).

Les pionnières du travail social – avant même la fondation des premières écoles – s’engagent pourtant activement dans les groupes de sciences sociales empiriques, particulièrement dans les congrès leplaysiens et au Musée social où elles présentent les résultats de leurs « oeuvres sociales [8]», leurs approches et leurs lectures des problèmes sociaux dans les domaines d’intervention traditionnellement dévolues aux femmes (Battagliola 2009; Charron 2010; Savoye 2005). Bien qu’elles soient des membres actives de ces institutions, elles y occupent déjà des positions marginales, hétéronomes. Un pied dans l’action, l’autre dans la réflexion, elles n’abordent que très peu les questions générales de la réforme, proposant surtout des descriptions empiriques de leur travail de terrain. Quelques-unes vont plus loin dans l’aventure scientifique réformiste en réalisant des monographies de famille publiées dans le recueil leplaysien de monographies, Les ouvriers des deux mondes (Battagliola 2003). Malgré leur position déjà marginale, elles ne sont toutefois pas exclues officiellement du champ des sciences sociales qui intègre encore en son sein les formes les plus réformistes et descriptives d’enquêtes sociales.

Un double mouvement participe à l’accroissement de la distance disciplinaire entre la sociologie et le travail social entre 1914 et 1940. D’un côté, le processus de constitution de l’identité professionnelle des travailleuses sociales s’appuie sur des qualités « féminines » naturalisées qui s’opposent explicitement au travail scientifique et, surtout, théorique. De l’autre côté, les représentants des groupes de sciences sociales empiriques les positionnent de plus en plus à l’extérieur du champ des sciences sociales.

Des identités professionnelles constituées contre le travail théorique

Le rôle central de l’abbé Viollet et du médecin Armand-Delille[9] dans l’institutionnalisation de la profession contribue à expliquer la dominante médicale, hygiéniste et conservatrice du travail social français durant l’entre-deux-guerres. Les écrits de l’américaine Mary E. Richmond, définissant les fondements théoriques et méthodologiques du travail social, surtout du travail social individuel (casework[10]), ne parviennent pas à s’imposer dans le contexte du travail social français (Salomon et autres 1996). Plusieurs se méfient des influences américaines, perçues comme peu conformes aux principes catholiques. La tradition monographique leplaysienne française, bien enracinée dans la pensée catholique française, est jugée plus adaptée à la spécificité nationale. Elle nuit toutefois à la reconnaissance tant professionnelle qu’intellectuelle du travail social français parce qu’elle ne conduit ni à la formalisation ou à l’uniformisation des processus d’enquête, ni à une rupture avec la naturalisation des compétences nécessaires à l’exercice de la profession, toujours enfermées dans les registres lexicaux du dévouement, de l’humilité et de la vocation qui définissaient le travail bénévole des dames d’oeuvres.

Pierre Lévy-Falco (1928) parle de « vocation féminine par excellence » dans laquelle la « technique du coeur » joue un rôle central. Dix ans plus tard, Suzanne Cordelier envisage encore la formation au travail social comme une « mission » assortie de diplômes : « L’âme du service social est faite des âmes de toutes celles qui le font rayonner, afin qu’il y ait plus de lumière, plus de douceur, plus d’amour et plus de beauté » (Cordelier 1938 : viii). Dans le contexte de la reconnaissance d’un diplôme uniforme par l’État au début des années 30, des représentants et des représentantes du travail social français revendiquent une autonomie disciplinaire, une spécificité épistémologique qui résiderait dans la synthèse des acquis des autres sciences sociales et humaines articulée avec l’expérience pratique des travailleuses sociales, comme en témoignent les discussions lors du Premier Congrès international de travail social qui se tient à Paris en 1928. Une méfiance latente envers la théorisation et la généralisation des analyses mine toutefois les efforts en vue de la construction scientifique de la discipline. L’enseignement professionnel occupe beaucoup d’espace dans les discussions où dominent finalement les questions pratiques. « Cette subordination [du savoir à la pratique] relativise fortement la place des références théoriques, autant que la subordination des praticiennes à leurs maîtres à penser relativise leurs marges d’initiatives » (Salomon et autres 1996 : 239).

Les principales auteures françaises d’ouvrages sur le travail social avant 1945 manifestent au mieux de l’indifférence, au pire de l’hostilité envers le travail de recherche scientifique. La travailleuse sociale Renée Jeanty (1934) exclut clairement de la profession les « services d’études », à l’instar de ses collègues Yvonne Bougé (1942) et Suzanne Ternat (1945) qui soutiennent que la véritable tâche de la travailleuse sociale est l’action, dirigée par les qualités féminines. Seul René Sand – qui n’est pas praticien – croit que l’étude et la recherche devraient faire partie intégrante du travail social, tout en subordonnant clairement la recherche à l’action (Sand 1931 : 46) :

[Les] services d’étude, d’organisation et de propagande sociale […] consolident et perfectionnent l’assistance en lui apportant les matériaux fournis par l’expérience et l’observation. Ces services éclairent l’opinion publique. Ils préparent les réformes et facilitent leur application. Ils favorisent la création d’oeuvres nouvelles.

En somme, tout en affirmant s’appuyer sur les connaissances produites par les sciences sociales et utiliser une approche méthodologique d’enquête sociale comme « gage de scientificité » (Jovelin et Bouquet 2005), les professionnelles du travail social ne cherchent pas à participer à la construction des explications sociologiques, mais se spécialisent essentiellement dans la collecte de données utiles à l’intervention, contrairement aux États-Unis où plusieurs ouvrages théoriques sur le travail social et la sociologie sont écrits par des femmes pendant la période 1890-1920 (Deegan 1988).

Le programme de l’examen d’État, institué en 1932, comprend bien une évaluation écrite et orale de notions théoriques fondamentales en sociologie, en droit, en démographie et en économie politique (« individu, groupe, famille, association, ville et campagne, vie internationale »), mais les méthodes du service social évaluées ne concernent que l’intervention et la gestion de l’information recueillie en vue d’une meilleure action. Nulle part la recherche et la production de connaissances originales n’apparaissent comme une dimension de la discipline. Ce sont les savoirs pratiques, peu formalisés et issues de l’expérience du terrain de l’assistance qui dominent dans les formations et les pratiques professionnelles des travailleuses sociales. Le processus de spécialisation interne s’organise en fonction des besoins du « terrain » et de la perspective réformiste familialiste et hygiéniste plutôt que des réflexions théoriques ou méthodologiques propres à la sociologie ou au travail social.

L’exclusion du travail social des formes légitimes de sciences sociales

À côté de ce processus d’autonomisation professionnelle qui éloigne les travailleuses sociales du travail proprement scientifique, on assiste au même moment à la contraction du champ des sciences sociales vers les formes les plus théoriques et les plus abstraites de la connaissance scientifique sur le social (Charron 2009; Mucchielli 1998). Les sociologues universitaires privilégiant la réflexion théorique, comme Émile Durkheim, ignoraient déjà presque complètement les investigations empiriques des réformistes et des dames d’oeuvres au début du xxe siècle, mais les principaux représentants de la sociologie empirique leur emboîtent le pas après la Première Guerre mondiale. Invitées dans les congrès de la Société d’économie sociale au début du xxe siècle, les pionnières du travail social cessent d’y être visibles après la conférence d’Andrée Butillard[11] en 1917. Même les bulletins bibliographiques du périodique leplaysien La Réforme sociale ne présentent plus d’analyses de travaux publiés par des femmes sur le travail social ou l’assistance, tandis que les périodiques du Musée social ne leur accordent plus d’autre statut qu’auxiliaire, complémentaire, bref extérieur aux sciences sociales.

L’éloignement du travail social de la théorie n’est, en effet, pas le seul fait des professionnelles. Dans l’appréciation des rares travaux de travailleuses sociales analysés après 1914 dans les périodiques de sciences sociales, on observe une négation des qualités proprement scientifiques de leurs travaux. Deux exemples permettent d’éclairer deux formes de cette déqualification. D’abord, les objets d’étude originaux choisis par les travailleuses sociales américaines, comme l’entente domestique ou les négligences envers les enfants, et surtout l’usage d’indices en vue de la quantification de ces phénomènes, sont jugés par les analystes masculins de la Revue internationale de sociologie ou de L’Année sociologique comme non pertinents pour la compréhension générale des sociétés. Par exemple, la distinction d’Otto Rose entre les femmes salariées et celles qui n’ont pas de travail rémunéré dans son analyse des impacts du travail salarié sur les capacités de la ménagère à s’acquitter de ses « devoirs », reçoit de Maurice Halbwachs un accueil plutôt froid (1913 : 763) :

Il est artificiel de comparer des ménages où la femme travaille à des ménages où elle ne travaille point, comme si leurs conditions étaient en tous points différentes : de ce qu’elles appartiennent à un même ensemble, de ce qu’un exemple ou une habitude de passivité et de laisser-aller est peut-être plus influente qu’un exemple ou une habitude d’activité, de ce que les femmes qui ne travaillent pas ont peut-être travaillé, sont encore exposées à travailler, il suit qu’elles représentent toutes, qu’elles travaillent ou non, un même groupe à définir par un ensemble d’habitudes et de besoins moyens.

C’est la légitimité même de la définition théorique de son objet, la distinction entre différents groupes de femmes, qui est discrédité par Halbwachs pour qui il est plus intéressant d’étudier « la femme » définie par « un ensemble d’habitudes et de besoins moyens », non comme groupe social hétérogène, mais dans sa spécificité naturalisée.

En second lieu, les travailleuses sociales se voient parfois reconnaître des compétences dans la collecte des données empiriques, mais la valeur de leurs analyses et la valeur de leurs interprétations proprement dites sont sans cesse niées ou ignorées, dissimulées sous les registres émotifs et pratiques. Par exemple, Céline Lhotte[12] et Élizabeth Dupeyrat publient en 1937 Révélations sur la santé des jeunes travailleuses, une enquête empirique auprès des membres de la Jeunesse ouvrière catholique féminine qui s’appuie sur les 9 365 réponses valides à un questionnaire conçu par les auteures. Elles explicitent les modalités de la collecte et de l’analyse des données dont les résultats demeurent peu théorisés, mais mettent en lumière des situations collectives sociologiquement très intéressantes qui retiennent peu l’attention des sociologues français de l’entre-deux-guerres. Malgré une posture résolument tournée vers la production de connaissances originales et rigoureuses, leur ethos professionnel continue de les autoriser à introduire beaucoup de sentimentalité dans leur discours et d’insistance sur le caractère pratique des « solutions », ce qui contribue à les déconsidérer du point de vue scientifique. L’analyste de ce livre dans Musée social (1937 : 296) reconnaît d’abord très brièvement la « valeur exceptionnelle » de « l’enquête documentaire », pour rapidement se concentrer sur les « élans généreux nourris d’expériences abondantes », de la « mission » et des « bonnes volontés » que de tels travaux d’enquêtes permettront de rallier.

En somme, alors que le champ des sciences sociales français s’autonomise progressivement de 1900 à 1940, la majorité des diplômées qui aspirent à comprendre et à connaître les phénomènes étudiés par les sciences sociales sont dirigées et se dirigent plutôt vers les nouvelles professions sociales féminines. Ces espaces féminins se définissent en opposition aux formes théoriques et masculines de la pratique des sciences sociales et mobilisent les caractéristiques de l’« éternel féminin » dans la structuration de leur identité professionnelle. Ce faisant, la distance disciplinaire entre les disciplines « féminines » et les sciences sociales « masculines » se creuse jusqu’en 1940. Positionnées aux limites du champ des sciences sociales avant 1914, les pionnières du travail social en sont expulsées à mesure de l’exclusion de la sociologie réformiste des formes légitimes de sciences sociales et de la construction de l’identité professionnelle des travailleuses sociales encore largement structurée autour des attributs de la féminité naturalisée.

Le travail social québécois à la confluence des influences américaines et françaises

Les conditions d’émergence du service social québécois francophone

Au Québec, les premières formations en service social ont été instaurées par des religieuses, comme Marie Gérin-Lajoie à l’Institut Notre-Dame-du-Bon-Conseil à Montréal (Cohen 2010; Groulx 1993), mais elles ont été rapidement incorporées dans l’institution universitaire au début des années 40[13]. En effet, contrairement à la situation en France, où les formes de sociologie pratique, empirique, liée à la réforme sociale demeurent hors de l’institution universitaire et se concentrent dans des institutions « libres », c’est notamment grâce à l’influence leplaysienne et au caractère réformiste des premières formes de sciences sociales universitaires au Québec que le service social a pu s’y établir précocement (Warren 2003). À la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval fondée en 1943, l’action sociale figure dès le départ dans les programmes des quatre départements (la sociologie et la morale sociale, l’économique, les relations industrielles et le service social). Comme les adeptes de LePlay en France, le premier directeur de la Faculté, le père Georges-Henri Lévesque, a une définition des sciences sociales et de la sociologie qui intègre une dimension pratique d’action sociale. Encore en 1951, dans le premier numéro de la revue Service social, le directeur affirme toujours la « parenté naturelle entre les deux disciplines que sont les sciences sociales d’une part et le service social de l’autre. Les sciences sociales constituent la base du service social » (Lévesque 1951 : 3). Bien que l’on puisse déjà percevoir dans cette citation une hiérarchie disciplinaire, la perspective scientifique du père Lévesque assure au départ une formation initiale commune de une ou deux années, jusqu’à la fin des années 50 au moins, après laquelle s’amorce une formation spécialisée dans une des quatre disciplines de la Faculté[14]. Les fondements théoriques et méthodologiques sont ainsi largement partagés et les formations en sciences sociales des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux en devenir ne sont pas adaptées à leur situation, soit rendues plus appliquées et pratiques. Déjà au milieu des années 40, toutefois, les autorités facultaires craignent que le caractère professionnel du service social ne menace la reconnaissance proprement académique des autres départements de la Faculté des sciences sociales, ce qui mène à la transformation du Département de service social en École bénéficiant d’un peu plus d’autonomie en 1945[15].

La parenté disciplinaire entre le service social et la sociologie ainsi que la grande popularité des mouvements de jeunesse catholique masculins (Gauvreau 2008, Bienvenue 2003) contribuent par ailleurs à expliquer que, contrairement à la France, les hommes s’investissent dès le départ en nombre significatif dans la profession, même si les femmes demeurent alors à l’échelle de la province toujours majoritaires[16]. Enfin, à l’inverse de la France, de nombreux projets communs de recherche entre l’École de service social et les autres départements de sciences sociales de l’Université Laval sont menés durant les années 40, surtout par l’entremise du Centre de recherches sociales qui relève directement de la Faculté et qui constitue un espace de rencontre interdisciplinaire. Fortement inspirés de l’approche monographique leplaysienne diffusée par Léon Gérin et des sociologues de l’École de Chicago, ces projets de recherche portent essentiellement sur le problème du logement et des conditions de vie des familles de la ville de Québec et ses environs durant les années 40. Ils sont dirigés à chaque fois par des professeurs de la Faculté et réalisés par des étudiantes et des étudiants de première année en science sociale et en service social. L’enquête de 1944 sur le logement aurait même été lancée par les étudiantes en service social qui, « confrontées dans leurs enquêtes et leurs travaux professionnels avec des cas de misère de tout ordre », « ont demandé aux directeurs de l’École d’entreprendre immédiatement une enquête à laquelle elles apporteraient leur concours sur le problème du logement à Québec » (École de service social 1944 : 7). Plusieurs mémoires de maîtrise en service social portent sur des objets liés à ces enquêtes (Dorval 1945; Papillon 1946) et sur leur démarche méthodologique (Girouard 1946; Légaré 1946).

Des identités professionnelles et disciplinaires en tension

Les expériences et les perspectives monographiques et sociologiques, ainsi que la doctrine sociale de l’Église, contribuent toutes à la constitution des identités professionnelles et disciplinaires des étudiantes et des étudiants en service social qui, contrairement à ce qu’affirme Groulx (1993), ne sont pas uniquement définies comme vocationnelles. Même si la doctrine sociale de l’Église et les considérations normatives qui en découlent sont omniprésentes dans les réflexions et les cadres d’analyse de travailleuses et travailleurs sociaux, à l’instar des autres élites sociales laïques – même scientifiques – de la même époque (Gauvreau 2008), les recherches menées sont aussi caractérisées par des préoccupations proprement scientifiques. À ces influences s’ajoute, à partir de la fin des années 40 surtout, celle de la psychologie, par l’entremise des écrits américains sur les techniques professionnelles comme le casework ou même le service social des groupes, qui éloigne le service social des cadres explicatifs de la sociologie et qui déplace l’unité d’observation du collectif vers l’individuel et l’intrapsychique.

Les autorités de l’École font de la recherche scientifique un élément d’apprentissage central à la formation, déjà dégagée au début des années 50 de la doctrine sociale de l’Église et du lexique de la vocation, mais dans une perspective où s’entremêlent la quête de connaissances et d’explications et la recherche de solutions pratiques aux problèmes mis en évidence et étudiés :

Tout en utilisant les techniques fondamentales de la recherche scientifique, les travailleurs sociaux doivent garder une optique particulière dans leur observation des individus et des collectivités; à cause de la destination essentiellement pratique de leur profession, il leur faut remonter jusqu’aux sources des mésadaptations et malaises sociaux et y porter remède, dans la mesure de leurs possibilités.

Annuaire, École de service social de l’Université Laval, 1952 : 15

Cette définition du travail scientifique fortement ancrée dans les problématiques pratiques et dans les méthodes professionnelles correspond-elle aux postures scientifiques des étudiantes et des étudiants en travail social à l’Université Laval dans leurs travaux de fin d’études (diplôme ou maîtrise, de 1945 à 1955)? Les identités professionnelles se construisent-elles, comme en France, contre la théorie ou bien dans un rapport singulier entre la théorie et la pratique ou la description?

L’examen de ce corpus de travaux de fin d’études révèle d’abord que le lien personnel entre les étudiantes et les étudiants en service social et leur objet d’étude est beaucoup plus étroit que dans les autres sciences sociales[17]. La grande majorité des étudiantes expliquent avoir choisi leur objet d’étude à la suite d’expériences personnelles et professionnelles dans le même milieu. Par exemple, élevée dans une maison voisine de l’Oeuvre Notre-Dame-du-Bon-Conseil qui s’occupe du placement professionnel des « bonnes », Ghislaine Reid « a maintes fois rencontré le fondateur dans le groupe familial » avant d’y réaliser une monographie (Reid 1948 : 3). Pour sa part, Jeanne G. Desrochers a fait des enquêtes pendant trois ans aux huttes des Covefields avant de réaliser un mémoire de maîtrise sur celles-ci en 1950. Louise Couture (1952), Bernadette Laroche (1950), Imelda Chénard (1952), Fernande Lussier (1948) et beaucoup d’autres sont dans une situation identique.

C’est l’idée même de la supériorité de la distance sur l’engagement dans la quête de scientificité qui est ici contestée implicitement, sans plaidoyer ni réflexion épistémologique, et qui a pu contribuer à accentuer le caractère local et peu général des enquêtes réalisées en service social. Un phénomène analogue s’observe également chez les étudiants, mais dans une proportion beaucoup moins forte. D’ailleurs, les fiches d’inscription à l’École de service social qui font mention, durant les années 50, des expériences professionnelles précédentes confirment cet inégal ancrage dans le terrain d’investigation et de pratique entre les étudiantes et les étudiants[18].

Aucun rejet explicite du travail théorique ne s’observe dans les thèses des étudiantes, mais on constate une prédilection pour la description et une hésitation manifeste à abstraire des généralisations ou des discussions théoriques à partir des descriptions, ainsi qu’une grande dose d’autocensure et de retrait scientifique. Dans sa monographie sur la prison pour femmes de Québec, soeur Marie d’Israël (1949 : 58), « ne prétend pas [faire] une analyse sociologique » et « ne veut que décrire la clientèle ». Les étudiantes veulent « faire connaître » (Brassard 1950 : 25) en décrivant « avec des chiffres et des faits » (Lussier 1948 : 76), mais elles insistent davantage sur les limites scientifiques de leur travail que sur leur contribution d’ordre explicatif. Jeanne G. Desrochers, qui adopte une approche sociologique sur les conditions socioéconomiques d’existence, commence néanmoins sa conclusion en prévenant que son analyse « ne permet pas de conclusions au sens strict du mot. Les faits de toute nature que nous avons décrits parlent par eux-mêmes [et] ne représentent, malgré leur intérêt, que des aspects partiels de la réalité sociale » (Desrochers 1950 : 71). Similairement, « les difficultés rencontrées » par Aline C. Fontaine, dans son travail intitulé L’illégitimité et ses problèmes, ne « permett[rai]ent pas de tirer des conclusions générales » (1949 : 62).

Ainsi, malgré des aspirations à certaines dimensions du travail scientifique, les étudiantes ne s’autorisent pas à participer aux réflexions théoriques des ouvrages composant leurs bibliographies, tant en ce qui concerne la sociologie québécoise (par exemple sur le continuum folk-urbansociety ou les impacts de l’industrialisation) que pour ce qui est de la psychologie américaine. L’héritage et l’enseignement théoriques de leurs professeurs servent de « centre conceptuel » (Glazer et Slater 1987; James 2005) sur lequel appuyer les descriptions, mais pas de point de départ théorique à enrichir grâce aux observations empiriques recueillies dans les enquêtes. Louise Couture, qui étudie en 1952 les mésententes conjugales, se revendique de la « science expérimentale » qui se « construit d’abord sur des hypothèses » et propose, avant de commencer l’observation empirique, une grille de lecture théorique de son objet qu’elle ne réinsère toutefois pas en conclusion dans les débats scientifiques plus larges. Les préoccupations scientifiques des étudiantes en service social concernent surtout l’approfondissement du processus d’enquête et de collecte de données sur lequel leurs collègues masculins s’étendent beaucoup moins. Les étudiantes sont nombreuses à détailler le processus d’enquête : le choix de l’objet, l’échantillonnage, les outils d’enquêtes retenus, comme l’entrevue dont les questionnaires sont minutieusement décrits et joints aux travaux.

Ces postures scientifiques, conjuguées à l’omniprésence des considérations professionnelles, se traduisent le plus souvent durant les années 40 par la recherche des « bienfaits » des oeuvres dans le cas des monographies ou d’une définition plus précise du rôle des travailleuses et travailleurs sociaux auprès de populations particulières durant les années 40. Au début des années 50, c’est l’évaluation des pratiques et des interventions localisées qui sont l’objet des réflexions, toujours avec comme premier objectif d’« améliorer » les interventions et d’« être utile ». On remarque une formalisation méthodologique de la recherche, mais toujours en vue d’améliorer les résultats des interventions plutôt que de participer aux explications scientifiques. Le service social médical, jusque-là relativement marginal, se développe en empruntant les catégories médicales et psychologiques. Pour Gertrude Brassard, l’histoire sociale et personnelle des cas à l’étude est synonyme des caractéristiques médicales (déficiences physiques, hérédité pathologique) et psychologiques (traits de personnalité) des individus. Aux yeux de Louise Couture, les phénomènes sociaux comme l’alcoolisme ou la « mauvaise tenue de maison » sont des manifestations de réalités psychologiques plus profondes comme l’instabilité ou l’immaturité.

Les étudiants, de leur côté, présentent des postures scientifiques plus diversifiées. Si certains se limitent aussi à la description de cas et d’interventions professionnelles dans les secteurs d’intervention masculins comme la Société de Saint-Vincent de Paul (Léon G. Cantin 1946), d’autres proposent des analyses théoriques des changements macrosociaux en cours, notamment au sujet des assurances sociales (Roger Marier 1941 et Edgar Guay 1949), de l’éducation populaire (Pierre Laplante 1949) ou du rôle de l’Église dans l’action et les services sociaux (père McSweeney 1947). Même dans les monographies, on présente son travail de manière plus ambitieuse et on a des aspirations de généralité plus élevées : Pierre Laplante (1948) fait une « étude globale » d’un milieu, tandis que Lomer Brisson (1947) pose théoriquement l’articulation entre changement social, éducation et paroisse catholique. L’étude statistique de la délinquance juvénile de Gilles Lacroix (1948) va au-delà de la description des cas à l’étude et définit les divers facteurs à la source de la délinquance, contrairement à ce que font les femmes qui se penchent sur le même phénomène mais qui préfèrent plutôt réaliser des monographies descriptives et sociohistoriques d’institutions (Jacqueline Gagnon 1949 et soeur Marie d’Israël 1949). Quelques-uns, enfin, procèdent du général au particulier en rédigeant d’abord des analyses théoriques qu’ils illustrent ensuite à l’aide de cas concrets, comme Albert Côté (1949) sur les prisons ou Rosaire Michaud (1946) sur les formes de collaboration entre la Société de Saint-Vincent de Paul et le Service familial de Québec. Alors que les hommes proposent souvent des idées générales sur l’organisation sociale et sur le rôle du service social, les femmes se limitent aux secondes. Elles ne réfléchissent pas prioritairement au rôle de la science en service social, mais plutôt au rôle du service social dans la société. Enfin, les secteurs d’études des hommes les positionnent plus près de leurs collègues en sociologie qui s’attachent surtout aux groupements sociaux comme la famille, la paroisse, l’État et la nation, tandis que les femmes choisissent pour objet des groupes sociaux sous leurs responsabilités traditionnelles : les enfants, les mères, les délinquantes, les travailleuses et les malades, dont l’étude est jugée secondaire dans les débats sociologiques les plus chauds des années 50.

L’éloignement du service social et de la sociologie au Québec

Comme le montre l’analyse des thèses déposées à l’École de service social de l’Université Laval, les préoccupations professionnelles des travailleuses sociales durant la seconde moitié des années 40 concernent d’abord la fondation de nouveaux services sociaux laïques où elles s’investissent et d’où elles viennent. Elles cherchent alors à définir plus clairement les méthodes d’intervention et à légitimer l’existence des nouveaux services professionnels concurrençant les oeuvres sociales composées de bénévoles ou de religieuses, avec les registres de la rigueur bureaucratique et la technicité des processus d’enquête. « Les enquêtes faites par les présidentes de paroisses manquent de précisions et sont fort peu utiles » (Verret 1949 : 25). C’est en somme là le coeur de l’identité professionnelle et scientifique en constitution qui subordonne les questions théoriques aux impératifs tant pratiques (améliorer les interventions) que cognitifs (trouver des solutions fondées sur des observations empiriques scientifiquement collectées) de l’intervention sociale. Au Département de sociologie de la même université, c’est précisément le processus inverse qui s’observe durant la même période : un intérêt monographique pour l’enquête de terrain qui décroît au profit des réflexions théoriques sur les structures sociales québécoises et des interprétations générales des transformations en cours dans la société québécoise (Garrigue 1957). Le type d’engagement social des sociologues n’est en outre pas celui qu’incarnent les travailleuses sociales, mais peut-être un peu plus celui des travailleurs sociaux, beaucoup plus nombreux au départ dans l’organisation communautaire, la nouvelle spécialité en service social qui se rapproche le plus de la sociologie et de l’animation sociale (Doré 1992).

Dès le milieu des années 50, il n’y a plus de projets de recherche réunissant des travailleuses sociales et des sociologues[19] et les travaux de fin d’études des étudiantes et des étudiants en service social ne concernent plus que très indirectement la sociologie, mais beaucoup plus les catégories d’analyse de la psychologie et de la médecine, plus qualifiantes dans la concurrence professionnelle qui débute dans les services sociaux publics et hospitaliers (Prud’homme 2011). Le départ en 1957 de Gonzalve Poulin, premier directeur de l’École de service social et du Centre de recherches sociales, y est certainement pour quelque chose dans l’affaiblissement des liens forts et la fin des formes de collaboration active entre les deux espaces. Malgré les tentatives du sociologue Guy Rocher — brièvement directeur de l’École de service social — de resserrer les liens entre la sociologie et le service social afin que le caractère scientifique du service social soit davantage reconnu[20], les deux disciplines ne se réfèrent pratiquement plus l’une à l’autre à la fin des années 50. Quand Simone Paré, spécialiste du service social des groupes, devient en 1960 la première femme à diriger l’École de service social de l’Université Laval, la distance disciplinaire ne fait que se consolider.

Enfin, un indice supplémentaire de la marginalisation du service social dans le champ de la sociologie est l’absence d’articles écrits par des titulaires d’un diplôme en service social et de comptes rendus critiques de recherches réalisées en service social durant les cinq premières années (1960-1965) d’existence de la revue Recherches sociographiques, malgré son postulat sociographique initial et une section d’analyse bibliographique volumineuse.

Conclusion

Ainsi, au-delà des différences entre la France et le Québec structurées autour du statut universitaire ou non du travail social qui facilite la collaboration et les échanges disciplinaires entre le service social et les autres sciences sociales, le même éloignement, observé en France autour de 1914, se produit au Québec durant les années 50. Le faible investissement dans la théorie et les interprétations générales des transformations sociales récentes du Québec, alors central en sociologie, contribue certainement à expliquer l’éloignement des deux disciplines. Cependant, s’agit-il véritablement d’un éloignement pur et simple des exigences scientifiques que l’on observe en service social ou n’est-ce pas plutôt l’adoption d’une approche hétéronome de la science, reconnue comme moins générale et universelle que celle qui se dégage alors comme dominante en sociologie?

En même temps que les diplômes leur permettent de produire des discours plus conformes aux critères de scientificité légitimes, les professionnelles utilisent davantage leur nouveau savoir dans le contexte de « vocations sociales » plutôt que de « vocations scientifiques ». Ainsi, l’ordre des priorités, même en milieu universitaire, est inversé : contrairement aux sociologues, elles ne cherchent pas d’abord à être reconnues dans le champ des sciences sociales pour leurs compétences théoriques et leurs recherches originales, mais elles tentent surtout de s’insérer dans des professions qui leur permettent d’intégrer leur désir de produire des connaissances avec une activité directement profitable à leurs semblables. Même lorsqu’elles se délestent partiellement des attributs traditionnels et naturalisés de la féminité, comme le don de soi et la discrétion, pour constituer des expertises proprement professionnelles et scientifiques, elles n’adoptent pas les postures nécessaires à leur reconnaissance scientifique, c’est-à-dire l’affirmation individuelle, la capacité d’abstraction, la mise en valeur de ses idées et l’universalisation. Les identités professionnelles se constituent donc de manière relationnelle avec les identités disciplinaires qui sont marquées par l’humilité et la soumission aux autorités intellectuelles masculines.

La structure de genre joue un rôle important – sinon central – dans ce phénomène commun aux deux pays étudiés. Les femmes développent leur identité professionnelle en continuité avec leur socialisation primaire de genre qui les amène d’abord à prendre en charge le développement des services sociaux locaux (fondation et direction) destinés aux femmes, aux enfants et aux personnes vulnérabilisées ainsi que la réflexion sur les principales méthodes d’intervention spécifique de l’époque, soit le service social personnel (casework) et le service social des groupes (Charron 2013). Ce sont ces secteurs de la discipline qui sont les plus éloignés des savoirs légitimes dans les autres sciences sociales définis autour des espaces sociaux occupés par les hommes comme l’économie, le travail salarié, le politique ou la famille (sa direction et non les soins), qui apparaissent comme les plus localisés et les moins théoriques et, finalement, qui se professionnalisent en s’éloignant des sciences sociales comme la sociologie et les relations industrielles. Contrairement aux féministes qui sont d’abord exclues du champ des sciences sociales par le pôle de l’hétérodoxie théorique (Charron 2011), les représentantes des nouvelles professions sociales se trouvent d’abord exclues du champ des sciences sociales par le pôle de l’hétéronomie en raison de leur non-participation à la théorisation des formes sociales et de leurs transformations, du choix de leurs objets d’étude qui n’apparaissent pas à leurs collègues masculins comme des supports valides pour la théorisation ou l’interprétation générale des sociétés. Bien que les rapports interdisciplinaires et les rapports sociaux de sexe se soient profondément transformés depuis le début des années 60, il est possible de faire l’hypothèse que les relations entre disciplines et entre secteurs disciplinaires procèdent toujours de cette hiérarchie dont les formes actuelles mériteraient de plus amples recherches.