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Francine Richer et Louise St-Cyr, deux spécialistes qui, depuis des années, se sont consacrées à la recherche sur les entrepreneures, ont voulu, par cette publication, répondre à un besoin de faire connaître les entrepreneures du Québec. Elles ont choisi de documenter ce phénomène important de façon originale, en présentant dix études de cas qui mettent en vedette des entrepreneures québécoises. À noter que ces études de cas dépassent le contexte habituel des rapports de recherche qui exposent souvent des comptes rendus statistiques des résultats. En effet, elles permettent de circonscrire de façon plus large l’expérience de ces femmes » (p. 12) :

Nous avons voulu leur donner la parole, les faire connaître, présenter leur cheminement, leur philosophie de gestion, les valeurs qui les guident. Chacun des cas présentés est unique et fournit, de plus, l’occasion d’illustrer diverses facettes des écrits des 30 dernières années sur les entrepreneures.

Écrit dans un style clair et accessible à un lectorat initié ou non initié, cet ouvrage « s’adresse d’abord aux entrepreneures ou à celles qui aspirent à le devenir, qui se demandent comment bien s’y prendre, qui sont à la recherche d’idées ou de stratégies gagnantes » (p. 13) :

Nous ne pouvons sous-estimer l’importance de présenter des modèles aux femmes pour leur donner le goût et des moyens de réussir en affaires […] Des modèles réalistes, dans lesquels les femmes peuvent se reconnaître, seront encore plus convaincants. Nous pensons que les études de cas présentées dans ce livre, mettant en vedette des entrepreneures du Québec, sont un premier pas permettant de combler une lacune.

À notre avis, ce pari est réussi. La partie centrale de cet ouvrage porte sur les dix études de cas annoncées (p. 71-271). Nous y reviendrons plus loin. L’intérêt à lire ce livre réside en outre dans la filière historique entrepreneuriale de ces femmes contemporaines et dans le contexte sociétal au Québec que les auteures ont tenu à rappeler au chapitre 1 qui s’intitule « Tout d’abord, se souvenir du chemin parcouru… » (p. 15) :

[B]ien avant que l’on arrive (à la fin des années 80 et dans les années 1990) à des définitions théoriques de ce qu’est un entrepreneur, des hommes et des femmes, au fil des siècles, ont géré un commerce, fabriqué des objets qu’ils ont mis en vente, offert des services à une clientèle; des artisans et des gens de métier ou de profession ont vécu de leur savoir-faire. La petite histoire de ces gens est intéressante à retracer, car on y trouve des modèles tirés de la vraie vie, qui aident à mieux comprendre la situation actuelle. Cela est vrai pour les hommes mais particulièrement pour les femmes, dont l’expérience en entrepreneuriat est tributaire de la place et du rôle que l’histoire, la société, la religion et les législateurs leur ont permis d’occuper. Il nous paraît utile de retracer ici les quelques grands moments de l’entrepreneuriat féminin, francophone au Québec, afin de mieux comprendre le chemin parcouru et de reconnaître un héritage.

Afin de rappeler ce contexte sociétal en Nouvelle-France jusqu’à nos jours, les chercheuses se sont alimentées aux travaux des historiennes féministes québécoises, principalement de ceux du collectif Clio (1982). Cette partie est particulièrement intéressante et passionnante, car, comme cet ouvrage « s’adresse d’abord aux entrepreneures ou à celles qui aspirent à le devenir », elle permettra aux lectrices et aux lecteurs qui ne connaissent pas bien l’histoire du Québec, et encore moins l’histoire des femmes qui ont contribué à le bâtir, de se rappeler ou de comprendre, par ce survol historique de 400 ans, l’apport de ces pionnières, de ces femmes de caractère, déterminées et indépendantes et dont les livres d’histoire n’ont vanté généralement que leur mérite d’être venues en Amérique pour peupler la colonie. Ce sont ces femmes qui ont ouvert la voie à d’autres, qui se sont battues, imposées et investies. Leurs initiatives et leurs luttes nous permettent de mieux comprendre leur contribution à la société québécoise, et la raison pour laquelle certains obstacles mentionnés dans les écrits sur l’entrepreneuriat au féminin se sont relativement amoindris dans les années récentes.

De Marie Rollet à Agathe de Saint-Père Legardeur de Repentigny, en passant par Jeanne Énard, Marie-Anne Barbel, Marie Guyart, Marie-Thérèse de Chauvigny, Jeanne Mance et Marguerite Bourgeois, le chemin a été parsemé d’embûches. Cependant, grâce à la ténacité de ces pionnières, les femmes propriétaires ont obtenu le droit de vote le 26 décembre 1791[2]. Ce droit leur a toutefois été retiré en 1849. Et en 1866, le nouveau Code civil du Bas Canada consacre la déchéance légale de l’ensemble des femmes. Malgré cette perte de droit, ouvrières, institutrices, infirmières et autres groupes de femmes vont trouver les moyens d’avoir un impact sur la vie économique, politique et sociale du Québec et d’y faire changer les conditions de vie et le statut des femmes. Dorimène Roy Desjardins, instigatrice, avec son mari, du mouvement coopératif Desjardins, et Justine Beaubien-Lacoste, fondatrice de l’Hôpital Sainte-Justine à Montréal, sont de ces pionnières. Et nous avons apprécié le rappel de leur contribution.

Le chapitre 2 a pour titre : « L’apport spécifique de la recherche sur les entrepreneures ». Bien que les recherches sur les entrepreneures, écrivent les auteures, ne se distinguent pas « des recherches menées sur l’entrepreneuriat qui tentent d’offrir des recommandations utiles pour les entrepreneurs eux-mêmes […] ou pour les responsables chargés d’élaborer des politiques de soutien à l’entrepreneuriat », ces recherches « vont aussi, pour la plupart, dans le sens de l’affirmation des droits des femmes. Elles constituent donc, sur différents plans, des études féministes et s’inscrivent implicitement tout au moins, dans le courant de deux grandes théories ou approches féministes : le féminisme libéral (liberal feminism), d’une part, et le féminisme social (social feminism), d’autre part (Fisher, Reuber et Dyke 1993; Watson et Robinson 2003) » (p. 44).

La présentation de ces deux grandes approches (p. 44-46) et de leurs principales distinctions est éclairante pour une lecture analytique du discours des entrepreneures et des études de cas au chapitre 3. « Au delà de ce rapprochement avec les théories féministes, on peut classer les écrits sur les entrepreneures en deux grandes catégories […] les études de type descriptif […] et les recherches qui mettent plutôt l’accent sur la compréhension de cette réalité » (p. 46). Les auteures ont mis principalement l’accent sur la place que les femmes occupent sur le plan économique, leurs caractéristiques en tant qu’entrepreneures et celles de leurs entreprises, leurs motivations entrepreneuriales, leurs compétences, leur style de gestion, les défis auxquels elles font face sur le plan financier et sur le plan de la performance des entreprises qu’elles dirigent. De plus, Richer et St-Cyr ont eu le mérite, dans leur démarche, de s’appuyer sur des données d’études tant scientifiques que professionnelles, réalisées autant dans d’autres provinces et pays qu’au Québec, ce qui a pour effet de renforcer les connaissances élaborées sur le phénomène de l’entrepreneuriat féminin.

Pour l’essentiel, le chapitre 3 intitulé « Dix études de cas » trace le portrait de dix entrepreneures au Québec qui, selon la définition de Lavoie (1988 : 3, citée dans Richer et St-Cyr) ont « seules ou avec une ou des partenaires, fondé, acheté ou accepté en héritage une entreprise, qui en assument les responsabilités financières, administratives et sociales et qui participent quotidiennement à sa gestion courante » (p. 15).

Le choix de la démarche méthodologique de l’étude de cas n’est pas le fruit du hasard. Les auteures sont en effet conscientes du fait que l’entrepreneuriat, comme la gestion, est un art qui s’apprend principalement par la pratique, s’inspirant de l’expérience de celles qui ont réussi ou échoué, et du fait que, selon Francine Harel-Giasson (citée dans Richer, 1990 : 25), « il existait des schémas particuliers aux femmes, du moins pour un milieu et une époque donnés et que les méthodologies comparatives, traditionnelles, si elles étaient de nature à mettre en évidence en quoi les femmes étaient semblables aux hommes ou différentes d’eux, s’avéraient peu performantes pour faire ressortir leur dynamique propre ».

L’étude de cas s’imposait donc comme une réponse à un besoin de modèles féminins, une nécessité qui permettait aux femmes de parler pour elles-mêmes et pour les autres. Les chercheuses ont-elles réussi? À notre point de vue, cet objectif a été atteint. Les dix cas d’entrepreneuriat féminin au Québec que Richer et St-Cyr ont étudiés montrent que ces femmes, chacune à leur façon, ont su répondre aux questions suivantes : Qui est-elle? Que dit-elle de ses motivations profondes à créer des produits et à offrir des services, de son sens de la créativité, de l’innovation, de son cheminement dans sa communauté, dans sa ville, sa région, au national comme à l’international? Quels sont les modèles qui l’ont inspirée? Comment s’est-elle organisée pour démarrer et faire croître son entreprise? À quelles ressources financières et humaines a-t-elle eu accès? Et de quelle manière a-t-elle été reconnue? Comment a-t-elle géré sa défaite le cas échéant? Et pour celles que la problématique de la relève préoccupe, comment ont-elles pu y faire face?

Richer et St-Cyr, dans le choix de l’étude de cas, visaient également des fins pédagogiques dans la formation des étudiantes et des étudiants de l’École des HEC Montréal : « Plutôt que d’évaluer une situation ou la démarche d’une personne à partir de concepts ou de théories, l’étude de cas décrit et raconte ce qui se passe dans la vie réelle, et incite l’apprenant à développer des habiletés d’analyse, de synthèse et d’action » (p. 71). L’aisance des auteures dans la narration de l’histoire de vie et des parcours professionnels de ces dix entrepreneures québécoises facilitera la démarche analytique et réflexive des étudiantes et des étudiants ainsi que, ajouterions-nous, d’autres personnes qui s’intéressent à ce thème.

Au chapitre 4, Richer et St-Cyr procèdent à l’analyse de l’information obtenue auprès de femmes dont le parcours est jalonné de réussites. Elles tentent de situer ces cheminements par rapport aux données de recherche dont elles ont fait état au chapitre 2.

En conclusion de leur ouvrage, nous pouvons retenir que, de façon générale, ces entrepreneures ont la motivation et la passion d’entreprendre. Elles ont opté pour une stratégie « des petits pas », mettant l’accent sur l’innovation dans leur processus entrepreneurial. Elles ont eu à faire face à différents types de défis qu’elles ont surmontés de façon intelligente. Elles se préoccupent de l’équilibre entre leur vie professionnelle, familiale et personnelle et elles sont des modèles inspirants pour la relève.

Ce livre original sous plusieurs facettes répond à un besoin certain, celui de faire connaître les entrepreneures du Québec et de pouvoir apprendre d’elles, de leurs valeurs, de leurs pratiques et de leurs rêves. Comme l’écrivent Richer et St-Cyr, nous pouvons avancer « que la recherche sur l’entrepreneuriat féminin contribue au développement de l’entrepreneuriat en général » (p. 69). Cet ouvrage est donc un incontournable pour quiconque s’intéresse à la problématique des entrepreneures et de l’entrepreneuriat, sur le plan scientifique, professionnel et entrepreneurial.