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L‘ouvrage de Lucie Piché constitue un apport intéressant à l’historiographie du catholicisme québécois tout autant qu’à celle du mouvement des femmes québécoises. Résultat d’une thèse de doctorat en histoire, l’ouvrage a été, on peut l’imaginer, considérablement retravaillé, car la lecture en est agréable, sans que quelque concession ait été faite à la rigueur scientifique (sources scrupuleusement citées, notes de commentaires en bas de page). L’auteure propose de reconnaître le caractère potentiellement émancipatoire de l’organisation de la Jeunesse ouvrière catholique féminine (JOCF) pour ses membres et dirigeantes, en dépit du fait que la JOCF faisait partie du mouvement plus large de l’Action catholique, par conséquent inféodée aux autorités ecclésiastiques. Qui plus est, la JOCF était le rameau féminin de la Jeunesse ouvrière catholique (JOC), organisation à la fois générale et… masculine (point de JOC-M). Le principe de la non-mixité s’imposant dans la doctrine catholique, les jeunes filles devaient en effet se regrouper à l’écart, non sans être soumises à la commune surveillance ecclésiale. Les dirigeantes élues de la JOCF participaient cependant à la direction du mouvement, le représentaient dans les congrès internationaux, la JOC du Québec étant une section d’une confédération internationale mise sur pied par un ecclésiastique belge (Mgr Joseph Cardijn). Lucie Piché retrace l’entièreté de la vie du mouvement, de sa naissance à sa disparition. Des photos bien choisies complètent le texte.

L’ouvrage se distribue en deux parties qui regroupent au total six chapitres. Le premier situe la naissance de la JOCF dans le contexte des mouvements de jeunes et d’action catholique québécois et permet de définir le terreau de ce qu’a été la JOCF, mélange d’influences étrangères (Belgique et France) et locales. Les deuxième et troisième chapitres relatent l’histoire de la naissance de la JOCF et font état de ses structures et de sa composition sociodémographique. Ces trois chapitres, qui forment la première moitié du livre, resituent les lectrices et les lecteurs à l’époque de ces décennies pendant lesquelles l’Église catholique s’est mobilisée contre les idées « socialisantes » qui auraient pu attirer les classes populaires aux prises avec des conditions de vie difficiles. Dans le cas de la JOCF, il s’agissait aussi de prémunir les jeunes travailleuses contre les influences immorales qu’elles auraient pu subir en milieu de travail, de même que de garder à leur souvenir que leur mission première, même si elle était à venir, demeurait d’être des épouses et mères (à temps plein). En filigrane apparaissent les inévitables tensions entre un clergé naturellement autoritaire et méfiant à l’égard des laïcs – et plus encore des laïques – et les responsables du mouvement. Au cours de son évolution, la JOCF a été naturellement tentée de donner autant d’importance à sa mission sociale qu’à sa mission religieuse. Après des débuts plutôt fulgurants, la JOCF a commençé, pour ce qui est du nombre de membres, à s’étioler dès les années 40 et le récit des dernières années amène les lectrices et les lecteurs à s’étonner que la JOCF ait survécu si longtemps malgré la modernisation du Québec. Comptant au départ des membres venant largement du monde ouvrier (incluant les aides domestiques), la JOCF s’est tertiarisée graduellement. Comme le souligne l’auteure, malgré toutes ses contradictions, la JOCF a été pour ses responsables un lieu de formation et d’émancipation pour les filles des classes populaires qui n’avaient guère d’espace pour ce faire. La JOCF a donné aussi des formations pratiques — dont les inévitables formations toutes féminines que l’on imagine sans peine — à ses membres et elle a pratiqué ce que plus tard on appellera de l’« animation sociale » dans tous les coins du Québec, accumulant au passage, par l’entremise de son « enquête sociale annuelle », des informations privilégiées sur les milieux populaires.

Dans la seconde moitié de l’ouvrage, l’auteure approfondit l’idéologie et l’action jocistes, au moyen des quatrième, cinquième et sixième chapitres intitulés respectivement « Du corporatisme au socialisme démocratique : l’itinéraire idéologique d’un mouvement » , « Être jeune travailleuse au Québec : ce qu’en pense la JOCF » et « Un lieu de formation et d’animation pour les jeunes travailleuses ». Ces chapitres font revivre la lente évolution de l’Église catholique du Québec sur des questions comme les rôles sociaux de sexe ou les façons de contrer les iniquités socioéconomiques, de même que la difficulté pour les catholiques de concilier leur foi et leur engagement social. La question du travail féminin rémunéré est évidemment au coeur des débats, et la JOCF en vient, au terme de son existence, à l’accepter… conditionnellement. La JOCF n’était pas au centre des débats. On peut observer toutefois que son évolution s’est inscrite dans le sillage du mouvement catholique socialement engagé, jusqu’à reprendre un vocabulaire (le « socialisme démocratique ») qui, malgré qu’il ait été fort en usage, n’en était pas moins bien ésotérique.

Ceux et celles qui choisissent de relever le défi de faire le récit d’une organisation se trouvent nécessairement acculés à faire un choix. Un choix difficile parce que, quel qu’il soit, il présente non seulement des avantages mais aussi des effets pervers. Il s’agit bien sûr de choisir entre horizontalité et verticalité ou, autrement dit, entre présentation sous forme de périodes et présentation thématique. Lucie Piché a fait ce dernier choix, soit une présentation thématique faisant place à une sous-présentation divisée en période. Ce choix se révèle un peu lourd dans la seconde moitié de l’ouvrage, alors que l’on refait sur chaque sujet le même parcours historique, au prix de bien des redondances puisqu’une idéologie procède d’une logique intrinsèque. Le cinquième chapitre m’est apparu le plus pénible à la lecture, l’auteure ayant entrepris de traiter le sujet du travail féminin rémunéré sous trois angles d’approche successifs dans le temps (maternité, scolarisation, syndicalisme) qui sont étroitement complémentaires. Le deuxième problème de ce chapitre a trait au traitement jociste du syndicalisme. Il est bien connu que l’Église catholique a, jusqu’aux années 60, milité activement pour la mise sur pied de syndicats catholiques, quand elle n’a pas mis la main à la pâte elle-même. Tout aussi connu est le fait que les syndicats non catholiques étaient pour elle l’horreur incarnée sinon le chemin le plus direct vers l’enfer. Il paraît donc à la fois naïf et analytiquement limité d’étudier les positions jocistes sur le syndicalisme à partir de ses affinités avec la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), devenue la Confédération des syndicats nationaux (CSN), dont elle reproduisait fidèlement les prises de position sur la question du travail féminin. Il aurait été intéressant de savoir ce que la JOCF avait à dire – ou à taire – sur les syndicats dits « matérialistes » ou « athées », aujourd’hui regroupés dans la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), sur la grève des midinettes dans les années 30 (FTQ) comparée à la grève de Dupuis Frères en 1952 (CTCC), sur l’institution des « auxiliaires féminines » (en pratique les épouses des syndiqués) dans certains syndicats non catholiques ou sur la paradoxale institution du concours « Miss Étiquette Syndicale » (FTQ), qui a perduré jusqu’aux années 70 à Montréal. Cette lacune s’inscrit dans un choix plus profond de l’auteure. Le sujet est bien ciblé, mais presque trop. Pour le profit de toutes, mais surtout des plus jeunes, il aurait été intéressant de fournir une idée plus générale du véritable « quadrillage » social auquel l’Église catholique s’est livrée au Québec, chaque groupe sociodémographique ayant « son » mouvement. Et, si les filles des classes populaires étaient prises en charge par la JOCF, les filles des familles bourgeoises conservatrices rêvaient à leur futur mari et cultivaient l’ignorance dans les instituts de pédagogie familiale, tandis que les filles des familles bourgeoises plus modernes qui fréquentaient les collèges classiques féminins pouvaient se tourner vers la Jeunesse étudiante catholique (JEC). L’excellente introduction de l’ouvrage annonçait une vision plus large.

Quelques défauts véniels n’altèrent pas cependant l’intérêt de l’ouvrage. J’ai regretté que l’auteure ne fasse pas directement usage des entrevues qu’elle a réalisées avec des témoins privilégiés (peut-être parce que le saucissonnage des informations est une pratique rentable en milieux intellectuels). De même ai-je regretté, mais c’est bien personnel, la présentation « à l’américaine », qui consiste par exemple à faire des résumés-conclusions systématiques à la fin de chaque chapitre (utiles pour la lectrice pressée, agaçantes pour la lectrice « studieuse »), mais surtout à tenir des propos conclusifs en introduction, annihilant ainsi tout « suspense ». Encore plus véniel mais franchement étonnant : la préfacière reprend textuellement des phrases de l’auteure (introduction)… sans guillemets.