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Xavier-François Devetter et Sandrine Rousseau proposent un essai fort stimulant et socialement engagé, sur un thème à la fois banal et fascinant : le ménage. Après avoir signé plusieurs articles scientifiques et contribué à divers ouvrages sur les « services à domicile », les deux économistes de l’Université de Lille ont vraisemblablement voulu prolonger leur propos dans une forme plus libre. Très critiques à l’égard du discours ambiant sur ce « gisement d’emplois », ils entreprennent une véritable « économie politique » du ménage dans cet opuscule de 128 pages. Au carrefour des rapports de genre, de classe et de race, les emplois domestiques se logent au coeur des inégalités sociales et les exacerbent, ce dont Devetter et Rousseau font la démonstration tout au long des six chapitres du livre.

Le problème du (non-) partage des tâches domestiques au sein des couples constitue le point de départ de leur exposé : une question qui ne semble plus très en vogue chez les universitaires, après avoir mobilisé les chercheuses féministes au cours des années 70 et 80. Et pourtant, s’il est un terrain où l’égalité des femmes a peu progressé durant les dernières décennies, c’est bien celui du partage des tâches. La norme du partage inégal, bien qu’elle suscite des frustrations chez les femmes, est peu contestée et se voit renforcée par l’embauche d’une « employée de maison ». Si « le fait d’avoir une femme de ménage » permet d’éviter la confrontation au sein des couples aisés, cela permet aussi et surtout aux hommes de « ne plus rien faire du tout » (p. 25-26). Aujourd’hui comme hier, l’entretien du domicile demeure une affaire « de femmes », qui se règle « entre femmes ».

Après avoir brossé un tableau sommaire de l’évolution du secteur de l’emploi domestique au XXe siècle dans le premier chapitre, Devetter et Rousseau se concentrent dans le deuxième chapitre sur la description et l’analyse détaillée des politiques en matière de « services à la personne » mises en avant en France pendant les dernières décennies. Considéré comme un « gisement d’emplois », le secteur domestique a été ciblé par les gouvernements qui ont investi des sommes colossales pour stimuler la demande et structurer l’offre. Ces dispositifs ont convergé dans un plan de développement (le plan Borloo) qui, à partir de 2005, en a coordonné l’ensemble. D’un côté, les mesures devaient permettre de démocratiser l’accès à l’aide à domicile, pour les personnes fragilisées ou âgées, et de faciliter l’embauche d’une employée pour les ménages actifs. Comme le montrent bien Devetter et Rousseau, une part disproportionnée des milliards d’euros investis (principalement en exonération fiscale de toutes sortes) a profité aux populations les plus aisées. D’un autre côté, la structuration du secteur, dont l’un des objectifs importants était de combattre le travail au noir, a donné naissance à de nombreux intermédiaires sans pour autant mener à une véritable professionnalisation des travailleuses. Une fois passée au crible de l’analyse économique rigoureuse, l’image véhiculée par les discours publics vantant la réussite du plan au regard de la création d’emplois paraissent bien loin de la réalité : en 2007, le coût brut réel de chacun de ces emplois a dépassé 50 000 euros par année (p. 52). De quoi s’indigner lorsqu’on considère les conditions de travail et de salaire de la main-d’oeuvre domestique.

C’est d’ailleurs une discussion autour de la qualité des emplois familiaux que Devetter et Rousseau nous proposent au troisième chapitre. La critique qu’ils formulent à cet égard est aussi sévère que celle qui concerne les prétendus succès du modèle de développement des services de proximité. Ils rappellent que la piètre qualité des emplois dans ce domaine est une constante durant tout le XXe siècle. Actuellement, en dépit d’une rémunération horaire légèrement supérieure au salaire minimum, les revenus des employées de maison demeurent très faibles en raison du temps partiel généralisé dans ce secteur. Cette réalité du sous-emploi, combinée à l’inexistence de filières de formation professionnelles, à l’insécurité liée à la multiplicité des formes d’emploi, aux conditions de travail (pénibilité physique et psychologique, horaires atypiques) et à l’insurmontable manque de reconnaissance sociale, fait de l’emploi de ménage le « sale boulot » par excellence.

Dans les quatrième et cinquième chapitres, Devetter et Rousseau s’attachent d’abord à expliquer pourquoi la précarité et la dévalorisation sociale collent à la peau de ces métiers, pour ensuite mettre à mal le mythe de la professionnalisation et de la modernisation du secteur domestique. D’un point de vue économique, le développement des petits boulots domestiques est directement lié au degré d’inégalités, l’embauche d’une femme « de ménage » n’étant rentable à l’échelle individuelle qu’à partir du moment où la différence de revenu entre cette personne et celle qui l’emploie est importante. Malgré les subventions de l’État pour « solvabiliser » la demande, la disponibilité d’une main-d’oeuvre bon marché reste la clé du système. En outre, le stigmate de la saleté et de la servitude demeure attaché à ces occupations, que fuient les personnes qui peuvent accéder à d’autres emplois. Est-il possible alors de créer les conditions nécessaires à une véritable « modernisation » de ces emplois? Devetter et Rousseau répondent par la négative, en reprenant un à un les trois objectifs visés par les chantres de la modernisation. Premièrement, la « formalisation de la relation employeur/employée » (p. 93-94), qui devait être facilitée par la présence d’un intermédiaire employeur apparaît sous un jour ambivalent. Les structures prestataires, par rapport à l’emploi de gré à gré, « modifie[nt] la nature de la relation en l’éloignant du modèle de la domesticité. Mais elle[s] n’en améliore[nt] pas forcément les conditions et l’emploi demeure fondamentalement précaire » (p. 105). Deuxièmement, « la démocratisation de la demande » (p. 94) est une visée en grande partie détournée par l’orientation des politiques publiques qui favorisent en réalité un développement très polarisé du recours aux services domestiques. Troisièmement, la « professionnalisation » (p. 94), objectif récurrent depuis les premières écoles pour servantes au début du XXe siècle, semble vouée à l’échec; cette déroute renvoie à l’impossible valorisation de savoir-faire réputés communs à toutes les femmes et intrinsèquement liés au travail domestique gratuit, donc à la division sexuelle du travail mentionnée au premier chapitre. La boucle est bouclée.

Devetter et Rousseau ont cependant le mérite de ne pas nous laisser sur ce constat désespérant : ils concluent leur essai par un chapitre esquissant des pistes de solution pour sortir du cercle vicieux de la domesticité. Audacieux, ils n’hésitent pas à remettre en question la légitimité sociale de cette consommation de luxe et profondément inégalitaire qu’est l’embauche d’une femme « de ménage » par des personnes parfaitement aptes à veiller elles-mêmes à leur propre entretien. Abolir le service domestique – dans ses formes héritées d’une histoire de servitude et de domination – est en soi un projet révolutionnaire : il passe par un véritable partage des tâches domestiques et parentales au sein des couples, et par une rupture avec des modes de vie intenables (en termes de temps de travail, notamment). Un nouveau modèle qui implique nécessairement une reconnaissance complète de la responsabilité collective de répondre aux besoins des personnes vulnérables ou en perte d’autonomie (enfants, personnes âgées, personnes avec des handicaps). Tout en évitant soigneusement dans tout leur ouvrage le concept de soins (care), dont l’utilisation leur semble propice à « gomm[er] les rapports de domination » (p. 18), Devetter et Rousseau n’insistent pas moins sur une distinction fondamentale entre, d’une part, « services de proximité ayant une véritable utilité sociale » (p. 124) (pour les populations vulnérables) et, d’autre part, services domestiques, qui sont une consommation de luxe. Une dichotomie basée sur le type de clientèle (des couples professionnels aisés par opposition à des personnes en perte d’autonomie), qui renvoie paradoxalement tous les services nécessaires dans le champ du care puisqu’ils sont définis implicitement comme des réponses à la dépendance humaine. Or les rapports de domination ne disparaissent pas parce que la clientèle est âgée ou handicapée, ils n’en sont que plus complexes et intriqués dans les affects du care.

S’inspirant de l’exemple des pays nordiques, Devetter et Rousseau estiment que « l’externalisation partielle d’autres tâches domestiques, comme celles liées à la garde des enfants, pourrait contribuer à l’égalité entre hommes et femmes » (p. 122). Il est cependant dommage qu’ils ne tiennent pas compte du fait que, même dans le modèle nordique, les emplois associés à l’externalisation du travail domestique, bien qu’ils soient de meilleure qualité qu’en France ou que dans les pays anglo-saxons, sont toujours occupés massivement par des femmes. Dans une perspective de justice sociale, il est bien sûr fondamental de promouvoir une démocratisation et un développement de services publics de qualité en matière de garde d’enfants et de soins aux personnes aînées; il n’en reste pas moins que ce champ d’activité demeure au coeur de la division sexuelle du travail. Il est clair que le problème du rôle de l’État et des collectivités dans la répartition des charges sociales de la dépendance, bien qu’il soit complexe, offre plus de prise que cette insaisissable et pérenne assignation des femmes au travail domestique, sous toutes ses formes.