Article body

La différence biologique entre les sexes est la première différence entre les humains. Depuis toujours, les femmes portent les enfants et les mettent au monde. Les rôles sexuels ont été, de tout temps, attribués sur la base de cette différence. Cependant, les connaissances scientifiques ont évolué et certaines interventions transforment l’apport des femmes et des hommes dans le domaine de la reproduction. S’agit-il là d’un progrès? Peut-on penser que, si l’on modifie la contribution des hommes et des femmes à la reproduction, les inégalités entre les hommes et les femmes seront remises en cause? L’article qui suit soulève cette question en interrogeant l’évolution actuelle. L’angle d’approche est féministe et éthique, soit celui d’une réflexion critique permettant de mettre au jour les valeurs en cause dans cette évolution et son impact sur les rapports sociaux de sexe. De nombreuses études ont été menées jusqu’ici, selon différentes perspectives, sur les composantes de l’évolution technique et sur ses répercussions sur la condition des femmes. Nous ne comptons pas produire une analyse de plus, mais plutôt aborder la question dans son ensemble pour proposer une réflexion globale sur la tendance lourde de l’évolution observée. Nous nous attarderons à l’orientation sous-jacente aux développements des dernières décennies : par « développements », nous entendons la conception et l’introduction d’interventions qui agissent sur le processus de reproduction pour le soutenir ou le compléter ou encore s’y substituer. Nous avons choisi de traiter ici de cette question à partir des pratiques observées dans les pays à haut revenu et dans les classes privilégiées de pays à revenu moyen, là où elles se développent pour être ensuite progressivement transférées vers les pays à revenu plus faible[1].

Notre article comporte trois parties. Dans la première, nous situons l’enjeu au coeur des interventions en matière de reproduction. Dans la deuxième, nous repérons certaines expériences qui ressortent comme particulièrement significatives pour l’adoption de nouvelles pratiques. Nous terminerons, dans la troisième partie, par un exercice de mise au jour des valeurs qui sous-tendent la normalisation du recours à la technique.

L’enjeu au coeur de l’évolution technique

La prémisse de la démarche de réflexion que nous proposons est la suivante : l’inégalité entre les hommes et les femmes repose sur leurs différences biologiques. À ce sujet, Françoise Héritier (1998 : 19) écrit :

[C’est] l’observation de la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée aussi bien traditionnelle que scientifique. La réflexion des hommes, dès l’émergence de la pensée, n’a pu porter que sur ce qui leur était donné à observer de plus proche : le corps et le milieu dans lequel il est plongé. Le corps humain, lieu d’observation de constantes – place des organes, fonctions élémentaires, humeurs –, présente un trait remarquable, et certainement scandaleux, qui est la différence sexuée et le rôle différent des sexes dans la reproduction.

Héritier 1996 : 19

Si différence ne veut pas nécessairement dire inégalité, il y a inégalité sociale entre les deux sexes. Pour cette auteure, la symbolisation, présente depuis l’origine du social, a créé, sur la base de la différence biologique, l’inégalité entre les femmes et les hommes. Elle nomme cette symbolisation la « valence différentielle des sexes, à la fois pouvoir d’un sexe sur l’autre ou valorisation de l’un et dévalorisation de l’autre » (Héritier 2002 : 17), le moteur de la hiérarchie reposant sur l’appropriation de la fécondité des femmes et de sa répartition entre les hommes (2002 : 22-23) :

Ce n’est pas tant parce que les femmes ont le privilège d’enfanter les individus des deux sexes qu’il est nécessaire de s’approprier leur fécondité, de se les répartir entre hommes, de les emprisonner dans les tâches domestiques liées à la reproduction et à l’entretien du groupe et, simultanément, de dévaluer le tout – en obtenant de surcroît l’assentiment des femmes assujetties à leur soumission par le maintien de l’ignorance notamment – que pour une autre raison très proche et pourtant très différente. Pour se reproduire à l’identique, l’homme est obligé de passer par un corps de femme. Il ne peut le faire par lui-même. C’est cette incapacité qui assoit le destin de l’humanité féminine.

La reproduction biologique est au coeur des rapports sociaux de sexe que la sociologue Danièle Kergoat (2009 : 112) définit comme « une relation antagonique entre deux groupes sociaux, établie autour d’un enjeu ». Elle ajoute : « en ce qui concerne le rapport social de sexe, ces enjeux sont la division du travail entre les sexes et le contrôle de la sexualité et de la fonction reproductive des femmes » (2009 : 119).

La reproduction à caractère humain

La reproduction humaine se distingue de la reproduction animale par le sens qui lui est donné. Ce sens repose sur l’enfant à naître comme projet social, sur la conscience humaine qui le conçoit et l’interprète ainsi que sur l’expérience de l’enfantement. Ces caractéristiques font d’une expérience d’abord corporelle, une expérience humaine globale, même si la reproduction humaine ne se réalise pas nécessairement dans un contexte harmonieux où la dignité humaine est respectée. L’histoire de l’humanité est remplie de violences envers les femmes, de viols, de maternités imposées. Compte tenu des avancées en matière de droits de la personne, dans les milieux où des efforts sont menés pour les faire respecter, les situations de reproduction forcée sont toutefois de plus en plus dénoncées et condamnées, la reproduction étant alors définie comme un projet partagé.

Les humaines et les humains ont compris depuis longtemps que le fondement de leur reproduction est la rencontre de l’autre et de la différence d’où naîtra une tierce personne. Cette conscience, qui distingue l’humain de l’animal, se traduit dans l’établissement de règles de filiation qui gèrent la continuité humaine. Lorsqu’il y a procréation, les femmes savent qu’elles portent et enfantent un être social[2].

En cherchant à soutenir le processus de reproduction, à réduire la douleur[3], à éviter la maladie et la mort tant de la mère que de l’enfant, le développement des connaissances scientifiques en accentue le caractère humain et social. Ainsi, de nouvelles connaissances ont permis d’améliorer la survie des femmes au cours de grossesses et d’accouchements, de diminuer la mortalité des enfants et de leur éviter des problèmes de santé et des handicaps[4]. Cependant, si ces avancées ont renforcé le caractère humain de la reproduction en valorisant la santé[5], elles ont aussi, guidées par une idéologie de contrôle, progressivement créé un déséquilibre entre l’expérience humaine et l’expérience technique.

Et si l’on assiste à certains débats entourant l’apparition et l’utilisation d’interventions techniques tout au long du processus de reproduction (de la préconception à la mise au monde), trop peu de voix soulèvent la question : qu’advient-il de la différence entre les hommes et les femmes et des rapports sociaux de sexe? En d’autres mots : les développements techniques représentent-ils un progrès dans les rapports entre les hommes et les femmes? Cette question est ici abordée selon une perspective féministe suivant laquelle les hommes et les femmes devraient trouver un point d’équilibre pour mettre fin à l’inégalité dans leurs rapports[6], et sous un angle éthique, en s’interrogeant sur l’orientation des développements et les valeurs dominantes qui les guident.

Le recul du caractère global de l’apport des femmes à la reproduction

Les développements techniques permettent aujourd’hui de planifier les naissances et même de choisir certaines caractéristiques de l’enfant à naître. Toutefois, la planification et le contrôle ne s’arrêtent pas là. La prise en charge de la fécondation, qui peut être réalisée hors du corps, est une autre manifestation de la technicisation de la reproduction, comme le sont les interventions obstétricales. Surtout, les développements les plus récents favorisent une reproduction dans laquelle décroît ce qui était considéré jusque-là comme essentiel, soit l’engagement du potentiel de reproduction d’une femme dans une expérience globale de mise au monde et pour laquelle la rencontre sexuelle entre un homme et une femme n’est plus nécessaire.

Progrès pour les femmes? Ne s’agit-il pas plutôt d’un leurre? Les développements soutiennent-ils de réelles avancées pour elles et pour les rapports hommes-femmes? N’ont-ils pas plutôt comme résultat de remplacer, dans le processus de la reproduction, les femmes par la technique?

Le potentiel de reproduction, incarné jusqu’alors dans le corps des femmes, s’en détache. Les femmes, en tant qu’êtres humains autres et différentes des hommes, parce qu’elles seules sont capables d’enfanter, se voient nivelées. La différence entre les sexes n’est plus qu’apparence et attrait sexuel. À la sexualité sans la reproduction se greffe maintenant la reproduction sans la sexualité, et le potentiel reproducteur féminin peut devenir un instrument au service d’une reproduction commandée, ce qui soulève des enjeux pour les femmes mais aussi pour les enfants à naître[7]. Enfin, la perspective de l’utérus artificiel, qui illustre la maîtrise définitive du pouvoir d’enfanter « sans les femmes », propose qu’un jour plus ou moins lointain le corps des femmes ne soit plus nécessaire pour la gestation et l’enfantement (Canto-Sperber et Frydman 2008 : 181-182) :

D’un point de vue technique, la conduite de la grossesse en dehors de l’utérus féminin peut être considérée comme l’achèvement d’un mouvement commencé par la fécondation in vitro : le corps de la femme n’est plus le lieu nécessaire de la fécondation, et il ne sera bientôt plus le lieu nécessaire de la gestation.

Une étape : la contraception

Le droit à la contraception moderne, qu’Héritier (2002 : 26) estime être « le levier essentiel parce qu’il agit au coeur même du lieu où la domination s’est produite », se trouve au centre des développements qui ont bousculé les rapports entre les hommes et les femmes. Obtenu de haute lutte, ce droit a permis aux femmes d’acquérir plus d’autonomie reproductive et, par là, un meilleur accès à l’éducation et au marché du travail ainsi qu’un espace de décision plus grand dans leurs vies sexuelle, conjugale et parentale. Toutefois, cela n’a pas suffi pour mettre fin à l’inégalité des rapports entre les sexes. Kergoat (2010 : 37) explique qu’il faut faire la distinction entre relations sociales et rapports sociaux :

La société bouge au niveau des rapports sociaux entre les hommes et les femmes, mais sans doute beaucoup plus vite au niveau des relations sociales. Distinguer les deux permet de déconstruire des paradoxes comme : dans la situation des femmes, tout bouge (et effectivement, au niveau des relations sociales, les changements sont considérables depuis un demi-siècle) et rien ne change (les rapports sociaux de sexe continuent à agir, ce qui explique, entre autres, le maintien des différentiels de salaire, l’assignation inchangée du travail domestique aux femmes, les viols et les violences qui perdurent).

Si le droit à la contraception est un levier essentiel pour agir sur l’inégalité, il n’y met pas fin. Pour le comprendre, il faut tenir compte du contexte des rapports sociaux de sexe dans lequel un tel droit est obtenu et exercé.

Le droit à la contraception dans un contexte d’inégalité

Selon Bajos et Ferrand (2004 : 118), la contraception médicale « a été largement interprétée comme une avancée importante, voire fondamentale, vers l’égalité entre les sexes ». Les femmes réclamaient une plus grande autonomie et les moyens de décider pour elles-mêmes. Leur objectif était d’exercer un contrôle sur leur fécondité. Or, l’arrivée d’une contraception efficace n’a pas permis de redéfinir les rapports avec les hommes ni d’augmenter significativement l’engagement de ces derniers dans les responsabilités associées à la reproduction, de sorte que l’inégalité perdure même si les femmes disposent maintenant d’un instrument leur permettant de décider pour elles-mêmes[8]. « Mais, paradoxalement, le mot d’ordre des militants en faveur du droit des femmes à contrôler leur fécondité, “ un enfant si je veux, quand je veux ”, peut aussi assigner plus étroitement les femmes à leurs fonctions maternelles », écrit Ilana Löwy (2006 : 148). Pour briser l’inégalité, il eut fallu que ce pouvoir s’inscrive dans un nouveau contrat avec les hommes pour un meilleur partage des responsabilités, ce qu’aurait facilité le développement de méthodes contraceptives masculines efficaces mais surtout une révolution symbolique dans la « valence différentielle des sexes ».

Un effet pervers des luttes pour le droit à la contraception est la dévalorisation de la maternité. L’historienne Yvonne Knibiehler précise que les féministes y ont participé indirectement et bien malgré elles (citée dans Cacouault-Bitaud et Paoletti (2013 : 17)) :

[L’]épanouissement par la maternité et par la relation à l’enfant est l’autre visage du féminin. Et ça, on ne pouvait pas en parler en 1970, c’était tabou. Simone de Beauvoir a tracé ce chemin et, certes, au moment où elle l’a fait c’était très utile. La maternité, telle qu’elle était vécue au temps de Simone de Beauvoir, c’est-à-dire au temps du baby-boom, était effectivement un enfermement, une aliénation, une condamnation de la femme à rester chez elle. Il fallait débloquer une situation pareille. Mais les résistances que les féministes ont rencontrées les ont braquées, durcies : il ne fallait pas parler de la maternité.

La domination sociale de l’idéologie de la production a orienté la recherche dans le sens de l’inégalité existante et défavorisé le féminin associé à la reproduction. C’est pourquoi les gains faits par les femmes ont été plus importants du côté de la production (par exemple sur le marché du travail, car elles étaient plus disponibles) que de celui de la reproduction (valorisation de la maternité et du « prendre soin », partage des responsabilités avec les hommes, etc.).

Malgré sa force symbolique, l’arrivée de la contraception moderne ne représente qu’un volet de l’évolution dans le domaine de la reproduction qu’elle a, dans les faits, facilitée : « Au moment de la conquête par les femmes de nouvelles modalités de sexualité sans procréation, les réseaux de recherche scientifique et médicale engagés dans la mise au point de techniques pour une procréation sans sexualité peuvent s’amplifier » (Tain 2003 : 179). Les développements, de nature technique, concernent toutes les étapes du processus, dorénavant fortement technicisées, qu’il s’agisse de la procréation assistée[9], de la grossesse ou encore des interventions au moment de l’accouchement, plus particulièrement de l’intervention chirurgicale ou de la survie des nouveau-nés. Ces interventions, considérées une à une, trouvent une légitimité parce qu’elles sont alors justifiées comme réponses au désir, à la quête ou à la détresse humaine.

Le caractère déterminant de certaines interventions

Les femmes ne sont pas passives dans cette évolution, elles en sont des actrices. On peut faire l’hypothèse que leur participation aux développements qui font reculer leur contribution active à la reproduction humaine découle de leur intériorisation d’une représentation de leur différence biologique comme aliénante et pathogène. Il n’est pas surprenant qu’elles souhaitent se libérer de ce qui les distingue des hommes sur le plan de la reproduction, une fois convaincues de son caractère aliénant.

Au coeur de cette représentation, on trouve la grossesse et l’accouchement, potentiellement sources de pathologies et de mort plutôt que de vie. C’est là une menace bien réelle, mais que l’on a amplifiée, notamment en sous-estimant le rôle des conditions entourant la procréation et en surestimant celui de l’intervention technique. Aussi, tout en contribuant à faire reculer cette menace, la science, parce qu’elle s’est développée dans un contexte de rapports sociaux inégaux, a accentué l’association des risques au féminin et du salut au masculin/science[10] et ainsi réduit le pouvoir des femmes dans la reproduction.

Or, l’adhésion des femmes aux interventions obstétricales est stratégique. Manipuler les gamètes, agir pour déterminer le produit de la conception, procéder à la fécondation hors du corps, surveiller et intervenir pendant la gestation pour rectifier le tir, et au moment de la mise au monde, toutes ces ingérences concernent l’enfantement : on veut le rendre possible et en moduler le contenu. C’est pourquoi la technicisation de la grossesse et de l’accouchement ainsi que l’intériorisation par les femmes d’une représentation pathogène de ces événements sont si déterminantes.

L’exemple le plus probant est celui de la césarienne. Au Québec, le taux de césarienne atteignait 23,57 % en 2012 (MSSS 2013). Ce n’est pas là un phénomène exceptionnel. Le taux observé aux États-Unis est supérieur et la fréquence de l’intervention progresse de façon très significative ailleurs dans le monde, notamment en Chine (Bogga et autres 2010). Les indications pour la césarienne sont de plus en plus nombreuses. Et leur nature change aussi, comme on le constate avec la césarienne dite de convenance dont la pratique progresse. Pourtant, elle fait l’objet de controverse. Les bénéfices allégués ne sont pas démontrés, alors que la morbidité maternelle grave serait plus élevée que lorsque la mère accouche par voie vaginale (ASPC 2009). L’augmentation de la fréquence des césariennes peut difficilement être justifiée. Il n’y a pas de corrélation entre l’évolution du taux de césarienne et celle des taux de mortalité périnatale ou maternelle (Rossignol, Boughrassa et Moutquin 2012). Comment peut-on expliquer cette croissance, si ce n’est par une représentation partagée, par les femmes et par les spécialistes ou les personnes-ressources, que la technique présente des avantages que la nature n’offre pas (Bryant et autres 2007)?

L’augmentation des césariennes entraîne nécessairement un recul de l’expérience de l’accouchement naturel, expérience riche sur le plan humain par le sens que lui donnent les femmes qui accouchent et les hommes qui les accompagnent. Lorsque la technique se met au service de cette humanité (sauver la vie de la mère ou de l’enfant, éviter des complications significatives), le sens est préservé. Cependant, quand la technique se substitue à l’expérience pour des raisons de facilité et de productivité, ce n’est pas la même chose. La césarienne, pratiquée par nécessité pour permettre une issue saine à l’enfantement, est instrumentale dans la mise au monde. Lorsque la césarienne devient une alternative à l’enfantement par la mère, l’expertise technique se substitue alors à l’expertise maternelle.

Le recul de l’accouchement vaginal envoie le message de l’incapacité des femmes à bien faire et de la science comme source de leur salut. Cette représentation s’impose à partir du moment où la chirurgie se normalise comme mode d’enfantement, processus amorcé il y a une quarantaine d’années (Koninck 1988). Dans un rapport sur les interventions en périnatalité, dont l’objectif est pourtant d’en réduire la fréquence, on écrit ceci : « l’alternative à la césarienne est l’accouchement vaginal » et un peu plus loin on titre « les avantages et les inconvénients liés à l’accouchement vaginal » (Rossignol, Boughrassa et Moutquin 2012 : 98-99). La description de la chirurgie comme simplement une autre façon d’accoucher a une portée symbolique puissante[11]. L’intériorisation par les femmes de cette vision qui les amène à envisager l’un ou l’autre mode d’accoucher comme normal (et non pas un mode normal et un mode exceptionnel) agit sur leur rapport à la technique et à son caractère envahissant.

La socialisation féminine : les menstruations

L’intériorisation de la représentation du potentiel féminin comme pathogène et nécessitant un contrôle ne commence toutefois pas au moment de devenir mère. La ménarche, qui est perçue, dans la société occidentale, comme le début d’une expérience négative (Moloney 2010; Johnston-Robledo et Chrisler 2013), constitue déjà une étape importante. L’expérience des menstruations est alors définie comme un état susceptible de faire vivre des moments de déraison et des humeurs, ainsi que des douleurs, de l’inconfort et des problèmes d’hygiène. Des jeunes filles perçoivent les menstruations comme une expérience honteuse (Moloney 2010). Le syndrome prémenstruel et les ennuis associés au sang qui s’écoule régulièrement, parce que l’on est femme, deviennent des épreuves inutiles que l’on peut même, depuis quelque temps, supprimer (Johnston-Robledo, Barnack et Wares 2006). Une telle représentation agit sur l’imaginaire féminin et sur l’expérience corporelle de devenir et d’être une femme. Le problème n’est pas que l’on veuille soutenir les femmes pour qu’elles puissent vivre leurs menstruations sainement et sans douleur (l’expérience est parfois difficile et même aussi parfois pathologique), mais qu’on les incite à se « libérer » de leur propre corps. Selon Moloney (2010), si l’on crée la perception que la physiologie féminine est fondamentalement défectueuse, la honte des menstruations devient un facteur clé qui prédispose les femmes à vivre l’évènement d’une naissance en se sentant craintive, dépendante et vulnérable si on leur propose une intervention.

Le projet de mater définitivement les menstruations et de les faire disparaître progresse. Une pilule contraceptive permet, lorsqu’elle est prise en continu, de n’avoir des menstruations qu’à volonté (Mamo et Fosket 2009)[12], ce qui modifie l’expérience des menstruations en soulevant la question de sa pertinence.

On peut faire un lien entre la représentation négative des menstruations et la progression du phénomène de l’hypersexualisation des petites et jeunes filles (Bouchard, Bouchard et Boily 2005; Liotard et Jamain-Samson 2011), phénomène qui ne valorise aucunement leur potentiel sexualité-reproduction, mais bien leur disponibilité comme objet de plaisir. Si la dissociation, tant souhaitée par les femmes, entre la sexualité et la reproduction, facilitée par la contraception, a été portée par un discours (« un enfant si je veux, quand je veux »), elle s’observe maintenant dans une représentation de jeunes filles (et de femmes) essentiellement disponibles au désir et à la sexualité. L’hypersexualisation des jeunes filles est un processus de chosification qui fait disparaître la femme et sa différence en tant que reproductrice pour en faire un strict objet de consommation, ce qui favorise une attitude négative à l’égard des menstruations. Ainsi, Roberts (2004) conclut d’une étude menée auprès de 200 femmes que, quel que soit leur âge, plus les femmes intériorisent des critères objectivant leur corps, plus elles semblent avoir des attitudes et des émotions négatives à l’égard de celui-ci et de ses fonctions physiques, dont les menstruations.

Le rejet, par le mouvement féministe, de la représentation d’une féminité exclusivement reproductrice a été détourné de ses fins. Alors que l’objectif des luttes féministes était d’élargir les possibilités pour les femmes et de faire reconnaître leurs différentes capacités, on constate une accentuation du paraître et de la sexualisation dans la définition de la féminité. Si les jeunes filles ont un meilleur accès à l’éducation et à l’emploi aujourd’hui qu’elles ne l’avaient il y a un demi-siècle, leur sexualisation est également notable. La féminité associée au potentiel de reproduction (dont fait partie l’expérience des menstruations) est décrite de façon négative et en termes de pathologie, alors qu’est valorisée une féminité-objet soumise au désir.

Les développements du côté de l’obstétrique ou de la procréation médicalement assistée vont dans le même sens global. Dans toutes les interventions, le potentiel reproducteur féminin et son exercice reculent pour faire place à un contrôle externe de plus en plus grand. Le discours justifiant cette évolution se présente le plus souvent sur le mode du risque à éviter ou des lacunes à combler. Ce qui mérite discussion ici, ce sont les valeurs qui guident ces développements.

Les valeurs sous-jacentes aux développements techniques

L’encadrement de la grossesse et les interventions obstétricales font l’objet, depuis les années 70, de critiques au nom de l’autonomie et du respect des femmes (Koninck 1981). Force est de reconnaître que ces critiques n’ont pas su renverser la tendance, même si elles ont pu la ralentir dans certains cas : « Au terme de trois décennies de militantisme, plusieurs concluent même que l’objectif initial d’humanisation de la naissance (centré sur la reconnaissance de l’autorité de la femme et sa capacité de mettre elle-même son enfant au monde) a été détourné au profit d’une “ humanisation ” de la médicalisation » (Rivard 2014 : 349).

De façon générale, l’évaluation des risques associés à la grossesse est de plus en plus importante. Pour chaque grossesse, on détermine son niveau de risques et, par là, le niveau de surveillance dont elle doit faire l’objet. Si des données objectives peuvent expliquer la croissance de certains risques (âge de la mère, connaissances nouvelles sur certaines conditions), rien ne justifie l’ampleur de l’augmentation des interventions, si ce n’est le recul de l’acceptabilité de certains risques (Walker et autres 2007) ou la volonté de contrôle. Le discours dominant propose une représentation du corps de la femme comme imparfait et incapable d’assurer le bien-être de l’enfant à naître. S’est développée également la distinction entre les intérêts de la mère et ceux du foetus (Burrow 2012), celui-ci étant devenu, en quelque sorte, un second patient. Pour pouvoir progresser, cette représentation doit être intériorisée par les femmes. Ainsi, au nom de leur santé et de celle de leur enfant, elles vont accepter et même demander que l’appareil biomédical les surveille et les contrôle et qu’il intervienne au moment de l’accouchement.

Considéré selon une perspective cumulative et, surtout, selon une approche sociale et collective, l’interventionnisme biomédical apparaît comme une prise de contrôle technique d’évènements humains, ce qui soulève un enjeu éthique important. On assiste à une redéfinition de la mise au monde des humains. L’évènement devient de plus en plus un acte technique, considéré comme supérieur et apte à élargir les possibilités.

De tels développements ne prennent pas forme dans des laboratoires isolés de la société et de ses valeurs. Ils découlent d’une vision du monde. Toute question posée prend son ancrage dans des constats, eux-mêmes fruits d’une définition du problème à l’étude. L’idéologie ayant présidé à la recherche et aux développements en matière de reproduction est celle de la production et du contrôle. La croissance de la fréquence et de l’importance des interventions est rendue possible parce qu’on valorise l’exercice d’un plus grand contrôle, et ce, pour réduire l’incertain et le hasard associés à la reproduction humaine et en repousser les frontières.

Aujourd’hui, la technique permet de contrôler la fécondité des femmes comme jamais auparavant. Alors qu’il fallait, jusqu’à tout récemment, se les approprier pour pouvoir utiliser leur potentiel de reproduction, il devient maintenant possible de se reproduire en recourant à la technique et au potentiel de différentes femmes au point où elles peuvent être entièrement instrumentalisées.

Le contrôle du potentiel de reproduction se fait notamment par la stimulation ovarienne, le prélèvement d’ovocytes, le diagnostic prénatal, la surveillance de la grossesse et les interventions obstétricales. Certaines de ces interventions ont pour objet de contrer ce qui a été diagnostiqué comme de la stérilité, ou une hypofécondité[13], tandis que d’autres sont faites au nom de la santé de la mère et de l’enfant. Toutes ont comme caractéristique un recul du caractère global de l’expérience des femmes dans la reproduction des humains, notamment par le découpage du processus, qui la modifie. Le recours aux mères porteuses est certes l’un des développements les plus insidieux (Ekman 2013). Ce n’est pas surprenant qu’il faille l’enrober d’un discours permettant d’en camoufler le caractère marchand. La désignation de l’expérience des mères porteuses de « gestation pour autrui » est révélatrice des leurres qui habillent l’évolution des pratiques[14].

C’est, à notre avis, un recul qui concerne l’ensemble des femmes, qu’elles veuillent ou non se reproduire. Ce qui distinguait les deux sexes s’estompe. Les hommes ont toujours besoin des femmes pour se reproduire, mais ils peuvent maintenant les utiliser sans qu’il y ait véritablement rencontre avec une femme. En dépersonnalisant les étapes du processus de reproduction, la science permet maintenant aux hommes, sur le plan symbolique, de se reproduire seuls. Par exemple, en recourant aux ovules d’une femme et en faisant porter l’enfant par une autre, on découpe le processus de procréation et d’enfantement, dont le siège n’est plus le corps d’une femme. La mère n’est plus, c’est le procréateur qui devient acteur au centre du processus. Lorsqu’une femme est inséminée pour porter un enfant à qui elle renoncera, et plus encore si elle entre en scène au moment de la gestation, l’expérience est dépersonnalisée, le potentiel féminin est instrumentalisé[15].

Les enjeux éthiques soulevés par l’évolution actuelle concernent la perte de sens, la volonté de produire des humains se substituant progressivement à celle de se reproduire, ce qui s’accomplit par l’éviction progressive de l’expérience globale de l’enfantement incarnée dans les femmes, rempart à son objectification et à sa marchandisation qui menacent la dignité humaine. En technicisant la reproduction humaine, en modifiant l’apport des femmes, on la transforme progressivement en un acte de production pour consommation. Il ne s’agit plus de donner naissance à l’autre après la rencontre entre les deux sexes, mais de produire un enfant en utilisant les ressources disponibles.

Les femmes ne souhaitent pas toutes se reproduire. Elles ont lutté pour réduire leur dépendance construite sur leur potentiel de porter un enfant et de le mettre au monde. Elles ont revendiqué les mêmes droits que les hommes. Le site de leur domination étant leur fécondité, elles ont lutté afin de pouvoir la contrôler elles-mêmes, certaines pour ne pas se reproduire, d’autres pour pouvoir le faire quand et avec qui elles le voulaient. Elles n’ont pas rejeté leurs caractéristiques qui font en sorte qu’elles sont différentes des hommes, mais bien l’inégalité dans les droits créée à partir de cette différence. La capacité croissante de se reproduire sans qu’une femme préside à la conception, à la gestation et à l’enfantement agit sur la différence entre les sexes, mais elle ne participe pas à mettre fin à l’inégalité dans leurs rapports sociaux. Ceux-ci demeurent inégaux alors que le rôle des femmes dans la reproduction décroît. Et le discours selon lequel les femmes y gagnent progresse parce qu’on assimile les caractéristiques féminines en matière de reproduction à l’aliénation et parce qu’on argumente que des femmes tirent des bénéfices, et même peuvent sembler trouver une autonomisation (empowerment), du morcellement et du commerce de leur potentiel reproducteur (vente d’ovocytes, gestation marchande), notamment dans des milieux où elles n’ont pas de pouvoir (Gupta et Richters 2008).

L’analyse critique de l’évolution dans le domaine s’articule autour de plusieurs enjeux : la dignité humaine, la menace d’eugénisme, la filiation, l’équité dans l’accès aux interventions, etc. Pourtant, l’enjeu fondamental est celui de la transformation du rôle des deux sexes dans la reproduction, et l’on en parle peu. C’est à partir de cet enjeu que l’on peut estimer l’ampleur de la menace de déshumanisation. L’emploi du terme « humanisation » dans les revendications des femmes devant la multiplication des interventions obstétricales n’est pas qu’une figure de style. Il signifie que, en réduisant l’apport actif d’une femme dans l’enfantement, on en réduit le caractère humain.

Deux enjeux peuvent être soulevés ici : le premier est celui de l’impact de l’idéologie de la production sur la reproduction humaine; et le second, celui de l’inégalité sociale entre les hommes et les femmes.

La production plutôt que la reproduction : recul pour la dignité humaine et pour les femmes

Dans nos sociétés dites « avancées », la production est la valeur dominante. Les pratiques sociales, y compris celles qui sont consacrées à la reproduction au sens large, sont de plus en plus définies selon leur valeur marchande et soumises aux lois du marché. Dans ce contexte, avoir des enfants, les soigner et les éduquer prend un sens nouveau.

D’une part, à l’instar d’un bien que l’on se procure, l’enfant devient un objet auquel on prétend avoir droit et qui doit répondre à certaines caractéristiques et, lorsque cela n’est pas acquis, on le fabrique de façon à s’assurer qu’existe un lien biologique avec le ou les futurs parents. En rappelant que la filiation est d’abord sociale, Héritier (1996 : 284) écrit à ce propos[16] que « l’essentiel des problèmes que nous nous posons vient de l’introduction du critère de vérité biologique, et, plus profondément encore, du critère de vérité génétique dans l’établissement de la filiation[17] ». D’autre part, les femmes, et les hommes, qui éduquent les enfants et qui en prennent soin, ainsi que des personnes vulnérables, ne sont pas valorisées pour leur contribution. Coexistent donc maintenant un contrôle technique sur toutes les étapes du processus de reproduction biologique et l’absence de valorisation de la reproduction comme contribution sociale.

S’inscrivant dans un terrain social ainsi façonné par la définition productiviste des activités humaines, l’hégémonie progressive de la technique dans le domaine de la reproduction biologique provoque le basculement d’un évènement humain vers un évènement technique. Le désir d’enfant vient légitimer la production d’humains selon des règles de plus en plus mercantiles et individualistes.

Qu’en est-il de la réflexion critique sur l’évolution des pratiques? Elle est désolante. En effet, une fois le basculement de l’expérience humaine vers le geste technique admis et même normalisé, la réflexion dite critique ne s’intéresse qu’à l’innovation la plus récente et à ses possibles, lorsque ce n’est pas à l’équité dans l’accès aux interventions. Les étapes de la technicisation sont franchies une à une, et l’on ne discute qu’au sujet de celle qui s’amorce. C’est ainsi que l’on a assisté à l’introduction et à la normalisation de la pratique de la fécondation in vitro, du prélèvement de gamètes, de la conservation d’embryons, etc., sans véritable débat citoyen. La tendance est plutôt de se projeter toujours plus loin, comme si ce qui méritait discussion était la prochaine innovation plutôt que les fondements de l’imbrication des techniques au fil du temps. Pis encore, le paradigme technique, fruit d’une idéologie marchande et selon laquelle l’innovation est synonyme de progrès, fait croire que développer ainsi contribue à améliorer la condition humaine. Selon cette logique, il suffit donc d’encadrer les dernières trouvailles. Pourtant, la question qui devrait être débattue est celle de l’impact de l’idéologie productiviste sur les rapports sociaux et sur la place des enfants dans cette évolution.

Les femmes ont investi l’espace public et fait des gains en matière de droits. Pour y arriver, elles ont dû suivre la logique de la production et se plier à des règles étrangères à la sphère de la reproduction, soutenant ainsi la recherche qui vise à exercer un contrôle sur leur potentiel de reproduction. « Un enfant si je veux, quand je veux », devient, entre autres, avoir un enfant quand je pourrai dans le contexte de mon travail. L’illustration extrême de cette position est le recours à la congélation d’ovocytes pour adapter son calendrier de reproduction à celui de sa carrière (Inhorn 2013) plutôt qu’une remise en cause de l’inégalité sur le marché du travail. Le recours à la technique prétend résoudre les problèmes découlant de la priorisation de la production par rapport à la reproduction. Et cette priorisation prend forme dans la dévalorisation de la nature, associée au féminin pour valoriser la science associée au masculin. C’est pourquoi la contribution d’un corps de femme et de son potentiel reproducteur devient le maillon faible du processus de reproduction sans que l’on assiste à une véritable opposition à cette évolution.

Conclusion

La technique n’est plus au service des femmes, elle s’y substitue. S’installe alors le projet d’utérus artificiel, soit « l’expression symptomatique d’une société high tech et d’une culture postmoderne dont le corps maternel est décentralisé et parcellisé dans le paysage de l’engendrement technicisé » (Martin 2011 : 173).

Le message qu’envoie la progression de la prise en charge de la reproduction par les modes techniques est que les femmes seront les égales des hommes lorsqu’elles seront comme eux. Pour réussir, elles doivent maîtriser totalement leur reproduction. Plus encore, les développements donnent aux hommes un pouvoir croissant sur la reproduction et renforcent l’hégémonie de la définition de la vie sociale selon un mode de production plutôt que de reproduction.

La progression de l’intervention technique dans la reproduction humaine ne signifie pas que les femmes s’émancipent. L’émancipation ne se réalise pas à l’aide d’une mainmise désincarnée et technique sur la procréation et l’enfantement, qui en fait un processus fragmenté et mercantilisé au nom de valeurs individualistes et productivistes. L’émancipation est plutôt liée à la progression de la dignité humaine dans l’enfantement, soit dans le projet d’enfant à qui on fait une place sociale, et au respect de l’intégrité du corps de la mère. L’émancipation signifie donc que les femmes puissent porter les enfants et les mettre au monde dans de bonnes conditions, la technique étant alors à leur service, et non l’inverse. L’émancipation requiert l’accès à l’éducation et au travail tout en pouvant se reproduire librement, ce qui commande un meilleur partage des responsabilités avec les hommes dans l’éducation et le soin. L’émancipation exige que la reproduction, au sens large, soit reconnue comme une contribution centrale à la pérennité des sociétés humaines et qu’à ce titre elle soit valorisée.