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Cet ouvrage, issu de la thèse de Maria Nengeh Mensah rédigée pour l’obtention d’un doctorat en communication, s’intéresse à la visibilité des femmes séropositives et à la mise en discours de la séropositivité féminine dans les médias québécois. Il comporte cinq chapitres.

Au premier chapitre, l’auteure se penche sur les différentes réponses à l’épidémie du sida. Le deuxième chapitre analyse le dispositif du sida et la façon dont il est reflété ou manipulé par les discours médiatisés occidentaux et plus précisément québécois tout au long des deux premières décennies de l’épidémie. La visibilité diagnostique et le sens donné à l’infection au VIH et à la perception de souillure et de saleté stigmatisant la femme vivant avec le VIH/sida (FVVIH) font l’objet du troisième chapitre. Le quatrième chapitre est consacré à la visibilité classificatoire et passe en revue toutes les catégories de femmes atteintes, ces catégories s’articulant autour des notions de victime innocente et de victime coupable. Enfin, au cinquième chapitre, Mensah traite de la visibilité militante par un retour sur le modèle d’infiltration pratiqué par les femmes séropositives québécoises dans les années 90.

L’ouvrage est étayé par de nombreuses citations. Outre celles qui proviennent des auteures et des auteurs qui ont servi à définir le cadre théorique de la recherche, plusieurs sont tirées des publications produites par les groupes communautaires de FVVIH incluses dans le corpus étudié. La présence de la voix de ces femmes enrichit le travail de Maria Nengh Mensah et en fait une oeuvre de référence sur le sujet. De plus, parce que l’auteure connaît personnellement nombre des femmes citées, l’oeuvre est empreinte d’une sensibilité et d’une compréhension de la problématique du sida au féminin plutôt particulières.

Au premier chapitre, touchant les réponses gaies et féministes à l’épidémie, Mensah examine le lien entre les modes de représentation du sida et la réponse dominante de la société à la maladie. Elle observe le sentiment de panique généralisé devant la contagiosité de la maladie, la manière dont l’accent est mis exagérément sur la dangerosité de la personne atteinte et la façon dont ce sentiment de panique et de rejet engendrera un resserrement du contrôle social des éléments contagieux. La revue des ouvrages en sciences sociales publiés à la fin des années 90 l’interpelle par l’importance donnée à l’exploitation du contexte de cette nouvelle maladie contagieuse par tout un courant « familiariste », défini comme « un courant marqué par l’idéologie du patriotismehétérosexuel ou du néo-conservatisme » (p. 24).

Les images de sidéens décharnés et défigurés par la maladie suscitent la pitié dans la population et, comme Mensah le souligne, rien n’est plus éloigné du sentiment de solidarité que celui de la pitié. En réaction à la prolifération de ces images et à l’usage que les autorités sanitaires en font, la communauté gaie va vite se mobiliser et opposer une contre-image d’autohabilitation (empowerment) des personnes vivant avec le VIH/sida (PVVIH). Ce désir de ne pas se voir comme victime de la maladie, mais bien plutôt comme acteur ou actrice, donnera naissance aux grandes coalitions de PVVIH et au mouvement activiste des années 80.

Comme Mensah l’expose par la suite dans le même chapitre, les réponses féministes s’articulent autour de la thèse de l’hégémonie gaie défendue par Linda Singer selon laquelle l’épidémie du sida serait une épidémie sexuelle. Singer fait le constat que « l’expérience quotidienne des femmes est exclue des réponses gaies » (p. 37). Les féministes vont jusqu’à affirmer que le « sécurisexe » prôné par les campagnes de prévention est conçu pour protéger les hommes et non les femmes. Le discours des hommes gais est encore un « discours patriarcal dominant » perpétuant l’invisibilité des FVVIH.

Ce n’est qu’au début des années 90, à la suite des pressions des FVVIH elles-mêmes et en raison de l’évidence de plus en plus criante de la présence des femmes dans la pandémie, que les groupes activistes « sida gays » commenceront à inclure les revendications féminines.

Pour Robin Gorna, citée par Mensah, les médias se servent des FVVIH, non de façon empathique, mais bien plutôt pour « dégayfier » l’épidémie du sida, dans une tentative de normalisation. Les femmes sont représentées quasi exclusivement comme des victimes innocentes ou comme des victimes coupables. Si la victime innocente est souvent infantilisée, la victime coupable est démonisée. Ce sont toutefois les victimes innocentes qui seront récupérées par les autorités de santé publique pour illustrer les campagnes de sensibilisation auprès de la société en général et pour frapper l’imagination du public. L’ouvrage de Mensah est précieux à cet égard, car il fourmille d’exemples de ces témoignages et reportages de victimes innocentes et coupables.

Les femmes qui viennent d’apparaître dans le discours médiatisé sur le sida vont toutefois demeurer invisibles dans les statistiques, disséminées qu’elles sont dans les catégories « hétéro », « partenaire de », « prostituée », « ressortissante d’un pays où la maladie est endémique », etc. Le nouveau message normalisé étant que le sida est hétérosexuel, la spécificité féminine de l’épidémie en Occident se trouve diluée dans le fourre-tout statistique de la catégorie « contact hétérosexuel ».

Mensah cite Marjorie Ferguson qui s’est intéressée à l’aspect illusoire d’une visibilité à tout prix (p. 62) : « Que signifie être vue et quels sont les enjeux de cette entreprise dans divers contextes médiatiques? » Pour sa part, Mensah ajoute (p. 73) « Ainsi, chaque média adapte le traitement des femmes séropositives à l’image qu’il se fait de son auditoire. » Plusieurs FVVIH refusent le voyeurisme des médias et leur curiosité trop souvent malsaine. Aussi, elles ont vite compris que garder le contrôle sur le message médiatisé s’avère toute une gymnastique lorsqu’on n’a pas l’entraînement voulu. Pour nombre de militantes affectées et infectées par le VIH/sida québécoises, la visibilité médiatique n’apparaît pas comme l’unique moyen de faire exister leur problématique spécifique et de défendre les enjeux propres à leur maladie.

C’est à ce moment-là que de nombreuses FVVIH vont se mobiliser selon des modèles d’organisation et d’expression distincts. Mensah dresse un historique du mouvement des FVVIH québécoises regroupées pour la première fois en 1994 et à l’initiative du Projet national sur les femmes vivant avec le VIH/sida de la Société canadienne du sida et de l’entité montréalaise Positivement femmes. Elle note le passage chez les FVVIH participantes d’une perception de la maladie comme stigmate à celle de maladie comme force de vie et identité. Après le sabordage du regroupement Positivement femmes en 1995 et devant les nombreux obstacles constatés pour mettre sur pied un tel regroupement de FVVIH, les femmes séropositives québécoises décident d’organiser leur militantisme autour du modèle d’infiltration. Comme l’observe Mensah, le militantisme des FVVIH s’articule autour de trois aspects : la place des femmes dans l’activisme et le milieu associatif; l’héroïsme et le pouvoir politique des FVVIH; et la prise de parole et l’écriture. Infiltrées à différents niveaux, les FVVIH québécoises vont tabler sur l’effet multiplicateur de l’information glanée et diffusée. Mensah poursuit (p. 168) : « On peut comprendre dès lors l’étendue de l’infiltration d’une seule femme séropositive ainsi que l’énorme poids que cette infiltration suppose pour celle-ci et imaginer enfin la force de cette action lorsqu’elle est menée par plusieurs femmes dispersées en différents lieux, représentant l’expérience diverse des femmes séropositives. »

C’est ainsi que ces femmes développeront une sorte de visibilité dans l’invisibilité. La création du Centre de ressources et d’intervention en santé et sexualité (CRISS) et du bulletin d’information et d’échange De Tête et de coeur, lieu d’affirmation et d’élaboration d’une véritable prise de parole où s’épanouira le sentiment d’empowerment permettra aux FVVIH québécoises de s’inscrire dans la mouvance d’un féminisme redéfini et décrit par Diane Lamoureux, citée par Mensah, comme « une communauté politique diversifiée dont le ciment [n’est] pas l’identité mais le lien politique » (p. 186).