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« Il n’y a pas d’altérité sans conflit. »

Geneviève Fraisse, 2005

La revue Recherches féministes n’avait jamais consacré de numéro à la question des femmes dans le mouvement syndical, ne l’ayant traitée qu’indirectement. Et pourtant, comme les femmes ont progressé depuis la montée du néo-féminisme au sein même des organisations syndicales durant les années 70, à l’exemple de ce qui s’est passé dans la société québécoise! Qu’il s’agisse de leur place dans les structures, des lois arrachées pour mettre un terme à la discrimination, des conditions de travail négociées, les avancées peuvent être qualifiées de considérables. Et les syndicats, après avoir ouvert la voie à des dossiers comme les harcèlements sexiste et sexuel, les problèmes de santé propres aux emplois féminins, continuent à en traiter d’autres, comme la conciliation travail-famille, le harcèlement moral, les travailleuses du sexe. Bref, il a semblé approprié de consacrer un numéro au thème « Femmes et syndicalisme ».

Notre étonnement a été double. D’une part, nous avons reçu globalement peu de textes, si l’on compare aux autres numéros en moyenne; d’autre part, ces textes venaient surtout de l’étranger (France), situation là encore atypique. Nous avons donc décidé de proposer des pistes de réflexion sur le sujet, car nos constats interpellent tant la communauté des chercheuses féministes que les féministes au sein des organisations syndicales. Et, manifestement, cela a une résonance différente selon que l’on est au Québec ou en France. Nous avons donc choisi de faire davantage ici qu’un article de présentation, et de réfléchir à ce paradoxe : plus les femmes avancent, moins on s’intéresse à elles! Viennent compléter les textes scientifiques des notes d’action, lesquelles exposent de nombreux éléments de réflexion… et de possibles explications à notre paradoxe.

Dans la première partie, nous brossons à grands traits un tableau de l’émergence et de l’évolution des recherches sur l’objet « femmes » dans les sciences sociales du travail en France et au Québec. Dans la deuxième partie, nous présentons les résultats d’une analyse de contenu « femmes/syndicalisme » que nous avons réalisée (1977-2006). Dans la troisième partie, nous proposons des pistes de réflexion à la fois sur la recherche sur les femmes dans les syndicats de même que sur l’action féministe syndicale, en prenant appui sur quelques différences fondamentales entre les syndicalismes français et québécois que l’on ne saurait ignorer et qui constituent un décor que l’on peut qualifier d’heuristique. Puis, bien sûr, on trouvera la présentation détaillée du contenu de ce numéro.

L’émergence de l’objet « femmes » dans les sciences sociales du travail

Avant d’être syndiquées, les femmes doivent être présentes sur le marché du travail. Elles y étaient[1], mais la sociologie du travail – et cela vaut pour tous les pays développés – a été, jusque durant les années 70, la sociologie du travail masculin. La rareté des travaux sur le syndicalisme traitant de la problématique du genre ou, selon une désignation qui persiste, de la « question – ou condition – féminine », ne peut donc s’éclairer sans une mise en relation avec l’absence des femmes en tant qu’objets de recherche dans les sciences sociales du travail (sociologie, histoire, science politique, relations industrielles, etc.) et avec leur exclusion physique des instances de pouvoir au sein tant des organisations syndicales que des lieux de production des savoirs.

Les femmes ont toujours été sur le marché du travail (Sullerot 1968; Lavigne et Pinard 1983), mais leur présence s’est accentuée au cours des années 60[2] , notamment avec l’expansion du secteur public (après un boom éphémère pendant la Seconde Guerre mondiale). Et pourtant, les travaux fondateurs de la sociologie du travail[3] ont complètement occulté les femmes, ce qui a été le cas aussi par la suite des travaux sur les mouvements sociaux (Rogerat et Zylberberg-Hocquard 2000). Ainsi, Georges Friedman, qui a formé en France la première cohorte de sociologues français du travail, a traité de la division sociale du travail, de la qualification… sans même poser la question du sexe[4].

Comment expliquer cette situation? Trois avenues de réponse peuvent être explorées. D’une part, le sexe des spécialistes de la recherche et l’absence de sensibilité aux discriminations fondées sur le sexe, ont certainement joué un grand rôle[5]. Ce que certaines personnes appellent le « fait fondateur » de la sociologie du travail (Desmarez 1986), soit les recherches menées à Hawthorne, aux États-Unis, lesquelles ont eu beaucoup de retentissements (Roethlesberger et Dickson 1939)[6], traitaient des conditions de travail de la main-d’oeuvre en rapport avec la productivité. Or, les « objets » de recherche étaient des femmes, de prime immigration, et d’aucune façon ces aspects n’ont été abordés (Gagnon 1996). Ces femmes ont ainsi souffert d’une double occultation : étudiées mais au déni de leur sexe et de leur situation d’immigrées.

D’autre part, une grande partie des sociologues du travail avaient le « coeur à gauche[7] », et ceux et celles qui ne l’avaient pas s’engageaient plutôt dans des recherches de nature prescriptive au service des employeurs, recherches qui avaient un intérêt sociologique moindre. Cependant, les sociologues qui avaient le « coeur à gauche » se sont tout naturellement intéressés soit aux travailleurs de secteurs connus pour leur militance (mineurs, typographes, dockers, etc.), soit aux travailleurs qui symbolisaient l’aliénation qui accompagnait la production de masse, spécialement le secteur de la construction automobile, caractérisé par la chaîne de montage[8]. C’est dans ce monde industriel que la sociologie du travail a rencontré sa figure emblématique : l’ouvrier type (de sexe masculin), qui constitue également la figure clé à partir de laquelle se sont formés les syndicats (Erbès-Séguin 1999). De fait, pour les sociologues des années 60, la notion même de « travailleur » renvoie à l’ouvrier qualifié de la grande industrie, de sexe masculin et de préférence « conscient et organisé » (Monjardet 1985 : 116). Quant au mouvement syndical, constitué à partir des représentations du travailleur même, il demeurait ainsi, à maints égards, un bastion masculin (Rogerat et Zylberberg-Hocquard 2000; Bulard 2000).

Enfin, la France et le Québec (de même que la Belgique) ont partagé de mêmes atavismes. Sociétés catholiques, gauche et syndicalismes subissant l’influence de la doctrine sociale de l’Église, existence d’associations catholiques quadrillant l’ensemble de la société : étudiantes et étudiants, ouvrières et ouvriers, chefs d’entreprise. Puisque ce présent numéro de Recherches féministes concerne la France et le Québec, remarquons que dans les deux cas le droit de vote a été très tardivement accordé aux femmes en grande partie en raison des pressions exercées par le clergé: en 1940 au Québec et en 1944 en France. Si bien que le travail rémunéré des femmes n’était pas encouragé, loin de là, puisque, selon l’Église catholique, les femmes devaient se consacrer à leur tâche première, soit s’occuper de la maison, des enfants et du mari (éventuellement du poulailler) (Gagnon 1974). Les centrales syndicales catholiques réclamaient le « salaire familial », afin que les femmes ne soient pas obligées d’aller sur le marché du travail rémunéré. Tant en France qu’au Québec, des syndicalismes non catholiques – antérieurs au syndicalisme catholique – ont pris forme, mais ils n’étaient pas pour autant exempts des influences ambiantes, relatives aux rôles sociaux différenciés des hommes et des femmes. À noter que les syndicalismes sont nécessairement des acteurs ancrés dans leur société, et il est difficile de leur en tenir rigueur. Si bien que les féministes syndicales des années 70 ont eu pour première tâche… de défendre le droit des femmes au travail rémunéré[9].

Il en ressort que décliner au féminin les objets d’étude de la sociologie du travail a été une « longue marche à petits pas » (Maruani 2001). Ce sont les historiennes qui ont pavé la voie, en redonnant vie aux luttes et aux tourments des travailleuses des XIXe et XXe siècles[10]. Puis les sociologues du travail ont investi le champ, en menant des études sur les milieux de travail féminisés, ce qui a amené la mise en relief de toutes les discriminations en matière de salaire, d’accès aux emplois, de promotion, sans compter les rebuffades et les humiliations dont les femmes étaient majoritairement l’objet[11].

Au cours des années 80 et 90, une transformation épistémologique fondamentale s’opère. Il s’agit d’un changement de perspective généralisé : l’étude de la condition féminine, du « fait féminin », est remplacée par celle des rapports sociaux constitutifs de l’ordre social sexué, du système « genre ». Le genre en tant que catégorie d’analyse offre alors une utilité heuristique qui dépasse une simple mise en exergue de l’historicité, du caractère socialement construit des catégorisations de sexe, et réside dans le fait de signifier que ces catégorisations sont construites, maintenues et remodelées dans et par des rapports sociaux de pouvoir (Varikas 1998). C’est ainsi que la sociologie du travail passe de l’étude du travail des femmes à l’étude des rapports sociaux de sexe, et plus récemment à l’étude des rapports de genre en milieux de travail[12]. Plus largement, dans un contexte où l’exploitation capitaliste est éclipsée par la domination culturelle au titre d’injustice fondamentale et où les mobilisations politiques se font davantage au nom de l’identité de groupe que de l’intérêt de classe (Fraser 2004), la sociologie a bifurqué vers l’étude des identités, des subjectivités. Cette tournure identitaire/culturelle n’est pas sans conséquence pour les « objets » des sciences sociales du travail, ni d’ailleurs pour le « sujet » politique des féminismes que l’on conjugue volontiers au pluriel…

Qu’en est-il de la recherche sur le thème « femmes et syndicalismes »? On constate la même séquence qu’en ce qui concerne les recherches sur le travail féminin. Tout commence par l’histoire, puis d’autres champs disciplinaires interviennent : la sociologie, les relations industrielles, la science politique. Entre temps, le syndicalisme des pays développés est mis à mal, tant dans la réalité des choses (baisse du taux de syndicalisation, perte d’acquis, crise de représentativité, luttes fratricides, dégradation du marché du travail, etc.) que dans les débats qu’elles suscitent; et ce sont ces questions que les chercheuses et les chercheurs qui s’intéressent au syndicalisme tendent à privilégier. Ne sont-ils pas au chevet d’un grand malade?

Il demeurait étrange à nos yeux que les chercheuses féministes québécoises aient déserté la question de la présence des femmes dans les organisations syndicales, à mesure que les femmes y prenaient leur place. Étrange également qu’en France les chercheuses féministes continuent à s’intéresser, dans une optique de sociologie des organisations, à la place et au niveau de représentation des femmes dans les syndicats?

Nous avons voulu vérifier ces impressions de départ en effectuant une recherche documentaire dans Internet sur le thème « Femmes et syndicalismes » en France et au Québec. En voici les résultats.

Les écrits sur le thème « Femmes et syndicalismes » en France et au Québec (1977-2006)

Au Québec, l’année 1975 a marqué un tournant dans l’histoire du mouvement féministe avec l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne, interdisant, entre autres, la discrimination fondée sur le sexe. Désormais, les femmes disposaient d’un outil juridique pour faire reconnaître et respecter leurs droits. D’autres victoires ont été remportées depuis, des lois bien souvent adoptées à la suite des revendications féministes et qui ont ensuite servi d’instruments pour agir concrètement en faveur de l’égalité hommes-femmes.

Puisque l’histoire du féminisme, au Québec ou ailleurs, peut difficilement être dissociée de l’histoire juridique, nous avons tenté de vérifier, d’une part, dans quelle mesure l’histoire des publications sur le thème « Femmes et syndicalismes » s’inscrivait aussi dans ce cadre et, d’autre part, si les parcours politiques différents du Québec et de la France avaient eu un impact sur la production de travaux sur ce thème, en ce qui concerne tant le volume des publications que leur périodicité et leur contenu. Nous avons choisi comme point de départ l’année 1977, puisque cette date est significative et pour le Québec et pour la France. En effet, c’est en 1977 que le 8 mars a été institué « Journée internationale de la femme » par les Nations Unies.

Recenser la documentation sur le thème « Femmes et syndicalismes » parue au Québec et en France depuis 1977 comporte son lot de frustrations. C’était à croire que nous avions fait exprès de choisir à la fois le mauvais thème et la mauvaise période. Les constatations générales suivantes concernent donc à la fois la France et le Québec.

Premier problème : le thème même. Rarement abordé en tant que tel, le thème « Femmes et syndicalismes » occupe une position inconfortable entre celui de « Femmes et travail », qui aborde les questions de l’organisation sexiste du marché du travail et de la division inégalitaire du travail ménager, et celui de « Femmes et pouvoir » ou « Femmes et politique », qui dénonce la sous-représentation des femmes dans les instances politiques et la discrimination systémique dont elles sont victimes dans les lieux de pouvoir. Beaucoup de publications ont paru sur ces questions qui touchent de près le syndicalisme sans toutefois jamais l’aborder directement. Le thème « Femmes et syndicalismes » nous apparaît donc avoir été négligé en raison des frontières trop hermétiques entre les différents thèmes abordés par les chercheuses féministes.

Second problème : la période choisie. Il aurait suffi de tricher un peu et d’élargir notre recherche aux années 70 dans leur ensemble pour voir se multiplier le volume des recherches sur le thème « Femmes et syndicalismes ». Même parmi les ouvrages parus à l’intérieur de la période que nous avions circonscrite, un nombre important d’entre eux ont dû être retirés de notre recension puisqu’il s’agissait d’études historiques portant généralement sur les premières luttes des femmes pour faire reconnaître leur droit au travail et à la syndicalisation, ou encore sur les premiers regroupements de femmes « parasyndicaux » dans les domaines de travail traditionnellement féminins. La lutte des femmes dans les syndicats ou pour la syndicalisation y apparaît comme de l’histoire ancienne, une bataille menée et remportée sur laquelle on peut jeter un regard rétrospectif satisfait[13]. La situation est pour le moins paradoxale. Alors qu’une minorité de femmes occupaient un emploi rémunéré, et que cette minorité était d’autant plus réduite si l’on ne s’intéressait qu’aux seules travailleuses syndiquées, leur situation avait fait l’objet de plusieurs ouvrages. Aujourd’hui, alors que le travail salarié féminin s’est pratiquement généralisé et que les femmes sont présentes dans une grande diversité de domaines d’emplois et dans les syndicats correspondants (tout en étant sous-représentées dans les instances décisionnelles), plus personne ne semble s’intéresser au thème « Femmes et syndicalismes ». Bref, plus les femmes sont syndiquées, moins on en parle! Que faut-il en comprendre? Après une opposition avouée à l’idée même du travail féminin, les syndicats n’ont eu d’autre choix que d’intégrer les femmes au sein de leurs instances et leurs revendications à leur discours. Cette intégration s’est concrétisée, notamment, par la création de comités de condition féminine. Serait-ce que, après les vives confrontations des années 70, les syndicalistes et les féministes se sont mutuellement adaptés les uns aux autres? D’une part, les syndicalistes ont accepté de relayer certains combats des féministes et, d’autre part, ces dernières ont baissé le ton, soucieuses de prendre leur place au sein des syndicats par la coopération plutôt que par la confrontation. Il ne s’agit pas ici d’évaluer, qui des féministes ou des syndicalistes, a le plus gagné de cette « négociation », mais bien de soulever l’idée que cette situation moins conflictuelle, ce « terrain confortable » sur lequel se trouvent actuellement féministes et syndicalistes, ce qui est davantage le cas au Québec, explique une certaine démobilisation des militantes et des chercheuses qui délaissent le thème « Femmes et syndicalismes ».

Malgré ces points communs entre le Québec et la France, les parcours des deux sociétés révèlent des évolutions bien différentes, particulièrement depuis les années 1990, et encore davantage au cours des années 2000. Le Québec est le champion des études rétrospectives. Ainsi, les premiers syndicats catholiques de femmes, le Cercle des fermières et les débuts des comités de condition féminine dans les grandes organisations syndicales ont fait couler beaucoup d’encre. La production d’ouvrages portant sur l’époque récente est pourtant très limitée et concentrée durant les années 70 et le début des années 80 à la suite des revendications féministes au moment où le mouvement était très fort. Au cours des années 70, les tensions étaient encore vives entre le discours syndicaliste à tendance marxiste, qui dénonçait les injustices liées à la classe sociale, et le discours féministe radical, qui s’attaquait au système patriarcal. Les discours et leurs contradictions ont donc davantage été étudiés que les situations concrètes vécue par les femmes dans les syndicats.

Après cette époque, plus rien, c’est le vide documentaire total. Si les contradictions entre les discours syndicaux et féministes sont moins prononcées, notamment par une plus grande reconnaissance de l’articulation des différents rapports de domination et de la nécessité des alliances stratégiques, il n’en demeure pas moins que les hommes et les femmes ne sont pas égaux à l’intérieur des syndicats et que cet état de fait aurait pu intéresser les chercheuses des années 1990 et 2000, comme les discours syndicaux avaient intéressé celles des années 1970 et 1980. Cela n’a pas été le cas.

La fin des années 70 au Québec a été marquée par le remplacement de la notion de puissance paternelle par celle d’autorité parentale en vertu de la Loi modifiant le Code civil (1977), par le dépôt du rapport du Conseil du statut de la femme, par la création du Secrétariat à la condition féminine instituant un féminisme d’État au Québec (1978) et par l’adoption de la Loi sur les normes du travail (1979) introduisant un congé de maternité payé. Quatre ouvrages importants ont paru lors de ces trois années. On y abordait à la fois la question de la faible participation syndicale des femmes et leur sous-représentation dans les instances décisionnelles des syndicats (Gagnon 1978; CSN 1979; Paré 1979) et celle du discours syndical et de la nécessité d’y intégrer la perspective féministe (Gagnon 1978; FTQ 1979).

Les années 80 ont été le théâtre de plusieurs grandes victoires politiques pour le mouvement des femmes au Québec, à commencer par la Loi instituant un nouveau Code civil et portant réforme du droit de la famille (1980), qui reconnaît l’égalité juridique des conjoints dans le mariage, la Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne (1981) permettant les mesures de redressement pour les groupes victimes de discrimination, le règlement concernant les programmes d’accès à l’égalité (1986) et l’arrêt Morgentaler c. La Reine (1988) autorisant l’avortement à des fins non thérapeutiques. L’année 1989 a vu se produire aussi la terrible tuerie de l’École polytechnique à Montréal au cours de laquelle un forcené a assassiné des étudiantes parce qu’elles étaient des femmes dans un bastion socioprofessionnel masculin. En matière de syndicalisme, les années 80 ont aussi été marquantes, puisque c’est en 1988 que Lorraine Pagé a été élue présidente de la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ). Elle est ainsi devenue la première femme à la tête d’une centrale syndicale québécoise.

À cette époque, les publications sur le thème « Femmes et syndicalismes » se faisaient encore nombreuses. Alors que les femmes étaient de plus en plus présentes sur le marché du travail, l’accès à la syndicalisation pour elles figurait encore parmi les principaux thèmes abordés (CSN 1980; Conseil du statut de la femme 1981; David et Dussault 1986). Les difficultés éprouvées par les femmes à l’intérieur des syndicats occupent aussi une place importante dans la littérature. Leur sous-représentation dans les instances décisionnelles est particulièrement décriée par les syndicats eux-mêmes (FTQ 1981; CSN 1982 et 1984), alors que les difficultés pour les syndicats d’intégrer les revendications féministes à leur discours sont plutôt mises en lumière par les auteures et les auteurs externes aux syndicats, qui se permettent de jeter un regard critique sur ceux et très rarement celles qui dirigent les syndicats (Banville 1980; Legault 1982). Les comités de condition féminine, après quelques années d’existence dans les grandes organisations syndicales, sont aussi étudiés (Legault 1982; Paré 1983). L’accent est mis sur les obstacles structurels à la participation féminine dans les syndicats (Legault 1982; CSN 1984).

Nous n’avons trouvé aucun ouvrage, ni article sur le thème « Femmes et syndicalismes » qui aurait été publié au Québec depuis 1986 et qui traiterait de la situation actuelle. Si certains ont pu nous glisser entre les mains, force nous est toutefois de constater que, globalement, le thème a été délaissé par les auteurs et les auteures d’ici. Bien sûr, les comités de condition féminine des grands syndicats ont continué de publier régulièrement leurs rapports, faisant état de l’avancement de dossiers tels que celui des garderies et des congés parentaux. Toutefois, le thème « Femmes et syndicalismes » n’apparaît plus comme objet de recherche.

Les années 90 ont vu se produire la grande Marche des femmes contre la pauvreté, « Du pain et des roses » (1995). Il y a eu aussi l’adoption de la Loi facilitant le paiement des pensions alimentaires (1995), faisant de l’État le débiteur ou créancier des pensions alimentaires, de la Politique d’intervention en matière de violence conjugale (1995), et bien sûr, de la Loi sur l’équité salariale (1996). Cette dernière avancée, en particulier, a alimenté les syndicats dans leur lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes sur le marché du travail. Or, si certaines recherches ont porté sur la façon dont la loi a été appliquée, il semble que cette dernière n’ait donné lieu à aucune publication sur la manière dont les syndicalistes et les féministes se sont approprié ce dossier ou encore sur les conflits à l’intérieur des syndicats entre les travailleurs des secteurs à prédominance masculine, considérés comme surpayés, et les travailleuses sous-payées des secteurs à prédominance féminine, particulièrement touchées par la Loi sur l’équité salariale. Toutes ces questions sont pourtant d’une brûlante actualité.

L’histoire des publications françaises est tout autre. Les ouvrages sont nombreux et répartis entre chacune des décennies. Alors que les organismes et les syndicats eux-mêmes figuraient souvent parmi les auteures et les auteurs québécois, en France, ce sont plutôt des spécialistes du domaine des sciences sociales qui se sont saisis de la question. La perspective en est souvent moins descriptive, plus critique, et les publications prennent davantage la forme d’articles scientifiques ou de monographies que de rapports. Les mêmes noms reviennent souvent, et les spécialistes de la question sont facilement identifiables.

En France, à la fin des années 70, aucune loi marquante concernant les femmes n’a été adoptée, sinon la suppression de l’interdiction du travail de nuit pour les femmes en 1979. Comme au Québec, les publications se font toujours nombreuses, dans le prolongement des travaux féministes abondants depuis le début des années 70, particulièrement les travaux historiques (Zylberberg-Hocquard, 1978a). La sociologie investit aussi le thème « Femmes et syndicalismes », sur lequel porte la thèse de doctorat de Maruani, intitulée L’expression des problèmes féminins dans les syndicats à travers les conflits sociaux (1978), dont elle publiera une version abrégée l’année suivante : Les syndicats à l’épreuve du féminisme (1979b). À partir d’entrevues réalisées auprès de militantes syndicales, Maruani y constate l’émergence d’un courant féministe au sein du syndicalisme, d’un nouveau « féminisme ouvrier ». C’est la période de l’émergence d’une réflexion féministe française qui propose, quoique marginalement à ses débuts, d’examiner les articulations entre deux types de rapports de domination : la classe et le sexe. Cette évolution est en partie liée à la place importante que tient le féminisme marxiste au sein même du mouvement de libération des femmes. Cela étant dit, l’émergence d’une réflexion française sur l’articulation du sexe et de la classe ne se fait pas sans confrontation. Les débats sur les luttes principale et secondaire, la lutte des classes ou la lutte des sexes tiennent le haut du pavé et opposent les féministes marxistes aux féministes radicales considérées comme des « bourgeoises » par les premières.

En dépit des controverses sur l’« ennemi principal[14] », à savoir la classe ou le patriarcat, l’idée de réfléchir aux liens entre domination de classe et domination de sexe continue son avancée. La revue Critique communiste consacre en 1978 un numéro spécial au thème « Femmes, capitalisme, mouvement ouvrier ». La même année, un article important au titre éloquent apparaît sous la plume de Kergoat : « Ouvriers = Ouvrières – Propositions pour une articulation théorique de deux variables : sexe et classes sociales ». Dans l’étude du mouvement syndical, Maruani (1979b) fait explicitement valoir la nécessité de penser le syndicalisme et le féminisme dans leur « intersection », faisant état de « l’émergence d’une prise de conscience et d’une identité féminine qui se greffent sur les solidarités de classe sans les supplanter ». Pour d’autres, le mouvement féministe pourrait même servir d’aiguillon au syndicalisme pour stimuler l’activité syndicale (Zylberberg-Hocquard (1978a), cité dans Rogerat (2005).

Les avancées législatives commencent en France plus tard qu’au Québec. C’est donc en 1983 que la France adopte la Loi du 13 juillet 1983 portant modification du code du travail et du code pénal (loi Roudy), qui établit officiellement l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. L'article 2 de la Loi des finances pour 1983 supprime la notion de chef de famille en matière fiscale tandis que la Loi du 23 décembre 1985 établit l’égalité des époux dans les régimes matrimoniaux et l’égalité des parents dans la gestion des biens et des enfants mineurs. Malgré son apparence avant-gardiste, la loi sur l’égalité salariale de 1983 a eu peu d’impact, tant dans les milieux de travail que dans les écrits. Les travaux sur le thème « Femmes et syndicalismes » ont été peu nombreux au cours des années 80, à l’exception toujours de ceux de Maruani, qui portent à la fois sur les situations concrètes vécues par les femmes dans certains syndicats et sur la place du féminisme dans les discours syndicaux (Maruani 1980 et 1982). Les travaux historiques se sont aussi poursuivis.

Les années 90 sont, en quelque sorte, coupées en deux. Le début de cette décennie est marqué par des lois portant sur les rapports privés entre hommes et femmes, principalement sur la violence faite aux femmes. En effet, c’est en 1990 que la Cour de cassation reconnaît le viol entre époux (arrêt du 5 septembre). En 1992, la Loi du 2 novembre définit l’abus d’autorité en matière sexuelle dans les relations de travail, mieux connue sous le nom de « Loi contre le harcèlement sexuel ». La même année, la Loi du 22 juillet précise que la qualité de conjoint ou concubin de la victime constitue une circonstance aggravante dans un cas de violence. En 1993, en vertu de la Loi du 8 janvier, l’autorité parentale devient conjointe, quel que soit l’état matrimonial des parents. La seconde moitié de la décennie marque l’introduction du thème de la parité dans la législation. En 1995, le Décret du 18 octobre crée l’Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes, placé sous l’égide du premier ministre. En 1999, le principe selon lequel la loi « favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives » est introduit à l’article 3 de la Constitution.

Les publications sur le thème « Femmes et syndicalismes » sont aussi marquées par cette scission entre la première et la seconde moitié de la décennie. En 1993, la revue Le mouvement social consacre un numéro au « syndicalisme au féminin » (Thébaud 1993). La plupart des articles, à saveur historique, portent notamment sur les premiers syndicats féminins et les syndicats féminins chrétiens, ce qui laisse croire que le thème perd de son actualité. En 1996, Zancarini-Fournel se demande si le thème « Femmes et syndicalismes » n’est pas devenu pour plusieurs une « vieille histoire », considérant le déclin du marxisme et le passage de l’étude des structures sociales à celle des relations entre individus. En 1998, l’introduction de la parité comme thème central des études féministes rejoint le thème « Femmes et syndicalismes » (Le Quentrec 1998). C’est le retour aux structures, la réactualisation de l’approche macrosociale des rapports hommes-femmes.

Le thème de la parité devient incontournable en 2000 avec l’adoption de la Loi dite « sur la parité » du 6 juin 2000 tendant à favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives qui incite les partis politiques à présenter un nombre égal de femmes et d’hommes aux élections. Bien qu’elle ne concerne normalement que les partis politiques, cette loi sur la parité relance le débat sur les contraintes structurelles éprouvées par les femmes dans toutes les instances de pouvoir. La mise en correspondance des thèmes « Femmes et pouvoir » et « Femmes et syndicalismes », toujours attendue au Québec, a donc été lancée en France par la Loi sur la parité. C’est là l’exemple le plus flagrant de l’impact que peuvent avoir les lois sur la recherche. Après le faible volume de publications et le pessimisme des auteures et des auteurs quant à l’avenir du thème « Femmes et syndicalisme » au cours des années 90, la reprise des recherches depuis 2000 marque un tournant important. La parité, l’égalité, la participation et la représentation des femmes deviennent des enjeux d’actualité partout où celles-ci ont à lutter pour prendre leur place. Ces nouvelles préoccupations et ce nouveau vocabulaire se retrouvent également dans les publications (Trat et Zylberberg-Hocquard 2000; Rieu et coll. 2000; Bulard 2000; Cotta 2000; Ardura et Silvera 2001; Le Quentrec et Rieu 2002). Les analyses historiques sont délaissées au profit de l’étude des statistiques les plus récentes tandis que les monographies portant sur certains petits syndicats cèdent la place à l’étude de la représentation des femmes dans le mouvement syndical dans son ensemble.

En somme, jusqu’à l’adoption de la Loi sur la parité, le Québec et la France avaient en commun d’avoir produit une quantité importante d’études historiques sur le thème « Femmes et syndicalismes », de même que plusieurs publications sur « Femmes et travail » et « Femmes et politique », mais peu d’ouvrages portant précisément sur les femmes dans les syndicats contemporains. Le nouvel élan donné au thème « Femmes et syndicalismes » par la Loi sur la parité en France n’a pas d’équivalent au Québec. Ajoutons que cette tendance à l’élargissement de la problématique féministe n’est pas limitée à la France. Plusieurs études sont maintenant effectuées à l’échelle européenne, particulièrement depuis la création en 1992 du Comité directeur pour l’égalité entre les femmes et les hommes (CDEG). Nombre de spécialistes associés à cet organisme ont comparé les situations de différents pays européens quant à la représentation des femmes dans leurs principaux syndicats. Un consortium regroupant les chercheuses et les chercheurs de six pays européens traite explicitement de la question de l’« approche intégrée de l’égalité des sexes » (gender mainstreaming) dans les organisations syndicales[15]. Cette perspective comparatiste, permise par l’appartenance de la France à l’Europe, distingue aussi ce pays du Québec. Point important à souligner : les contraintes liées à l’intégration européenne poussent les syndicats nationaux à investir l’espace européen en vue de mettre au point des outils de résistance aux politiques de libre-échange promues par leurs propres gouvernements. Dès lors, de nouvelles questions sur les femmes et le syndicalisme émergent : L’intégration européenne et les initiatives de construction d’un eurosyndicalisme (Wagner 2005) transforment-elles les rapports de genre au sein des mouvements syndicaux nationaux? Si oui, dans quelle mesure? Quel sera le terrain d’entente au sein de cet eurosyndicalisme sur les questions de la mixité ou de l’autonomie d’un syndicalisme féminin?

De structures, de traditions et de cultures différentes

Les pages qui précèdent ont mis en relief le fait que, en dépit de bien des similarités, les syndicalismes français et québécois, analysés sous un angle féministe, diffèrent grandement. En fait, il s’agit d’un malentendu récurrent, car, en dépit d’une tendance à l’homogénéisation en plusieurs matières en raison de la mondialisation, les systèmes de relations du travail nationaux sont loin d’avoir convergé, comme certaines personnes l’avaient imprudemment suggéré (Kerr et coll. 1961). Il s’ensuit que se sont maintenues, entretenues, et valorisées des traditions différentes. Si bien que plusieurs comparaisons terme à terme (par exemple, les taux comparés de syndicalisation) n’ont guère de sens, dans la mesure où elles oblitèrent des facteurs structurants. Nous verrons donc ci-dessous en quoi les syndicalismes québécois et français s’opposent, afin de comprendre les différences d’appréhension du thème « Femmes et syndicalismes ».

D’abord, l’adhésion syndicale est au Québec un geste collectif à partir du moment où le syndicat est accrédité, reconnu[16], alors qu’en France l’adhésion syndicale demeure un geste individuel, résiliable. Le « moteur » des relations du travail est, au Québec, l’établissement, pour ce qui est du secteur privé[17], alors qu’en France la négociation s’effectue à l’échelle du secteur d’activité (branche). Il en résulte que les conventions collectives au Québec sont extrêmement détaillées, et cela, d’autant plus que les lois universelles sont très peu normatives. En France, on assiste à la situation inverse : le Code du travail est très détaillé et normatif, tandis que les conventions collectives sont réduites au minimum (salaires, heures, etc.). Par conséquent, les sections syndicales locales ont, au Québec, la charge de faire respecter les conventions collectives, et les représentantes et les représentants syndicaux jouent un rôle de médiation entre la personne salariée (ou les personnes salariées) et l’organisme employeur. À l’inverse, les sections syndicales en France manquent d’implantation[18], peuvent ne jouer qu’un rôle marginal ou même encore être tout simplement inexistantes[19].

Ensuite, la représentation des personnes salariées dans l’établissement est monale au Québec, c’est-à-dire que seul le syndicat est en mesure de représenter la ou les personnes salariées. Alors qu’en France la section syndicale (en fait, on devrait dire les sections syndicales puisque le pluralisme est de mise), partage cette capacité de représentation avec le délégué ou la déléguée du personnel (personne salariée élue chargée de voir au respect du Code du travail) de même qu’avec le comité d’entreprise (salariées et salariés également élus sur priorité de listes syndicales) doté de droits d’information sur l’état de l’établissement et de droits de décision sur des questions extérieures au travail (loisirs, colonies de vacances, etc.) avec fonds appropriés. La représentation salariée dans l’établissement français est donc en principe éclatée, mais il est virtuellement possible pour les syndicats de contrôler toutes ces représentations[20].

Enfin, comme nous l’avons vu plus haut, les lois relatives aux personnes salariées ont été davantage « concrètes » au Québec qu’en France. Dès 1975, la Charte des droits et libertés de la personne invalidait de facto les clauses discriminatoires des conventions collectives et interdisait la discrimination à l’embauche[21]. S’ensuivirent les lois en matière d’équité et d’accès aux métiers non traditionnels.

On aura compris qu’au Québec les femmes sont syndiquées de facto, sauf dans les circonstances mentionnées ci haut, alors qu’en France l’adhésion syndicale s’assimile à un geste politique, le politique étant un champ d’activité encore très masculin. À la suite de la syndicalisation massive dans les secteurs public et parapublic, durant les années 60[22], des dizaines de milliers de Québécoises ont envahi des structures syndicales aux directions très masculines, et cela même dans les syndicats où les femmes constituaient la majorité des effectifs. Les luttes essentielles des années 70 ont porté sur la reconnaissance de la présence des femmes dans les structures syndicales, sur leur droit au travail salarié et sur la remise en cause des rôles sociaux sexués, et elles ont fondé par la suite les revendications spécifiques relatives à la discrimination, au double fardeau, aux conditions spécifiques du travail dans les métiers typiquement féminins dans les hôpitaux, les usines et les écoles, à la reconnaissance de la « lourdeur » du travail dit léger, à la reconnaissance des compétences et au droit au retrait préventif, etc. Dans un contexte de concurrence syndicale, les chefs syndicaux n’avaient guère le choix que de « laisser » une place aux femmes, voire de « chercher » des femmes, car toutes les organisations syndicales faisaient alors l’objet de revendications féministes à l’interne. Voilà pourquoi c’est durant cette décennie qu’ont été écrites des analyses proprement féministes sur le thème « Femmes et syndicalismes ». C’est aussi au cours des dernières années de cette décennie que les comités de condition féminine de la CSN et de la FTQ, sans concertation, ont dénoncé le machisme imprégnant les structures syndicales[23]. L’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne (1975) a constitué une avancée incommensurable pour les féministes. L’interdiction des discriminations fondées notamment sur le sexe et l’état de grossesse faisait en sorte qu’une proportion appréciable des conventions collectives pouvaient, pour ce qui est de nombreuses clauses, être ni plus ni moins qu’invalidées : la forteresse était menacée[24]. Par la suite, les différentes lois adoptées (en matière de santé et de sécurité au travail, de revalorisation salariale des emplois féminisés, d’accès aux bastions d’emploi masculins, etc.) ont orienté tant l’action des féministes syndicales que les intérêts de recherche des féministes. Dans un contexte où l’avenir du syndicalisme au Québec – dans toute l’Amérique du Nord en pratique – repose sur la syndicalisation des salariées et des salariés du secteur tertiaire privé (largement sous-syndiqué et fortement féminisé), les organisations syndicales québécoises n’ont pas d’autre choix que de se décliner au féminin[25].

Pour sa part, le syndicalisme français compte peu de membres et vit largement de fonds publics. Il est peu implanté à la base et son impact sur les conditions concrètes de travail est médiatisé par des niveaux supérieurs de négociation. Les organisations syndicales sont des machines politiques en mal de représentativité[26]. Plusieurs études françaises relevant de la sociologie des organisations indiquent que les confédérations syndicales « officielles[27] » sont en peine de relève et que les responsables sont surtout masculins (et vieillissants)[28]. Comme on l’a vu plus haut, le débat sur la parité a entraîné un débat sur la mixité dans les organisations syndicales. Si bien que si, au Québec, les chercheuses s’intéressent aux lois favorisant les femmes, en France les chercheuses s’intéressent encore à la  place  des femmes dans les organisations syndicales et politiques. Au Québec, la place des femmes dans les organisations politiques fait encore recette en tant que débat, mais celle des femmes dans les organisations syndicales n’existe plus vraiment.

Qu’en est-il des chercheuses féministes? Dans le Québec des années 70, les intellectuelles féministes se partageaient entre marxistes et radicales[29] et étaient à cent lieues des préoccupations des féministes syndicales qui peinaient à expliquer que les « femmes ne travaillaient pas pour s’acheter des manteaux de fourrure[30] ». Aujourd’hui, toujours au Québec, les débats théoriques sont moins aigus, du moins en ce qui concerne les femmes et les syndicalismes, et surtout les chercheuses travaillent de concert avec les organisations syndicales sur des questions relatives à l’application des lois[31]. Derrière l’apparente reconnaissance de la diversité des femmes, persistent des discours politiques présentant les femmes comme une entité homogène (« nous les femmes ») que le féminisme majoritaire semble hésiter à déconstruire, alors qu’en France les milieux féministes, sous l’impulsion d’une nouvelle génération, affichent un intérêt renouvelé pour les questions théoriques. Au-delà des débats traditionnels du féminisme français – égalitarisme contre différentialisme, caractère transversal des rapports de classe et de sexe (Collectif 1984) – on y assiste à la montée en puissance des réflexions sur les articulations du genre et d’autres rapports sociaux, dont les rapports sociaux ethniques, grand oublié des débats antérieurs (Cahiers du genre 2005; Nouvelles Questions Féministes 2006).

Ces situations comparées nous amènent au débat classique sur l’institutionnalisation des mouvements contestataires. Les organisations syndicales québécoises ont toutes depuis des lunes des comités de condition féminine et elles consacrent au dossier des ressources en fait de personnel et d’activités. Alors que depuis longtemps les militants masculins pouvaient envisager une « carrière » syndicale, il est maintenant aussi possible aux militantes d’en planifier une, et, qui plus est, dans le dossier même de la condition féminine. Les féministes syndicales sont aussi très près des organisations constitutives du mouvement des femmes québécois. Dans un contexte de concurrence intersyndicale, des questions se posent nécessairement sur les bienfaits et les possibles effets pervers de la reconnaissance dont les femmes sont l’objet. La citation placée en exergue de notre article, qui renvoie aux notions d’altérité et de conflit, interpelle les féministes. Si la spécificité des expériences des femmes sur le marché du travail fait consensus, l’adversaire, tout au moins au Québec, ne semble plus s’identifier aux structures et aux traditions syndicales masculinisées, sinon à quelques délinquants que les personnes au pouvoir dans les structures s’empresseront de rappeler à l’ordre[32].

Contenu du numéro

Les articles rassemblés dans ce dossier thématique témoignent tous d’une préoccupation commune pour la question de la sous-représentation des femmes dans les instances décisionnelles des syndicats. Les données chiffrées que ces textes contiennent permettent de constater que la parité est loin d’être atteinte, malgré les mesures déjà en place. Prenant acte de ces échecs ou de ces modestes victoires, les auteures et les auteurs se sont livrés à un examen critique des approches privilégiées jusqu’à ce jour et proposent des analyses multifactorielles de la sous-représentation des femmes dans différents types d’organisations syndicales.

La perspective la plus large nous est offerte par Silvera qui compare les approches privilégiées par six pays européens pour atteindre l’égalité hommes-femmes à partir du concept de gender mainstreaming[33] ou approche intégrée de l’égalité. Son analyse met en lumière l’impact du type de syndicalisme pratiqué dans chaque contexte national sur les mesures retenues en faveur de l’égalité. Elle distingue, d’une part, les systèmes intégrés ou néo-corporatistes, peu portés à adopter des mesures de redressement (aussi appelées d’« action positive »), privilégiant plutôt des modifications dans les pratiques et l’organisation syndicale et, d’autre part, les systèmes d’opposition ou de lutte de classes qui préfèrent les mesures contraignantes aux changements organisationnels.

Trois textes présentent des analyses du contexte français et permettent de saisir l’ampleur de la diversité existante au sein d’un même contexte national, selon le type d’organisation syndicale et le secteur d’emploi visé. Le thème « Femmes et syndicalismes » y apparaît ainsi dans toute sa complexité, tout comme les obstacles et les défis de l’atteinte de l’égalité dans des situations des plus variées.

Dans le premier texte, Dunezat dresse le bilan de ses recherches bibliographiques concernant la participation des femmes au syndicalisme. Il s’attache à examiner différents types d’organisations syndicales et se penche plus précisément sur les « modes féminins d’organisations syndicales », souvent négligés dans les travaux antérieurs, et dont l’existence même pose d’importantes questions au sujet de l’intérêt des femmes pour le syndicalisme en général et des problèmes qu’elles éprouvent dans les syndicats mixtes. Il fait également valoir que les facteurs exogènes au syndicalisme invoqués pour expliquer la sous-représentation des femmes prédominent dans les travaux et il plaide pour une endogénéisation des facteurs explicatifs, de manière à saisir les rapports d’oppression, de domination et d’exploitation qui traversent le syndicalisme lui-même.

La diversité des contextes syndicaux est illustrée dans le deuxième texte par Trat et Zylberberg-Hocquard, qui rendent compte d’une étude empirique menée dans trois syndicats français. Si la sous-représentation féminine est généralisée, les données recueillies concernant la participation des femmes sont très variables d’une organisation à l’autre. Les auteures témoignent des avancées et des limites des différentes stratégies adoptées par chacune des organisations, qu’il s’agisse de revendications syndicales touchant particulièrement les femmes, des postes et des instances qui leur sont réservés ou encore de mesures de redressement. Elles constatent qu’il n’existe « aucune solution miracle » permettant l’atteinte de l’égalité.

Le troisième texte, celui de Contrepois, présente une compilation des données et recherches publiées sur la représentation des femmes au sein des organisations syndicales en France selon le secteur d’emploi et le niveau de représentation syndicale. Constatant leur sous-représentation généralisée et l’impact limité des stratégies récentes en faveur de la parité, l’auteure propose une explication passant par l’organisation du travail, dans laquelle elle présente une analyse différenciée selon le genre de différents indicateurs de précarité sur le marché du travail.

Ensuite, le contexte québécois est analysé par Legault qui trace l’historique des programmes d’équité et en évalue les retombées. Représentant un équivalent sectoriel des programmes en faveur de la parité en France, ces mesures dites « de redressement » portent le nom de « programmes d’accès à l’égalité (PAE) » au Québec et de « programmes d’équité en emploi (PEE) » au Canada. L’auteure insiste sur les obstacles à la participation syndicale des femmes dans un secteur où elles sont particulièrement sous-représentées : les emplois de cols bleus, où la conception de l’égalité en tant que « réparation des effets d’une discrimination systémique passée » qui justifie l’existence même d’un PAE ou d’un PEE se heurte au raisonnement des cols bleus qui adhèrent à une vision qui est celle de l’égalité formelle.

S’ajoutent deux notes d’action. D’abord, nous avons réalisé une entrevue sous forme de table ronde avec les responsables du dossier « femmes » dans les trois principales organisations syndicales québécoises, dans l’intention de les inviter à faire un bilan de l’action des féministes syndicales et d’analyser les différents enjeux. Enfin, une note d’action concerne le dossier de l’équité salariale au Québec : le cas documenté est celui des centres de la petite enfance, exemple négatif. D’autres exemples plus positifs auraient pu être présentés certes : le cas des membres du Syndicat des professionnels et professionnelles du gouvernement du Québec ou encore celui plus récent (2006) des syndicats des employés des secteurs public et parapublic.

À cela s’ajoute un texte de « réflexion » : celui de Toupin qui fait écho à certaines questions soulevées dans le dossier et les complète d’une certaine manière. À contre-courant des travaux féministes prédominants sur la scène publique qui offrent une analyse de la prostitution à partir du postulat de l’exploitation, l’auteure soutient la pertinence d’une analyse de la prostitution comme du travail, et des travailleuses du sexe comme des sujets. Dans un contexte où le Syndicat canadien de la fonction publique, qui compte un million et demi de membres, pose le travail du sexe comme une « question syndicale », l’article de Toupin nous interpelle avec justesse et nous invite à considérer la prostitution comme la nouvelle frontière de l’emploi féminin dans la sociologie du travail, et à la sortir de l’invisibilité à laquelle était autrefois réduit un autre secteur dérobé du travail féminin, le travail ménager.