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L’ouvrage Des pas sur l’ombre représente plus qu’un simple livre : c’est une véritable oeuvre d’art! Dès les premières pages, l’auteure nous plonge dans un monde d’émotions et de vécu, celui des spécialistes et des personnes-ressources, appelées des « intervenantes », en maisons d’hébergement, le tout agrémenté de photographies, de dessins, de poèmes et de lettres manuscrites qui ajoutent profondeur et vie à l’ouvrage. Cette publication rend un bel hommage au travail, trop souvent non reconnu, des intervenantes en maison d’hébergement qui luttent contre un problème social de grande envergure : la violence conjugale. « L’ombre vient de la lumière », écrit Diane Trépanière au début de son ouvrage (p. 14). Et cette lumière, ce sont les intervenantes en maison d’hébergement qui permettent, quotidiennement, à plusieurs femmes et enfants victimes de violence conjugale de retrouver l’espoir et de changer le cours de leur vie. Pour écrire ce livre, l’auteure a fait la tournée de 58 maisons d’hébergement du Québec et elle a rencontré plus de 300 intervenantes qui ont participé à des ateliers d’écriture sur la nature et le sens de leur travail en maison d’hébergement. Ces ateliers ont donné naissance à de magnifiques textes qui constituent le coeur de l’ouvrage.

Comment définir le travail d’une intervenante en maison d’hébergement? Je crois qu’il faut lire l’ouvrage de Diane Trépanière pour faire le tour de la question, puisque ce travail implique une multitude de gestes, de tâches, de luttes, mais aussi de profondeur, de valeurs et de chaleur humaine. Selon Ginette, coordonnatrice d’une maison d’hébergement, « pour diriger une maison d’hébergement, il faut être spécialiste en travail social, levée de fonds, plomberie, gestion de personnel et de crise, habitation et architecture, développement social, et encore et encore » (p. 74). Être une intervenante en maison d’hébergement, c’est à la fois :

  • contribuer à faire de la maison d’hébergement un milieu familial accueillant;

  • écouter les femmes et les enfants raconter leur vécu de violence et y croire sans porter aucun jugement;

  • accompagner ces femmes et ces enfants, en respectant leurs objectifs et leur rythme;

  • briser l’isolement et le lourd secret entourant la violence conjugale;

  • faire preuve de beaucoup d’amour, de chaleur humaine et de compréhension;

  • être une source d’espoir et de courage pour les femmes et les enfants victimes;

  • croire profondément aux capacités et aux forces des femmes et des enfants, à leur potentiel insoupçonné;

  • croire aussi à la justice sociale et à la possibilité de rapports égalitaires entre les hommes et les femmes;

  • contribuer à transformer des vies;

  • se battre continuellement et collectivement pour obtenir une reconnaissance professionnelle et financière;

  • s’identifier solidairement aux victimes dans la lutte contre la violence conjugale et dans la sensibilisation de la société à cette problématique;

  • accepter d’être jugée dans sa vie personnelle, mise à l’écart par certaines personnes qui perçoivent ces intervenantes comme trop dérangeantes, trop engagées pour la cause des femmes.

Bref, c’est un travail où se côtoient ombre et lumière. L’ombre représente les défis à relever et les difficultés éprouvées ainsi que la douleur de constater les effets de la violence sur les victimes. Cependant, la lumière transperce cette noirceur lorsque les intervenantes assistent à de beaux processus de « dévictimisation » et de transformation dans la vie des femmes et des enfants aidés. Le témoignage de Guylaine est éloquant à cet égard :

J’ai vu des fleurs s’épanouir. J’ai vu des petits bourgeons arrêtés dans leur croissance, sur le bord de tomber de la branche à laquelle ils étaient accrochés. À trop manquer d’amour, ils s’étaient refermés, desséchés. J’ai accueilli des enfants qui n’exprimaient plus rien, ni joie, ni peine, ni besoin. J’ai senti contre ma poitrine les battements de ce petit coeur privé d’affection que la violence avait mis en retrait. J’ai accueilli la détresse de cette femme qui venait de recevoir de la bouche de ses enfants le dévoilement d’une agression sexuelle. J’ai entendu la peur de cet enfant de retourner dans le milieu d’où il venait, où il savait qu’il vivrait à nouveau cette violence. J’ai ressenti l’impuissance à lutter contre une trop grande victimisation. J’ai vu grandir la confiance dans les yeux de femmes qui retrouvent la force de lutter. J’ai ressenti s’installer la paix à l’intérieur d’une âme blessée. J’ai célébré l’épanouissement de nombreuses fleurs et l’envol de magnifiques papillons libérés du cocon de la violence.

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Trois thèmes définissant le travail des intervenantes en maison d’hébergement ressortent comme particulièrement importants, soit l’engagement, le féminisme et les conditions de travail.

Concernant l’engagement, à constater la manière dont elles définissent leur travail et toute l’énergie qu’elles y consacrent, ces intervenantes sont visiblement des personnes très engagées, et ce, dans plusieurs domaines de leur vie : sur le plan social et politique pour lutter contre la violence conjugale; sur le plan humain et personnel pour savoir accueillir les victimes et leur permettre de retrouver leur dignité; et sur le plan spirituel aussi pour certaines, car un tel travail constitue presque une vocation et exige une grande profondeur d’esprit.

Pour ce qui est du féminisme, être féministe signifie d’abord pour ces intervenantes être une femme et avoir un coeur de femme. Plusieurs expriment l’idée générale suivante : « Je crois que j’ai toujours été féministe au plus profond de moi. » C’est aussi aider d’autres femmes à pouvoir vivre pleinement leur féminité, en toute liberté, sans subir d’oppression et de violence. Donc, les intervenantes prônent évidemment les rapports égalitaires entre les hommes et les femmes. Bien que les intervenantes soient régulièrement placées devant une représentation sociale négative de la société en général par rapport au féminisme, elles persistent à se déclarer quand même féministes, ce qui témoigne une fois de plus de leur engagement. Certaines ont été elles-mêmes victimes de violence, tandis que d’autres ont été épargnées dans leur vie personnelle, mais toutes se montrent solidaires pour la cause des femmes.

Au sujet des conditions de travail, rappelons que la pratique en maison d’hébergement est loin d’être facile! Il y a d’abord le stress d’intervenir constamment dans des situations de crise d’une extrême violence. Ce travail est donc difficile sur le plan émotionnel. Étant donné que les intervenantes vivent au quotidien avec les femmes et les enfants hébergés, il est parfois vraiment ardu de faire une coupure lorsqu’elles rentrent à la maison après leur journée de travail. Pourtant, malgré les exigences importantes de ce milieu de pratique, elles reçoivent très peu de reconnaissance sociale et professionnelle. De plus, leur mince salaire ne correspond pas à la lourdeur de leurs responsabilités et des tâches qu’elles accomplissent.

La question abordée en conclusion est la suivante : où allons-nous ensemble? En réponse à cette question difficile, les intervenantes se permettent de rêver à la possibilité d’un monde sans violence, mais elles demeurent tout de même réalistes concernant les étapes à franchir pour y arriver. Elles soulignent les nombreux défis qui les attendent au cours des prochaines années. Leurs luttes sont loin d’être terminées! Cependant, plusieurs mentionnent l’importance de conserver l’espoir et la confiance en une société meilleure.