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La race, un concept faux, une vraie opinion. Le racisme, une théorie fausse, une pratique qui tue. Le succès d’un mot. L’actualité de cette fin de millénaire n’est faite que de conflits entre les diverses identités qui peuplent la planète humaine.

Tarnero (1995 : 3)

Dans un monde où la hiérarchisation des différences crée des injustices et même des massacres, il y a lieu de s’interroger sur le fonctionnement des altérités de sexe, de race et de classe. Le roman Moi, Tituba Sorcière… Noire de Salem, de la Guadeloupéenne Maryse Condé (1986) propose une réécriture de l’histoire en donnant la parole à Tituba, d’origine antillaise, esclave et « sorcière », un personnage historique réel mais dont les spécialistes de l’histoire ont peu parlé. À travers Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem, Tituba raconte sa vie de guérisseuse et d’esclave au xviie siècle, temps de l’Inquisition et de la chasse aux sorcières, son errance qui l’amène à visiter plusieurs mondes. En raison de son sexe, de sa race et de sa classe, elle a peu suscité l’attention des historiens et des historiennes. Maryse Condé est la seule qui a recréé son histoire en lui donnant la parole dans Moi, Tituba, Sorcière… Noire de Salem. Par ailleurs, Maryse Condé est une écrivaine reconnue partout au monde. Son oeuvre varié (romans, nouvelles, pièces de théâtre, essais) lui a valu de nombreux prix, et plusieurs critiques ont étudié la problématique de la race dans l’ensemble de ses romans. La plupart de ces critiques (Nara Araujo, Lisa Bernstein, Elizabeth Wilson, etc.) ont fait des analyses comparées de ce roman avec ceux des écrivaines noires en général. D’autres se sont questionnés sur le féminisme de Maryse Condé, sur le surnaturel et sur la figure de la sorcière. Malgré la richesse de ces analyses, il n’y a pas d’études de fond consacrées à ce roman.

Moi, Tituba, Sorcière… Noire de Salem se démarque du reste de son oeuvre par son projet particulier d’inclusion et par ses préoccupations féministes.

Dans ce roman, Maryse Condé présente une vision différente de la femme, de l’esclave et de la sorcière, vision qui emprunte à certaines théories féministes ainsi qu’à la religion antillaise et qui s’oppose à celle, plus négative, des hommes et de la communauté puritaine. Nous allons donc nous intéresser à la manière dont Maryse Condé réécrit l’histoire pour donner la parole à l’une de celles qui ne l’ont jamais eue. Pour y parvenir, nous allons voir, dans un premier temps, comment, dans Moi, Tituba, Sorcière… Noire de Salem, se crée et se maintient l’altérité, avant d’analyser, dans un second temps, dans quelle mesure une femme confinée dans la marginalité et dans des altérités multiples (de sexe, de race, de classe, etc.) parvient à transcender cette altérité pour faire entendre sa parole, pour créer sa propre identité, voire pour établir de nouvelles valeurs tout en participant à une redéfinition de l’identité collective basée sur l’ouverture et la tolérance.

Tituba et l’altérité

La question de l’altérité est très présente actuellement dans diverses disciplines (littérature, philosophie, sociologie, études féministes, anthropologie, etc.). Depuis quelques années, la notion d’identité collective a subi de profonds changements à cause, entre autres, des grandes mutations sociales et de l’accroissement de l’immigration.

Selon Janet Paterson (1998 : 103), « [l’]Autre n’est pas un concept constant, inaltérable ou invariable, mais une construction idéologique, sociale et discursive susceptible de modifications profondes selon le contexte ». Par exemple, on peut attribuer au personnage de l’Autre des valeurs positives ou négatives : il n’y a pas de valeurs fixes. De plus, l’altérité est un concept relationnel (Paterson 1998 : 103) : « dire l’autre, c’est le poser comme différent, c’est poser qu’il y a deux termes a et b et que a n’est pas b ». Selon Paterson (1998 : 104), il faut dépasser la relation binaire a et b pour « passer à la notion, posée par Landowski, de groupe de référence, groupe qui peut être social, religieux, politique, etc. ».

Le personnage de l’Autre ne se définit pas en soi, mais par rapport à un groupe de référence duquel il se démarque. Il faut aussi distinguer différence et altérité. L’exemple que Paterson propose est très représentatif : il est à tous les égards manifeste qu’il y a une différence entre les yeux bleus et les yeux bruns, entre les cheveux blonds et les cheveux noirs et que, généralement, cette différence est sans importance, sans signification. Comment se fait-il alors qu’une différence dans la couleur de la peau (noire, blanche, brune) ait pu créer, dans de nombreuses cultures, des exclusions et des conflits sanglants (Paterson 1998 : 107) ?

La différence ne devient donc altérité qu’au sein d’un contexte marqué par un désir d’exclusion et par une distribution inégale du pouvoir.

De toute évidence, le groupe de référence, généralement le groupe dominant, fixe l’inventaire des traits différentiels qui serviront à construire les « figures de l’Autre », construction qui produit souvent des systèmes de ségrégation. L’exclusion de certaines races et des femmes des institutions de savoir et de pouvoir pendant des siècles en est un exemple frappant. L’enjeu est non pas la différence, mais le contenu spécifique qui lui est assigné (Paterson 1998 : 106).

Cette différence, l’héroïne du roman de Condé la vivra sous trois formes car elle est victime d’exclusion à la fois sociale, spatiale et physique.

L’altérité sociale de Tituba

L’errance et le mouvement caractérisent la vie de la narratrice. Celle-ci devra donc faire face à plusieurs mondes qui, tour à tour, et pour des raisons différentes, vont l’exclure.

Dès sa naissance, Tituba vit une forme d’altérité très douloureuse, car elle est le fruit du viol de sa mère Abena (p. 18)[1] :

[…] quand découvris-je que ma mère ne m’aimait pas ? Peut-être quand j’atteignis cinq ou six ans. J’avais beau être « mal sortie », c’est-à-dire le teint à peine rougeâtre et les cheveux carrément crépus, je ne cessais pas de lui remettre en l’esprit le Blanc qui l’avait possédée sur le pont du Christ the King au milieu d’un cercle de marins, voyeurs obscènes. Je lui rappelais à tout instant sa douleur et son humiliation.

Abena est pendue pour avoir résisté à une seconde tentative de viol par un Blanc. Tituba, qui, enfant, assiste au spectacle horrifiant de la mort de sa mère, dit : « moi, réfugiée entre les jupes d’une femme, je sentis se solidifier en moi comme une lave, un sentiment qui ne devait plus me quitter, mélange de terreur et de deuil » (p. 20). La mort atroce d’Abena familiarise Tituba avec les injustices de sexe et de race, mais, surtout, elle lui apprend la révolte, avec comme premier exemple sa mère. Orpheline, Tituba rencontre Man Maya qui lui transmet son savoir de guérisseuse, puis, à la mort de cette dernière, elle continue de vivre seule et éloignée de la communauté.

Tituba est marginalisée par rapport au groupe des esclaves, car elle est la seule Noire libre, son maître l’ayant chassée. De plus, ses pouvoirs de guérisseuse sont redoutés et respectés. Les esclaves se laissent surtout apprivoiser par Tituba au moment où elle se fait reconnaître par un des leurs, John Indien, qui deviendra son époux. Ils savent maintenant que ses dons de guérisseuse sont réels et qu’elle les utilise pour faire de la magie blanche : « peu à peu, les esclaves s’accoutumèrent à ma vue et vinrent vers moi, d’abord timidement, puis avec plus de confiance. J’entrai dans les cases et je réconfortai malades et mourants » (p. 26).

Après un périple aux États-Unis, sur lequel nous reviendrons, Tituba retourne à la Barbade où elle constate, étonnée, que « les esclaves, mystérieusement avertis de [son] retour, [lui] firent fête » (p. 239). Elle ajoute : « j’étais, bien au-delà de ce que je pouvais supposer, une légende parmi les esclaves » (p. 245-246). La voilà encore marginalisée, mais cette fois elle est placée au-dessus des autres, idéalisée, invoquée.

À son retour, elle rencontre Iphigène, un jeune révolté qu’elle soigne. Ce dernier, sage et lucide, est reconnaissant envers Tituba et respectueux de son rôle de guérisseuse (p. 251) :

Tituba […] je respecte tes talents de guérisseuse. N’est-ce pas grâce à toi que je suis en vie à respirer l’odeur du soleil ? Mais fais-moi grâce du reste. L’avenir appartient à ceux qui savent le façonner et crois-moi, ils n’y parviennent pas par des incantations et des sacrifices d’animaux. Ils y parviennent par des actes.

Ce personnage est le seul de sa communauté à traiter Tituba d’égale à égale, à ne pas la marginaliser, à ne pas hiérarchiser les différences et il restera son compagnon, même dans la mort.

Cependant, avant cette rencontre, Tituba se marie avec John Indien, ce qui fait d’elle une esclave et, elle devient la propriété de Susanna Endicott, la maîtresse de celui-ci. Dès son arrivée chez cette femme, Tituba est marginalisée et humiliée par la couleur de sa peau, mais aussi par son sexe et son insoumission. John Indien, lui, est facilement accepté par les femmes blanches qu’il réussit même à séduire par ses clowneries. Au sein de cette demeure, Tituba découvre la religion catholique et sa conception de la sorcière comme une femme ayant pactisé avec le diable, ce qui lui fait dire : « Avec Satan ! Avant de mettre le pied dans cette maison, j’ignorais jusqu’à ce nom » (p. 48). Ce conflit entre vision blanche de la sorcière et vision antillaise de la guérisseuse s’aggravera lorsque Tituba se trouvera chez les Puritains de Salem.

Susanna Endicott et ses amies considèrent Tituba comme un objet et l’ignorent (p. 44) :

Ce qui me stupéfiait et me révoltait, ce n’était pas tant les propos qu’elles tenaient [Susanna Endicott et ses amies] que leur manière de faire. On aurait dit que je n’étais pas là, debout, au seuil de la pièce. Elles parlaient de moi, mais en même temps, elles m’ignoraient. Elles me rayaient de la carte des humains. J’étais un non-être. Un invisible […] Tituba n’avait plus de réalité que celle que voulaient lui concéder ces femmes. C’était atroce. Tituba devenait laide, grossière, inférieure parce qu’elles en avaient décidé ainsi.

Le regard condescendant de ces femmes du groupe de référence blanc construit une image dégradante de Tituba. Par leur indifférence, elles se donnent le droit exclusif de décider qui est Tituba, et ce, malgré elle et sans qu’elle puisse se défendre. C’est leur regard, leur vision qui domine. On voit par là le pouvoir du groupe de référence. À sa mort, Susanna Endicott vend le couple à Samuel Parris (pasteur de Salem), ce qui implique un exil aux États-Unis.

Dans Moi, Tituba, Sorcière... Noire de Salem, le principal groupe de référence est celui des Puritains. Ce sont eux qui construisent et marginalisent la sorcière. Dans ce contexte, être de race blanche implique avoir le pouvoir économique, donc le droit de posséder des gens et de définir leur nature. Les Puritains veulent convertir tout le monde au christianisme et ils rejettent les traditions païennes tout en croyant fermement aux pouvoirs de la magie noire. Du même coup, ils rejettent le savoir et le pouvoir des femmes incarnés, entre autres, par les sages-femmes et les guérisseuses.

Les Puritains projettent tout ce qu’ils considèrent comme mal dans le camp de Satan, ce qui nous amène à la superposition d’oppositions binaires suivante : Dieu/Satan ; Bien/Mal ; Homme/Femme ; Blanc/Noir ; Religion catholique/Religion antillaise. Ces oppositions binaires superposées en justifient une autre : Libre/Esclave.

Le premier terme de chaque paire représente la norme et le second suggère les nombreuses façons d’y déroger. Tituba incarne tout ce qui n’est pas la norme et les formes d’altérité qui en découlent sont multiples.

Dans la société puritaine, Tituba est marginalisée en raison de ses différences. D’abord, comme femme, elle ne peut prétendre guérir. De plus, les Puritains de Salem considèrent les femmes comme stupides, malicieuses et charnelles, donc plus facilement influencées par le Diable. Tituba est noire et, selon les Puritains, la couleur de sa peau est le signe de sa damnation. De plus, elle pratique toujours la religion antillaise, bien qu’on le lui défende. Sa sagesse devient de l’ignorance aux yeux des Puritains et son art de guérisseuse est condamné.

Certaines femmes blanches de Salem se lient cependant d’amitié avec Tituba, qui est une femme tout comme elles. Toutefois, comme les Puritains considèrent peu les femmes, leurs épouses et leurs filles sont aussi victimes de leur autorité tyrannique. L’amitié entre Elizabeth (la femme du pasteur Parris) et Tituba nous fait penser à celle entre deux enfants qui doivent se cacher : « ensemble, nous inventâmes mille ruses pour nous retrouver en l’absence de ce démon qu’était le révérend Parris » (p. 69).

Par contre, comme le constate Tituba, « nous n’appartenions pas au même monde, maîtresse Parris et moi… » (p. 102). Parfois, elles se disputent à propos de leurs différentes conceptions de la sexualité et de la sorcellerie : « Maîtresse Parris, vous ne parlez que malédictions ! Quoi de plus beau qu’un corps de femme ! Surtout quand le désir d’un homme l’anoblit […] Pourquoi parlez-vous sans cesse du Malin ? » (p. 74). Les idées reçues de la société d’Elizabeth prennent le dessus et lui font dire des méchancetés : « Menteuse, pauvre et ignorante négresse ! Le Malin nous tourmente tous » (p. 74). La religion des hommes les sépare et Elizabeth prendra ses distances par rapport à Tituba.

Tituba se lie aussi d’amitié avec les deux filles de Samuel Parris, Abigail et surtout Betsey. Comme elle travaille à titre de domestique chez les Parris, elle est souvent en contact avec les enfants et leurs amies. Les fillettes aiment bien les jeux occultes et « exotiques » et elles tentent de profiter des pouvoirs de Tituba. Cette dernière dit à leur propos : « leurs yeux charriaient tout le mépris de leurs parents pour ceux de notre race. En même temps, elles avaient besoin de moi pour épicer l’insipide de leurs vies » (p. 99).

Les fillettes, mécontentes que Tituba ne les laisse pas profiter de ses pouvoirs, se vengent. Ce sont elles qui vont déclencher le célèbre procès des sorcières de Salem en accusant à tort et à travers toutes celles qu’elles n’aimaient pas : « Un soir donc, après le souper, Betsey glissa raide par terre et resta étendue, les bras en croix, les prunelles révulsées, un rictus découvrant ses dents de lait (…( Je ne pus m’empêcher de revoir l’expression du regard que m’avait lancé maîtresse Parris. Le mal inconnu qui frappait Betsey ne pouvait venir que de moi » (p. 112).

Par la suite, « le mal courait et avait atteint d’autres fillettes du village. L’une après l’autre, Anne Putnam, Mercy Lewis, Mary Walcott étaient tombées sous ce qu’on avait décidé d’appeler l’emprise du Malin » (p. 130). Maryse Condé dit à propos de cet aspect du roman inspiré du réel que ce sont « les enfants qui ont déclenché le procès, les enfants qui ont témoigné et puis au fur et à mesure, elles se rétractaient, se contredisaient ou revenaient à la charge. On les a crues justement parce que c’étaient des enfants et que les enfants en principe ne peuvent pas mentir » (Pfaff 1993 : 91). Les enfants forment donc une sorte de groupe de référence en soi, tributaires qu’elles sont des valeurs des adultes pour qui le noir est lié au mal, mais capables d’agir à l’insu des adultes moins pour fustiger les méchants que pour épicer leur quotidien terne et triste.

Après une accusation de sorcellerie et une peine de prison, il y a eu un pardon général à la suite duquel Tituba a été vendue à un commerçant juif, Benjamin Cohen D’Azavedo. Dans cette famille juive « indifférente à tout ce qui n’était pas son propre malheur, à tout ce qui n’était pas les tribulations des Juifs à travers la terre » (p. 193), elle vit quelques moments de bonheur. En devenant la maîtresse du veuf Benjamin, elle occupe une place importante au sein de la famille. Elle est heureuse de pouvoir pratiquer son art pour permettre à Benjamin de communiquer avec sa défunte.

Tituba connaît la paix dans cette demeure humble et juste. Lorsqu’elle y apprend que d’autres peuples sont asservis par le peuple Blanc et victimes du racisme des Puritains, elle se sent moins seule. Bien qu’elle soit acceptée dans cette famille, ce n’est qu’au prix de son assimilation, c’est-à-dire qu’elle y est admise comme une juive (p. 199-200) : Peu à peu, je m’engourdis dans cette famille juive. J’appris à baragouiner le portugais.

[…] Je me passionnai pour des histoires d’édification de synagogue et appris à considérer Roger Williams comme un esprit libéral et avancé, un véritable ami des Juifs. Oui, j’en vins comme les Cohen d’Azevedo à diviser le monde en deux camps : les amis des Juifs et les autres, et à supputer les chances pour les Juifs de se faire une place dans le Nouveau Monde.

Benjamin est bon avec Tituba qu’il ne considère pas comme une sorcière au sens négatif du terme. Ainsi, les membres de groupes marginalisés peuvent créer des alliances qui leur permettent de vivre un certain bonheur malgré l’oppression par le groupe de référence.

L’altérité spatiale

L’altérité sociale peut être accentuée par d’autres formes d’altérité comme celle qui est liée à la spatialité du personnage. Selon Paterson (1998 : 109), « l’espace est une stratégie capitale pour marquer l’altérité d’un personnage ». L’Autre est généralement associé à une spatialité distincte de celle du groupe de référence et l’espace occupé par l’Autre est souvent coupé de celui du groupe de référence, et ces frontières « s’avèrent éminemment symboliques en ce qu’elles représentent l’impossibilité de passer d’un monde à un autre ; c’est-à-dire l’impossibilité de franchir la distance entre un espace luxueux, où tout reflète l’abondance et le pouvoir, et celui de la dépossession et de l’indigence ».

Tituba, qui, nous allons le voir, évolue dans plusieurs lieux qui accentuent sa marginalité, tiendra ces propos à la fin du roman (p. 224) : « Ah oui ! Elle m’avait bourlinguée la vie ! De Salem à Ipswich ! De la Barbade à l’Amérique et retour ! ».

À la Barbade, Tituba vit isolée : « Je connaissais un coin en bordure de la rivière Ormonde où personne ne se rendait jamais, car la terre y était marécageuse et peu propice à la culture de la canne » (p. 24). La situation géographique de la case fait d’abord référence aux sorcières occidentales des contes de fées, car ces femmes vivent souvent dans une sorte de cabane pauvre, à la périphérie du centre où vit le groupe. Son éloignement crée une altérité avec les esclaves. La distance provoque une méconnaissance et engendre des sentiments de crainte et de curiosité qui font que les esclaves mythifient Tituba, à défaut de la connaître réellement. À part cette souffrance de ne pas être connue et aimée des esclaves, la case est un lieu positif pour elle. Être loin des plantations implique aussi être loin du peuple blanc (p. 24-25) : « je m’en aperçois aujourd’hui, ce furent les moments les plus heureux de ma vie. J’étais loin des hommes et surtout des hommes blancs. J’étais heureuse ! »

Par son alliance avec John Indien, Tituba devient esclave et est exilée aux États-Unis. Elle est la métaphore du peuple antillais qui est d’avance un peuple « défait, dispersé, vendu à l’encan » (p. 16). Le peuple antillais est composé d’Africaines et d’Africains déracinés pour servir d’esclaves en Amérique. La couleur de leur peau sert à justifier leur altérité et à créer du même coup, un produit d’altérité spatiale. Pour Tituba, l’exil est synonyme de souffrance, de douleur et de séparation : « Il est étrange l’amour du pays ! Nous le portons en nous comme notre sang, comme nos organes. Et il suffit que nous soyons séparés de notre terre, pour ressentir une douleur qui sourd du plus profond de nous-mêmes sans jamais se ralentir » (p. 80).

Les États-Unis, société esclavagiste, raciste et sexiste, seront l’endroit où les différences de Tituba sont le plus hiérarchisées et réprimées. C’est par son exil aux États-Unis, correspondant au plus grand éloignement géographique, que son altérité sera la plus accentuée. Tituba y évolue dans un endroit très précis puisqu’à titre de domestique elle passe ses journées dans la cuisine des Parris. Ce lieu lui permet de travailler seule et de posséder une certaine autonomie ; elle nomme même cet endroit « ma cuisine ». Bien que les fillettes envahissent souvent sa cuisine, Tituba en demeure la maîtresse et se permet de chasser « toutes ses jeunes vipères » (p. 100) quand bon lui semble. Lieu donc d’un certain pouvoir, la cuisine est aussi cependant un espace clos qui lui rappelle sa condition d’esclave (elle y est par obligation) et de femme (la cuisine est un lieu associé de façon stéréotypée aux femmes). Tituba aimerait probablement mieux aller en forêt chercher des plantes pour créer de nouveaux médicaments. La cuisine est donc un espace porteur d’une grande ambiguïté : lieu qui, en quelque sorte, appartient à Tituba, qui semble y régner, mais lui rappelant aussi son sexe et sa condition d’esclave.

À la suite d’accusations de « sorcellerie », Tituba se retrouve en prison, lieu symbolique de l’altérité : clos, éloigné et pauvre. Il représente l’enfermement provoqué par l’accusation des Puritains. Cet espace la prive de ses pouvoirs de guérisseuse puisqu’elle ne peut non plus trouver dans ce lieu de plantes pour guérir. Dans la prison, Tituba est coupée de tout.

La prison est un lieu d’extrême marginalité en ce qu’il est associé aux péchés et à ce qui mérite (selon les Puritains) d’être puni. Les sévices que l’on y subit sont nombreux : violence, viol, mauvaise nourriture, saleté, chaînes, voire pendaison. De plus, comme le dit Tituba : « en prison comme à l’hospice, on n’en était pas pour autant l’hôte de l’État et il fallait que chacun, innocent ou coupable, s’acquitte des frais causés par son entretien ainsi que du prix de ses chaînes » (p. 184). Dans le cas de Tituba, qui est innocente, la prison n’est pas un lieu de rédemption, de réflexion sur son crime. La prison la prive d’une liberté déjà très précaire, celle de l’esclave.

Tituba, ayant été marginalisée dans tous les lieux où elle s’est trouvée, se fait une représentation de la mort comme un espace d’espoir, de liberté, d’ouverture et d’égalité. La mort lui semble douce comme une récompense, mais elle l’effraie aussi : « à cette époque de ma vie, la tentation de mettre fin à mes jours ne me quitta pas » (p. 89).

Entre temps, Tituba aura choisi d’avorter pour éviter une vie d’esclave à son enfant et lui permettre d’accéder directement à une nouvelle existence (le peuple antillais croit fortement à la vie après la mort). Tituba, au seuil de la mort, évalue ce qu’est le bonheur (p. 271) :

Qu’est-ce qu’une vie au regard de l’immensité du temps ? Oui, à présent je suis heureuse. Je comprends le passé. Je lis le présent. Je connais l’avenir. À présent, je sais pourquoi il y a tant de souffrances, pourquoi les yeux de nos nègres et négresses sont brillants d’eau et de sel. Mais je sais aussi que tout cela aura une fin. Quand ? Qu’importe ? Je ne suis pas pressée, libérée de cette impatience qui est le propre des humains.

Enfin près des gens qu’elle aime, Tituba est débarrassée de ce qui est propre aux humains, c’est-à-dire de son corps. C’est surtout par l’entremise de son corps que Tituba est marginalisée, son corps de femme, son corps de Noire, son corps d’esclave, mais personne n’a jamais eu de pouvoir sur son esprit qui lui a toujours appartenu. Elle possède maintenant tout son temps, toutes ses connaissances, elle n’est plus marginalisée, car elle peut aller partout et tout voir. L’ironie est forte qui montre que la seule liberté de cet être aux multiples altérités se trouve dans la mort.

L’altérité physique

L’altérité physique sert aussi à accentuer l’altérité d’un personnage. Selon Paterson (1998 : 110), « l’altérité se construit également par la description des traits physiques, vestimentaires, langagiers et onomastiques du personnage de l’Autre ». Les traits physiques deviennent les critères visibles de l’altérité d’un personnage.

Dans un premier temps, rappelons, si besoin est, que Tituba est noire, et ce trait visible la marginalise par rapport aux différents groupes de Blancs. Comme nous l’avons vu, ceux-ci et celles-ci associent le noir au Mal et au diable ; à leurs yeux, la couleur de la peau de Tituba est le signe de son intimité avec le malin.

Plus Tituba est marginalisée, plus elle se néglige physiquement et plus elle ressemble à ce que l’on veut qu’elle devienne : une sorcière (à la manière dont les Puritains l’entendent). Par contre, quand elle est acceptée et complimentée, elle se soigne davantage. Quand un regard d’homme l’embellit, elle peut devenir très coquette. Quand elle vieillit, elle multiplie les aventures avec les hommes pour se prouver qu’elle n’est pas encore « défaite, déjetée comme une monture qui a porté de trop lourds fardeaux » (p. 234). La dure vie de Tituba la fait vieillir plus vite et la pauvreté fait d’elle une femme marginalisée physiquement. C’est le regard des gens autour d’elle qui lui sert de miroir.

Tituba est porteuse d’une triple altérité physique : femme, noire, elle a l’apparence d’une sorcière. La coquetterie féminine est parfois un piège, mais l’apparence négligée tout autant, car on craint Tituba et on la persécute comme sorcière. Quoiqu’elle fasse, son apparence semble la marginaliser et la confiner dans l’altérité.

L’identification et la description de l’altérité sociale, spatiale et physique de Tituba posent un certain nombre de questions sur la signification de l’altérité dans le roman. En effet, il y a lieu de se demander si l’Autre exerce une fonction de révélation dans le discours.

L’altérité de Tituba s’explique par le refus des Puritains de s’admettre « désintégrés » (Kristeva 1988), privés de l’illusion de maîtrise et de perfection. Les Puritains opposent le Bien (eux) au Mal (les autres : tout ce qui n’est pas eux) ; ils cultivent donc la différence qu’ils répriment par ailleurs. Ils ont besoin de personnifier le Mal (diable) et de lui donner une image terrestre (les sorcières, Tituba). Ils rêvent de pureté et de droiture et tiennent à préserver les règles établies, les pouvoirs acquis (schéma hiérarchisé dans lequel le Blanc est supérieur au Noir, l’homme est supérieur à la femme…). En projetant le Mal dans les autres, ils se protègent eux-mêmes et justifient leur persécution des différences qu’ils ont au préalable liées au Mal (Kristeva 1988).

L’altérité spatiale et physique de Tituba sert à accentuer sa marginalité sociale. Plus elle est écartée du groupe de référence, plus ses membres se sentent en sécurité, pouvant ainsi mieux préserver leur intégrité. Kristeva dit à ce propos (1988 : 283) : « lorsque nous fuyons, combattons l’étranger, nous luttons contre notre inconscient – cet « impropre » de notre « propre » impossible ».

Plusieurs théoriciens et théoriciennes proposent des façons positives de voir l’Autre, de considérer ce qui est l’étranger. Kristeva (1988 : 284) suggère de reconnaître la part d’étranger ou d’étrangère en soi car « l’étranger est en moi, donc nous sommes tous des étrangers. Si je suis étranger, il n’y a pas d’étrangers. » Donc, plus on reconnaît l’étranger en soi, plus on peut éviter la projection qui entraîne souvent la persécution. On apprend à mieux se connaître, à s’accepter et à se dépasser tout en modifiant positivement ses rapports avec les autres.

La théoricienne noire féministe Audre Lorde (1984) écrit qu’il ne faut pas nier les différences de race, de sexe, de classe sociale mais plutôt cesser de les hiérarchiser. Pensons à l’exemple de Paterson à propos de la distinction à faire entre altérité et différence : si la couleur de la peau était une différence au même titre que celle de la couleur des yeux ou des cheveux, il n’y aurait plus de persécutions des différences, plus de construction de l’altérité de la population noire par rapport à la population blanche.

De son côté, Todorov (1998 : 428) propose de penser ce qui relie les êtres humains entre eux au-delà des races et des cultures… bref, au-delà de tout ce qui nous sépare :

Ce qui est proprement humain n’est évidemment pas tel ou tel trait de culture. Les êtres humains sont influencés par le contexte dans lequel ils viennent au monde, et ce contexte varie dans le temps et dans l’espace. Ce que chaque être humain a en commun avec tous les autres, c’est la capacité de refuser ces déterminations ; en termes plus solennels, on dira que la liberté est le trait distinctif de l’espèce humaine.

Pour sa part, Maryse Condé avec Moi, Tituba, Sorcière... Noire de Salem condamne la hiérarchisation des différences et propose implicitement une autre façon, non binaire, plus ouverte, accueillante et tolérante de penser son rapport aux autres, par l’entremise de Tituba.

Tituba et l’identité

Même si des forces extérieures agissent sur Tituba pour la marginaliser et justifier la domination raciste et sexiste, elle parvient, malgré les obstacles, à se définir elle-même et à faire entendre sa voix.

L’identité n’est pas innée, telle une source de soi unique, stable et à préserver à tout prix, comme la conçoivent les Puritains. À l’instar de l’héroïne de Maryse Condé, en nous appuyant sur les théories de l’identité issues des réflexions sur la migration et sur les théories féministes, nous envisageons l’identité comme une construction de soi, plurielle, souple, changeante et non hiérarchisée. Ce n’est pas un état, mais un processus.

Tituba se constitue en se positionnant par rapport aux figures et aux discours différents et en les incorporant à sa propre identité. La compréhension des autres et ses liens avec eux la rendent capable de surpasser sa propre identité et de se transformer au contact des autres. À partir des différents personnages qu’elle rencontre, elle renaît plusieurs fois : elle passe d’une identité à l’autre.

Dès sa naissance, Tituba est doublement rejetée : par sa mère et par son père blanc qui est absent. Elle représente la West Indian prise entre deux cultures, blanche et noire, et dont aucune ne lui fournit le miroir affirmatif nécessaire (Bernstein 1998). Orpheline de mère, Tituba rencontre Man Maya. Avant de mourir, cette dernière lui donne l’affection maternelle et lui transmet ses savoirs de guérisseuse. Élément crucial dans la formation de son identité, ses dons de guérisseuse lui permettront de communiquer avec les invisibles : Abena, puis Man Maya elle-même. Morte, Abena devient enfin une vraie mère pour Tituba. Elle lui offre présence, amour et conseil.

Les figures féminines entourant Tituba (Abena et Man Maya) sont des symboles de résistance. De ces femmes, Tituba apprend à survivre, à résister, à combattre avec son art de guérisseuse. Le lien avec ces femmes dure tout au long du roman (elle communique avec les invisibles) et fait partie de son identité première (racine filiale).

Seule parmi les esclaves noirs, Tituba ne retrouve pas de miroir affirmatif de son identité, car elle est, dans un premier temps, libre, mulâtresse et guérisseuse. Le contact avec ceux-ci et celles-ci l’oblige à repenser son identité et à la faire connaître. Cependant, elle maintient des distances à l’égard du modèle que lui proposent les esclaves noirs. Elle doit ainsi définir sa conception de guérisseuse par rapport au schéma catholique que les esclaves lui transmettent (p. 33-34) :

Qu’est-ce qu’une sorcière ? Je m’apercevais que dans sa bouche, le mot était entaché d’opprobre. Comment cela ? Comment ? La faculté de communiquer avec les invisibles, de garder un lien constant avec les disparus, de soigner, de guérir n’est-elle pas une grâce supérieure de nature à inspirer respect, admiration et gratitude ? En conséquence, la sorcière, si on veut nommer ainsi celle qui possède cette grâce, ne devrait-elle pas être choyée et révérée au lieu d’être crainte ?

C’est dans un contact intime avec un esclave noir, John Indien, que Tituba découvre son corps, sa féminité. Elle prend conscience aussi de sa force d’aimer, force qui la rend toutefois vulnérable : « c’était bien là le malheur. Je voulais cet homme comme je n’avais jamais rien voulu avant lui » (p. 35). Elle réalise à quel point aimer cet homme implique, pour elle, des concessions importantes : devenir esclave et vivre avec le peuple blanc.

À travers sa relation avec John Indien, Tituba en apprend long sur elle-même : son désir de séduire, sa nature passionnée, sa fidélité et sa capacité de faire des choix et de les assumer, même s’ils sont mauvais. Ce qui l’amènera à sentir toute la répulsion que la couleur de sa peau peut inspirer à la population blanche, en commençant par Susanna Endicott qui lui dira : « Je ferai ma cuisine moi-même, car je ne supporte pas que vous autres nègres touchiez à mes aliments avec vos mains dont l’intérieur est décoloré et cireux » (p. 40). Tituba porte alors un regard différent sur elle-même : « Je regardai mes paumes. Mes paumes, grises et roses comme un coquillage marin » (p. 40). Tituba sait donc porter sur son corps un regard positif sans se laisser définir par sa maîtresse, pour qui elle est l’autre. Cependant, à la longue, en raison de sa situation d’esclave, Tituba doit subir contraintes et cruautés diverses : avant Susanna Endicott, dit-elle, « personne, jamais, ne m’avait parlé, humiliée ainsi » (p. 40).

On voit donc Tituba hésiter entre une identité déterminée librement par elle-même et une altérité imposée de force. Après la peur et l’intimidation, Tituba retrouve ses moyens et critique l’ethnocentrisme des Blancs et des Blanches pour qui elle est ignorante, car elle ne connaît pas la religion catholique. Surtout, elle découvre une partie inconnue d’elle-même : sa capacité de haïr et son désir de vengeance. Elle agit en frappant sa maîtresse d’une maladie peu commode et humiliante.

C’est au sein de la communauté puritaine que Tituba mesure l’étendue de sa marginalité. Elle y apprend que, pour le peuple blanc, la couleur de sa peau constitue le signe de son intimité avec le Malin. En découvrant leur religion dévastatrice, elle doit plus que jamais redéfinir sa conception de la sorcellerie et renforcer son estime d’elle-même pour éviter d’adhérer à leur vision limitée.

Le pouvoir de définition que détient le groupe des Puritains est si fort que même Tituba s’y laisse prendre. À la suite des accusations de sorcellerie, elle change et commence à se « conduire comme une bête aux abois qui mord et griffe qui elle peut » (p. 129). Devant l’hystérie collective, Tituba devient une étrangère à elle-même, ses valeurs morales sont bousculées et elle est tentée de faire le mal. Elle se construit une identité plus forte, mais aussi plus négative parmi les Puritains. Elle porte un jugement sur ces derniers, elle reprojette le Mal sur eux au lieu d’intérioriser l’altérité qu’ils projettent sur elle. Même s’ils ont sur elle un pouvoir de vie et de mort, elle refuse leurs valeurs pour mieux définir les siennes. Au contact d’une société aux jugements si meurtriers, Tituba est d’abord tentée de faire le Mal pour se défendre. Puis sa force l’aide à finalement refuser ce choix qui la rendrait pareille à eux. Le processus identitaire est très intéressant ici : Tituba refuse d’être l’Autre, d’être l’incarnation du Mal. Qui plus est, elle redistribue les valeurs symboliques, attribuant le Mal aux Puritains plutôt qu’à elle-même. Sa résistance contre eux consiste en quelque sorte à ne pas résister : en refusant de combattre le Mal par le Mal, elle agit selon la vraie morale chrétienne, que les Puritains ont oubliée. Ainsi, elle renverse les valeurs symboliques et affirme haut et fort son identité de résistance.

Sur sa route, Tituba rencontre quelques personnes avec qui elle peut fraterniser dont Elizabeth par qui elle découvre  une amitié possible avec les Blancs et les Blanches. Puis elle perd ses illusions quand Elizabeth la trahit en se rangeant du côté de ceux et celles qui dénoncent. Elle en devient moins naïve et se protégera par la suite. Elle prend aussi conscience de l’importance de la sexualité dans sa vie. Son identité sexuelle est positive et saine, contrairement à celle d’Elizabeth qui refuse même d’en parler tant l’idée lui répugne. Ainsi, le contact avec une femme blanche lui permet un certain rapprochement, une certaine intimité, précaire toutefois en raison des différences de race et de classe.

Vivant parmi le peuple Juif, Tituba découvre les liens entre l’oppression de peuples différents et l’ethnocentrisme des peuples même opprimés, car ces derniers ne sont centrés que sur leur malheur bien qu’ils admettent Tituba dans leur groupe, ce que ne faisait pas le groupe dominant. Elle y découvre sa capacité d’assimilation puisqu’elle s’adapte à la langue et aux pratiques religieuses de cette famille.

Avec Iphigène, Tituba découvre enfin l’amour véritable et le désir de révolte envers le peuple blanc qui se concrétise dans une révolte qui échoue, mais qui préfigure la libération à venir.

C’est donc, dans un premier temps, au contact des autres que Tituba se forge une identité. Leur regard lui sert de miroir dans lequel elle se reconnaît ou ne se reconnaît pas selon l’image qu’ils lui renvoient.

Le rapport aux lieux

En plus de son appartenance raciale à un groupe déraciné, Tituba est métissée et devient une étrangère dans la communauté noire et encore plus dans la communauté blanche. Elle est, comme le dit Gloria Anzaldúa (1987), théoricienne américaine d’origine mexicaine, une mestiza et elle possède cette nouvelle conscience de la mestiza, c’est-à-dire une conscience de femme, of the borderlands, hybride, muable, malléable. La mestiza est éparpillée entre divers groupes, des valeurs et elle vit plusieurs cultures où différents messages, souvent contradictoires, sont véhiculés. C’est le cas de Tituba, qui est aux prises avec plusieurs espaces où diverses valeurs sont prônées (art de guérisseuse, religion catholique, valeurs juives, etc.). Pour construire son identité, elle doit prendre le meilleur de chacune des sociétés où elle passe.

Les nombreux déplacements de Tituba font d’elle une étrangère, une nomade. Maryse Condé dit : « Je crois maintenant que c’est l’errance qui amène à la créativité. L’enracinement est très mauvais au fond. Il faut absolument être errant, multiple au dehors et au dedans. Nomade. » Et elle ajoute : « c’est le regard de l’étranger qui est le regard de la découverte, de l’étonnement, de l’approfondissement » (Pfaff 1993 : 46). Effectivement, Tituba est créatrice par son art de guérisseuse, qu’elle défend tout au long de sa vie. Son regard est le regard de l’Autre. Elle critique et analyse les diverses sociétés où elle est toujours appelée à jouer le rôle de paria. Sa conscience est accrue par son errance et, malgré l’esclavage, elle est le personnage du roman le plus libre et le plus critique. Les autres personnages demeurent enracinés dans un seul et même lieu, ce qui les rend aveugles au reste du monde. L’immobilité les rend parfois ethnocentriques, fermés et hostiles à tout ce qui n’est pas eux, à tout ce qui ne provient pas de chez eux. En fait, ils ne connaissent le monde qu’à travers leurs préjugés, souvent non fondés. La mestiza, ici incarnée par Tituba, est symbole d’un nouveau monde de tolérance, de justice, d’ouverture et de multiplicité qui abolit les frontières et les hiérarchies.

L’« agentivité »

L’identité se construit aussi par notre propre conscience de nous-mêmes, l’autonomie et l’agency que nous pouvons nous octroyer. L’« agentivité » féminine (Barbara Havercroft (1999 : 89) propose de traduire agency  par « agentivité ») est une conscientisation des femmes quant à leur condition. C’est aussi la capacité de changer des choses dans sa vie personnelle et dans la société.

En tant que femme, Tituba nourrit un désir, un besoin d’autonomie et d’autodétermination qui s’exprime par le regard (regarder et juger les idéologies en place, ce qui implique un pouvoir lié à un développement de la conscience critique), la parole (revendiquer, protester, se dire, s’autodéterminer, ce qui permet d’intervenir dans la société) et les actes (se poser comme sujet agissant, s’autodéterminer en sortant des conventions et des identités figées).

Il est toutefois important de souligner que la quête de liberté n’est pas la même pour une femme noire esclave et une femme blanche libre. Il faut se demander quel sens revêt la quête d’« agentivité » chez une esclave du xviie siècle. Comme nous le verrons à l’instant, Tituba possède une faible capacité d’action quand elle est esclave, car ses gestes ne lui appartiennent que très peu. Sa parole est plus ou moins contrôlée, car elle doit se retenir devant les Puritains. Cependant, son regard lui appartient pleinement, esclave ou pas, car aucun maître ni maîtresse n’aura de pouvoir sur ce qu’elle voit et pense.

Par le regard qu’elle porte sur son corps, Tituba le définit d’une manière positive malgré les images négatives qui lui sont renvoyées par certaines personnes. Elle dit par exemple : « J’ôtai mes vêtements, me couchai et de la main, je parcourus mon corps. Il me sembla que ses renflements et ses courbes étaient harmonieux » (p. 30).

Tituba parle souvent du regard déformant de ses bourreaux : « Dans ses yeux [Susanna Endicott], couleur d’eau de mer, je pouvais lire toute la répulsion que je lui inspirais » (p. 39). Tituba a conscience d’elle-même et des autres. Son regard d’étrangère lui donne une distance salutaire qui mène à une vision critique des diverses communautés qui l’entourent.

En tant que narratrice, Tituba a une parole possédant une valeur pour le lecteur et la lectrice, mais, dans le roman, sa voix de marginale n’a pas de poids. Elle exprime malgré tout son refus d’obéir à l’ordre établi en disant à Samuel Parris : «  Pourquoi me confesser ? Ce qui se passe dans ma tête et mon coeur ne regarde que moi » (p. 69). Elle critique la religion puritaine : « Pourquoi parlez-vous sans cesse du Malin ? Les invisibles autour de nous ne nous tourmentent que si nous les provoquons » (p. 111). Plus tard, elle se positionne par rapport aux Puritains et dit : « Ah non ! Ils ne me rendraient pas pareille à eux ! Je ne céderai pas. Je ne ferai pas le mal ! » (p. 111). La parole de Tituba est critique, elle n’a pas peur de dire ce qu’elle pense et de s’autodéterminer par cette parole malgré ce que pensent les Puritains, représentants du pouvoir et de l’idéologie dominante. Paria aux yeux des Puritains, elle devient, pour le lecteur et la lectrice, un symbole de refus et de force positive.

Tituba refuse les mots de soumission à l’ordre établi et, par son silence et ses cris, défend son innocence. À sa sortie de prison, elle dit : « Je hurlais et ce hurlement, tel celui d’un nouveau-né terrifié, salua mon retour dans le monde […] Je dus réapprendre à parler, à communiquer avec mes semblables, à ne plus me contenter de rares monosyllabes. Je dus réapprendre à regarder mes interlocuteurs dans les yeux » (p. 190-191). Sa parole est signe de vie, de communication, de refus de se laisser mourir, de survie et de résistance. Elle sert aussi à redéfinir positivement la sorcière. Plusieurs fois au cours du roman, Tituba doit expliquer aux autres qu’une guérisseuse oeuvre pour le bien de sa communauté, que sa tâche consiste à créer des médicaments, à soigner par les plantes et à communiquer avec les invisibles. Ainsi, sa parole lui sert, de manière générale, à refuser les normes patriarcales et à proposer de nouvelles conceptions du monde.

Tituba réussit aussi, d’une certaine manière, à concrétiser son identité par des actes qui sont la preuve de son autonomie, de son pouvoir de décider. Ces actions ne sont pas toujours très positives, mais elles lui appartiennent. Elle se rend esclave par amour, mais elle reste consciente que « les esclaves « étaient bien plus libres [qu’elle]. Car ils n’avaient pas choisi leurs chaînes » (p. 45). Cet acte la conduit donc à se soumettre à l’homme et même à renoncer à sa liberté par amour pour lui.

La plupart du temps, toutefois, les actions de Tituba symbolisent son refus de se soumettre. Elle explique son avortement ainsi : « pour une esclave, la maternité n’est pas un bonheur. Elle revient à expulser dans un monde de servitude et d’abjection, un petit innocent dont il lui sera impossible de changer la destinée » (p. 83). L’avortement est un refus de renouveler la main-d’oeuvre du peuple blanc ; donc c’est un acte d’insoumission. Pour sauver sa peau, Tituba prend aussi la décision d’endurcir son coeur et d’avouer « son crime », ce qui ne change rien à ses croyances, car, en ces temps, on pendait les « sorcières » qui niaient les accusations.

En général, les actes de Tituba symbolisent son refus de se soumettre à l’ordre établi. Elle rejette les images de la femme que la société lui transmet. Elle n’est pas une femme de maison, elle ne se marie pas et elle refuse le rôle maternel en avortant. Elle ne répond pas plus aux stéréotypes de la femme noire, légère, coquette, lascive et sachant bien danser. Elle se montre telle qu’elle est, réfléchie, audacieuse, autonome, travaillante, créatrice, bonne, tolérante, ouverte et naïve.

L’action principale de Tituba est son travail de guérisseuse : « Il y avait quelques semaines que j’étais revenue chez moi, partageant mon temps entre mes recherches sur les plantes et les soins aux esclaves » (p. 242). Elle met l’accent sur son travail de recherche autant que sur les bienfaits importants qu’il apporte à ceux et celles qui veulent bien lui faire confiance. Ses actions de guérisseuse sont très controversées, mais elle résiste et continue de pratiquer son art et de le définir positivement. Elle participe officiellement à une révolte d’esclaves pour combattre la population blanche et cet acte de résistance suprême sera couronné par sa pendaison. Sa mort est noble, elle est pendue pour avoir défendu une cause et non en raison d’accusations non fondées de sorcellerie. C’est enfin dans l’au-delà qu’elle peut nous raconter son histoire.

La construction de l’identité personnelle de Tituba fait partie d’un projet plus large de redéfinition de l’identité collective. En tant que mestiza, avec une nouvelle conscience, elle participe à la création d’une autre culture, d’une nouvelle histoire pour expliquer le monde et créer un nouveau système de valeurs et d’images qui relient les gens aux quatre coins du monde.

Dans le roman, cette auteure met en dialogue divers discours : féministe, puritain, antillais, juif… pour les critiquer et les interroger et afin de trouver un nouveau modèle d’identité qui soit inclusif, multiple et variable. Maryse Condé ne donne pas de solutions, mais propose un nouveau regard sur le monde (Pfaff 1993 : 36). En tant qu’étrangère, Tituba puise le meilleur dans tous les discours qu’elle entend ; elle a justement ce nouveau regard sur le monde qui abolit les hiérarchies. Son identité est donc en construction tout au long du roman. Constamment jugée par les autres, elle doit définir et justifier qui elle est. Sa quête d’identité prend la forme d’un combat pour ne pas se laisser définir de manière limitée et négative par les groupes de référence.

Conclusion

Cette version de l’histoire de Tituba est très différente de celle que présentent les bourreaux de la sorcière. C’est grâce au projet de réécriture de l’histoire des femmes, entre autres, que les femmes peuvent prendre la parole. Dans ce contexte, ce projet permet à Tituba de prendre la parole pour nous raconter son histoire. Tout comme l’histoire traditionnelle présente un point de vue subjectif et construit, nous avons démontré que l’altérité est aussi une construction. En dénonçant son altérité, Tituba déconstruit la vision unidimensionnelle et nous permet de nous questionner sur les rôles et les fonctions de l’Autre. Le parallèle entre altérité et identité est très intéressant : se faire dire/se dire, se faire définir/se définir.

La première partie du présent article nous a permis de nous interroger sur l’altérité de Tituba et la seconde nous a fait réfléchir sur son identité. Dans un premier temps, nous avons examiné les groupes de référence et les lieux étudiés pour voir comment Tituba se définit au contact des autres et des lieux où elle évolue. Nous avons découvert, à l’aide des idées de Kristeva, que Tituba représente la face cachée du principal groupe de référence, soit les Puritains. En projetant sur elle ce qu’ils ne veulent pas reconnaître en eux, ils peuvent se permettre de la persécuter tout en se donnant l’illusion d’être purs et intègres. À l’aide des divers théoriciens et théoriciennes qui proposent de nouvelles façons d’accueillir l’étranger ou l’étrangère, Todorov (1989 : 15) avec son « humanisme bien tempéré » et Kristeva (1988 : 118) qui suggère de reconnaître la part d’aspect étranger en nous (Kristeva, 1988 : 118), nous avons pu constater que la hiérarchisation des différences crée des injustices qui vont jusqu’au massacre de communautés entières. Avec Tituba, nous avons vu que l’expérience de la marginalisation et de l’errance apporte à la mestiza une conscience sociale qui favorise l’accueil, l’ouverture et la tolérance.

Nous avons aussi observé, dans la seconde partie du présent article, que l’identité de Tituba est en construction tout au long du roman et que les autres lui faisaient prendre conscience des côtés autant négatifs que positifs d’elle-même. Elle accepte ce qu’elle découvre et tente de changer pour le mieux sans jamais refouler ni projeter ses défauts sur les autres. Par rapport aux lieux, Tituba se définit comme une mestiza, sans racines profondes. Elle se sent mieux à la Barbade mais uniquement parce qu’elle y est un peu moins marginalisée qu’aux États-Unis. De plus, comme nous l’avons vu, ce n’est que dans la mort que Tituba peut jouir de la liberté, enfin débarrassée de son corps de femme, de noire, d’esclave et de « sorcière ».

À l’aide des théories de l’agency, nous avons vu à quel point il est difficile pour une femme noire esclave du xviie siècle d’être « agente » de sa vie. Tituba, dans la mesure du possible, ne se laisse pas définir par les autres, mais son pouvoir d’action et de parole est limité. La conscience qu’elle a d’elle-même ne la sauve pas du sort que lui réserve la société, mais elle lui permet de grandir, de comprendre le fonctionnement de la société patriarcale, de laisser un message d’espoir à ses compatriotes et de participer à une redéfinition de l’identité collective.

D’une manière générale, l’histoire des femmes permet donc aux femmes de se dire elles-mêmes, de déstabiliser le point de vue dominant. Maryse Condé, en donnant une voix à Tituba, lui permet de dénoncer son altérité, de construire son identité et de redéfinir les paramètres de l’identité collective. Il est important de comprendre que c’est la collectivité qui permet à l’individu de s’exprimer et que l’expression de cet individu transforme à son tour la collectivité.

Comme nous l’avons dit et redit, Tituba participe à une redéfinition de l’identité collective. L’identité des femmes noires a suscité l’intérêt de plus d’une théoricienne et, à ce titre, Carole Boyce Davies (1994 : 121) écrit que l’identité antillaise est le produit d’un processus migratoire. Les frontières sont construites et inventées ; il est donc possible de les traverser pour mettre de l’ordre dans la conscience, pour prendre conscience des absences et les combler par le travail de la mémoire. En ce sens, elle précise que le discours des femmes noires est révolutionnaire et que les questions de communauté et d’identité doivent être reconsidérées à la lumière des expériences et des questionnements de ces femmes. Tituba dépasse les limites (oppositions binaires, frontières, etc.). Elle redéfinit les identités en rejetant l’exclusion et la marginalité (elle a un regard critique sur la société, mais sans jamais marginaliser les personnes). Elle reconnaît que plusieurs identités existent, que le sujet n’est pas constitué une fois pour toutes, mais qu’il est en constitution avec des identités multiples qui ne sont pas toujours harmonieuses.

Moi, Tituba Sorcière… Noire de Salem est un roman qui transgresse plusieurs frontières : celles de l’espace et du temps (Condé critique l’Amérique moderne à travers un récit du xviie siècle), celles de la biographie et de l’autobiographie, celles des genres : il mélange archives et fiction, folklore, légendes et superstition. Selon Bernstein (1998 : 120), Maryse Condé crée « une métanarration autour du récit de Tituba, une réflexion sur son authenticité. L’écriture de Condé remet en question sa propre position d’auteure et l’authenticité de toutes les voix narratives du roman. Tituba rompt la chronologie de sa narration pour critiquer ses futures biographes. Cette même critique poursuit ainsi (Bernstein 1998 : 120) :

Moi, Tituba, Sorcière… relie le devoir double de la littérature qui, selon Édouard Glissant, consiste à briser les mythes qui forment l’imaginaire d’une communauté et à produire de nouveaux mythes, aux théories féministes postcoloniales, qui voient dans l’écriture la possibilité d’une nouvelle symbolique sociale à partir de l’excavation des histoires occultées.

Tituba participe à la redéfinition collective des femmes noires qui doivent se positionner par rapport aux femmes et aux hommes blancs, mais aussi par rapport aux hommes noirs parce qu’elles sont des femmes et que le monde est défini par des hommes. Maryse Condé, en écrivant l’histoire de Tituba, participe à la création de la nécessaire fiction de l’identité antillaise. Bien que Tituba ne soit pas une héroïne exemplaire ni un modèle, elle demeure un personnage historique, et Maryse Condé en fait une femme qui pose un regard novateur sur elle-même et le monde. En tant que mestiza, elle crée un nouveau monde de tolérance et d’ouverture qui va au-delà des différences (sexe, race, classe, etc.) et qui brise les oppositions binaires (elle transgresse les valeurs des Puritains en refusant de faire le mal). Elle redéfinit positivement la sorcière en puisant dans le discours antillais et féministe. Elle redéfinit la femme comme capable d’agency, la femme esclave comme résistante, la femme noire des Antilles comme une mestiza capable de dépassement.

Le regard que Tituba pose sur elle-même est nouveau, il bouleverse les valeurs établies et les idées reçues sur l’identité unitaire, solide et liée au territoire. Selon Maryse Condé (1999 : 157), « grâce au brassage formidable que représentent ces migrations, l’identité se débarrasse peu à peu de la notion de territoire, de lieu d’origine ». Elle se demande (1999 : 158) : « Devons-nous croire que nous sommes en train de nous libérer de la notion de race, héritage obsolète des xviiie et xixe siècles ? Que la négritude est morte et enterrée ? »

C’est surtout la hiérarchie des différences qui pose problème et la plupart des théoriciens et des théoriciennes ont proposé des solutions pour le régler. Selon Christine Delphy (1991), pour comprendre une situation, il convient d’exercer son jugement et de se demander pourquoi elle existe en supposant que l’on ne connaît pas la réponse. De plus, il faut supposer qu’elle pourrait ne pas exister. Penser ce qui n’existe pas implique de croire que cela est possible. Effectivement, les théoriciens et théoriciennes qui proposent des solutions imaginent quelque chose qui n’est pas. Penser que c’est possible peut paraître idéaliste, voire utopique, mais il est essentiel de proposer de nouveaux modèles pour lutter contre les modèles établis.