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Thérèse St-Gelais, qui enseigne l’histoire de l’art et les études féministes à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), réunit dans cette publication deux événements qu’elle a coordonnés et qui sont à la jonction de ses préoccupations : avec l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF), en 2010, le colloque « Femmes : théories et création » et à la Galerie de l’UQAM pendant l’hiver 2012, l’exposition Loin des yeux près du corps. Cet ouvrage intellectuel métisse tant les disciplines que les pratiques. Nous le voyons comme un espace de rencontres et de transmission de savoir-faire. Ici, les auteures et les artistes – toutes des femmes – se réunissent afin de mettre en commun leurs réflexions sur les changements qu’opère, dans le milieu de l’art, l’engagement féministe. Quelles sont donc les innovations? Et les écueils? Ce qui nous a semblé le plus rassembleur sont les théories contemporaines sur le genre : c’est en effet à partir de ces postulats que les auteures tentent d’articuler la relation entre théorie et création, posture épistémologique en arts que nous avons rarement croisée dans la littérature scientifique francophone.

Ainsi, nous avons déterminé que l’axe théorique qui traverse ce livre s’inscrit dans les études sur le genre qui, comme l’exprime Isabelle Boisclair, sont « des notions fondamentales au coeur de la pensée féministe d’aujourd’hui » (p. 127). Plus précisément, nous croyons que les auteures adoptent pour la plupart une posture féministe postmoderne, qui propose des configurations franchement innovatrices entre théorie et création en mettant l’accent sur la notion d’identité. Comme nous le soulignerons, ces articulations permettent de « créer des nouvelles formes de pouvoir/savoir, se manifestant, entre autres, par […] [l’]écriture » (p. 64). Pour comprendre ce rapprochement entre genre et identité, nous nous baserons d’abord sur le texte de Boisclair, qui expose les concepts clés de la théorie queer, que nous préciserons grâce à Baril (2007). Ainsi, Judith Butler, théoricienne à l’origine de ce courant de pensée, s’inspire des thèses foucaldiennes et deleuzienne. Elle défend que les Savoirs, développés par les institutions, détiennent des Pouvoirs, qui sont politiques, puisqu’ils agissent par le discours comme les dispositifs de contrôle de la pensée dominante (p. 125). Elle s’attaquera précisément à l’hétérosexisme, qui réaffirme constamment par le langage la différenciation des genres (id.) (Baril : 69). Butler remet en question les Vérités de la connaissance (scientifiques et sociologiques) sur le genre et voit ces énoncés comme des actions permettant de classer et de marginaliser les individus, et ce, insidieusement, jusqu’à influencer leurs propres perceptions (p. 124). De la même façon, l’invocation du principe de l’objectivité devient une stratégie de légitimation des dispositifs du savoir/pouvoir (id.). C’est en croisant les théories postmodernes sur l’identité que Butler affirmera que le genre n’est pas une donnée fixe et immuable qui détermine en amont l’individu, puisqu’il est constamment re-situé dans le contexte et les codes culturels. Genre et sexe se conceptualisent non plus comme des catégories socialement construites et imposées – par exemple, la femme –, mais ce sont désormais des ensembles de critères normatifs qui en créent les modèles – le féminin (Baril 2007 : 64).

Le pouvoir passe alors entre les mains du sujet, qui a la capacité d’agir, de se conformer ou d’en refuser les critères. De la même façon, l’expérience et le vécu individuel deviennent des savoirs qui invalident les prétentions universelles des métarécits historiques où, comme le présente Anne-Marie St-Jean Aubre, « l’identité n’aurait de réalité pour le sujet qu’à travers sa mise en forme par le langage » (p. 75). St-Jean Aubre tente de circonscrire le processus identitaire du féminin, qu’elle voit à la jonction de deux discours fictionnels, le premier provenant des impératifs sociaux, le second de la subjectivité individuelle. Ainsi, selon St-Jean Aubre, pour comprendre l’identité, il faut, d’une part, intégrer la critique féministe qui a démontré que le discours dominant crée et impose des modèles de la femme qui agissent comme des impératifs auxquels se conformer. Et, d’autre part, reconnaître que l’individu crée aussi un récit, celui-ci plus intimiste, introspectif dans lequel prend forme la représentation de sa subjectivité. C’est de ce côté que St-Jean Aubre conçoit un potentiel de transformation de l’identité : ainsi, le sujet portant le marquage du féminin n’est plus soumis à un récit transcendant et au regard de l’autre, mais il détient le pouvoir de reconfigurer son avenir selon ses propres modèles, des projections imaginées et fictives. Dans le même sens, pour Jacinthe Dupuis, écrire à nouveau un fragment biographique permet de retirer le pouvoir nominatif masculin (p. 161). Chez Catherine Mavrikakis, ce processus littéraire prendra la forme de l’autonarration, qui allie fragments biographiques et fiction, permettant de fonder une histoire inventant ses origines (p. 132). Concevoir l’identité comme fiction permet donc de reprendre un pouvoir sur le passé, le présent et l’avenir.

Les écrits de Thérèse St-Gelais semblent répondre au désir foucaldien de constituer une histoire de l’art féministe des corps. Elle défend l’idée que les artistes féministes depuis les années 60 mettent en jeu le corps dans l’espace public. Ces dernières l’imposeront d’abord pour obtenir une reconnaissance en tant que sujets autonomes, actifs et pensants, puis, pour « performer » (au sens de Butler) de multiples formes de discours liés à leur genre et identité. Elles vont instaurer un autre récit des pratiques artistiques qui viendra ainsi perturber l’Histoire (de l’art) monopolisée par le masculin.

L’exposé d’Elva Zabuyan (p. 136) peut s’insérer dans la pratique de la réécriture. La littérature intellectuelle produite par les artistes féministes depuis les années 60 est interprétée dans un processus de réappropriation de la théorisation, elle est une prise de pouvoir et une autodéfinition, troublant la tradition masculine des écrits sur l’art et les critères de l’art actuel.

Reprenant de Butler l’action parodique comme un moyen d’exacerber les différences liées au genre, Joanne Lalonde et Liza Petiteau la présentent plutôt comme une stratégie pour confondre l’authenticité des identités. En effet, Lalonde démontre que l’exacerbation des figures liées à la « catégorie-femme » (p. 72) révèle le rôle performatif des accessoires associés au féminin, par exemple le vêtement. Ils agissent comme les énoncés du discours hétéronormatif en indiquant visuellement l’appartenance de genre de l’individu. Lalonde et Petiteau exposent quelques transformations avec ces matériaux proposées par des artistes femmes, qui pousseront le travestissement jusqu’à rendre impossible l’appartenance de genre, ce que Petiteau appelle le « rhizome transgenre » (p. 149). En « désessentialisant » la femme, elles évoquent ici les réflexions sur le posthumain, (p. 72), piste que prend aussi Mercedès Baillargeon parlant du cyborg pour analyser les personnages de l’écrivaine Nelly Arcan (p. 81).

Dans la même continuité, Catherine Cyr s’intéresse au choeur féminin au théâtre et à la plurivocalité de cette figure narrative, où la prise de parole est parfois singulière, parfois commune, mais constamment à partir du même lieu (p. 88). Pour Cyr, la dynamique de la choralité féminine rend audibles (et donc visibles) les multiples subjectivités du féminin, semblables tout en étant différentes, laissant imaginer, par les échanges de dialogues, la création de nouvelles figures identitaires. Stéphane Martelly adhère aussi à l’idée que c’est dans le j/eu (scénique) subjectif et fictionnel de l’énonciation que l’identité nomade et en mouvement peut se re-créer (p. 93).

Il ne s’agit plus ici de tenter de retrouver une unicité, qui résoudrait dans la pensée dialectique matérialiste les rapports d’opposition des couples antagoniques. Par exemple, le phénomène de la catégorisation des identités par le rapport dualistique entre un centre dominant et une périphérie marginalisée est critiqué par Audrey Laurin. Elle présente le cas de Tracey Emin, qui bénéficie d’une grande popularité publique alors qu’elle est rejetée par le monde de l’art. Laurin défend que c’est parce qu’Emin déroge aux critères intellectualistes et conceptuels de l’art pour plutôt utiliser comme matériaux de ses oeuvres des références à elle-même, à son vécu et ses expériences. Bref, Laurin démontre que le sujet détient une agentivité qui lui permet de négocier avec les contraintes sociales et de les dépasser (p. 142).

Dans un même ordre d’idées, Boisclair voit dans la littérature grand public de Wendy Delorme un moyen de déconstruire le concept d’identités sexuelles déviantes, comme la porno, bondage and discipline, domination and submission, sadism and masochism (BDSM), l’homosexualité et le transgenrisme et, du même coup, d’encourager leur réappropriation subjective (p. 125). Même situation chez Martine Delvaux qui, prenant une posture propornographie féministe, analyse la série télévisuelle The L world (p. 117). La construction esthétique des épisodes suscite l’intérêt d’un vaste auditoire en montrant des scènes de sexualité exclusivement féminine – lesbienne comme transgenre. Le public n’est pas plongé dans des scènes explicites, mais capté par les fragments de séduction, de nudité et de sexe qui composent la trame narrative de la série. C’est en s’insérant dans l’imaginaire et les désirs de ceux et celles qui lisent un ouvrage ou qui assistent à un spectacle que se transforme la perception de soi et de l’Autre.

Les théories du genre impliquent des conflits qui secouent le monde féministe. Pour notre part, nous soulèverons ici deux points critiques abordés par deux auteures. Ainsi, nous avons vu chez Lori Saint-Martin une mise en garde relativement à la portée neutralisante des théories postmodernes de l’identité, vers des changements subjectifs et individuels. Pour Saint-Martin, la transformation des identités de genre ne doit pas se produire en vase clos (p. 104), mais être ancrée dans une démarche féministe et collective de transformation des discours sur le genre et la sexualité.

Ensuite, Frieda Ekotto rappelle l’importance de la dimension transculturelle et anti-universalisante des théories sur le genre, qui est parfois évacuée. En effet, pour Ekotto, les Africaines, à présent considérées comme sujets, sont porteuses, en tant qu’actrices engagées politiquement, du devenir du continent africain. Mettant l’accent sur les pratiques de documentaristes africaines, elle démontre que, en partant de leur propre expérience, celles-ci rendent visibles les réalités des femmes et permettent de créer un nouvel imaginaire.

Nous voulons finalement signaler l’originalité de la démarche de St-Gelais qui, en incluant un catalogue d’oeuvres contemporaines dans cet ouvrage sous sa direction, permet d’actualiser les préoccupations liant théorie et création. Ainsi, l’exposition Loin des yeux près du corps rend visibles les rapports d’altérité et le rôle qu’y joue la perception. Les oeuvres montrent des corps féminins constamment incomplets; tronqués, absents, modifiés, multipliés, fragmentés, qui entrent en dialogue avec ceux des spectateurs et des spectatrices, dialogue qui devient alors vivant et incarné. St-Gelais désire détourner le regard vers la subjectivité, dans l’expérientiel, le mnémonique et le sensible afin de montrer les différents ancrages des marqueurs du féminin.

Comme nous l’avons démontré, les théories féministes postmodernes, adoptées par les auteures réunies dans cet ouvrage, permettent de mettre en valeur les nouvelles stratégies d’énonciation dans lesquelles s’immiscent sujet, fiction, imaginaire et engagement. Nous croyons que cette voie est innovatrice et ouvre un espace des possibles pour les recherches féministes actuelles sur le genre, toutes disciplines confondues.