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L’objectif de notre étude est de situer et d’analyser les voix des femmes humoristes et créatrices de bandes dessinées (BD) actuellement en vogue en Suède. À travers leur art, elles ne portent pas seulement un regard original et souvent provocant sur la relation entre l’homme et la femme, mais elles atteignent aussi de nouveaux groupes de lecteurs et de lectrices. Elles contribuent ainsi au changement actuel du statut de la BD en Suède (Hammarlund 2012a). Afin d’offrir une image approfondie de ce courant féministe, nous avons été amenée à restreindre l’étude à deux auteures et illustratrices, à savoir Nina Hemmingsson (née en 1971) et Liv Strömquist (née en 1978) dont les strips[1] tranchent le plus avec les usages humoristiques et esthétiques devenus clichés. Nous voulons situer leurs oeuvres respectives dans une perspective culturelle plus large, susceptible de montrer que leur popularité n’est pas uniquement un phénomène commercial. Elle découle plutôt du fait que leurs albums ne sont pas de simples objets de divertissement et de facilité. Au contraire, le moteur de leur art est la transformation : de l’esthétique de la BD et d’une société marquée par l’Histoire de même que par les normes féminines et masculines traditionnelles et dépassées.

Le fabuleux destin de Hemmingsson et de Strömquist

Parmi les dessinatrices humoristes actuelles, nous avons choisi de nous intéresser à Nina Hemmingsson et à Liv Strömquist, parce qu’elles sont les premières de la dernière vague suédoise de femmes humoristes et bédéistes à avoir réussi à séduire le grand public. Leur popularité est à comparer à celle de Claire Brétecher qui a connu beaucoup de succès auprès de la population suédoise durant les années 80. Ce sont aussi les plus médiatiques. Les strips et les cases de Hemmingsson ont régulièrement été publiés dans les pages culturelles d’Aftonbladet (un des plus grands tabloïds suédois) et Strömquist intervient en tant qu’animatrice sur la chaîne la plus populaire de la radio publique, P3. En 2008, un album de Hemmingsson et des extraits de l’oeuvre de Strömquist ont donné naissance à une pièce de théâtre dont la première a eu lieu à Helsinki en Finlande (Teleman 2010 : 19). À la télévision, Strömquist et Hemmingsson ont toutes les deux figuré, au cours des dernières années, dans des émissions phares, telles que le programme littéraire Babel ou Gomorron Sverige (Bonjour la Suède). Finalement, elles ont également attiré l’attention de la presse en étant lauréates de prix différents : en 2007, le Prix de la meilleure BD en suédois a été décerné à Hemmingsson; en 2011, Strömquist a reçu le Prix de la satire, Ankan (Le Canard), pour sa contribution à la bande dessinée féministe.

En outre, Hemmingsson et Strömquist attirent l’attention du public parce qu’elles témoignent de la récente acceptation des femmes par les maisons d’édition dans le domaine de la BD. Depuis les années 80, les femmes suédoises humoristes se frayent plus activement un chemin pour occuper l’espace bédéiste, avec des précurseures telles que Cecilia Torudd (née en 1942) ou Lena Ackebo (née en 1950) (Strömberg 2010 : 83 et 86; Strömberg 1999 : 27 et 44). Torudd a gagné l’estime de toute la nation grâce à ses strips sur la thématique de la mère monoparentale avec deux adolescents. Ackebo, plus avant-gardiste, n’abordait pas ouvertement les thématiques féministes, mais elle représentait les normes et le mode de vie typiquement suédois avec une satire mordante.

La réussite de cette génération de femmes humoristes et bédéistes a été un important encouragement pour les jeunes illustratrices d’aujourd’hui. Toutefois, l’édition de la BD indépendante des années 90 a freiné la créativité de ces femmes, non seulement parce que la vente des publications était en baisse (imputable à la situation économique en Suède), mais également en raison de la domination masculine parmi les maisons d’édition (Strömberg 2012). Les Éditions de Galago (fondées en 1979), les plus prestigieuses de la BD indépendante dans la Suède d’aujourd’hui, toujours dirigées par des hommes, ont remédié en 2009, officiellement et radicalement, à ce déséquilibre en instaurant un quota de 50 % de femmes et 50 % d’hommes dans leurs publications (Klenell 2010; Kuick 2010). À noter que Galago représente l’équivalent suédois des Éditions de L’Association (fondées en 1990, en France), elles aussi fondées et gérées par des hommes. Cependant, cette maison d’édition ne peut se vanter d’autant d’égalité ni d’atteindre autant de lecteurs et de lectrices par publication. En effet, L’Association est impressionnée par les derniers chiffres de vente de Galago, et cela, sans prendre en considération le fait que le pays ne compte que 9 millions de lectrices et de lecteurs potentiels (Strömberg 2012).

Libération se fait l’écho de cette représentation rééquilibrée et tout à fait rentable, en commentant la dernière anthologie de Galago (Loret 2012). Ce volume montre que les efforts pour établir plus de justice dans les choix de Galago ont certainement servi les jeunes auteures féministes et humoristes actuelles, telles que Nanna Johansson (née en 1986), Loka Kanarp (née en 1983), Sofia Olsson (née en 1979), Sara Granér (née en 1980), ainsi que Strömquist et Hemmingsson, bien que celles-ci aient percé sur le marché un peu plus tôt. Excepté Hemmingsson, qui a été formée à l’Académie de l’art (Kunstakademiet) de Trondheim (Norvège) toutes sont diplômées de la même école de BD de Malmö (Suède), ce qui prouve que la sélection effectuée par les écoles contribue également à encourager les femmes à prendre place dans le domaine de la BD.

Par ailleurs, une étude de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD) montre que, en 2010, 12 % des bédéistes en France sont des femmes (Alféef 2011). Ce chiffre est à comparer à la publication de BD en Suède, évidemment bien moins impressionnante en quantité, mais plus égalitaire à l’égard des sexes. Si, en 2011, 94 albums d’origine suédoise ont été publiés, on trouve parmi les auteurs-illustrateurs et les auteures-illustratrices pour adultes 33 hommes et 24 femmes qui travaillent seuls. En outre, sans compter les anthologies, 6 publications ont été produites en collaboration entre hommes et femmes; et plus d’une dizaine d’albums de femmes abordent des thématiques féministes (Hammarlund 2012b). Au cours du Festival de la BD d’Angoulême en 2012, où l’Association suédoise de la BD (Seriefrämjandet) a présenté un certain nombre de bédéistes suédois, l’intérêt, voire la fascination, de la population de l’Hexagone pour cette récente parité dans le domaine de la BD en Suède a été confirmé (Hammarlund 2012a).

Le colloque et également l’exposition des pays nordiques, Changing the Woman Image ‒ the Woman in Comics (2011), témoignent en outre du fait que cette nouvelle verve chez les illustratrices suédoises est particulièrement avant-gardiste et courageuse, comparée aux textes et aux images de leurs consoeurs voisines.

L’engouement du grand public pour l’art de Hemmingsson et de Strömquist ne peut s’expliquer que par leur manière humoristique et artistique d’exprimer des idées féministes, ces mêmes idées dont on adore débattre en Suède. Aussi ce pays se situe-t-il sur la ligne de front concernant la question de la parité (Nordenmark 2011). Tout en articulant des messages féministes sous-tendus de théories complexes d’horizons disciplinaires variés, Strömquist s’adresse aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Le niveau visuel de ses textes assez denses est fait de strips traditionnels mêlés d’un recyclage d’images de l’actualité qui traite, notamment, de la vie privée des vedettes et des personnalités (people), de collages et d’oeuvres d’art classiques travesties. Hemmingsson, pour sa part, avoue ne pas être une féministe avertie, tout en se rendant compte, un peu malgré elle, que sa sensibilité fait ressortir des textes et des images fortement liés au projet de Strömquist (Teleman 2010). Les textes de Hemmingsson sont bien plus clairsemés au profit de l’image (parfois en forme de tableau), laquelle rappelle ses aspirations antérieures de devenir peintre. Leurs choix esthétiques repoussent effectivement les limites de la définition de la BD et rejoignent les réflexions théoriques actuelles autour de la mise en page (Groensteen 2012).

Deux albums de Hemmingsson, Jag är din flickvän nu (Je suis ta copine maintenant, 2006) et Mina vackra ögon (Mes beaux yeux, 2011), et un album de Strömquist, Prins Charles känsla (Le sentiment du Prince Charles 2010), publié prochainement en français aux Éditions de Rackham, feront l’objet de notre étude. Les traductions nécessaires à l’analyse sont personnelles, sauf pour les images transmises par Rackham.

La féminitude et la culture de Rabelais

Relativement peu d’universitaires en Suède et en Scandinavie se sont intéressés au sujet de l’humour. Torekull (1988) recense des analyses sur l’humour qui se veulent les premières scientifiques en Suède. Concernant l’humour des femmes, il est possible de trouver certains articles qui abordent le sujet (Gaupås Johansen 2011; Johansson 2009; Kinnunen et Johnsen 1996; Kristensson 2000), mais c’est surtout la thèse de doctorat d’Anna Lundberg (2008) qui fait le premier pas vers de vraies analyses de l’humour des comiques suédoises.

Lundberg suit la tradition des chercheuses et des chercheurs qui font le rapprochement entre le grotesque positif de Bakhtine, dans le texte de ce dernier sur Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et à la Renaissance (1965), et différentes théories féministes (Arthurs 1999; Bowers 1992; Isaak 1996; Rowe 1995; Russo 1994; Zemon Davis 1987). Dans cette lignée, le sujet de l’humour au féminin n’est pas traité systématiquement et les interprétations proposées sont, dans la plupart des cas, très différentes entre elles. Toutefois, il n’est pas anodin que la théorie de Bakhtine ait attiré autant de chercheuses et de chercheurs féministes, puisque, chez Bakhtine, il est possible de trouver une interprétation alternative au corps féminin, exposé, ridiculisé, réprimé et exploité à travers les siècles. Dans l’oeuvre de Hemmingsson, on assiste précisément à cette réécriture du corps féminin.

Les thèmes récurrents du carnavalesque et du grotesque chez Bakhtine ont pour objet de dévoiler les mouvements subversifs dans une structure dominante, et ce sont des forces qui viennent, non de l’extérieur, mais d’en bas de la société. Une civilisation a besoin du carnavalesque et du grotesque, car ils dynamisent des schémas figés en transgressant les frontières de la convenance sociale (Bakhtine 1991 : 70; Goldberg 1996 : 154). Or, paradoxalement, la structure dominante s’efforce de retenir le carnavalesque pour ne pas déranger l’ordre. Dans cette entité binaire (dominants/féodaux – rebelles/cerfs), chacun des aspects est responsable d’une fonction : ouverture ou fermeture (Bakhtine 1991 : 57; Belleau 1984 : 39).

Les activités féministes peuvent aisément être illustrées par les concepts du carnavalesque et du grotesque, car elles aussi cherchent à renverser les normes et les codes établis qui restreignent l’action et l’existence des femmes. De ce point de vue, le féminin est le principe d’ouverture et de progression, tandis que le masculin représente le principe de fermeture et de régression. À cet égard, il est important d’observer que, contrairement au titre en français de l’oeuvre de Bakhtine, le titre suédois met en avant l’histoire du rire à la place de l’histoire de la culture populaire. En effet, l’arme principale des forces bouleversantes du carnavalesque est précisément le rire libérateur. Lorsque Lundberg (2008) et Rowe (1995) abordent le carnavalesque et le grotesque selon Bakhtine, elles soulignent le bas corporel dont les ouvertures et les actions provoquent le rire tout en créant des liens à la vie. À l’instar d’un Gargantua ou d’un Pantagruel chez Rabelais, les femmes traitées par Lundberg et Rowe se servent des organes génitaux, de l’acte sexuel, du manger et des excréments, c’est-à-dire de la sphère basse qui s’ouvre sur la jouissance et la vie, pour se faire une place et agir sur le monde (Lundberg 2008 : 55. Rowe 1995 : 33).

Ainsi, par l’aspect positif et joyeux, le carnavalesque et le grotesque associés à la femme transforment nos idées sur le féminin. Depuis le développement de la science de la biologie au XIXe siècle et de la théorie de l’évolution de Darwin, la femme est effectivement définie comme une négation de l’homme : « être un homme, c’est ne pas être une femme » (Hirdman 2001 : 54-57). L’homme est physiquement plus fort – c’est scientifiquement prouvé! – et, au tournant du siècle, Otto Weininger décrit clairement, dans Geschlecht und Charakter (Sexe et caractère, 1903), que le propre du féminin, c’est l’improductivité, l’inconscience et le manque de logique, en d’autres mots, que la femme est intellectuellement inférieure à l’homme.

À l’encontre de ces efforts masculins pour dévaloriser la femme, le carnavalesque et le grotesque surviennent pour proposer des définitions et des fonctions alternatives aux apparences diverses du sexe féminin. Cependant, cette analogie entre la théorie historique et littéraire de Bakhtine et les théories féministes demande quelques précisions. Dans le texte de Bakhtine, il règne une interdépendance entre le carnavalesque et la structure dominante, qui les définit l’un l’autre. Or, à en croire l’analyse des genres de Hirdman, si l’homme définit la femme, la femme ne possède pas le pouvoir de définir l’homme (Hirdman 2001 : 57). Cette exclusion du processus de faire le genre est accentuée au cours du XIXe siècle (Björk 1996 : 22), où le grotesque romantique prend forme sous la plume de Victor Hugo entre autres, par exemple dans la « Préface de Cromwell » (1827). Avec l’époque romantique le grotesque perd en profondeur. Il est éloigné de sa fonction carnavalesque, positive et transformatrice pour devenir le contraire du sublime et des idéaux auxquels aspire l’être humain. Dans ce contexte, lorsque le grotesque est associé à la femme, le comique se transforme en horreur et tragédie. La femme grotesque n’a assurément pas lieu d’être dans l’esthétique romantico-réaliste du XIXe siècle. Elle est la définition même du néant, une sorte de négation incarnée. Dans ces récits, elle est sans cesse exclue, réprimée ou enfermée, ce que confirment les analyses classiques dans The Madwoman in the Attic (1979) de Gilbert et Gubar. La femme grotesque et romantique est monstrueuse, au bord du gouffre de la folie et éloignée des caractéristiques humaines (Lundberg 2008 : 20).

Depuis, l’esthétique du grotesque est ambiguë : d’une part, elle s’ouvre sur la vie, le rire et les réalités de l’être humain; d’autre part, elle exprime la négation totale de la joie, de l’action, de la productivité, de l’intelligence et de la sociabilité. C’est cette réversibilité du grotesque qui est en premier observable dans les histoires de Hemmingsson, comme si le monde moderne était marqué par ces deux aspects (Goldberg 1996 : 160).

Le fond et la surface chez Hemmingsson

Chez Hemmingsson, ces deux aspects du grotesque, soit de la Renaissance et de l’époque romantique, existent parallèlement, ce qui lui permet de les utiliser tous les deux pour frapper le monde extérieur avec son humour méfiant et sceptique. Un exemple de l’utilisation du bas corporel et du grotesque apparaît déjà au début de son album Jag är din flickvän nu (Je suis ta copine maintenant, 2006). Dans une case (figure 1) qui couvre la page, le lecteur ou la lectrice observe à gauche une femme blonde, un peu inquiète, qui tient son compagnon par la main. Ils se trouvent dans un bar et l’homme est en train de boire du vin. Dans le premier phylactère, l’homme présente sa femme à une brune à droite : « Salut. Voici ma femme. » Dans le second phylactère, la femme brune répond : « Eh ben. Et voici mon aisselle » (Hemmingsson 2006 : 5), tout en levant son bras gauche pour pointer du doigt tous les poils noirs de ce lieu intime et transpirant de son corps.

Figure 1

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D’un côté, nous avons la femme traditionnelle : muette, soumise et énigmatique; de l’autre côté, la femme qui parle, et qui ouvre le bas corporel pour anéantir certaines convenances sociales ressenties comme oppressives. Cet acte peut sembler agressif. La femme brune effraie apparemment la femme blonde, laissant entendre que ces femmes incarnent l’opposition entre le sublime romantique et le grotesque horripilant. Or, comme chez Rabelais, c’est la femme brune et grotesque qui est la plus vraie et réaliste. Elle n’accepte pas les codes de politesse superficiels établis, et les dénonce par ce geste libérateur qui dévoile instantanément le fond de l’expression « Voici ma femme », c’est-à-dire que l’homme possède la femme comme l’on possède une partie du bas corporel. Ainsi, la femme brune renvoie subtilement la grotesquerie horrible sur l’homme.

Excepté cet inversement de rôles pour lequel l’auteure a une prédilection certaine, Hemmingsson exprime le contraste entre l’apparence soutenue et soignée de la femme et son intérieur. Le thème du rapport entre profondeur et surface parcourt son oeuvre et souligne la nécessité de laisser la place à la femme grotesque de l’époque romantique qui fait peur et qui doit être cachée, tout en l’associant au grotesque joyeux et positif de Rabelais. Hemmingsson dit elle-même dans un entretien que l’ambition est de montrer l’être humain entier pour le meilleur et pour le pire (Teleman 2008 : 19). Cet objectif ressort clairement dans une case où un homme s’exclame joyeusement en voyant la femme face à lui : « Oh, que tu es belle! Tu rayonnes bien plus que le soleil. » La femme sourit et lui dit : « Eh… Merci. » Cependant, une cartouche insérée au milieu de la page pointe une flèche sur son ventre pour expliquer qu’à l’intérieur se cache « l’obscurité la plus compacte de l’Europe du Nord » (Hemmingsson 2006 : 22).

Ces exemples indiquent que chez Hemmingsson le grotesque romantique (1) et le grotesque rabelaisien (2) correspondent à deux thèmes récurrents : 1) lier le fond et la surface; 2) brouiller les frontières qu’impose la convenance. Dans l’exemple suivant domine le carnavalesque sur le tragique et romantique parce que l’on y trouve encore plus accentué le corporel rebelle. Il s’agit d’une bande formée de quatre cases dont la première contient le titre de l’histoire : « Trois exemples de réponses socialement inacceptables à la question : “Aimes-tu danser?” » (Hemmingsson 2006 : 23). Dans les cases suivantes, on observe un couple attablé devant deux verres de vin. Dans chaque case, il est sous-entendu que l’homme a posé la question du titre. La femme répond souriante dans la première case : « Oui, je parie mon gros intestin que je danse mieux que ta dernière harpie de copine. Bon, alors, on fait un tour de piste? » Dans la deuxième case, elle répond, aussi souriante : « Danser? Pas vraiment. Mais si tu me donnes un couteau je peux me couper l’artère au rythme de la musique. » Finalement, dans la troisième case, la femme répond toujours souriante : « Comme ci comme ça, mais ma spécialité c’est le sexe oral. Santé! » (Hemmingsson 2006 : 23).

Comme chez Rabelais, s’exprime ici la sphère du bas corporel, liée aux jurons, tels que l’appareil digestif, le sexe et la jouissance, ainsi que le sang, pour servir à la fois à dégrader et à renouveler la communication stéréotypée entre l’homme et la femme. Ce corps, impossible à réprimer, dérange et choque par sa réalité naturelle et vraie. C’est ce même corps qui autorise la femme à se faire une place personnelle dans le monde, libérée du joug des règles machistes et des traditions désuètes (Bakhtine 1991 : 308).

La femme corporelle chez Hemmingsson

Le corps carnavalesque, libérateur et féminin, ne surgit pas seulement à l’oral dans les phylactères, mais il s’incarne aussi dans les images. Au premier abord, les personnages des albums de Hemmingsson frappent par leur aspect physique. Qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, le nez ressemble à un museau, tandis que les pieds et les mains ne possèdent souvent pas plus de trois doigts, comme les pattes d’un animal. Il est significatif que l’on retrouve le trait animalesque chez plusieurs femmes bédéistes de la dernière génération, et c’est probablement chez Sara Granér qu’il est le plus visible. Bien que Hemmingsson intègre l’aspect animalier de manière plus discrète que Granér, il n’y a pas de doute que l’être humain et l’animal sont mis au même niveau.

La partie centrale de l’album Mina vackra ögon (Mes beaux yeux, 2011) contient des images pleines, sans encadrement en cases bédéistes. Les animaux sont fréquents à cet endroit : le lièvre, le chien, le chat, le cheval et le papillon, comme dans un véritable bestiaire. Le trait animalesque se renforce ainsi et renvoie vers le carnaval bakhtinien où le bas corporel s’exprime par le bestial (Bakhtine 1991 : 312). Toutefois, chez Hemmingsson, la coprésence de l’être humain et de l’animal souligne davantage le reflet de l’un dans l’autre qu’elle ne renvoie aux forces déchaînées du carnaval animalesque de Rabelais.

Au centre de cette imagerie, la lectrice ou le lecteur retrouve le personnage principal, l’alter ego de l’auteure. Elle a des cheveux noirs au carré et des yeux sans pupilles, qui ressemblent aux boutons cousus avec des points bien distincts. Elle a une certaine corpulence et sa bouche n’est pas très distincte de son sexe, ce qui est bien illustré par une des images où elle traverse un passage clouté, déguisée en tenue d’animal (sur son capuchon se dresse deux oreilles pointues) qui laisse voir son sexe nu. Il règne un sentiment de confusion dans ces images, car elles signalent une abolition des frontières entre l’être humain et les animaux, entre le sublime admirable et le bas méprisable. Les contraires existent simultanément, sans doute pour montrer une voie vers l’acceptation du carnavalesque et du grotesque qui existent dans chaque individu.

Cette partie de l’album de Hemmingsson prête moins au rire parce que l’auteure y livre des images qui ne concrétisent pas seulement l’animalesque et le bas corporel, mais qui visualisent également des émotions profondément humaines. D’aspect expressionniste, les images sont tournées vers les états d’âme et incluent aussi bien la contemplation, la joie, le désir et la tendresse que l’angoisse, la tristesse et la destructivité. Au lieu de rire, on reste bouche bée, pour savourer une femme grotesque qui pose en noir, telle une diva déformée à la Sarah Bernhardt, ou une femme qui se masturbe en bonnet de lapin dans un fauteuil rouge. La présence du grotesque romantique marque la lecture de ces images dérangeantes, tout en laissant la place à l’ouverture carnavalesque qui vient donner une nouvelle signification au tragique. Effectivement, la femme crépusculaire du XIXe siècle monte ici sur scène pour demander à être vue. Fixée sous les projecteurs, elle réclame son droit d’exister pleinement et positivement. Car, comme le dit Hemmingsson, elle est fatiguée de toutes les images qui portraiturent la femme sous une lumière favorable, tel le slogan « Les femmes peuvent » des années 80 (Teleman 2010 : 20). Si l’homme peut être odieux, sexuellement obsédé et alcoolique, tout en restant entier et respecté, une femme doit en revanche dissimuler sa personnalité socialement inacceptable.

Ces tableaux expressifs mettent au centre le corps féminin avec ses émotions et sensations. Ainsi, ils fonctionnent tel un pied de nez au regard mâle, selon Mulvey (1989) qui domine en général les représentations artistiques de la femme et qui met en scène les fantasmes masculins au lieu de la réalité féminine. Chez Hemmingsson, l’acte de réécrire l’image de la femme prend sa source dans l’exubérance et la jouissance carnavalesque. C’est également un acte physique et sexuel, montré par une des histoires de l’album Jag är din flickvän nu (Hemmingsson 2006 : 62).

La première des six cases (figure 2) réparties sur la page montre la tête d’une femme couchée. Elle tient sa bouche grande ouverte pour dire dans une bulle où les lettres en majuscules font comprendre qu’elle parle fort : « SUCER UNE BITE. » Dans la deuxième case, il est significatif que l’on ne voie que le bas du corps de quelques hommes vêtus de jeans. En-dessous, il est écrit : « JE VEUX SUCER UNE BITE. Je veux tous vous sucer. ». Dans la case suivante, la femme apparaît avec son visage énorme. Sa bouche est cachée par sa main. Autour il est écrit sans phylactère : « Je suce et j’avale. Ensuite, je m’essuie la bouche avec le revers de la main. ».

Dans la quatrième case réapparaît le visage rond et souriant de la femme avec une partie de son corps gras. Elle dit : « Maintenant vous n’avez plus de sperme, et moi, je suis contente et grosse. » L’avant-dernière case doit être lue avec la dernière, car la femme, présentée dans toute sa splendeur dans la cinquième case, s’adresse aux hommes représentés dans la sixième case. Elle tend généreusement sa main vers les hommes pour demander : « C’était bien pour vous aussi? » La réponse timide d’un des hommes est située dans une bulle à cheval entre les deux cases : « Oui, merci, pas trop mal. » Le texte en majuscules de la sixième et dernière case se situe en haut, tel un dernier récitatif : « ET VOUS ÊTES SI PETITS À CÔTÉ DE MOI » (Hemmingsson 2006 : 62).

Figure 2

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Cette histoire devient comique par le contraste entre cette femme entièrement carnavalesque : énorme, ouverte et jouisseuse, et les petits hommes discrets, bien peignés et habillés, dans leurs pantalons serrés qui laissent entrevoir un sexe minuscule. Les rôles caricaturés sont d’emblée inversés, et, au lieu de l’homme, c’est la femme avec toute son existence physique qui prend et jouit en premier, avec une certitude naturelle que « c’était bien » pour les hommes. C’est une femme puissante et généreuse qui détrône les hommes et s’empare du monde sans s’excuser.

La fusion du postcolonial et du féminisme

Si le corps physique et langagier envahit sans cesse les pages de l’oeuvre de Hemmingsson, Strömquist se situe dès le début de l’album Prins Charles känsla (Le sentiment du prince Charles, 2010) dans une sphère nettement plus intellectuelle. Chez elle, ce sont les concepts qui prennent la place du corps, tels que l’amour, le romantisme, l’indépendance masculine, la sexualité hétéronormative, le pouvoir et les intérêts politiques. Le programme est posé clairement et sans vergogne, pour faire comprendre qu’il s’agit d’un projet éducatif qui veut éclairer le lecteur ou la lectrice sur les problèmes liés à la relation entre l’homme et la femme.

La manière strömquistienne d’aborder ces problèmes complexes pourrait être rapprochée d’une branche des théories postcoloniales préoccupée par l’écriture et l’interprétation de l’Histoire. Pour l’individu colonisé, il est important de revisiter l’Histoire, car le passé a été interprété, écrit et rendu officiel par les impérialistes. L’historien Jan Vansina a montré que l’histoire africaine défie l’histoire académique dominante, parce qu’elle va à l’encontre du panorama et des grandes idées forgées par la pensée ethnocentriste de l’Europe (Vansina 1992 et 1994). En raison de cette écriture dominante du monde passé, il faut des méthodes innovatrices et interdisciplinaires pour reconstruire la réalité.

Il est possible d’observer un courant chez Strömquist qui correspond à cette réinterprétation de l’Histoire. C’est essentiellement l’homme blanc qui a écrit l’histoire dominante d’une perspective patriarcale en excluant le plus souvent la femme. Strömquist s’évertue à présenter d’autres nuances et interprétations du passé qui ébranlent nos idées reçues sur les bases de la société, mais, surtout, qui offrent des explications illustrées ou « hyperréelles » (Round 2010 : 196) et parfois surprenantes de la relation homme-femme. En outre, Strömquist procède sans souci des frontières disciplinaires et mélange joyeusement la psychanalyse, la littérature, la science politique, l’histoire et la culture populaire, tout en employant des références hétéroclites telles que Nancy Chodorow, Jonathan Swift, George Brandes, Whitney Houston ou Ronald Reagan.

Telle une chercheuse en postcolonial studies, Strömquist situe ainsi les comportements et les expressions artistiques et médiatiques dans un contexte politique où la femme, à la place de l’individu colonisé, lutte pour son indépendance (Coundouriotis 2009 : 54). Comme chez Hemmingsson, la femme est dans ce contexte construite et définie par l’homme. L’objectif est de se libérer de ce joug et de dresser une image plus vraie du genre (gender) féminin. En parallèle, l’individu colonisé a été construit et défini par la société colonisatrice. Cependant, en s’appuyant sur la critique du colonialisme de Frantz Fanon dans Les damnés de la terre (1961), les deux n’existent pas l’un sans l’autre : en fait, ils sont piégés dans un système paradoxal.

Dans le schéma colonial, le groupe colonisateur désire civiliser l’individu colonisé. Pourtant, une fois que ce sera chose faite, il n’y aura plus de différences entre les deux et le premier risquera de perdre ses privilèges. Le groupe colonisateur cherche ainsi à perpétuer une image d’inhumanité et d’infériorité concernant l’individu colonisé. À l’inverse, celui-ci est forcé de s’adapter à la culture du groupe colonisateur, quitte à perdre la sienne et sa propre identité. Si le premier refuse l’adaptation, il sera méprisé par le second (Fanon 1969).

La même relation est à observer entre les hommes et les femmes chez Strömquist, qui analyse le comportement des hommes comme moyen de conserver un statut supérieur et certains privilèges. La femme doit savoir se positionner par rapport à ses désirs et à ses objectifs, voire les admirer et les soutenir, sinon elle est rejetée. Dans ce rapport de force, la femme est la plus vulnérable. Elle risque de se perdre et de devenir malheureuse, pathétique et exempte d’identité, si elle n’analyse pas ce qui est en train de lui arriver au moment d’entrer dans une relation avec un homme. Strömquist tente surtout d’offrir des outils pour sortir de ce piège qui enferment les sexes dans une relation malsaine.

La fausse indépendance des hommes chez Strömquist

L’album de Strömquist s’ouvre sur un épisode intitulé « La bande des quatre », où elle fait allusion au groupe politique chinois accusé d’avoir été l’instigateur de la Révolution culturelle. Cependant, ce début change rapidement après une présentation des visages sordides du groupe des quatre. Dans la case suivante apparaît un texte de la narratrice qui nous avertit (Strömquist 2010 : 9 (figure 3)) : « Mais laissez-moi vous présenter une autre “ bande des quatre ” qui a aussi exercé une influence sur la culture! Il s’agit des quatre comiques de la télé les mieux payés au monde ces dernières années. »

Ensuite sont introduits Tim Allen, Jerry Seinfeld, Ray Romano et Charlie Sheen avec leur rémunération mirobolante par épisode diffusé à la télévision. Chacun a droit à un phylactère ou deux pour prononcer ses blagues sexistes. (Strömquist 2010 : 9). Ces humoristes mâles ont, selon la narratrice, un point commun : dans leurs séries télévisées, les femmes désirent avoir accès à leur personne, par une relation amoureuse ou non. Pour eux, c’est « ultrachiant » (Strömquist 2010 : 10).

Strömquist explique, en s’appuyant sur la théorie de Chodorow, que ce comportement hétéronormatif peut provoquer des « troubles mentaux » (Strömquist 2010 : 12), puisque ce type de famille fait la différence entre ce qui est féminin et ce qui est masculin. En l’occurrence, la femme prend soin des enfants, leur parle et crée des relations émotionnelles, tandis que l’homme est à l’opposé, réclamant son indépendance par l’absence, le silence et les préoccupations professionnelles. Dans ce contexte où les sexes sont polarisés, le fils ne peut pas s’identifier à la mère, mais il ne peut pas non plus s’identifier au père avec qui il n’arrive pas à établir de relation. À la place, le fils doit s’identifier à une construction culturelle et sexiste de la masculinité.

À ce moment du récit, Strömquist se sent obligée d’insérer une vignette pour devancer certaines réactions du lectorat. Un enfant déclare dans plusieurs phylactères que « ce genre de famille n’existe plus » ou qu’« elles existent éventuellement dans le Sud le plus conservateur des États-Unis » et qu’« aujourd’hui la maman et le papa ont tous les deux un contact émotionnel avec leurs enfants ». À la suite de ces propos, vient un carré avec des statistiques récentes qui montrent que 41 % des enfants parlent avec leur mère lorsqu’ils ou elles sont tristes, 24 % avec un ami ou une amie et 5 % avec leur père (Strömquist 2010 : 13).

Figure 3

© 2012 Liv Strömquist et Rackham pour la traduction en langue française

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Il existe donc un problème dans la construction de l’identité qui prend racine dans la relation construite et non naturelle entre l’homme et la femme. Cette difficulté est à rapprocher de la relation entre le groupe colonisateur et l’individu colonisé, puisque, à l’instar de l’homme qui doit prendre ses distances avec la femme pour construire son identité masculine, le premier doit se distancier du second pour maintenir son identité d’impérialiste supérieur. Dans le monde actuel postcolonial, ce schéma se perpétue non seulement parce que l’image culturelle de l’homme blanc est sexiste, mais aussi parce qu’elle contient également des éléments de supériorité sur d’autres peuples. À l’inverse, il est intéressant d’observer qu’à l’instar de la femme qui aspire à avoir une vraie relation avec l’homme, malgré la résistance évidente de celui-ci, l’individu colonisé aspire à être reconnu, vu et estimé par le groupe colonisateur qui préfère l’ignorer. Ainsi, se reflètent deux formes de domination l’une dans l’autre, tout en ouvrant sur des perspectives qui permettent, peut-être, de s’en sortir.

Strömquist continue son argumentation en prenant d’abord la perspective de l’homme. Si la « bande des quatre », à savoir Tim Allen, Jerry Seinfeld, Ray Romano et Charlie Sheen, souffrent de toutes sortes de contacts avec les femmes, il est bien étrange qu’ils s’obstinent à maintenir des relations amoureuses avec le sexe opposé (Strömquist 2010 :16 (figure 4)) : « Pourquoi les hommes, ne créent-ils pas des environnements alternatifs exclusivement masculins, construits selon des modèles utopiques comme la forêt des rêves bleus de Winnie l’ourson ou des versions antérieures de Donaldville. »

Strömquist laisse une page entière pour dépeindre ce lieu idéal et purement masculin, où des hommes vêtus de manière identique s’occupent à des activités typiquement masculines, par exemple faire du feu et aller à la pêche. Le ridicule de l’image est irréfutable et sert à miner l’image réconfortante de l’homme. Strömquist démontre également, en s’appuyant sur les idées psychanalytiques de Jessica Benjamin, que cette prétendue indépendance de l’homme existe à condition qu’une femme le soutienne. C’est elle qui lui permet d’agir « de manière autonome dans le monde extérieur » (Strömquist 2010 : 16). De la sorte, l’homme a besoin de la femme tout en voulant s’en séparer.

Figure 4

© 2012 Liv Strömquist et Rackham pour la traduction en langue française

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Malgré la différence de contexte, il est pourtant possible de comparer ce scénario à la relation groupe colonisateur-individu colonisé parce que, tout comme l’homme est rassuré par le soutien féminin, le groupe colonisateur crée des liens stables avec les colonies et les individus colonisés pour renforcer son statut dans le monde. Ainsi, sa puissance provient du soutien de l’individu colonisé. La mise en parallèle ressort plus clairement de l’album de Strömquist dans la partie intitulée « Pouvoir, force d’amour, intérêts politiques ». À cet endroit, la narratrice pose la question : « D’où vient l’énorme poigne du patriarcat pour continuer et continuer à exister dans les sociétés occidentales de nos jours? » (Strömquist 2010 : 111 (figure 5)). Strömquist a trouvé la réponse chez Anna G. Jonasdottír, chercheuse en science politique. Apparemment, sa force vient de l’amour, car celui-ci est fondamental pour l’existence humaine. Or, dans les relations amoureuses en général, les hommes se servent à outrance des effusions d’amour qu’a appris à fournir la femme en toute circonstance, tandis qu’ils ne rendent jamais la pareille. Il existe donc dans la relation amoureuse une inégalité dans les ressources parce que celles-ci sont récupérées par l’un des partenaires, c’est-à-dire l’homme. On fait le même constat en observant la relation groupe colonisateur-individu où le premier essaie de dépeindre le second comme exigeant, tandis que c’est le premier qui s’empare des ressources du second.

Le (re)façonnement de la femme et du passé

Strömquist adopte également la perspective de la femme pour demander : « Pourquoi donc les femmes veulent-elles être avec des hommes qui gardent cette distance émotionnelle » (Strömquist 2010 : 18) et qui s’emparent de leurs ressources? En l’occurrence, c’est la psychanalyste Lynne Layton qui fournit une réponse parce que, selon elle, la femme n’a jamais pu s’identifier au père dans la famille sexiste et hétéronormative. Par conséquent, elle n’a pas accès aux caractéristiques masculines, telles que l’indépendance et l’action. En outre, en imitant sa mère, la confiance en elle vient seulement par le relationnel, c’est-à-dire en satisfaisant les besoins des autres.

Figure 5

La force du patriarcat vient de l’amour que les femmes ont appris à fournir dans toute circonstance.

© 2012 Liv Strömquist et Rackham pour la traduction en langue française

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Lorsqu’elle n’est pas confirmée par ses relations, la femme devient frustrée et a envie de faire comme les hommes, à savoir : « mettre ses propres besoins devant ceux des autres », « s’intéresser à soi-même, sans souci des sentiments des autres », « avoir un grand besoin d’être seule », « coucher avec tous ceux que l’on rencontre, sans responsabilité de leurs sentiments » (Strömquist 2010 : 21). Or, dans une culture divisée en genres, il est tabou pour les femmes de se comporter ainsi. Afin d’accéder à ce comportement et à cette caractéristique masculine, la femme doit se lier à un homme qui incarne tout ce que la société patriarcale lui refuse.

Ces schémas reproduits sans cesse ne sont pas si éloignés des schémas postcoloniaux où l’individu colonisé observe ses ressources exportées vers les pays colonisateurs. C’est une frustration constante qui demande des soupapes pour évacuer la tension. Comme le groupe dominant refuse de voir l’Autre, l’individu colonisé ne peut que s’identifier à son propre camp, tout en désirant les mêmes privilèges que possède le groupe colonisateur. Pour y avoir accès, il est possible de faire comme la femme et de se lier à un partenaire du groupe colonisateur, mais on peut aussi adopter les mêmes méthodes que celui-ci, malgré les tabous, et exploiter la terre et les autres à son tour. Quelque extrêmes que soient ces généralisations, la polarisation reste, par notre histoire commune, bien ancrée dans nos comportements et Strömquist arrive, par la voie de l’humour, à attirer l’attention sur ce qui cloche fondamentalement dans nos relations humaines.

En effet, Strömquist enjoint aux femmes et aux hommes d’ouvrir les yeux sur les relations de domination actuelles mais également sur celles du passé, afin de comprendre comment ces codes et ces normes ont évolué. Par exemple, elle explore ce qu’elle appelle la « propriété sexuelle » (Strömquist 2010 : 57) en passant par des époques et des cultures diverses de notre histoire. Avec l’objectif de révéler l’aspect factice de nos codes sexuels, elle met en avant la mythologie des Vikings qui raconte que Frey, femme d’Odin, avait plusieurs hommes, mais pas l’inverse, et que Frey faisait l’amour avec quatre nains, afin d’obtenir un beau bijou (Strömquist 2010 : 62-63).

Strömquist raconte que, à l’époque romantique où le nationalisme battait son plein, les Suédois voulaient montrer au monde leur glorieux et héroïque passé par la littérature. Plusieurs écrivains ont entrepris alors de réécrire la mythologie et les sagas et ont ainsi changé radicalement le comportement féminin, afin que la femme plaise aux idéaux de l’époque. Pour sa part, Strömquist revisite le passé en vue d’en extraire des versions qui incluent la femme et qui lui sont favorables. Il s’agit d’une réécriture comique et légère, à l’encontre de l’écriture historique et féminine d’une Assia Djebar, par exemple, dont les oeuvres sont le plus souvent solennelles et tragiques. Pourtant, ces deux auteures ont un seul et même projet lorsqu’elles s’efforcent de déterrer les voix des femmes du passé, afin de montrer leur participation à l’Histoire. Quoique la colonisation ne soit pas au centre du récit de Strömquist, il n’en reste pas moins qu’elle s’interroge à la fois avec humour et sérieux sur l’écriture de l’Histoire et sur la monopolisation de celle-ci par l’homme blanc.

Conclusion

Hemmingsson et Strömquist se sont fait une place dans le paysage bédéiste et médiatique en Suède et leurs oeuvres séduisent de plus en plus de lectrices et de lecteurs. Leur humour n’est pas qu’un pur divertissement : il se veut aussi, ouvertement ou secrètement, éducatif, sans pour autant être moraliste. Ces auteures s’évertuent, quoique par des moyens divers, à créer des BD qui mêlent le plaisir de l’histoire, le plaisir lié à l’art et le plaisir lié au média employé (Groensteen 2000), qui font rire, tout en aiguisant notre esprit critique concernant le monde. Hemmingsson cherche en premier à montrer la femme telle quelle, c’est-à-dire sans restrictions ni tabous de la part du monde patriarcal. Sa manière d’écrire le corps grotesque et carnavalesque en texte et en image libère la femme des préjugés sur le féminin et la laisse occuper sa place dans le monde. Strömquist, pour sa part, se montre exigeante à l’égard de son lectorat, qu’elle exhorte à observer l’irrationnel dans la relation homme-femme par des analyses perspicaces et hilarantes de l’Histoire et de la société actuelle. Ainsi, l’importance de l’humour dans leurs oeuvres n’éclipse pas leurs messages féministes et politiques. Loin d’être seules sur la scène suédoise de la BD féministe Hemmingsson et Strömquist semblent en effet exercer le pouvoir par le rire, influençant leur entourage pour changer notre vision du monde actuel et d’antan.