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Dans leur anthologie de la pensée féministe québécoise, Micheline Dumont et Louise Toupin remontent le temps et vont à la rencontre des militantes féministes du Québec, du début du xxe siècle jusqu’au milieu des années 80. Ces femmes, que peu de personnes connaissent aujourd’hui, ont pourtant marqué l’histoire du Québec, en combattant la discrimination et le sexisme d’une culture patriarcale toujours lente à changer et en contribuant autant, sinon plus que leurs confrères si l’on tient compte des obstacles auxquels elles faisaient face, à la démocratisation de la société.

Les auteures visent par cet ouvrage à « reconstituer l’évolution de la pensée féministe au Québec » (p. 20) en puisant à ses racines et en la suivant tout au long des années suivantes. En effet, le féminisme n’est pas apparu avec les années 70 : on trouvait des militantes de la « cause des femmes » dès le début du xxe siècle et, si un grand nombre d’entre elles n’ont pas laissé de traces écrites, d'autres heureusement, ont pris la plume pour exprimer leurs revendications. Ce livre propose un rendez-vous avec ces militantes. Il permet de saisir la polysémie et l’ancienneté d’un des mouvements sociopolitiques les plus dynamiques du xxe siècle et d’en suivre l’évolution dans le contexte de l’histoire du Québec francophone[1] au xxe siècle. À la fois ouvrage pédagogique et recueil de documents, cette anthologie, rédigée par deux des pionnières de l’histoire des femmes et des études féministes au Québec, est destiné à combler des lacunes dans les connaissances à cet égard et à stimuler la recherche et la réflexion théorique à partir des textes historiques. Le nombre de thèmes abordés témoigne bien des larges enjeux sociaux soulevés par le mouvement féministe comme de la fécondité des études féministes.

L’anthologie de Dumont et Toupin s’ouvre avec une conférence donnée en 1901 par Joséphine Marchand-Dandurand, conférence intitulée « Le féminisme » (p. 43), où l’oratrice défend le droit d’« être utile » pour les femmes tout en prenant ses distances à l’égard de celles qui revendiquent « des droits politiques ». L’anthologie se termine par un article sur l’existence du féminisme d’État, écrit en 1985 par Lise Moisan : « Où nous mènent les féministes d’État ? » (p. 709). Ces deux textes permettent d’évaluer le chemin parcouru par les femmes en trois quarts de siècle mais aussi de voir la fragilité de leurs acquis. Entre ces articles, plus de 180 textes présentent les différentes positions féministes au fil du siècle et les efforts inlassables des militantes en faveur de l’« émancipation collective des femmes » (p. 26).

Les deux auteures énoncent et assument clairement une position féministe et en tirent des implications théoriques et pratiques ainsi qu’une méthode de recherche pour leur ouvrage. Celle-ci mérite un long développement en introduction. On y apprend que les textes retenus sont le fait de militantes, « ces femmes engagées dans l’action concrète, qui parlent et écrivent à partir d’une pratique relevant d’un champ du féminisme » (p. 24). Les militantes en question ne se disaient pas nécessairement féministes, certaines décennies ne se prêtant guère à cette appellation, mais elles défendaient ce que l’on peut considérer comme des positions féministes dans des journaux, des magazines, dans la presse féminine ou féministe et, à partir des années 70, dans ce que Dumont et Toupin appellent la littérature « parallèle ». Devant la multitude de textes, les auteures ont été conduites à adopter un second critère de sélection, soit que ces textes « traduisent, autant que faire se pouvait, une pensée » (p. 25), plus précisément, une pensée « sociopolitique » orientée vers une pratique. Elles ont donc exclu les textes liés à l’art et à la littérature, nombreux dans les années 70 et fondateurs d’un discours libérateur, ainsi que des articles d’intellectuelle ou de théoricienne d’abord et avant tout.

Toutefois, comme les auteures le précisent bien, il ne s’agit pas ici « d’une histoire de tous les groupes féministes, ni d’une histoire du mouvement féministe » (p. 23). Au centre du livre, se trouvent les propos de militantes, de femmes qui ont réfléchi à leur situation et à leur place dans la société et ont livré le fruit de cette réflexion. Ce sont les données brutes d’une histoire de la pensée féministe. En effet, c’est en constatant l’absence du féminisme comme pensée, comme idéologie et comme mouvement social dans les livres d’histoire et les grandes lacunes dans les connaissances sur l’histoire du féminisme que les auteures ont décidé de « reconstituer l’évolution de la pensée féministe au Québec » (p. 20). Le contexte québécois a produit une pensée marquée par les courants du monde occidental mais également « une pensée féministe locale » (p. 21). Beaucoup plus que le suffragisme, beaucoup plus que des revendications pour le droit au libre choix en matière d’avortement, par exemple, le féminisme est une lutte politique qui s’inscrit dans le champ du social et qui est donc plus que la somme de ses parties. Ce vaste chantier conserve toutefois un objet précis. Dumont et Toupin font ici une histoire « féministe » de la pensée féministe, prenant les femmes comme des sujets de l’histoire et reconnaissant leur place de « sujets révoltés » (p. 21) contre la situation de subordination dans laquelle elles ont évolué historiquement.

Le livre se divise en trois grandes parties qui correspondent à deux périodes chronologiques. La première partie : « Le féminisme et les droits de la femme », va du début du xxe siècle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que les 40 années suivantes font l’objet de deux parties thématiques qui se chevauchent chronologiquement, « pour mieux illustrer le caractère polyvalent de la pensée féministe » (p. 23). « Le féminisme comme groupe de pression » comprend donc l’ensemble de la seconde période, soit de 1945 à 1985, tandis que « Le féminisme comme pensée radicale » se concentre plutôt sur les années 1969 à 1985. Cette division exprime la réalité de cette époque où coexistaient féminisme égalitaire et féminisme radical. Le livre se termine sur le néolibéralisme triomphant de la fin des années 80 et sa remise en question, depuis lors, des avancées obtenues par le mouvement féministe. Si l’histoire des années subséquentes « reste à faire » (p. 24), les auteures présentent tout de même en conclusion le premier bilan du féminisme « pluraliste » des quinze dernières années du xxe siècle (p. 728).

Une des grandes forces de ce livre réside dans l’introduction de chacune des parties et dans la présentation des textes : elles permettent de comprendre dans quel contexte s’insèrent les discours des militantes et de connaître les différents groupes féministes et les courants de l’époque. Dans ces mises en contexte, les deux auteures ont réussi à synthétiser l’essentiel des différentes périodes et à en faire ressortir les grandes caractéristiques sans jamais en sacrifier la complexité ou, dans le cas des textes, la richesse. On apprend par exemple qu’« [a]près la Seconde Guerre mondiale, [les femmes] ont mis beaucoup d’espoir dans leur participation aux instances politiques internationales. Les mouvements pacifistes, comme la Voix des femmes, ont d’ailleurs constitué la principale forme d’engagement politique des femmes avant la relance du mouvement féministe en 1965 » (p. 394). Voilà qui situe en quelques lignes le type de participation et de revendications des femmes avant le grand réveil féministe. Cependant, ces introductions contribuent également à l’avancement des connaissances historiques : les auteures mentionnent ainsi certains faits moins connus, notamment l’existence à Montréal au début du xxe siècle du Colored Women’s Club et du National Council of Jewish Women (p. 28).

À l’intérieur de chacune des parties, les auteures ont choisi de regrouper les textes selon une logique thématique : « le droit à l’instruction », « le droit au travail », « les droits civiques », etc. Ce regroupement facilite la lecture puisque les textes sont organisés de façon à se répondre l’un l’autre ; cela occasionne toutefois aussi des retours en arrière, car les unités thématiques sont toutes construites de façon chronologique. En effet, on termine, par exemple, un thème avec un texte de 1980 pour retourner en 1947 au début du thème suivant, ce qui rend plus ardues les tentatives de circonscrire la conception du féminisme par les militantes au cours d’une période donnée ou après un événement précis : cependant, cet inconvénient est largement compensé par l’unité qu’apporte la réunion thématique des textes.

Le xxe siècle s’ouvre avec le féminisme, sujet d’actualité sur toutes les tribunes, dans tous les milieux. Le Québec ne se démarque pas du monde occidental en laissant libre cours aux polémiques : dans les journaux, féministes et antiféministes s’affrontent abondamment. Le féminisme attire et mobilise, le mouvement est moins marginal que ne le laisse croire l’absence de données dans les livres d’histoire. D’ailleurs, de nombreuses associations vivent sans subventions, tout simplement grâce à leurs membres, aux campagnes de souscription et aux commanditaires (p. 27). La cinquantaine de textes de militantes de la première moitié du xxe siècle, dans la partie intitulée « Le féminisme et les droits de la femme », met en scène un féminisme orienté vers les droits des femmes « au nom de leur différence, pour mieux exercer leur fonction de mère » (p. 29). Ces féministes réclament plus de liberté pour les femmes, mais elles précisent bien que celles-ci sauront garder leur place, car, selon Marie Gérin-Lajoie dans « L’admission des femmes au Barreau (1916 et 1917) », « partout où la femme entre en lice avec l’homme, nous voyons pour ainsi dire des classifications naturelles s’établir entre eux » (p. 91). Pionnière du féminisme mais bien de son époque et de son rang, Gérin-Lajoie revendique l’accès à certaines professions mais en indiquant que les femmes sauront aller vers les domaines où la nature les pousse : par exemple, le soin des femmes et des enfants en médecine ou en droit. Si cette perspective semble bel et bien révolue aujourd’hui, plusieurs des questions principales qui préoccupaient les femmes de cette période sont toujours d’actualité, bien que la terminologie ait parfois changé : traite des Blanches, alcoolisme, littérature obscène, prostitution… Cependant, les revendications n’étaient pas liées qu’à la seule fonction maternelle et, de façon plus générale, les Éva Circé-Côté et Idola Saint-Jean militaient pour des droits de base (accès à l’instruction supérieure, droit au travail et à la syndicalisation, droit de vote, etc.) avec un discours aux accents parfois très contemporains, comme en témoigne l’article de la journaliste Circé-Côté, « Travail égal, salaire égal (1917) » (p. 88) : « La cuisinière a un traitement inférieur au cuisinier, la femme de peine à l’homme de charge. Pourquoi ces rétributions inégales si les uns et les autres rendent les mêmes services ? […] pourquoi ne seraient-ils pas aussi bien rémunérés l’un que l’autre ? ».

La deuxième partie, « Le féminisme comme groupe de pression (1945-1985) », commence dans le contexte de l’obtention du droit de vote et retrace la diversification rapide des revendications féministes. Aux demandes concernant l’éducation supérieure, toujours d’actualité au moins jusque dans les années 60, à celles qui portent sur le droit au travail, à la syndicalisation, s’ajoutent des revendications qui témoignent des nouvelles préoccupations : congés de maternité, création de garderies, droit à la contraception et à l’avortement, etc. Les femmes sont sur tous les fronts et luttent contre le sexisme omniprésent dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la politique, en matière de droits civils, bref, partout. Toute forme de violence à l’endroit des femmes est également dénoncée ; à preuve, cet extrait d’un texte de Lise Houle publié en 1981 (« Pornographie et pollution de l’eau, où en sommes-nous ? ») : les pornocrates ont récupéré le féminisme en nous donnant comme exemples des femmes pleinement libérées de leur corps et très heureuses de le prostituer, d’être bafouées, battues et violées avec le sourire, comme si elles en retiraient un plaisir certain. Les femmes ne marchent pas dans ces histoires » (p. 372).

Cependant les discours se politisent aussi et la troisième partie, « Le féminisme comme pensée radicale (1969-1985) », présente des textes qui en témoignent. Si certains prennent des accents socialistes ou nationalistes – pensons ici au fameux slogan du Front de libération des femmes du Québec : « Pas de libération des femmes sans libération du Québec ! Pas de libération du Québec sans libération des femmes ! (p. 464-465), le féminisme de cette période met d’abord en cause le patriarcat comme système. C’est le cas notamment dans cet extrait d’un texte de Micheline Carrier paru en 1982 (« Ce féminisme qu’on dit radical ») : « Le féminisme radical dont je parle est une option politique qui analyse les rapports humains comme reproduisant, à des degrés divers et dans divers domaines, une division primitive en classes sexuelles d’hommes et de femmes, [division qui] est l’oeuvre du patriarcat » (p. 491-492). Ainsi, les féministes radicales demandent, non pas l’égalité au sein d’un système qui, au mieux, sera réformé mais une transformation réelle du système patriarcal comme du système capitaliste. Pour cela, il faut s’attaquer aux racines du problème, car « les femmes ne pourront se libérer qu’à l’intérieur d’un processus de libération globale de toute la société » (p. 466). Tel est le propos du texte du Front de libération des femmes du Québec publié en 1970 : « Nous nous définissons comme esclaves des esclaves ».

Nous sommes loin ici du féminisme de 1901 tel que le définissait Joséphine Marchand-Dandurant dans son texte « Le féminisme » : « Ce mouvement c’est un réveil de la responsabilité féminine [qui tend à] rien que de juste, que de désintéressé, que de raisonnable. Son action s’effectue sous l’égide de la religion à l’ombre de la loi » (p. 46). La lecture des textes de l’anthologie permet de traverser presque tout le xxe siècle et de suivre le développement des analyses et de l’action féministe. Il est toujours difficile de choisir parmi autant de textes ceux dont il faudrait parler. J’en retiendrai un : parmi le grand nombre de textes inédits se trouve le brillant « Mémoire présenté à la Commission d’enquête sur les relations entre le Dominion et les provinces par la Ligue des droits de la femme (1938) », rédigé par Elizabeth Monk (p. 187-194), où cette avocate démontre comment, dans la province de Québec, les femmes ont tous les devoirs de citoyenneté (ainsi, elles sont toujours assujetties à l’impôt) sans en avoir les droits. Elles ne reçoivent pas leur juste part des dépenses gouvernementales, notamment en matière d’éducation. Le mémoire expose comment la répartition des pouvoirs entre les différents gouvernements (fédéral, provincial et municipal) et, surtout, l’application des lois par les administrations provinciales et municipales entraînent des inégalités graves pour les femmes. Les arguments sont précis, par exemple, celui de l’inégalité relativement à l’assistance-chômage, en particulier pour les femmes résidant à Montréal à qui toute aide est refusée si le mari est à l’hôpital, en prison, malade, invalide, à la recherche d’un emploi dans une autre ville, etc., ou si la femme est veuve ou fille-mère, bref dans toutes les situations où ces femmes auraient justement besoin d’aide financière (p. 188-189). Victime elle-même d’une injustice qui la fait exercer le droit en Nouvelle-Écosse puisque le Barreau du Québec est interdit aux femmes, Mme Monk démontre comme la faiblesse des salaires féminins entraîne celle des salaires masculins, et comment les bas salaires québécois ont également une influence négative sur les salaires dans les autres provinces ; elle dénonce « les graves conséquences qu’entraîne le niveau de vie inférieur de le province de Québec » (p. 192), dont la très forte mortalité infantile. Elle en appelle donc directement au gouvernement fédéral pour qu’il ne « tolère [pas] des injustices qu’il ne sanctionnerait pas de sa propre autorité » et lui rappelle qu’il « a formellement reconnu le principe de l’égalité des sexes devant la loi » auprès de la Société des Nations (p. 194).

La pensée féministe au Québec est donc un ouvrage essentiel pour qui s’intéresse à l'histoire du Québec. Déjà un incontournable des cours féministes[2], cette anthologie peut servir d’introduction aux mouvements féministes du xxe siècle tout autant qu’offrir des documents de première main utiles à l’enseignement ou à la recherche. Soulignons que son utilisation est facilitée par une table des matières qui donne les titres de tous les textes et les noms des auteures. Le recueil comporte de plus une bibliographie récente, un tableau synchronique des principales revues féministes ainsi qu’un index fort utile des noms, des revues et des associations citées dans les écrits ; on trouve, enfin, des photos de plusieurs féministes et des reproductions de textes célèbres ou inédits qui ajoutent à l’intérêt d’un ouvrage à la présentation soignée, comme c’est le cas généralement avec les publications des éditions du remue-ménage. Les auteures de cette anthologie atteignent amplement leurs objectifs ; on pourrait certes critiquer certains choix, discuter de la pertinence de la définition de la « militante[3] » retenue, déplorer l’absence de textes des théoriciennes du féminisme[4], mais l’orientation de ce livre se justifie, et il restera à faire ces autres anthologies qui manquent. Pour l’heure, celle-ci remplit brillamment sa fonction : faire connaître l’ancienneté, la force, la richesse et la diversité de la pensée féministe québécoise de 1900 à 1985 à travers le discours et les actions de ses militantes. Il nous appartient maintenant d’intégrer ces connaissances et d’aller de l’avant à la lumière de l’enseignement qui s'y trouve.