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Dans la foulée de l’intérêt croissant pour l’histoire des femmes en général et pour celle des femmes de lettres en particulier, plusieurs chercheuses ont contribué, au cours des dernières années, à révéler un passé littéraire au féminin jusqu’ici passablement occulté par le canon et l’institution. Au Québec et au Canada, de nombreux travaux ont permis de réévaluer le rôle des femmes de lettres canadiennes-françaises et leur place dans le champ littéraire au tournant du XXe siècle, à ce moment précis où elles font collectivement leur entrée dans la sphère publique. En France, à la même époque, leurs consoeurs de plume connaissent une expérience semblable dans un champ littéraire cependant fort différent. Les années qui séparent le tournant du XXe siècle de la Première Guerre mondiale marquent néanmoins pour elles aussi un temps fort dans l’évolution des possibles féminins de l’époque, tant en ce qui concerne les carrières des écrivaines que pour ce qui est des univers qu’elles imaginent. L’ouvrage que Mélanie E. Collado consacre à trois auteures françaises des premières décennies du XXe siècle (Colette, Lucie Delarue-Mardrus et Marcelle Tinayre) se rattache à ce vaste ensemble. Il permet, d’une part, de faire le point sur les recherches en histoire littéraire des femmes en conjuguant les acquis des réflexions émanant du monde anglo-saxon et du monde francophone. D’autre part, il contribue à mettre au jour plusieurs perspectives nouvelles au sujet des représentations féminines, plus particulièrement celles que nos lunettes féministes contemporaines persistent à nous faire interpréter comme moins militantes ou moins revendicatrices parce qu’elles sont tiraillées entre conformisme et progressisme.

Collado propose donc une réflexion inédite sur trois auteures et sur leurs oeuvres en mettant en parallèle tant la convergence que la singularité de leurs parcours. Structuré en trois parties, l’ouvrage évoque d’abord le contexte sociolittéraire du début du XXe siècle, momentanément assez favorable aux femmes de lettres sur le plan social et sur le plan économique. Suivent des analyses comparées des trajectoires des trois écrivaines, réalisées à partir de sources écrites qui montrent comment les auteures contribuent elles-mêmes à construire leur image de femme qui écrit dans un monde où l’on n’accepte pas d’emblée cette activité. Enfin, la dernière section analyse de manière plus exhaustive une oeuvre de chacune des auteures : Collado étudie, en premier lieu, les figures féminines qu’elles contiennent; elle examine, en second lieu, les solutions envisagées par la fiction pour leur permettre de négocier leur position par rapport aux attentes de la société[1].

Le grand intérêt de l’ouvrage réside justement dans la multiplication des angles d’approche que favorise la construction par l’auteure de son objet d’étude. D’abord, l’analyse comparée des trois auteures s’avère fertile, notamment en ce qu’elle permet, sans rien enlever à l’imposante fortune littéraire de Colette, de placer sa trajectoire et ses préoccupations au diapason de celles de ses contemporaines dont la fortune littéraire a pourtant été moins éclatante. Cette stratégie permet tout autant de mieux apprécier la singularité de Colette qu’elle met en valeur les rapports que son univers littéraire entretient malgré tout avec celui des autres écrivaines de son époque. Les nombreux parallèles que souligne ainsi Collado servent de manière évidente une meilleure compréhension des enjeux littéraires et féminins de l’époque et travaillent à reconstruire et à « réhistoriciser » une mémoire littéraire au féminin dans la perspective souhaitée par Elaine Showalter et plusieurs autres.

La convergence des stratégies et des pratiques littéraires des trois femmes de lettres est ainsi très nette : elles ont toutes bénéficié de leur naissance dans un milieu bien aisé, leurs activités sont semblables (journalisme, conférences, écriture romanesque), elles ont toutes trois acquis par l’écriture une autonomie financière et se sont toutes tenues à distance du militantisme féminin. Quant à leurs oeuvres, elles proposent, dans les trois cas sélectionnés et étudiés ici, des personnages féminins imaginés de sorte qu’ils puissent favoriser une remise en question des rôles féminins dans la société et se terminent toutes sur une vision plus traditionnelle du rôle des femmes que celle qui caractérise l’ensemble de l’intrigue.

Sans rien enlever au grand mérite de l’ouvrage, on peut néanmoins souligner le fait qu’il a, d’une certaine manière, le défaut de ses qualités. En effet, le soin qu’apporte l’auteure à tisser la grande tapisserie des rapports qui unissent les femmes qui écrivent, tant sur le plan de leurs trajectoires que sur celui des moyens par lesquels la fiction trouve des compromis afin de représenter la place ou le manque de place des femmes dans la société, occulte, me semble-t-il, les différents liens qui pourraient permettre de réinsérer ces trajectoires et ces représentations dans un univers littéraire mixte. Par exemple, la contextualisation des trajectoires des femmes de lettres dans le champ littéraire français de l’époque aurait pu être plus étoffée et aurait ainsi permis de mieux circonscrire les contraintes incitant les écrivaines à ne pas s’aliéner complètement le soutien des acteurs qui occupent des positions dominantes dans le champ littéraire. En outre, les femmes sont loin d’avoir l’apanage des stratégies de compromis. Une attention plus soutenue à l’ensemble des positions littéraires occupées à l’époque aurait peut-être permis d’éviter d’entretenir, d’une certaine manière, une vision un peu trop manichéenne des hommes dominants et des femmes dominées. Cette ouverture sur l’ensemble du champ aurait en outre permis de redonner aux enjeux féministes auxquels devaient faire face les trois auteures étudiées leur dimension proprement littéraire et aurait pu éclairer le rôle que joue justement la littérature comme finalité dans ces trois trajectoires féminines. Ici l’écartèlement entre progressisme et conformisme s’avère certes structurant, mais il oblitère en quelque sorte la tension entre le féminin et le littéraire. Si les deux polarisations peuvent paraître semblables à priori, on gagne davantage à les harmoniser et à voir comment elles structurent le champ qu’à simplement les superposer.