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Depuis l’onde de choc provoquée par les travaux de Michel Foucault sur la construction historique du sujet occidental, les différentes disciplines des sciences sociales, notamment les études féministes, n’ont cessé de s’intéresser davantage à la notion de pouvoir. Le pouvoir dans et par le corps, le pouvoir comme appréciation et compréhension des fonctions du soi et de l’autre, comme fondement d’une culture politique incarnée dans chaque individu qui énonce ou évacue le Vrai, qui contrôle, résiste et, par-dessus tout, entre en relation. En abordant le pouvoir dans sa condition matérialisable et constitutive du sujet historique, Foucault a pu doter la pensée féministe d’une technique d’analyse de l’identité sexuelle, de l’oppression et de la résistance qui se rapproche du corps et de l’expérience sans pour autant déserter le politique. Surtout américaines et anglaises, de nombreuses auteures associées aux questions du genre pour son apport à l’identité sexuelle (que l’on fait parfois correspondre à la « troisième vague » féministe ou encore au « postféminisme ») lui ont, dans des proportions variables, accordé un privilège théorique : Butler, St-Hilaire, Barsova-Carter, Ferguson, Valverde, McLaren, Allen[1], pour ne nommer que celles-là.

Toutefois, bien avant Foucault, lorsqu’au sein des réflexions sociopolitiques est apparue une préoccupation grandissante à l’endroit des questions de genre, les efforts de compréhension du pouvoir et des rapports unissant, divisant et fondant les sociétés humaines ont bien vite été nombreux à vouloir mettre en lumière l’importance des paradigmes culturels se dégageant de la division sexuelle (notamment à l’échelle du travail) et de l’infériorisation socioculturelle des femmes. Cette démarche, que l’on associe aujourd’hui à la « deuxième vague » du féminisme, s’enracine essentiellement dans une réflexion d’ordre matérialiste dont les principales représentantes correspondent à la tradition féministe française (pensons, entre autres, à Delphy, à Mathieu, à Guillaumin). S’il est indéniable de nos jours que l’histoire humaine se dévoile à travers le prisme épistémologique de l’énoncé patriarcal, il peut être surprenant de constater l’absence de regard critique avec laquelle de nombreuses disciplines (notamment l’anthropologie, la philosophie ou encore l’histoire) se sont parfois abreuvées de théories sur le pouvoir qui demeuraient, toujours, transpercées d’un biais analytique masculin ou, disons, d’un défaut de systématisation de l’altérité féminine. La philosophie foucaldienne, à ce titre, constitue un bon exemple. Car, en s’intéressant aux pratiques de la sexualité à travers sa trilogie L’histoire de la sexualité, c’est bien dans l’épicentre des rapports de genre comme lieu d’incubation d’une des plus fondamentales formes de pouvoir que le philosophe s’engageait. Pourtant, dans le troisième ouvrage, intitulé Le souci de soi, après s’être penché sur des textes philosophiques de la Grèce et de la Rome antiques susceptibles d’éclairer l’origine du « concept de soi » dans les sociétés occidentales, Foucault choisit de se détourner du rapport à l’autre pour effectuer ce qu’il appelle un « retour à soi ». Or, en faisant correspondre ce dernier à son objectif didactique, l’auteur peut paraître s’accorder un privilège délicat et déroutant…

Dans le présent article, deux constatations générales seront émises par rapport à l’étude de Foucault sur l’histoire de la sexualité, tout particulièrement en ce qui a trait au contenu de l’ouvrage Le souci de soi: d’abord, en postulant la nature discontinue du sujet historique, Foucault semble avoir ignoré certains « traits fixes » de l’histoire des sociétés patriarcales et ainsi avoir échappé à la perspective de genre en fuyant la nécessité d’un regard refocalisé sur un féminin tantôt mis en veilleuse, tantôt instrumentalisé ou nié; ensuite, en fermant les yeux sur le sujet historique féminin, Foucault a privé le concept de soi d’un élément pourtant essentiel à sa compréhension, corollaire de sa formulation : le souci de l’autre.

Ayant en filigrane cette double constatation critique, notre démarche consistera à poser un regard sur l’autre et sur l’importance de s’intéresser aux modes de vie relationnels associés historiquement au genre féminin. Pour ce faire, nous effectuerons, dans un premier temps, un examen critique de la culture de soi stoïcienne, telle qu’elle a été répertoriée par Foucault dans le troisième ouvrage de la trilogie L’histoire de la sexualité, en tâchant de souligner aussi bien le biais androcentriste de sa propre lecture que celui qui est susceptible d’imprégner d’autres lectures, subséquentes, de son travail. Dans un second temps, nous reviendrons sur les termes du débat féministe entourant l’appropriation différenciée de l’héritage foucaldien, en nous penchant plus précisément sur la question du pouvoir et sur l’inconfort à user d’une théorie fondée sur (entre autres choses) une vision « hyperconstructiviste » de l’histoire, de la subjectivité et de la sexualité. Par cette insertion dans l’univers postfoucaldien de la pensée féministe, nous tenterons ultimement de situer le « sujet femme » au centre d’une réflexion féministe héritière de la tradition matérialiste, soutenue par une réflexion éthique et se situant en retrait des préoccupations identitaires propres aux gender studies de la troisième vague féministe.

Foucault et la « culture de soi »

Une lecture « andro » d’une réalité « andro »

Il est important d’affirmer, et de réaffirmer encore, qu’un exercice critique à l’endroit de l’oeuvre foucaldienne sur l’histoire de la sexualité n’altère en rien les fabuleuses ressources que celle-ci fournit pour la réflexion sociopolitique, historique et féministe, pour l’étude du lien inaliénable entre hommes et femmes, du rapport entre l’individualité du sujet et le monde que chaque personne intègre (couple, famille, institutions, communauté culturelle, société, humanité), du rapport, enfin, entre la connaissance que chaque personne convoite et la spiritualité qu’elle pratique. En réalité, le problème auquel font face les études féministes par rapport à Foucault semble être le même pour toutes les disciplines qui s’y réfèrent comme à un incontournable à la fois fécond et déstabilisant, qui éclaire tout en embrouillant, à qui l’on reconnaît une dette tout en sentant le désir (plus ou moins partiel) de s’en affranchir… Un « classique inclassable » qui se présente autant comme « un penseur de l’assujettissement que de la subjectivation, du pouvoir que de sa fragilité, de la volonté de normalisation que des pratiques de la liberté » (Otero 2006 : 10).

Dès lors que la philosophie s’applique à observer l’histoire, le pouvoir et la subjectivité du point de vue du genre ou à l’aide d’un regard féministe, nous croyons qu’elle se doit d’être sensible au rapport analogique qui se profile de façon nette derrière le rapport « de soi à soi au masculin » versus le rapport « de soi à l’autre au féminin ». Une fois énoncée, cette analogie de genre revêt rapidement les allures d’une dichotomisation réductrice et arbitraire entre les termes de l’« égoïsme » et de l’« altruisme ». Or nous proposons ici d’outrepasser cette impression en tentant de saisir quelques-unes des subtilités conceptuelles qui traversent de toute part le champ analytique du rapport sujet/objet, et parmi celles-ci des notions et sujets tels que l’individualisme, la morale et la spiritualité, le corps, le pouvoir. Ces précisions faites, il nous apparaît toutefois prioritaire de démontrer que le souci de soi, tel qu’il est exposé par l’analyse foucaldienne de la morale antique, constitue un concept dont l’accès est considérablement oblitéré pour l’existence féminine. Il semble en outre qu’en ce XXIe siècle, en dépit d’une émancipation féminine située aux antipodes de l’Antiquité et d’un brouillage sensible des rapports sexués à soi et à l’autre, la dichotomie demeure qui assure au masculin une plus grande latéralité dans la faisabilité d’une discipline « du soi pour soi ». Dans les cultures occidentales contemporaines, souvent chrétiennes et encore parsemées d’initiatives féminines de charité ou de soutien communautaire, cultures de publicité où l’image et l’exposition du corps féminin n’en finissent plus de menacer la pérennité « admise » de la femme libérée, il faut se demander ceci : pour qui les femmes disposent-elles de leur corps et de leur esprit? Enfin pour qui, et c’est ce à quoi nous nous intéresserons d’abord, en disposaient-elles à l’époque impériale[2]?

En quoi, donc, consiste-t-il ce retour à soi auquel, à travers le volet « pragmatique » de la philosophie antique, Foucault nous convie dans Le souci de soi? D’abord une pratique, nommée arkesis, un exercice ascétique qu’il convient de situer du côté des « disciplines du soi ». Ce que dit Foucault concernant le rapport à soi historiquement déterminé, c’est essentiellement ceci : « l’individu-sujet n’émerge jamais qu’au carrefour d’une technique de domination et d’une technique de soi » (Foucault 2002 : 506). Il tente, autour de cette appréciation, d’indiquer l’importance du rapport à soi dans sa dimension technique, celui-ci qui aurait, à un moment dans l’histoire ancienne mais aussi à un quelconque moment au cours de l’époque moderne, changé quelque peu la donne politique en ne réduisant plus la sexualité à une entreprise de normalisation des conduites par un pouvoir (extérieur à l’individu) disciplinaire (Eslin 2002 : 75). Ainsi, au lieu de répondre à un resserrement du code défini au moyen d’actes prohibés (ce qui constituerait une technique de domination sur la vie privée des individus de la part des hommes de pouvoir), la sexualité peut constituer une « conversion à soi », la manière pour l’individu de se constituer lui-même ou elle-même comme sujet moral[3].

Annoncés avec Socrate, les modes de vie basés sur la culture de soi sont historicisés par Foucault qui en relate les trois formes principales : platonicienne, stoïcienne et chrétienne, qui s’élaborent, dans l’ordre, sur les principes de la connaissance de soi, du soin porté à soi comme objectif singulier et outrepassant l’accès à la connaissance et, enfin, d’un souci de soi comme terme adverse à la subjectivation morale. La seconde forme (culture de soi stoïcienne) est celle qui nous a semblé le mieux se prêter à une observation critique. En voici une ébauche, abordée sous le même angle que Foucault, c’est-à-dire celui des pratiques entourant la sexualité : le plaisir sexuel, tout d’abord, y constitue une des substances éthiques de l’expérience de soi; cette dernière n’est pas simplement celle d’une force maîtrisée, mais bien celle d’un plaisir que l’on prend à soi-même; il faut parvenir à lutter contre la force du désir et ses excès, parvenir à la souveraineté de notre être sur lui-même à travers un combat qui met l’accent sur notre fragilité en tant qu’être de nature, ce qui implique une protection et un soin de sa propre personne; ce souci de l’âme et du corps s’exerce à travers diverses disciplines, allant de l’austérité sexuelle au savoir concernant le déchiffrage des rêves, en passant par les régimes alimentaires ou encore la maîtrise et la compréhension saines du lien conjugal. Ainsi regroupés, ces éléments constitutifs du souci de soi comme « art de vivre » permettront à l’individu de devenir libre et serein, de mettre fin à son asservissement envers les choses et pratiques « inutiles » de son existence, de se présenter à ses amis et amies en tant que personne franche, éprouvée, examinée, contrôlée, et d’ainsi établir avec ses semblables des relations interpersonnelles garantes d’un meilleur « vivre ensemble » (Foucault 1984).

Observé sous l’angle de la perspective de genre, le « rappel à soi » dont Foucault se fait le relais apparaît vite nourri d’une rhétorique basée sur une présomption, d’une part, de la sujétion féminine et, d’autre part, du soutien féminin inconditionnel et nécessaire à la réalisation de cette « culture du soi ». Dans l’ouvrage L’usage des plaisirs, Foucault lui-même nous amène à ouvrir les yeux sur la place des femmes dans la morale hellénique… avant de les refermer presque aussitôt (1976a : 203) :

La tempérance chez les moralistes grecs de l’époque classique était prescrite aux deux partenaires de la vie matrimoniale; mais elle relevait chez chacun d’eux d’un mode différent de rapport à soi. La vertu de la femme constituait le corrélatif et la garantie d’une conduite de soumission; l’austérité masculine relevait d’une éthique de la domination qui se limite.

Ce ne pourrait être plus clair, la domination « de soi sur soi » dans la sexualité dans le monde grec passe inévitablement par la domination de l’autre, qui est et ne peut être nul autre que la femme. L’ascétisme sexuel ne correspond pas à la vie sexuelle commune, mais à une discipline du soi agissant en conformité avec le statut respectif de chaque sexe. Cela étant posé, il semble légitime d’interpréter l’ensemble de l’univers symbolique élaboré par cette philosophie comme étant imprégné du biais, ou même plus de l’exclusivité d’un réel masculin. Toutefois, l’auteur n’y voit certes pas un obstacle suffisamment considérable pour s’empêcher d’isoler la splendeur spirituelle de la morale classique de son apport prodigieusement sexiste.

Ensuite, une interrogation est à émettre quant aux possibilités concrètes d’exercice du souci de soi, qui, selon l’exposé de Foucault, fait l’objet d’une intensification avec les adeptes du stoïcisme. Il s’agit de se demander, tout simplement, ceci : comment pouvoir conjuguer une augmentation des soins portés à soi-même, avec toute l’énergie et tout le temps qu’implique un tel type d’engagement, avec la vie de tous les jours, avec les tâches liées à la vie tant domestique que publique, civile ou familiale? Foucault lui-même relève la question (sans toutefois s’y attarder) : « Il faut du temps. Et c’est un des grands problèmes de cette culture de soi que de fixer, dans la journée ou dans la vie, la part qu’il convient de lui consacrer » (Foucault 1984 : 70). Enfin, comment une philosophie s’appliquant à démontrer la valeur inégalable et incommensurable du dessein des êtres humains à s’occuper d’eux-mêmes peut-elle ne pas appeler à un désintéressement de l’autre? En prétendant qu’il n’y a pas lieu de croire en une forme historiquement admise de « philosophie de l’égoïsme », Foucault (1984 : 59), dans un sens, affirme plus qu’il ne développe l’assertion du « vivre ensemble » stoïcien. Il peut même sembler étonnant que l’histoire ait donné à l’adjectif « stoïque » (si l’on s’en tient à la définition actuelle) le sens d’un « sacrifice de soi impassible », car si sacrifice il y a, il est en regard des excès susceptibles de ternir ou de ramollir la vertu personnelle, et ce, au moyen de l’autre qui, comme corrélat de l’entreprise personnelle [libre et masculine], agit au soutien inconditionnel d’une souveraineté de l’un réifiée et solidifiée.

En outre, si le stoïcisme est à penser en termes de « devoir », si, comme Foucault le prétend (1984: 199), « la souveraineté de soi sur soi se manifeste de plus en plus dans la pratique des devoirs à l’égard des autres et surtout d’un respect à l’égard des épouses […] l’intensification du souci de soi va de pair […] avec la valorisation de l’autre »… le souci n’en est que davantage retourné vers soi et vers l’ultime souveraineté qu’il convient d’atteindre à travers cette « stylistique du lien individuel » (Foucault 1984 : 199). L’altruisme, donc, n’apparaît ici que comme l’instrument du devoir, non comme son objet. Il s’agit bien d’art de vivre, un art qui, en donnant à l’amour pour l’épouse et au partage de vie au sein du couple une valeur amplifiée, semble davantage s’inscrire dans une démarche d’atomisation grandissante de l’individu par rapport à sa communauté sociale, démarche qui déplace le lieu de réalisation de l’individu mâle de la cité au couple-espace privé. Il faut y voir, surtout, le signe d’un individualisme grandissant qui se dessine au sein du monde romain, plutôt que celui d’une valorisation de la femme pour sa valeur propre en dehors de ce qu’elle représente en fait d’objet d’accomplissement.

Des lectures masculines qui s’entrecoupent

L’importance d’une lecture féminine de l’arkesis stoïcien se mesure aussi bien au caractère androcentriste des enseignements de Foucault qu’à celui dont s’imprègnent certaines des interprétations qui en sont faites. De l’article de Jean-Claude Eslin paru en 2002 et intitulé « Un visage inconnu de Michel Foucault à propos de l’Herméneutique du sujet », on peut tirer quelques exemples de ce qui consiste, à notre avis, en une lecture masculine de Foucault et de la valeur attribuable à ses travaux sur les techniques de soi antiques. Eslin y traduit ce qu’il retire de la « leçon » offerte par Foucault : que la morale stoïcienne exige de l’individu qu’il exerce sur lui une conversion pour accéder à la vérité; que cette exigence de conversion, comparativement à la philosophie moderne qui s’annonce avec Descartes, pose le principe de la spiritualité; que ce qui intéresse de la conversion stoïcienne, surtout par comparaison avec la morale chrétienne, est qu’elle appelle non au sacrifice ou au renoncement de soi mais bien au retour à soi.

Ce qui est important est donc de s’intéresser à soi dans le but de modéliser son propre rapport au monde et de s’affranchir des préoccupations « inutiles », bref de tout ce qui, ultimement, ne relève pas de sa personne… La morale chrétienne, elle, invite à se tourner vers l’autre. Or bien que celle-ci ait été associée, dans la forme originelle de sa Parole ou aux interstices de son histoire, à la malédiction des notions de désir et de plaisir (pensons au « péché de la chair »), ne revêt-elle pas en revanche la forme d’un message universel et « démocratique », en demandant à l’époux et à l’épouse de répondre de la chasteté de l’autre, en appelant tout être à la confession, en s’adressant à l’aveugle, au mendiant, au pécheur, à la femme? Eslin considère que le christianisme n’est pas une morale mais bien une religion (2002 : 80). Évidemment, puisque l’histoire a fait des femmes le plus grand réceptacle du message du Christ, puisque ce message est au pardon, à l’amour et à l’oubli de soi ce que le soin de soi et l’honneur sont à l’homme… il a fallu bien vite en dénier le caractère moral et, surtout, la probabilité d’une vertu véritable pouvant s’y rattacher.

Certes, que la spiritualité consiste, par comparaison avec la philosophie, en une pratique et un mode particuliers de vie plutôt qu’en une pensée pure ou en un discours métaphysique, cela implique nécessairement qu’elle aboutisse dans le socle de l’individualité qui devient alors « objet de connaissance et domaine d’action » (Foucault 1984 : 59). Cependant, il apparaît envisageable, aussi, que cette transformation, ultimement personnelle, s’effectue aux détours d’une expérience de l’autre, à travers un mode de vie « aux côtés de l’altérité », comme dans un mouvement en boucle englobant sans cesse notre existence propre et celle des êtres qui nous entourent, qui sont celles et ceux que nous affrontons autant que celles et ceux que nous soignons et aimons. Une « inclinaison spirituelle », une « transformation de tout instant », une disposition plus qu’une pratique ou une conversion, une capacité plus qu’une discipline. Enfin un pouvoir… autrement. Certaines personnes y revendiquent l’idée d’une Histoire (occultée) des femmes, tandis que d’autres évoquent la sempiternelle « nature féminine » : pour notre part, nous proposons l’idée d’une « éthique du genre féminin ».

Car, à bien y penser, est-ce faire preuve de lucidité que d’envisager l’Histoire sans égard à un a priori relationnel, à un « vivre ensemble » qui de tout temps a été puisqu’il était nécessaire, imminent, bien au-devant de l’effort qui voulait se consacrer à une modulation disciplinaire de notre rapport au monde? Si l’histoire écrite, pensée et élaborée par l’homme occidental est celle d’une asymétrie entre le soi et l’autre postulant la primauté de l’individualisme, qu’en est-il de la portée historique des archétypes féminins de l’amour maternel, de la charité et de la paix chrétiennes, du sens communautaire, des pratiques liées aux soins (care)? Et si cette figure du « soi ultime » n’était pas plus fondamentale ni vitale que celle que l’on s’acharne à lui opposer, c’est-à-dire celle de l’autre comme étant une partie inaliénable de nous? Néanmoins, il ne s’agit pas d’exclure de notre étude des sociétés occidentales les diverses époques et les contextes culturels associés au développement historique de l’individualisme et de la culture de soi, mais plutôt de relever le fait que des spécialistes de l’histoire ou de la philosophie, comme Foucault et comme Eslin, ont souvent accordé une attention quasi exclusive au « concept de soi », ce qui revient à dire au caractère individualiste de l’Histoire (notamment occidentale). Par conséquent, le concept de l’autre n’a toujours pu être proposé, comme le sous-entendent les idées de « conversion qui s’opère » et de « spiritualité qui se pratique », que dans les termes du « sacrifice » et du « devoir ». À l’inverse, une vision ontologiquement relationnelle de l’individu relierait ce concept à une « disposition morale » constituée de façon différentielle par rapport, surtout, à l’appartenance de genre et relevant de la culture ou encore du développement psychoaffectif. Le postulat individualiste serait en somme le masque d’un mode relationnel de rapport au monde, humain dans l’absolu mais de culture empirique féminine. Cette culture relationnelle, enfin, trouverait sa spécificité dans sa comparaison avec les disciplines du soi masculines qui cherchent à rejoindre la tempérance dans un rapport de pouvoir (« pouvoir sur », « pouvoir à l’endroit de »).

Une des clés de compréhension de cette différence qui oppose les disciplines du soi et de l’autre tient peut-être à ce que Diane Lamoureux appelle (1991 : 140) « une façon d’être au monde sans se l’approprier ». Les femmes emploieraient des moyens d’affirmation de leur existence (la parole, par exemple) qui les feraient se poser en tant que sujets de leur vie, mais sans rapport d’appropriation à l’endroit d’un objet extérieur. Elles choisiraient des modes d’apparition et de co-naissance dans la sphère publique comme lieu de dialogue, comme lieu de la connaissance par rapport à soi et aux autres (Lamoureux 1991 : 140). En retour, le pouvoir « au masculin » aurait un rapport étroit avec l’idée d’appropriation, de possession plus ou moins complète et consciente d’un objet convoité[4].

Sur la base, donc, de cette vision selon laquelle l’individualisme, radicalement humain, ne peut être altéré ni tempéré que grâce à l’exercice d’une conversion spirituelle, Eslin nous met face à la question suivante (2002 : 78) : « Pouvons-nous faire l’économie de la différenciation [historique] qui s’est produite entre la philosophie et la spiritualité? ». Il s’agirait alors de répondre oui, dans la mesure où nous acceptons de concevoir cette différenciation comme étant historiquement relative aux modes de subjectivation propres au genre masculin, donc relative à une partie, et une partie seulement, de l’humanité. Et lorsque, encore, Eslin nous demande (2002 : 78) ceci : « Comment, à quelles conditions, peut-on penser la vérité? », nous répondrions que, entre autres conditions, il est prioritaire de cesser de l’envisager au masculin.

Du féminisme aux études de genre : l’ambiguïté de l’héritage foucaldien

L’« instabilité » du pouvoir foucaldien

Dès le premier ouvrage de la trilogie L’histoire de la sexualité, Foucault (1976a : 109) pose la distinction qu’il incombe d’effectuer entre une « théorie du pouvoir » et un « exercice de détermination des instruments qui permettent de l’analyser ». Cette précision, quant à la seconde méthode qu’il privilégie, l’amène à souligner toutes les formes de pouvoir généralement mentionnées qui ne l’intéressent point, qu’il considère comme inappropriées dans le contexte de son analyse (1976a : 121-122) :

Par pouvoir, je ne veux pas dire « le Pouvoir », comme ensemble d’institutions et d’appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un État donné. Par pouvoir, je n’entends pas non plus un mode d’assujettissement, qui par opposition à la violence, aurait la forme de la règle. Enfin, je n’entends pas un système général de domination exercée par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives, traversent le corps social tout entier […] Par pouvoir, il me semble qu’il faut comprendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, et sont constitutifs de leur organisation […] La condition de possibilité du pouvoir, en tous cas le point de vue qui permet de rendre intelligible son exercice, jusqu’en ses effets les plus « périphériques » […] il ne faut pas la chercher dans l’existence première d’un point central, dans un foyer unique de souveraineté d’où rayonneraient des formes dérivées et descendantes; c’est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables.

Avec ces propos, Foucault offre des outils analytiques d’une originalité et d’une finesse pénétrantes, qui permettent d’appréhender le pouvoir sous l’angle de ses modalités « microscopiques » et de son caractère « diffus ». D’un côté, ces observations étonnent par leur lucidité. De l’autre, nous croyons qu’elles échouent sur un point précis, soit celui qui correspond aux mécanismes de pouvoir associés aux enjeuxde genre et envisagés selon une théorie du patriarcat. Si l’on reprend une à une les principales observations de Foucault à l’endroit du pouvoir, on arrive à y superposer rapidement les termes d’une critique féministe du type radical: le rapport de force homme/femme (précisons une fois de plus qu’il n’est pas question ici de son degré ni de sa forme selon les cultures et les époques) peut difficilement apparaître sous la forme d’un « socle mouvant » qui induit des « états de pouvoir locaux et instables »; le degré changeant du pouvoir de l’homme sur la femme n’est pas le sceau de son instabilité inhérente, car le sens du rapport n’est jamais inversé ni altéré, il n’en est que diminué ou augmenté. Si « locales » et « particulières » que soient les formes de domination du genre (violence, commandement, interdit d’accès aux institutions et occupations porteuses de capital politique, limitation des libertés de parole, corporelles et de mouvement, symbolisation discriminatoire, etc.), toujours un même rapport dominant/dominée demeure au centre, et de lui dérivent ou avec lui s’ajoutent d’autres rapports de force qui, eux, apparaissent précisément comme « périphériques ». L’asymétrie de genre correspond bel et bien, enfin, à un mode d’assujettissement tenant lieu de règle ou alors de convention universelle, elle se rapporte au système le plus général de domination exercée par un groupe sur un autre et dont les effets, « par dérivations successives », traversent effectivement le corps social tout entier.

Foucault, nous le savons, rejette le postulat historique du patriarcat puisque celui-ci suggère que le genre, soit la différenciation sexuelle instituée et hiérarchisante, précède et oriente la production du sexe. Comme le rapporte Colette St-Hilaire, Foucault, à la différence de sa conception de la sexualité, refuse de penser la différence sexuelle comme un dispositif, soit comme « un ensemble hétérogène de discours, d’institutions, de pratiques et de procédures, un ensemble traversé de rapports de pouvoir, dans lequel des individus et des collectivités sont constitués à la fois en objets, sur lesquels on intervient, et en sujets, qui se pensent en relation avec les catégories du dispositif » (Foucault 1976b : 139). L’analyse que fait Colette St-Hilaire de l’héritage théorique foucaldien s’inscrit parfaitement dans le contexte de la « troisième vague » féministe, c’est-à-dire au centre d’une conception qui prête une nature résolument instable aux processus de genre. En effet, bien qu’en général les auteures associées au postféminisme s’accordent pour dénoncer chez Foucault son déni épistémologique du sujet féminin (sexuel et historique), elles se rallient toutefois au philosophe pour ce qui est de sa conception renouvelée du pouvoir (Baril 2007 : 74) comme une notion diffuse participant à la construction de sujets sexués en perpétuel déplacement. Cette conception est aussi celle de Gilles Deleuze qui, parlant de ces sujets sexués instables, constate qu’ils sont « toujours constitués au carrefour de plusieurs dispositifs, toujours en excès par rapport à ce qui les produit, toujours en train de s’en échapper, de se constituer en plus-value du dispositif » (Deleuze 1989 : 190). Sur la base de ce constat, il devient impossible de reconnaître l’instabilité du pouvoir et des rapports de force propres au genre tout en maintenant une conception du patriarcat comme structure de pouvoir radicale, englobante et inaliénable.

Cependant, que trouve-t-on, en fait, dans cette « constatation » de Deleuze? Elle contient l’énonciation d’un sujet sexué toujours en déplacement, toujours disposé à « choisir » entre la réitération et la subversion des discours normatifs propres à son genre. Si la malléabilité du genre et l’éloignement de la norme sexuelle se situent dans ce que l’on appelle aujourd’hui les sexualités fondées sur la diversité sexuelle (queer) (homosexualité, bisexualité, transsexualité et autres « marginalités » sexuelles), dire de l’identité sexuelle qu’elle est quelques fois (plutôt que « toujours ») en dehors de la cosmologie traditionnelle du genre ne serait-il pas plus convenable? De même, lorsque, faisant référence à Deleuze, St-Hilaire soutient que (1999 : 60), « [d]ans le contexte actuel, étudier le dispositif de la différence des sexes, n’est-ce pas déjà étudier « ce que nous cessons d’être peu à peu »? », on a l’impression que le féminisme en tant que mouvement politique est aujourd’hui désuet… Tout se passe comme si, ayant « appris » de Foucault qu’il fallait maintenant regarder au-delà des notions systémiques telles que le patriarcat, la misogynie ou l’aliénation historique du genre féminin, le féminisme, dans sa troisième vague, aurait porté son regard si loin de ces notions qu’il aurait cessé de les voir, et même de les apercevoir. C’est bien ici que se pose le problème: sans chercher, soit, à nier complètement la persistance universelle des diverses formes d’oppression féminine de même que leur portrait statistique toujours fort inquiétant, le postféminisme, son nom le désigne, se place au-delà de ces considérations, préférant aborder la sexualité dans sa dimension identitaire. Mais enfin, est-il souhaitable que le développement disciplinaire de presque toute une génération d’intellectuelles féministes oriente dorénavant ses énergies, son intelligence et son engagement vers une plate-forme théorique qui fait l’économie de considérations matérialistes, politiques, juridiques et même statistiques? Chose certaine, à mesure que la problématique de la théorie du genre (gender theory) glisse du refus du monde patriarcal au rejet du monde hétérosexuel et à l’exercice d’une logique indifférenciée des sexes (Arènes 2007), le rapport qui unit le féminisme aux études de genre se fait de moins en moins inclusif. Les conceptions foucaldiennes renvoyant à l’instabilité de la sexualité et du pouvoir, ici, doivent être considérées comme des éléments clés dans l’avènement de cette scission grandissante.

Un héritage qui indispose

Le legs théorique de Foucault s’est graduellement implanté dans les multiples champs disciplinaires des sciences sociales jusqu’à devenir, en quelque sorte, une condition sine qua non pour la compréhension de tout fait social impliquant un rapport quelconque avec le pouvoir ou la sexualité, ou les deux à la fois. De cette « dette » envers Foucault, personne ne se départit sans le sentiment, plus ou moins accentué, d’agir en « mauvais élève ». On constate aujourd’hui à quel point les études de genre se sont senties interpellées par cette théorie renouvelée du pouvoir et du sexe, celle-ci à laquelle elles n’ont cessé d’accorder une importance accrue. Monique Deveaux trace un portrait « en trois temps » de la littérature féministe postfoucaldienne (par référence à un principe de vases communicants plutôt qu’à des catégories successives et séparées). Suivant ce portrait, la première vague aurait d’abord tenté de penser la subordination des corps féminins sous l’angle de la surveillance et du biopouvoir; la deuxième vague se serait intéressée au principe selon lequel « où il y a pouvoir, il y a résistance »; enfin, la troisième vague aurait privilégié les effets des régimes de pouvoir/savoir sur la formation des identités sexuelles (Deveaux 1996 : 213, 220 et 226).

Nous avons déjà émis quelques réserves relativement à chacune de ces entreprises théoriques et tout particulièrement par rapport à la dernière, soit l’étude en expansion des identités queer et l’attention accordée au principe d’indifférenciation sexuelle. Sans vouloir gommer la spécificité des apports propres à chacune de ces démarches, nous croyons important de rappeler qu’elles relèvent toutes d’un privilège théorique accordé à Foucault, qu’elles correspondent en somme à « trois vagues dans la troisième vague » et qu’elles ont comme lieu commun le rejet des théories féministes radicales. Nous l’avons soulevé précédemment, un des éléments centraux autour desquels s’articule le débat entre féministes de la deuxième vague et de la troisième vague se trouve être le dilemme entre le rejet ou la reconnaissance de la préséance du genre sur le sexe, ou plus précisément du genre comme catégorie constituée sur un antagonisme radical des sexes et orientant, engendrant la sexualité (le patriarcat, ou l’« hypothèse répressive » que rejetait Foucault). Teresa de Lauretis (1987 : 14) résume une bonne partie du débat lorsqu’elle déplore chez Foucault sa négation de la nature « genrée » de la sexualité, son refus d’admettre que celle-ci s’organise autour d’une matrice binaire que l’on occupe nécessairement d’un côté ou de l’autre, selon que l’on est femme ou homme. Foucault serait, en d’autres termes, indifférent aux sexospécificités (gender blind) (McCallum 1996 : 106) : en ignorant l’existence de la matrice patriarcale, il échappe à la notion même de genre.

Or, c’est à cet endroit précis de la position féministe que se recoupent les termes de la critique adressée à la fois à Foucault et aux théoriciennes du queer : à la manière de Foucault, ces dernières se penchent sur les modalités du genre en retenant comme projet fondamental une analyse de la sexualité libérée de l’universalisme, l’intention d’une éradication d’un modèle unitaire du sujet (Leroux 2006). L’auteure féministe incarnant le plus fidèlement cette démarche est sans doute Judith Butler, philosophe américaine dont les théories constructivistes mettent l’accent sur la performativité de genre en tant que ritualisation de la restriction sexuelle. Comme Foucault, même si celle-ci ne s’affaire pas à contredire le caractère éminemment universel de la domination masculine ainsi que celui, tout aussi éminent, de la Féminité relationnelle, elle ne semble pas s’y intéresser plus qu’il faut. Pour elle, le sujet féminin n’apparaît dans son potentiel subversif que dans la mesure où il renégocie le lieu symbolique associé à son genre, et non lorsqu’il fait de ce lieu symbolique un projet universel (ce qui impliquerait la reconnaissance du genre féminin comme différencié, comme porteur d’une éthique spécifique). Même lorsque, dans ses travaux présentés dans La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, elle avance l’idée à première vue « éthique » d’une subjectivité qui s’exprime, qui se performe à travers un « attachement passionnel de l’individuE à sa subordination » (Butler 2002) (pensons, par exemple, à l’attachement que nombre de femmes éprouvent envers leur « nature altruiste »), son attention demeure centrée sur la ritualisation de cette subordination, non sur le potentiel d’autonomisation (empowerment) susceptible d’être contenu dans le choix délibéré d’une éthique de vie relationnelle. Or, prétendre que ce « souci de l’autre », par ailleurs nécessaire à la vie en société, n’est et n’a été qu’objet de subordination « réitérée dans la passion » consiste ni plus ni moins à nier les délibérations issues de l’expérience, de la sensibilité et de l’intelligence du genre féminin, pour ne pas dire du genre humain[5]. Butler, autrement dit, souhaite la subversion du genre à travers l’exercice d’une « contre-performance » sexuelle, alors que la position féministe qui caractérise le présent article (et qui s’articule autour d’une prise en considération du biais androcentriste des travaux de Foucault), à l’inverse, prend assise dans l’objet éthique de la performance sexuelle (féminine) qu’elle souhaite voir s’affranchir du genre et devenir projet universel. En d’autres termes, si le postféminisme s’identifie à la démarche foucaldienne qui consiste à « dire » et à « voir » le sujet sexuel pour ensuite le déconstruire, un autre féminisme, héritier des idéaux et des luttes, continue d’envisager, de croire en autre chose. L’enjeu réside dans le fait d’entrevoir la possibilité d’un type nouveau d’autonomisation, permis, peut-être, par ce que Michel de Certeau appelle les « arts de vivre » au quotidien, cet ensemble de pratiques subreptices semblables aux microtechniques disciplinaires de Foucault mais servant, à l’encontre de ces dernières, à « réouvrir des espaces d’autonomie et de créativité personnelle qui désengagent les individus du quadrillage qui les enserre », à ouvrir « la mauvaise totalité sociale à un processus d’altération génératrice » (Gabon 1999 : 594). Ces arts de vivre rapportés ici par Alain Gabon qui fait état de la « contre-théorie » foucaldienne de Michel de Certeau) permettraient un « détournement fondamental dans les institutions de l’ordre – mais pour le meilleur plutôt que pour le pire » et seraient à puiser dans « cette « réserve » de procédures qui, contrairement à d’autres, n’auraient pas encore été privilégiées par l’histoire mais seraient néanmoins capables d’orienter toute notre expérience sociale dans une autre direction » (Gabon 1999 : 595 et 597). Cette autre direction, nous proposons qu’elle concerne la culture de l’autre, le souci de l’autre. Dans cette perspective, la résistance ou l’« anti-discipline » devient le propre non pas d’une classe sociale, ni même d’individus appartenant à un genre en particulier mais plutôt d’une « attitude genrée », d’une position susceptible d’être adoptée par n’importe quelle personne. Les archétypes de l’Amour et du care, associés à la culture historique féminine, se retrouvent ici au centre de ces arts de vivre qu’il nous incombe, à toutes et à tous, de rechercher et de développer[6]. Le féminisme peut alors intervenir à titre d’agent révélateur de cette « culture de l’autre », de son efficacité quotidienne à modéliser nos relations à soi et à autrui ainsi que de sa qualité à promouvoir un rapport différent au pouvoir[7].

Toutefois, revenons au bilan controversé que fait l’étude du genre de l’héritage foucaldien et voyons quelles sont les critiques qui, en amont comme en aval des théories féministes et postféministes, lui sont le plus communément adressées. Foucault, de son propre aveu, cherchait davantage à faire « l’histoire politique de la production de la vérité » que l’histoire de la sexualité au sens propre (McCallum 1996 : 84). Il voulait mettre à nu notre soif de vérités (notamment sexuelles), mais la dénonciation des carcans culturels entourant la formulation de ces « vérités » ne semblait pas correspondre à sa priorité didactique. Certaines lui reprocheront par ailleurs, comme Martha Nussbaum et Amartya Sen (1993) dans leur « approche sur les capacités » (capabilities approach), sa surenchère du « discours vrai », son « insurmontable relativisme historique et épistémologique » et son manque de vision « réaliste » quant à la capacité tant psychologique que physique des uns et des unes à l’autodétermination, au retour à soi, à l’affranchissement[8] (Tobias 2005 : 66). De son silence sur le sujet historique féminin, d’autres (Schor, Braidotti, Rozmarin) soutiendront que « Foucault’s ideal of « care of the self » is historically connected to male subjectivity […] that Foucault fails to consider the specificity of women’s effective bodies » (Rozmarin 2006 : 9). Et derrière l’interface de ces corps féminins qu’il oublie, nie et assimile, c’est la réalité même des femmes qu’il écarte et, avec elle, les conditions historiques d’éclosion de leurs luttes et préoccupations quotidiennes. Une contradiction se profile donc entre sa négation de l’importance d’une théorie matérialiste de l’histoire et son entreprise de matérialisation du pouvoir. Nancy Hartsock ira même jusqu’à dire que « tout groupe marginalisé qui tente de se construire une théorie explicative de sa condition à partir de l’oeuvre de Foucault encourt un risque certain » (Bertrand 1993 : 166).

Cette dernière critique, personnifiée surtout par Martha Nussbaum, s’enracine dans une vision pragmatique et libérale du féminisme qui, par-delà Foucault, s’adresse d’une même voix aux auteures et aux auteurs contemporains des études de genre et à la tendance qui semble présentement dominer ce champ d’études, à savoir un goût outrancier pour les mots, l’éclatement théorique et l’omniprésence du rapport à la notion foucaldienne de « superstructure du pouvoir » qui enveloppe et transcende tout, tel un ordre social « sans dehors ». Ces éléments combinés auraient pour effet néfaste de créer un certain climat incitant à l’immobilisme militant, puisque, à en croire Foucault et Butler, même les réformes et les stratégies actives de résistance sont destinées à servir, insidieusement, une forme quelconque de pouvoir. Selon ce que Nussbaum appelle (1999 : 38) le « nouveau féminisme » et ses « publications of lofty obscurity and disdainful abstractness », seul le discours devrait être en mesure de transgresser réellement… et encore :

All that we can hope to do is to find spaces within the structures of power in which to parody them, to transgress them in speech. And so symbolic verbal politics, in addition to being offered as a type of real politics, is held to be the only politics that is really possible.

À l’issue du débat (qui ne saurait, par ailleurs, être abordé dans toute sa complexité dans les limites du présent article), si la philosophie foucaldienne recoupe les termes de la pensée féministe à l’endroit d’une réflexion approfondie sur le genre, la sexualité et le pouvoir, nous devons reconnaître qu’elle l’embrouille également, qu’elle la divise, l’indispose. Un des impacts les plus ressentis de son influence se situe dans l’impératif politique des dernières tendances des études de genre (sur le plan tant intellectuel que militant), impératif qui demeure celui de repenser les catégories du genre, celui d’une subversion des modèles de la différenciation sexuelle. Or, en réponse à ces derniers développements de la pensée féministe postfoucaldienne, nous croyons qu’il est encore légitime d’observer une distinction entre une position comme celle-ci qui, en fin de compte, met toujours l’accent sur les mécanismes de subordination, de construction et surtout de déconstruction du genre féminin, à celle d’un féminisme qui, laissant un moment en plan la question identitaire et les préoccupations qui entourent la restriction sexuelle, décide de s’intéresser à l’axiologie des valeurs typiquement associées à la culture féminine. Sur la base de cette culture du genre différenciée, peut-être existe-t-il aussi un féminisme qui cherche surtout à reformuler le monde en dévoilant les pouvoirs du genre relationnel… pour un meilleur « vivre ensemble ».

En revenant sur les diverses impasses théoriques auxquelles la référence aux thèses foucaldiennes conduit la pensée féministe d’aujourd’hui, nous avons voulu faire la promotion d’un projet féministe qui, dans une certaine mesure, s’articule en retrait des enjeux liés à la fois à l’identité sexuelle et à l’égalité entre les sexes : nous parlons d’un projet qui s’enracine dans la croyance en un possible registre de pouvoirs « au féminin » (pouvoirs relationnels) inhérents à ce que nous avons appelé la « culture de l’autre ». Cette culture, historiquement féminine (quoique multiple dans ses représentations ethnoculturelles), serait à situer dans un ensemble de dispositions éthiques susceptibles d’être intégrées, formulées, performées et transmises par toute personne humaine, femme ou homme. Or pour être cohérente, cette proposition se doit d’aborder le féminin sous l’angle de la différenciation sexuelle, puisqu’elle consiste ni plus ni moins qu’en la promotion d’une culture de genre fondamentalement spécifique, fondamentalement souhaitable pour toutes et pour tous. Cela étant posé, à partir du moment où l’on reconnaît le postulat de la différence sexuelle, on se retrouve en porte-à-faux des courants théoriques qui ont pour défi principal « la mise en abîme de la différence » (Navarro Swain 1999 : 149), qui rejettent la binarité du sexe et sa hiérarchisation subséquente, en d’autres termes l’idée d’un système universel de domination patriarcale. C’est ici, entre autres, que Foucault indispose, car il soutient qu’il ne faut justement pas penser le rapport de force homme/femme dans les termes du patriarcat, que l’on se doit d’envisager ce rapport non pas comme une réalité englobante mais bien comme une plate-forme d’où le pouvoir surgit « de partout » (Foucault 1976b : 122). Or ce « vide ontologique » duquel il prétend que tout surgit et se prête synchroniquement à la subversion, cette « neutralité » constituante devient chimère lorsque, pour l’emplir et la transcender, il se réfère à une interprétation essentialiste de la sexualité comme attribut, comme propriété mâle, sans égard à qui, de l’homme ou de la femme, l’incorpore réellement (McCallum 1996 : 81-82).

Ainsi, en lisant Le souci de soi, on constate, d’une part, le caractère illusoire de l’idée de « neutralité » du pouvoir et de la sexualité (neutralité de leurs conditions d’émergence) ainsi que des modes d’affirmation subjective qui en découlent, tandis que, d’autre part, on se trouve devant un concept du soi qui en appelle, ultimement, à un concept de l’autre comme à sa « condition excluante ». Or cet élan vers l’autre, bien que soit convenue sa nature potentiellement humaine, a été et demeure canalisé, à travers l’éducation et l’ensemble des représentations se rapportant au discours divisant du genre, vers le Féminin. Foucault exclut, par défaut, ce mode féminin de rapport au monde, en même temps qu’il ignore l’historicité de la sexualité féminine et, malgré tout, voilà qu’il renvoie la conversion « de soi à soi » (masculine) à une pratique spirituelle de la plus haute efficacité morale. Par conséquent, nous croyons qu’il faille considérer avec quelque suspicion les enseignements du philosophe concernant le souci de soi stoïque et la « sagesse » de l’homme hellénique se souciant de lui « pour un meilleur vivre ensemble ».

Toujours est-il que l’on ne peut, vraisemblablement, se limiter à s’afficher « pour » ou « contre » Foucault. Chez les théoriciennes héritières des conceptions foucaldiennes, la tâche généralement assumée en revient à se réapproprier l’héritage, c’est-à-dire à s’y référer tout en le reformulant. Toutefois, de part et d’autre du fossé qui oppose féministes de la deuxième vague et de la troisième vague (entre autres fossés), un constat général ressort quant à la démarche androcentriste de Foucault : on ne peut étudier la sexualité sans accorder une attention égale aux femmes et aux hommes, ce qui peut sembler d’une clarté cristalline… pourtant. Le second lieu commun des critiques (féministes et autres) adressées à Foucault correspond au caractère envahissant et paralysant du pouvoir conçu comme omniprésent et volatile, déjouant et déjouable. Alors que le postféminisme et les tenantes du queer choisissent de se saisir de cette dernière conception d’un pouvoir déjouable puisque relatif et volatile, nous avons surtout choisi, dans notre article, de sortir de son grenier la « traditionnelle » conception du pouvoir qui situe les conditions de son exercice dans la matérialité, la binarité et la relative stabilité des rapports de force entre les genres. Car, comme l’exprime Diane Lamoureux (2005 : 98), ces positions sociales demeurent réelles et agissantes et « [e]n en faisant les éléments d’un continuum, le queer tend à gommer les oppositions et les rapports de force et à faire passer la lutte politique au second plan ».

La tâche que nous avons voulu formuler consiste donc à se positionner quant aux sujets respectifs du féminisme et du postféminisme, et ce, en discernant, entre autres choses, les liens communs ou contradictoires qui unissent l’un et l’autre à l’héritage foucaldien. D’un côté comme de l’autre, il ne suffit pas de lever le voile sur l’aliénation historique des femmes et d’en démontrer les mécanismes constituants. Nous croyons que, en plus de ces considérations, une disposition sensible oblige à révéler dans le but de les reconnaître les pouvoirs inhérents à l’expérience historique féminine, car celle-ci n’est pas que le portrait de la restriction sexuelle et de la subordination recréée, ritualisée : elle est aussi le portrait d’une condition assumée et transcendée.