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À notre époque marquée par la mondialisation, il est instructif de se rappeler que les structures au niveau global ne sont pas neuves et qu’il y a eu d’autres formes d’institutionnalisation au niveau supranational. Ces deux ouvrages traitent de l’expérience de l’Empire et de l’impérialisme et de la centralité des rapports sociaux de sexe pour bien saisir les phénomènes impérialistes. Celui d’Adèle Perry traite de la fondation de la Colombie-Britannique, tandis que la collection de textes sous la direction de Bannerji, Mojab et Whitehead consiste en des études portant sur les Indes, l’Irlande, le Kurdistan et la Finlande. Quoique d’étendue très différente, les approches méthodologiques dans les deux ouvrages sont relativement semblables en raison de leur insistance à tenir compte simultanément des variables de sexe, de classe, de race et de lieu.

À mon avis, l’ouvrage d’Adèle Perry réussit admirablement bien à relever ce défi. L’auteure y raconte les efforts pour créer une partie de l’Empire britannique qui serait stable, respectable et blanche. Les difficultés venaient du fait que la société réelle était tout autre, soit dure, turbulente et sur le plan racial extrêmement hétérogène. Les solutions que les différents groupes de leaders communautaires ont considérées à travers cette période donnaient un rôle central aux femmes ou aux rapports sociaux de sexe. Tout d’abord, il y avait beaucoup plus d’hommes que de femmes dans la colonie. Le milieu homosocial est décrit en détail dans l’ouvrage de Perry, à savoir : quelles sortes d’arrangements s’organisaient dans les ménages formés d’hommes ? Qui cuisinait ? Qui faisait le ménage ?

Évidemment, dans ce monde très masculin, l’un des « dangers » qui menaçaient la stabilité et la respectabilité de la colonie a été les ménages entre femmes autochtones et hommes blancs. Comme Adèle Perry le démontre, trois types de solutions sont envisagées : encourager la légalisation des unions libres ; décourager les unions entre femmes autochtones et hommes blancs ; et, enfin, ségréguer les espaces urbains de façon à diminuer les possibilités de contacts menant à des liaisons ou des unions libres. La documentation de Perry est admirable et elle démontre la complexité des réactions sociales. Par exemple, le mouvement pour la ségrégation urbaine revenait périodiquement ; les gens voulaient sortir les autochtones, et particulièrement les femmes autochtones, de l’espace urbain, pour empêcher, selon eux, les maladies et la promiscuité.

Cependant, la vraie solution pour cette partie éloignée de l’Empire n’était pas d’interdire les rapports entre les peuples autochtones et blancs mais de faire venir des femmes blanches pour permettre aux hommes blancs d’établir des ménages stables, respectables surtout, blancs. Encore ici, les femmes sont au coeur des solutions. En réalité, cela n’était pas facile à faire, et les femmes blanches ne sont pas venues en aussi grand nombre que les élites l’auraient souhaité.

J’expose ici longuement l’argument de l’ouvrage, car cette description permet, à mon avis, de saisir la richesse et les nuances de l’analyse de Perry. Les rapports sociaux de sexe sont centraux mais la race aussi, et le lieu – car l’idée de l’Empire et les défis particuliers de cette partie qui en est éloignée sont en quelque sorte la question centrale de l’ouvrage – à laquelle les femmes sont la réponse.

Une des constatations importantes de Perry est la clarté du discours à l’époque. Parler de la population « blanche » est chose courante, établir le but de créer une colonie blanche en faisant venir des femmes blanches se discute ouvertement. Dans une société plus élitiste que la nôtre présentement, les élites n’étaient pas gênées par l’obligation qu’elles imposaient aux autres de débattre les enjeux directement et explicitement. Si nous avons l’impression maintenant d’être conscients de la diversité culturelle, il est bon de reconnaître que c’est une redécouverte et non une découverte. En ce temps-là, les leaders communautaires étaient tout à fait explicites sur l’importance du sexe, de la classe et de la race dans leurs stratégies pour réussir la construction de leur partie de l’Empire.

Si l’ouvrage donne plus d’espace aux stratégies des élites, la conclusion de Perry est très claire : que les résultats en Colombie-Britannique tiennent autant de la résistance autochtone que des efforts des leaders communautaires. Seulement, il faut lire entre les lignes pour découvrir les actrices et les acteurs sociaux. La société construite n’a pas été stable, respectable et blanche, et cela représente autant une victoire pour les autochtones qu’un échec pour les adeptes de la réforme.

De son côté, l’ouvrage sous la direction de Bannerji, Mojab et Whitehead est inspiré par les mêmes préoccupations, sauf que le format des articles ne permet pas le détail empirique de celui de Perry. Notons un article remarquable, celui d’Himani Bannerji, dans lequel elle fait la critique de Partha Chatterjee. À travers cette critique, toutefois, elle établit sa position théorique d’analyste de l’impérialisme. Elle décrit les approches pour réussir à tenir compte tout autant des facteurs culturels et des facteurs économiques, et ce, sans oublier l’importance du lieu. Certainement, sur le plan théorique, le chapitre articule une position complexe qui résume admirablement les acquis récents de la recherche féministe.

Ainsi, je recommande les deux ouvrages. Notre expérience impérialiste a énormément marqué le Canada, et il est extrêmement important de comprendre le rôle que les femmes et les rapports sociaux de sexe ont joué dans la construction de l’Empire au Canada. En outre, les deux sont de très beaux livres à lire en raison de leur capacité de combiner la théorisation de questions de grande importance avec une vérification sur le terrain menée avec passion et nuance.