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Le féminisme, disent certaines personnes, est une idéologie périmée (« passée date ») devant à tout prix être évacuée. Voilà la rhétorique adoptée par l’antiféminisme, qui, dans les faits, s’infuse à une vitesse alarmante dans nos sociétés. Pourtant, dans la réalité, la supposée autonomie acquise par les femmes est d’une fragilité extrême. C’est en effet ce que démontrent les dix textes contenus dans l’ouvrage collectif L’autonomie des femmes en question. Antiféminismes et résistances en Amérique et en Europe, publié chez L’Harmattan au printemps 2006. Cette compilation stimulante jette un regard juste et nécessaire sur l’état actuel du féminisme et des défis auquel il doit faire face.

Réunissant les textes de quatre chercheuses, la première partie de l’ouvrage se centre sur des travaux menés dans les Amériques. Le premier article, signé par Diane Lamoureux, propose une analyse minutieuse des discours antiféministes tels qu’ils se déploient aux États-Unis, au Canada anglophone ainsi qu’au Québec. Pour cette auteure, l’antiféminisme prendrait en effet des formes diverses, selon qu’il se trouve aux prises avec un mouvement féministe organisé ou non. Les États-Unis et le Canada anglophone étant des milieux conservateurs, l’antiféminisme y revêtirait « les habits neufs du conservatisme » (p. 33). Une certaine « nostalgie du passé », s’exprimant par un désir de « retour à la conception patriarcale presque prémoderne » de la société (p. 34) où l’autorité du père serait restituée, caractérise cet antiféminisme. L’idée selon laquelle les féministes sont rendues coupables du désordre majeur sévissant dans les sociétés, étant ainsi à l’origine de la destruction d’un ordre qui « fonctionnait bien », est aussi véhiculée. L’antiféminisme « version québécoise », pour sa part, se camouflerait plutôt derrière le discours des masculinistes. Le peu d’influence de l’Église favoriserait ainsi l’apparition non pas d’un discours prônant le retour aux valeurs les plus traditionnelles en ce qui a trait à la famille, mais plutôt d’une rhétorique se centrant sur les droits et le désarroi des hommes et pères de famille. Trois thèmes seraient alors privilégiés : 1) la transformation des femmes en victimes (un discours repris par des « féministes » comme Denise Bombardier qui soutient que les femmes sont allées trop loin, ce qui cause ainsi la souffrance des hommes); 2) l’existence d’inégalités frappantes envers les hommes (la violence des femmes à leur égard, la présence d’un système scolaire peu adapté à la réalité des besoins des garçons et causant leur émasculation ainsi que la façon dont les litiges entourant le divorce et la garde des enfants sont alors traités); 3) l’excès de pouvoir des femmes.

Les articles de Sophie Stoffel (Chili) et de Maria Lucia Da Silveira (Brésil), pour leur part, font principalement état du féminisme tel qu’il est vécu dans ces pays depuis l’abolition des régimes dictatoriaux. Avant toute chose, ces deux auteures mettent en exergue le rôle actif joué par les femmes lors des périodes de crise. Militantes de la première heure, nombre d’entre elles se sont notamment mobilisées pour dénoncer la violation des droits de la personne, se sont battues pour la survie de leurs familles et parfois même ont transgressé leurs rôles féminins en prenant les armes. Malgré les initiatives et les efforts soutenus par les femmes dans les deux pays, la chute des régimes autoritaires n’a toutefois pas signifié l’obtention systématique de changements en leur faveur. Au Chili, note Sophie Stoffel, en dépit de ses prises de conscience et de sa critique à la fois du système économique, politique et patriarcal, le mouvement féministe n’est toujours pas parvenu à « ébranler le paradigme culturel reposant sur la famille, ni à détrôner les figures féminines traditionnelles d’épouse et de mère » (p. 52), ce qui fait ainsi une utopie de l’égalité entre les sexes. Toutefois, au niveau structurel, la création du Service national de la femme et la mise en oeuvre d’une politique d’égalité des chances doivent être remarquées. Dans la même veine, cette auteure constate que le retour à la démocratie a contribué à une importante fragmentation du mouvement de femmes, ce qui a nécessairement pour conséquence de ralentir l’obtention de changements. Ainsi, le mouvement des femmes chilien proposerait deux lectures du monde et des pratiques à mener : d’un côté, certaines féministes que Stoffel qualifie d’« institutionnelles » réclament un dialogue soutenu avec l’État, tandis que, de l’autre, les féministes « autonomes » refusent de s’intégrer au jeu des institutions. Quoique l’on puisse croire que cette pluralité et cette divergence dans les intérêts aient « contribué à "dissoudre" ou à "dénaturer" le projet de lutte contre le patriarcat » (p. 57), les femmes s’entendent et demeurent unies sur différentes questions comme celle de la violence domestique, du divorce, des quotas de genre en politique, ce qui a favorisé l’adoption de différentes mesures en leur faveur. Si l’émergence d’une nouvelle figure féminine ne se fait que lentement et que la figure de la famille en tant qu’espace de solidarité assurant la stabilité continue de dominer en raison de l’enracinement et de la force du discours conservateur ayant régné jusqu’à récemment, l’élection de la socialiste Michelle Bachelet pourra peut-être contribuer à la diffusion du discours sur l’égalité entre les sexes.

Au Brésil également, le retour de la démocratie n’a pas su générer les résultats escomptés à la suite des luttes menées par les femmes. Comme en fait part Maria Lucia Da Silveira, malgré diverses avancées dans le domaine politique et malgré l’accroissement des politiques publiques destinées aux femmes, le contexte se trouve peu favorable, dans la pratique, à l’obtention de changements positifs. Tout comme le remarquait Sophie Stoffel pour le Chili, les actions des organisations de femmes au Brésil sont souvent fragmentées. Par ailleurs, malgré le travail des organisations non gouvernementales (ONG), les préoccupations comme celles qui font référence aux droits reproductifs et à la sexualité sont souvent évacuées et contournées. De même, malgré la présence d’un programme féministe en politique, celui-ci ne parvient guère à influer sur le programme des partis. Somme toute, bien qu’une volonté soit constatée, dans les faits, peu de mesures seraient traduites et appliquées. Il n’est donc aucunement surprenant de constater d’importants écarts salariaux entre hommes et femmes ou, encore, une reconnaissance limitée de la valeur des tâches domestiques. Cependant, tant que la laïcité de l’État ne sera pas obtenue, toute tentative de déconstruction du système patriarcal semble vouée à l’échec.

Le ton emprunté par l’anthropologue Marie France Labrecque, nous devons l’admettre, est tout autre. Avec perspicacité et finesse, cette auteure se livre à l’analyse des meurtres de femmes à Ciudad Juárez, ville frontière entre le Mexique et les États-Unis. Au xixe siècle déjà, ce lieu était associé à la débauche et à la délinquance. Aujourd’hui, cette ville considérée comme la plus violente du Mexique est devenue un espace propice à la multiplication des activités mafieuses, outre qu’elle est un milieu privilégié pour l’apparition des piqueries, du crime organisé et qu’elle constitue la plaque tournante de l’émigration illégale. La signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et la prolifération des maquiladoras (usines d’assemblage de capitaux étrangers) aidant, une telle situation peut expliquer le fait que pas moins de 400 femmes – généralement jeunes et de milieux modestes – y aient été assassinées en à peine plus d’une décennie. En fait, mentionne l’auteure, on en sait bien peu sur les véritables motifs de ces assassinats. Jusqu’à présent, de nombreuses négligences et omissions de la part des fonctionnaires ont été observées, peu de condamnations ont eu lieu et, dans certains cas, les familles des victimes se seraient fait répondre que celles-ci « ont cherché leur mort ». Pour Marie France Labrecque, de tels meurtres sont fondamentalement attribuables au régime patriarcal de genre qui caractérise l’État mexicain. Sans pour autant négliger de considérer le nombre alarmant d’hommes tués au même endroit, cette auteure mentionne explicitement que les femmes assassinées l’auraient été simplement pour leur condition en tant que femmes. Le fait qu’un certain nombre d’entre elles étaient devenues des travailleuses, transgressant ainsi leur rôle de femmes obéissantes et confinées à la sphère domestique tel que valorisé au Mexique, expliquerait aussi la violence à leur endroit. L’inertie flagrante de l’État devant cette situation, le manque de mécanismes pour assurer la sécurité des femmes ainsi que le fait que justice ne soit pas rendue portent donc cette auteure à tirer une conclusion sans appel : l’État mexicain est, selon toute vraisemblance, le véritable assassin de ces femmes.

La seconde partie de l’ouvrage regroupe cinq articles portant sur des recherches menées en Europe. La question du difficile alliage entre la vie professionnelle et la vie familiale y est largement discutée. Dans le cas de la Pologne (Monika Wator) et de la Bulgarie (Katia Vladimirova), les deux auteures constatent principalement que la chute du communisme n’aura pas que des conséquences favorables à l’égard des femmes. Monika Wator mentionne toutefois que l’avènement de la démocratie, tout comme les tentatives de rapprochement avec l’Union européenne, avait pourtant été envisagé favorablement par les Polonaises. L’imposition de l’économie de marché ne tardant pas à générer des bouleversements profonds et des transformations substantielles, le nouveau régime donne malgré tout l’effet d’une véritable régression dans leurs conditions de vie. Les compressions budgétaires massives dans les allocations aux familles, la privatisation récente de nombreuses crèches de même que le caractère restrictif des différents programmes d’aide à la famille constitueraient un frein important à l’autonomie des travailleuses, ce qui fait en sorte d’ancrer encore plus profondément dans les esprits l’image de la matka polka (mère polonaise) et de valoriser la femme en tant que gardienne des valeurs culturelles et des traditions.

Le son de cloche lancé par Katia Vladimirova en Bulgarie est relativement similaire, tout en faisant état d’un recul davantage exacerbé. En effet, la présence d’un régime socialiste avait eu pour conséquence une participation accrue des femmes au marché du travail et avait fait en sorte que leur intégration aux activités économiques était devenue « normale ». Vers le milieu des années 80, par exemple, elles constituaient 81 % des effectifs dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’industrie textile, de l’habillement et de l’alimentation. De plus, de multiples mesures et stratégies avaient été mises sur pied à leur intention. Toutefois, l’entrée du pays dans l’économie de marché a entraîné une limitation considérable de la capacité d’agir que les femmes avaient obtenue lors de la période précédente. Malgré la reprise économique en 2003 et en dépit de l’important lobbying fait par les féministes, la maternité et les responsabilités familiales constituent donc, plus qu’auparavant, des embûches majeures. Toutefois, rappelle cette auteure, ce n’est pas tant le manque de mesures favorables aux femmes qui doit être blâmé, mais bien le peu d’application qui en est fait.

Dans sa présentation de la situation de l’Irlande, Marie-Jeanne Dal Col Richert fait état d’une certaine stagnation quant à la place des femmes dans la société. Tout en remarquant que les conditions de vie des femmes ont connu une certaine amélioration de 1975 à 1985, cette auteure souligne que, dans les faits, peu de revendications proprement féministes ont eu lieu dans le pays. Elle souligne notamment que les « droits reproductifs » sont encore, au moment présent, des pierres d’achoppement au sein du mouvement féministe. Par le fait même, si les normes traditionnelles ont été légèrement perturbées et que les femmes ont gagné un accès au marché du travail, la discrimination perdurerait, et l’on assisterait à une véritable régression des droits des femmes. La forte influence de l’Église rendant le féminisme responsable de maints maux dans la société irlandaise, il n’est donc guère surprenant que le pays se retrouve avec une rhétorique antiféminisme pour le moins exacerbée.

Le bilan des acquis du féminisme n’est pas forcément plus positif du côté de la France. Se penchant principalement sur la place occupée par les femmes sur le marché du travail, Roland Pfefferkorn soutient que, même si les jeunes Françaises sont plus nombreuses que les hommes à s’inscrire à l’université au premier cycle, cela ne contribue pas pour autant à les rendre plus visibles sur le marché de l’emploi. En fait, remarque-t-il, les femmes pourtant favorisées dans les établissements d’enseignement perdraient presque systématiquement, à leur arrivée sur le marché du travail, l’avantage relatif qu’elles avaient durant leurs études. Chiffres à l’appui, cet auteur démontre que peu d’entre elles occupent des positions de pouvoir ou valorisées socialement. Par exemple, en politique, un quasi-monopole masculin peut être observé, tandis que, dans le milieu des affaires, aucune femme ne serait à la tête d’une des 200 plus grandes entreprises du pays. Pour cet auteur, il ne fait donc aucun doute que, malgré une certaine progression dans les rapports sociaux de sexe, les acquis des femmes demeurent fragiles et précaires. Les politiques publiques, quant à elles, refléteraient une importante contradiction : au moment même où circule un discours favorable aux femmes concernant l’égalité des sexes, on assisterait au « renouvellement des dispositifs renvoyant les femmes à leur fonction exclusive de mère et maîtresse de maison » (p. 192).

Pour sa part, Jeanne Fagnani parvient elle aussi à des constats similaires. Proposant une comparaison des situations qui existent en France et en Allemagne, cette auteure est toutefois forcée d’admettre que le gouvernement français a su mettre en avant un nombre beaucoup plus élevé de mesures et d’actions en faveur, notamment, de l’intégration des jeunes enfants dans les crèches. Il faut dire que depuis déjà longtemps il existe en France une acceptation du modèle de la « mère à l’emploi » et que, depuis 1980, une meilleure articulation entre les obligations familiales et professionnelles des femmes a été constatée.

Enfin, le texte de Josée Trat montre de manière explicite que la fragilité des acquis des Françaises se heurte actuellement à l’« extension effrénée du marché » ainsi qu’à la remontée d’un discours patriarcal propulsé par les fondamentalistes religieux. Ainsi, malgré l’autonomie obtenue par femmes et la présence de stratégies en leur faveur, la droite néolibérale ne cesserait de gagner du terrain, et ce, particulièrement depuis 2002. La France serait désormais envahie par un discours affirmant, notamment, que l’égalité des sexes est dorénavant un fait accompli et que les oppressions présentes au sein de la société sont plutôt liées au postcolonialisme. Les débats sur la mixité scolaire et le caractère naturel de la différence des sexes gagnent eux aussi en popularité. En outre, Trat soutient que l’amalgame des propos véhiculés par des personnalités telles que Françoise Héritier, Marcel Rufo, Aldo Naouri, Élisabeth Badinter ou Marecla Iacub avec le discours religieux extrémiste ne ferait, dans les faits, que causer la destruction de l’idéologie féministe.

Somme toute, nous devons admettre que le titre de cet ouvrage, L’autonomie des femmes en questions.Antiféminismes et résistances en Amérique et en Europe, synthétise bien l’ensemble des propos tenus par les spécialistes qui y ont collaboré. Nous devons donc saluer l’initiative de l’équipe de direction de cette publication, qui a su proposer le regroupement de textes qui ont permis de mettre en lumière le fait que, en dépit des avancements obtenus en faveur des femmes au cours des dernières décennies, leur capacité d’agir demeure fragile et limitée, notamment en raison de la virulence des discours antiféministes. De même, ces articles font ressortir le caractère « genré » des politiques sociales qui, une fois de plus, freinent les initiatives mises en avant par le mouvement féministe. Cet ouvrage bien écrit et accessible propose de surcroît des démonstrations on ne peut plus claires et pertinentes. Par ailleurs, le fait que les spécialistes viennent de multiples horizons disciplinaires et géographiques contribue indéniablement à enrichir le contenu de cette publication. Enfin, ce livre offre aux lectrices et aux lecteurs des articles qui, quoique leur véritable apport au domaine scientifique soit parfois inégal, posent des bases pertinentes en vue de réflexions intéressantes et essentielles pour le devenir du féminisme.