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Le présent article propose une esquisse du développement des connaissances relatives aux rapports sociaux de sexe dans le domaine du sport. Comme on le verra, ces rapports peuvent être envisagés selon divers angles, que ce soit d’ordre interpersonnel, symbolique ou institutionnel. Ils se manifestent aussi à travers une multitude de phénomènes tels que la construction de l’identité féminine au moyen de la pratique sportive, la subordination des femmes dans une institution masculine ou encore l’utilisation du sport comme moyen de résistance et d’autonomisation (empowerment) au regard de l’hégémonie masculine. La problématique des rapports sociaux de sexe dans le domaine du sport présente bien sûr des points communs avec d’autres sphères d’activités sociales où les hommes sont dominants (en nombre et en pouvoir). Toutefois, elle s’en distingue en raison de l’histoire et de la culture propres au sport, domaine où la corporalité est omniprésente et la performance corporelle adulée. Nous souhaitons, dans les pages qui suivent, explorer la contribution de divers courants féministes à la compréhension de ces rapports sociaux de sexe, ainsi que mettre en lumière les enjeux particuliers qui ont ponctué l’expérience des femmes dans l’univers sportif. D’entrée de jeu, il importe de préciser les limites de notre essai. D’une part, nous ne retiendrons que les courants qui ont marqué de façon significative les écrits féministes sur le sport : l’ampleur et la diversité des travaux rendent en effet impossible la réalisation d’un compte rendu exhaustif et nuancé. D’autre part, notre survol ne nous permettra pas de signaler les spécificités locales et nationales, bien qu’il soit reconnu que les travaux sur les femmes et le sport n’ont pas suivi nécessairement les mêmes parcours ni démontré les mêmes dominances en Allemagne, en Angleterre, en Australie, au Canada, aux États-Unis ou en France, pour ne nommer que ces pays[1]. Il nous faut attester cependant que les études féministes dans le domaine du sport se sont surtout développées en Amérique du Nord et en Angleterre. Enfin, bien que nous suivions un ordre chronologique par décennies, celles-ci ne sont manifestement pas exclusives, chacune contenant des traces de courants antérieurs et des signes annonciateurs de perspectives en émergence. Les productions des deux dernières décennies feront par ailleurs l’objet d’une attention plus soutenue en raison de leur abondance et de leur portée.

La décennie 70 : le passage des études sur les femmes dans le domaine du sport aux études féministes du sport

La décennie 70 a été une période stimulante pour les chercheuses effectuant des études sur les femmes dans le domaine du sport, et ce, sur trois plans. En premier lieu, elles ont été interpellées par le mouvement féministe des années 60 et 70 dont l’objectif était de mettre au jour les idéologies et les structures sexistes freinant l’accès et l’épanouissement des femmes, particulièrement dans les sphères d’activités traditionnellement masculines. En deuxième lieu, la promulgation de la loi américaine (le célèbre Title IX [loi IX] de 1972 ; Brake (2000)) obligeant les établissements scolaires à l’égalité des investissements sportifs entre les hommes et les femmes ainsi que les précédents de certaines fédérations sportives ouvrant leurs portes aux femmes ont suscité des débats sociaux propices à la production de travaux sur cette question. Enfin, la vague de la bonne forme physique (fitness) et de la mise en forme santé qui prônait la pratique de l’activité physique comme moyen de prévention des maladies dites « de civilisation » venait élargir la conception des fonctions de l’activité physique et modifier les représentations sociales qui y étaient rattachées.

Si le contexte sociopolitique des années 70 a pu contribuer à l’émergence de travaux s’intéressant à la problématique des femmes relativement au sport, les études du début de la décennie ne se réclamaient pas pour autant explicitement du féminisme. En effet, leur angle d’analyse était surtout à teneur psychologique et faisait peu de cas des rapports de pouvoir entre les sexes. À titre d’illustration, les travaux typiques de cette période se concentraient sur les attitudes de la famille ou du milieu scolaire envers les femmes athlètes (Hall 1972), les traits de personnalité de celles-ci (Mushier 1972) et les motivations des femmes à s’investir dans le sport (Birrell 1978). Deux théories psychosociales ont également inspiré de nombreux travaux : la théorie des rôles selon le sexe (Harris 1977) et la théorie de la socialisation (Greendorfer 1977). S’appuyant sur la théorie des rôles selon le sexe, les auteures avançaient l’hypothèse que peu de femmes s’engageaient dans le sport parce qu’elles vivaient un conflit entre leur rôle d’athlète, celui de femme et éventuellement celui de mère. La théorie de la socialisation, pour sa part, posait l’hypothèse de l’influence dominante des mères dans la socialisation de leurs filles (processus de reproduction) comme explication de la faible participation sportive de ces dernières. Women and Sport : From Myth to Reality, recueil de textes canoniques rassemblés par Oglesby (1978), synthétise bien les courants dominants de cette première décennie. Bien qu’elles soient différentes, ces compréhensions de la sous-représentation des femmes concernant le sport se rejoignaient sous deux angles : d’une part, elles tenaient pour acquis que les femmes et le sport présentaient des incompatibilités ; d’autre part, elles rejetaient sur les femmes le blâme de leur faible participation sportive. La perspective féministe allait apporter de sérieuses critiques à ces conceptions.

Dans son anthologie des études sur les relations de genre dans le domaine du sport, Birrell (1988) désigne l’ouvrage de Hall, Gender and Sport : A Feminist Perspective on the Sociology of Sport, paru en 1978, comme la première réflexion explicitement féministe sur la condition des femmes dans le domaine du sport. Hall y définit le féminisme comme une perspective qui donne la primauté au point de vue et à l’expérience vécue des femmes (1978 : 6). Sa dénonciation de l’androcentrisme dans la recherche en sociologie du sport, ainsi que du sexisme qui règne tant en science que dans l’institution sportive, a provoqué une « prise de conscience » relativement brutale dans les milieux universitaires. Cela a marqué par ailleurs le coup d’envoi des études proprement féministes en sociologie du sport.

La décennie 80 : le raffinement et la diversification dans la conceptualisation des relations de genre

La décennie 80 a vu naître des approches féministes très diversifiées dont les allégeances s’harmonisaient avec les traditions de pensée alors en vogue. Ainsi, les études sur les « rapports sociaux de sexe » dans le domaine du sport[2] s’apparentaient soit au féminisme libéral, soit au féminisme radical, ou soit au féminisme s’inspirant des cultural studies ou bien s’en réclamaient.

Le féminisme libéral

Les féministes libérales concentraient leurs études sur la mise en évidence des « barrières » culturelles et structurelles limitant l’accès des femmes à la pratique sportive (entre autres : Ferris (1981) ; Knoppers, Schuiteman et Love (1986)). Elles estimaient que l’élimination de ces barrières, tant culturelles que structurelles, allait permettre aux filles et aux femmes de pratiquer des activités sportives sans contraintes ni préjudices et avec une « égale » reconnaissance de la valeur de leur performance. Les travaux portant sur la mise en évidence des barrières culturelles pointaient le fait que les valeurs et les normes des filles avaient peu d’affinités avec celles du sport. Les filles qui pouvaient surmonter ces obstacles culturels se trouvaient toutefois freinées dans leur accès aux pratiques sportives par les barrières structurelles : soit que la discipline sportive visée ne comportait pas de volet « féminin », soit que les rapports sociaux y existant (par exemple, discrimination et préjudices) entraînaient le retrait des femmes. Les féministes libérales étaient surtout pragmatiques et engagées dans l’action. Leur approche laissait sans réponse des questions de fond telles que les suivantes (Hargreaves 1994 : 28) : L’égalité pour quelles femmes ? L’égalité selon quel critère ? L’égalité dans quel but ?

Le féminisme radical

S’opposant aux féministes libérales, les féministes radicales, quant à elles, estimaient qu’il n’était pas suffisant de « simplement augmenter le nombre de femmes en sport » : leur épanouissement n’était possible que si l’on procédait à un changement « radical » des organisations sportives (Thompson 2002 : 109). Leurs analyses établissaient des liens entre le sport et les autres institutions sociales et situaient la subordination des femmes au coeur de ces relations. Trois principaux postulats fondaient l’approche des féministes radicales (Boutilier et SanGiovanni 1983 : 17-19) :

  • Le sport est une institution patriarcale qui maintient et renforce la domination des hommes et la subordination des femmes dans la société (Bryson 1983 ; Hall 1985) ;

  • L’idéologie de la supériorité physique masculine (thèse de la fragilité biologique et de l’infériorité physique des femmes) est omniprésente dans le sport ; elle entraîne la naturalisation de la domination des hommes et le maintien de l’infériorisation des activités des femmes (Theberge 1989) ;

  • Les femmes ont des expériences et des aspirations sportives différentes de celles des hommes (elles doivent donc constituer des organisations distinctes et transformer la pratique sportive telle que la vivent les hommes) (Birrell 1984).

Bien que leurs positions aient été antinomiques, les féministes libérales et les féministes radicales partageaient la conception selon laquelle les femmes constituent un groupe social homogène, ignorant (ou laissant dans l’ombre) les différences liées à la classe sociale, à l’ethnie, à la race, à l’âge, à l’orientation sexuelle ou à toute autre caractéristique. Force est de reconnaître maintenant que ces différences pouvaient engendrer des expériences et des aspirations sportives très différentes.

Le féminisme s’inspirant des cultural studies

La tradition des cultural studies[3] a inspiré considérablement les féministes en sociologie du sport (Cole et Birrell 1986 ; Birrell 1988 ; Hall 1993 ; Theberge et Birrell 1994). Cette influence se fait d’ailleurs encore sentir dans les travaux contemporains. Cela justifie que nous présentions plus en détail ici les travaux s’inspirant de ce courant. Quatre éléments fondamentaux des cultural studies ont retenu l’attention des féministes étudiant le sport : 1) la critique adressée aux approches positivistes de la réalité sociale ; 2) l’importance de la prise en considération de la construction historique de la réalité ; 3) la conception de la culture comme « a whole way of life, or struggle, that included lived practices, belief systems, the ordinary, and the high culture » (Johnson 1983 : 24) ; et 4) la conception des relations de pouvoir comme impliquant toujours une résistance. L’épistémologie et les outils conceptuels élaborés par les cultural studies vont permettre aux féministes deux avancées majeures. La première concerne le passage d’une conception du sport en tant qu’institution à une conception du sport en tant que forme culturelle particulièrement propice à la construction des conceptions et des idéologies relatives au genre et aux différences selon le genre. La seconde a trait au passage d’une conception catégorielle du genre (le genre comme catégorie sociale) à une conception relationnelle du genre (les relations/luttes de pouvoir entre les genres). Ainsi, la perspective des cultural studies offrait la possibilité de se distancier de la vision « simpliste » des concepts de rôles et de socialisation qui avaient marqué les premiers travaux sur les femmes dans le domaine du sport et de développer une conceptualisation plus raffinée de la complexité des rapports de genre et de pouvoir.

Concernant le second fondement, soit la préoccupation historique issue des cultural studies, l’étude des représentations sociales des femmes et des hommes dans l’histoire du sport (Hargreaves 1986 ; Theberge 1989) a permis aux féministes de mettre en lumière les racines historiques de la domination masculine observée dans le sport contemporain ainsi que les mécanismes de la construction sociale de l’infériorité physique des femmes. On attribue aux public schools britanniques (unisexes masculines) l’origine de l’institutionnalisation des jeux organisés. Or ces derniers étaient imprégnés d’une conception de la masculinité qui célébrait la compétitivité, la rudesse et la domination physique (Theberge 1989). Leur essor aurait contribué à la construction de la représentation de l’identité masculine qui allait dominer dans le monde du sport. À l’opposé, la participation des femmes aux activités physiques et sportives dans l’Angleterre de l’époque victorienne était beaucoup moins développée et faisait l’objet de vifs débats quant au type et au volume d’activité pouvant convenir à leur présumée « nature plus délicate » (Hargreaves 1986). L’idéologie victorienne présentait en effet les femmes comme moralement et spirituellement fortes, mais physiquement et intellectuellement faibles (Hargreaves 1986). Selon Theberge (1989), le mythe de la fragilité physique des femmes est un héritage de cette idéologie et il serait au fondement de l’institutionnalisation de la différenciation selon le genre dans le sport contemporain[4]. Cette auteure avance en outre que le sport participe à la reproduction des inégalités de genre dans la société par l’entremise d’une « extension idéologique subtile » de la supériorité physique des hommes à une « supériorité » sociale (Theberge 1985 : 193).

La perspective des cultural studies a également permis aux féministes de mieux circonscrire les effets de la participation sportive croissante des femmes sur les rapports sociaux de sexe dans la population. Les auteures ont ainsi pu montrer que le sport pouvait servir de lieu de contestation de l’idéologie de la fragilité physique des femmes : en prenant le pouvoir sur leur propre corporalité, les femmes pouvaient résister à leur subordination aux hommes et pouvaient invalider la croyance en leur fragilité physique (Gilroy 1989). Plus encore, les études se penchant sur les expériences des femmes prenant le contrôle de leur pratique sportive ont amené les chercheuses à montrer que les femmes pouvaient transformer la version masculine du sport et l’investir de leurs propres valeurs (Boutilier et SanGiovanni 1983 ; Theberge 1987). L’analyse de Birrell et Richter (1987) a ainsi illustré que les femmes pouvaient se réapproprier une pratique sportive antérieurement aliénante et la transformer, par l’intermédiaire d’une intervention délibérée, en une expérience de vie constructive. Ces femmes sportives auraient développé, selon les auteures, des pratiques culturelles contre-hégémoniques de trois façons : en premier lieu, en mettant l’accent sur le jeu plutôt que sur la rationalisation et la technique de même que sur l’inclusion plutôt que l’exclusion fondée sur l’âge, la race ou les habiletés ; en deuxième lieu, en rejetant les rapports hiérarchiques entre l’entraîneure et les joueuses pour faire une gestion collective de l’équipe ; et, en troisième lieu, en refusant de considérer les membres de l’équipe opposée comme des adversaires.

Ce courant féministe a ainsi attesté que le sport pouvait jouer pleinement son rôle de forme culturelle : il ne servait pas seulement à la subordination des femmes mais pouvait aussi être utilisé comme moyen de résistance à l’hégémonie masculine et de vecteur de libération. Inspirées par les cultural studies, les féministes pouvaient désormais envisager le sport comme un site de contestation où des groupes dominants et des groupes dominés menaient une lutte culturelle (Coakley 1982 ; Birrell 1984 ; Messner 1988).

L’approche culturelle d’inspiration bourdieusienne (Bourdieu 1980)[5], privilégiée par Louveau (1981a et 1981b) ainsi que par Laberge et Sankoff (1988), introduisait un autre éclairage dans la conceptualisation du sport comme forme culturelle. Les analyses empiriques des auteures s’en réclamant soulignaient tant les dispositions différentielles des femmes selon la classe sociale en matière de pratiques d’activités physiques et sportives que les valeurs symboliques différentielles des diverses pratiques d’activités physiques et sportives. La reconnaissance de cette différenciation multiple des significations associées au sport a gagné en popularité durant la décennie suivante. L’étude de Louveau (1986) sur les femmes pratiquant des activités de tradition masculine constituait par ailleurs une percée dans une problématique qui allait être marquante, comme nous le verrons plus loin, à la fin des années 90 et au tournant du siècle.

La décennie 90 : la domination des études féministes en sociologie du sport

La décennie 90 a vu apparaître un foisonnement d’études sur les relations de genre. Ainsi, plusieurs monographies (Messner 1992 ; Hargreaves 1994 ; Birrell et Cole 1994 ; Costa et Guthrie 1994 ; Messner et Sabo 1990 et 1994 ; Hall 1996) ont été publiées. Ces études sont d’ailleurs maintenant considérées comme canoniques dans le domaine. En outre, les trois principaux périodiques en sociologie du sport : Sociology of Sport Journal, International Review for the Sociology of Sport et Journal of Sport and Social Issues ont fait une place importante aux travaux abordant le thème des rapports sociaux de sexe dans le sport[6]. Deux traditions majeures se sont développées, à la fois en parallèle et en interaction : le féminisme d’inspiration foucaldienne (souvent associé au « féminisme corporel » (Grosz 1994)) et les études « masculinistes » d’inspiration féministe. L’exploitation et l’omniprésence du corps dans diverses sphères d’activités sociales ainsi que les turbulences dans les rapports sociaux de sexe engendrées par l’entrée massive des femmes sur le marché du travail ont sans doute contribué à l’essor des travaux sur le rôle du sport et de l’activité physique dans la construction des relations de genre dans la société.

Le féminisme d’inspiration « foucaldienne »

Les travaux de Foucault[7] ont exercé et continuent d’avoir (notamment dans leur extension postmoderne, comme nous le verrons plus loin) une profonde influence sur les études féministes dans le domaine de l’activité physique et du sport[8]. Bien qu’elle ne tienne pas compte explicitement des rapports sociaux de sexe, la conceptualisation foucaldienne des relations entre le corps, le pouvoir, la connaissance, la subjectivité et la gouvernance offre alors aux féministes la possibilité de mieux saisir et de conforter la primauté du corps dans les rapports de genre et de pouvoir. En outre, elle va permettre de montrer les liens étroits entre les activités physiques et sportives et les autres formes d’exercice du pouvoir dans la société.

Au-delà de la variation dans l’interprétation et dans l’utilisation des travaux de Foucault (Rail et Harvey 1995), on peut ramener à quatre thèses principales ce qui, d’un point de vue théorique, a inspiré les études féministes en sport (Hall 1996 ; Smith Maguire 2002) :

  • Le corps est un lieu privilégié de contrôle (discipline) et d’exercice du pouvoir (domination) ;

  • Le pouvoir n’est pas incarné dans des personnes ; il est diffus, présent dans des « dispositifs » variés et prend de multiples formes ;

  • Les « technologies du soi », en tant que façons de développer la connaissance de soi-même, participent à la « subjectivation » (construction du soi en tant que sujet) ;

  • En proposant des connaissances spécifiques et des représentations particulières du corps, les divers types de discours (médical, scientifique, technologique, sexuel et autres, tel le discours sportif et médiatique) constituent des dispositifs très puissants d’exercice du pouvoir.

Les pratiques d’activités physiques et sportives sont ainsi le plus souvent considérées comme des « technologies du corps » au sens de Foucault, c’est-à-dire comme des ensembles de connaissances et de pratiques qui disciplinent, conditionnent, refaçonnent les corps de façon à assurer l’incorporation des idéologies qui ont pour objet la subordination des femmes aux normes masculines (Cole 1994 : 15). Bien sûr, tant les hommes que les femmes s’adonnent à des exercices physiques ; la contribution des féministes a été de signaler leur très forte différenciation sexuelle : les objectifs visés, les profits escomptés ainsi que les significations s’y rattachant s’avèrent diamétralement opposés selon le sexe (Wheaton et Tomlinson 1998).

À titre d’exemple, mentionnons l’étude de Lloyd (1996) sur l’aérobique qui a montré comment, par cette pratique, les femmes incorporent les normes culturelles de féminité imposées par les hommes. De telles analyses critiques remettaient en question la vision simpliste qui considérait l’accroissement de la pratique d’activités physiques chez les femmes comme un signe d’accès à l’égalité et un fléchissement de l’idéologie célébrant la supériorité masculine.

Par ailleurs, les travaux faisant appel à la notion des technologies du soi comme forme de subjectivation ont davantage porté leur attention sur la dimension « positive » du pouvoir chez Foucault. Ainsi, Chapman (1997), dans son étude sur les rameuses en aviron, a attesté que les entraînements physiques liés à leur pratique sportive (par exemple, les exercices en vue d’augmenter la force musculaire) ne constituaient pas uniquement un exercice disciplinaire et normalisant de leur corps, mais qu’ils s’avéraient aussi un moyen d’autoconstruction et d’opposition à l’idéologie de la supériorité masculine.

S’inspirant cette fois de la conception foucaldienne du discours comme dispositif du pouvoir, un grand nombre de travaux féministes ont porté sur l’analyse du discours des médias (images et textes de médias télévisuels, de magazines et de journaux) traitant du sport et de l’activité physique (entre autres : Messner, Carlisle-Duncan et Jensen (1993) ; Duncan (1994) ; Davis (1997) ; Duncan et Messner (1998) ; Eskes, Duncan et Miller (1998) ; Markula (2001)). Il s’agissait en général de vérifier dans quelle mesure les discours médiatiques et les représentations qu’ils proposent participent à l’incorporation d’une vision différenciée et hiérarchique du genre. Plusieurs de ces analyses ont en outre eu recours aux concepts développés en communication (par exemple, signes, symboles, construction de message) pour décrire comment les idéologies de différenciation du genre et de domination masculine sont encodées dans les textes et les images médiatiques. Dans le domaine du sport de performance, les travaux ont ainsi montré que les médias sportifs naturalisent (biologisent) la domination masculine, banalisent et marginalisent les performances des femmes-athlètes, tout en mettant l’accent sur leur hétérosexualité (Messner, Carlisle-Duncan et Jensen 1993). En conclusion à une recension d’analyses féministes sur les médias sportifs, Birrell et Theberge résument ainsi la vision des femmes-athlètes véhiculée par les médias (1994 : 355) : « par nature, les femmes ne seraient pas des athlètes et les femmes-athlètes seraient des femmes dénaturées ». Les études portant sur les magazines dédiés à la bonne forme physique (fitness), pour leur part, ont tenté de montrer comment ces discours agissaient de façon analogue au phénomène du panoptique étudié par Foucault dans les prisons, incitant les femmes à s’autosurveiller constamment pour correspondre aux normes dominantes de beauté corporelle.

Les féministes n’étant pas un groupe monolithique, les approches s’inspirant de Foucault et des cultural studies faisaient l’objet de certaines critiques de la part de chercheuses féministes sensibles aux inégalités et rapports de pouvoir entre les femmes (intrasexe) (Dewar 1993 ; Hall 1993). Elles arguaient que les femmes ne constituent pas un groupe homogène et que ces approches ne permettent pas de tenir compte des expériences, des conditions de vie et des oppressions particulières liées à l’âge, à la race, à l’ethnie, à la classe sociale, aux incapacités physiques ou à l’orientation sexuelle des femmes. L’enjeu sur le plan théorique était alors d’élaborer des conceptualisations permettant de comprendre les interrelations entre les diverses formes d’oppression. Ce point de vue rejoignait le courant des études féministes sur la masculinité qui se développaient alors en parallèle, et ce, notamment en Australie et aux États-Unis. Ce courant mérite que nous en fassions état, car il a contribué de façon importante à la compréhension féministe des rapports sociaux de sexe.

Les études féministes de la masculinité

Il s’avère important de situer, ne serait-ce que brièvement, le contexte social qui a vu naître, et probablement a contribué à faire naître, les études sur la construction de la masculinité. Selon Messner et Sabo (1990), la progression du féminisme aurait engendré une certaine déstabilisation et une prise de conscience chez les hommes : d’une part, les hommes auraient été ébranlés dans leur identité et dans leurs privilèges ; d’autre part, la diversité des réactions devant les revendications des femmes aurait suscité des débats révélant la diversité interne de la « communauté masculine ». Certaines personnes y ont vu une « crise de la masculinité » (Theberge 2000a : 323).

L’éclosion dans les années 80 aux États-Unis des « études sur les nouveaux hommes » (new men studies) aurait été le second élément déclencheur de l’intérêt pour une approche féministe de la masculinité. On « découvrait » que la masculinité n’était pas quelque chose de biologique mais bien de socialement construit à travers les institutions, notamment le sport. En conséquence, on pouvait observer que l’identité masculine variait à travers le temps et selon les cultures. Également, la pluralité de la masculinité ainsi que le constat de rapports hiérarchiques entre les hommes (intrasexe) devenaient des données irréfutables (McKay, Messner et Sabo 2002). Dans son livre phare (1987), Connell, l’un des mentors de ce courant, a élaboré les concepts d’ordre social de genre (gender order) et de masculinité hégémonique, concepts qui ont exercé une influence considérable auprès des chercheurs et des chercheuses dans plusieurs domaines. L’ordre de genre renvoie à un système dynamique de relations de pouvoir dans lequel de multiples masculinités et féminités sont constamment construites, contestées, modifiées. La masculinité hégémonique désigne la construction idéologique qui sert et maintient les intérêts des groupes mâles dominants. Ce concept implique l’existence de diverses masculinités, certaines étant dominées, d’autres marginalisées et d’autres encore victimes d’oppression. L’approche critique, l’importance d’une épistémologie fondée sur les expériences vécues des personnes ainsi que la volonté de faire en sorte que les analyses théoriques mènent à une lutte contre les oppressions constituaient autant de points de convergence avec les approches féministes sur les femmes.

Dans le domaine du sport, les travaux féministes sur la masculinité ont débuté avec ceux de Messner et Sabo (1990). Leur objectif était de faire une analyse critique des expériences sportives des hommes et de les aider à changer et à reconstruire des relations plus égalitaires non seulement avec les femmes mais aussi avec les différentes masculinités. Les études s’inscrivant dans ce courant de pensée ont révélé notamment que les expériences des hommes dans le domaine du sport n’étaient ni semblables pour tous les hommes, ni uniquement ou totalement positives (Davis 1990 ; Messner 1990 et 1992 ; Adams 1993 ; Laberge et Albert 1999). En outre, on y confirmait que le sport contribuait au développement des dispositions à la violence et à la domination tant des masculinités non conformes au modèle dominant qu’à celle des femmes.

Faisant écho à certaines féministes, les tenants du courant féministe sur la masculinité vont prôner une compréhension « inclusive » et non hiérarchique des oppressions basées sur la race, la classe, le genre et l’orientation sexuelle.

Retenons deux contributions majeures de ce courant féministe : l’attestation de l’existence de rapports de pouvoir non seulement entre les sexes mais aussi à l’intérieur des communautés de sexe ; et la démonstration que la compréhension de l’oppression et de la subordination des femmes est indissociable de l’étude des masculinités.

La fin des années 90 et le début du troisième millénaire : de l’étude des ambiguïtés et des paradoxes aux études queer

Les résultats des travaux sur le genre et les relations de genre dans le domaine du sport ont rendu progressivement manifeste la très grande complexité de la problématique. En effet, les chercheuses se trouvaient de plus en plus placées devant la diversité et la fluidité (mouvance) des interprétations possibles des pratiques sportives de même que la récupération hégémonique de pratiques qui se voulaient au départ subversives à l’égard de diverses formes de domination. Ainsi, on voyait un nombre croissant de femmes avoir accès au hockey, faire de la boxe ou du football, mais l’on constatait également que ces pratiques apparemment « émancipatoires » renvoyaient à des significations multiples et parfois opposées chez les pratiquantes et les pratiquants, les institutions sportives, les médias et les différents groupes sociaux. En outre, on constatait l’apparition d’effets non intentionnels et « pervers » tels que l’hyperféminité (accentuation ou exagération de traits propres aux stéréotypes féminins) et l’homophobie (peur ou stigmatisation de l’homosexualité).

La perspective « postmoderne[9] », qui se développe alors dans le milieu universitaire, va fournir un éclairage permettant de rendre compte des ambiguïtés et des paradoxes observés dans les pratiques sportives, dans leurs significations identitaires et dans leurs représentations sociales. Les deux principaux aspects de cette perspective qui suscitent l’intérêt des féministes étudiant le sport sont la reconnaissance de la variation des significations sociales des pratiques et la valeur heuristique de l’étude des personnes « marginales » (Rail 1998 : xiv)[10]. L’abondance d’études sur les femmes pratiquant des activités physiques et sportives marginales ou de tradition masculine n’est probablement pas étrangère à l’influence du courant postmoderne, et ce, même si les auteures ne s’en réclamaient pas explicitement. Également, la dynamique sociale particulière engendrée par la présence croissante des femmes dans des sports à tradition masculine fait du sport un terrain des plus riches pour l’étude de la construction des identités de genre ainsi que pour l’analyse de la dynamique de transformation des rapports de pouvoir dans la société.

On peut situer dans cette perspective les travaux qui se sont penchés sur le cas des femmes culturistes (Bolin 1992 ; Guthrie et Castelnuovo 1992 ; Balsamo 1994 ; Obel 1996 ; St-Martin et Gavey 1996 ; Roussel 1998 ; Roussel et Griffet 2000), des boxeuses (Hargreaves 1997 ; Mennesson 2000, 2002a et 2002b), des joueuses de soccer (Cox et Thompson 2000 ; Mennesson 2002a et 2002b), des hockeyeuses (Theberge 2000b) et des golfeuses (Crosset 1995). Des chercheuses ont également examiné le cas de nouvelles pratiques sportives, telles que la planche à voile (Wheathon et Tomlinson 1998) et l’aérobique (Markula 1995 ; Haravon Collins 2002), afin de vérifier dans quelle mesure ces dernières pouvaient constituer, en raison de leur courte histoire, des espaces propices à des relations de genre différentes. Les résultats de ces études montrent que la dynamique particulière des rapports sociaux de sexe varie considérablement selon le contexte social, institutionnel, historique et spatial. Les thèmes communs qui émergent sont l’existence d’ambiguïtés et de paradoxes dans les significations des pratiques, la fluidité des subjectivités et la mouvance des rapports de pouvoir selon le contexte. À titre d’exemple, on note que les femmes culturistes revendiquent parfois leur identité féminine et parfois une fusion avec l’identité masculine, passent d’une acceptation à une subversion de la domination masculine et produisent (souvent de façon non intentionnelle) une remise en question de la conception binaire du genre dans la société. La contribution des travaux d’inspiration postmoderne a été de montrer, d’une part, que des pratiques ayant un potentiel de subversion ou de résistance à une idéologie sexiste peuvent aussi la renforcer ou comporter une réappropriation par les tenants de la masculinité hégémonique et, d’autre part, que les identités de genre sont négociées selon le contexte et font l’objet de compromis. Bref, on aboutit à la reconnaissance que la pratique sportive est une forme culturelle polysémique, que le genre n’est pas une catégorie binaire et que l’identité n’est pas figée.

La sexualité dans le domaine du sport avait, jusqu’à ce jour, fait l’objet des études féministes davantage pour dénoncer l’homophobie que pour l’intégrer dans la compréhension des rapports sociaux de genre. La théorie queer[11], dans le prolongement des cultural studies et de l’approche postmoderne, va permettre cette intégration tout en poussant un cran plus loin la déconstruction des conceptions binaires du sexe, du genre et du désir sexuel, de même que de leur supposé alignement (par exemple, avoir un sexe féminin, porter des robes et éprouver un attrait sexuel pour les êtres masculins). Pour les féministes queer, notamment De Lauretis (1991), Sedgwick (1990) et Jagose (1996), il s’agit de montrer le caractère construit et malléable du sexe, du genre et de l’orientation sexuelle, cette déconstruction permettant, en fait d’action politique, l’inclusion des personnes non conformes aux normes dominantes, ainsi que l’affirmation de leurs droits[12]. Ce n’est que dans la seconde moitié de la dernière décennie que l’on a vu émerger en sociologie du sport des travaux se réclamant des théories queer (notamment : Sykes (1998) ; Caudwell (1999) ; Pronger (1999) ; Broad (2001)). À titre d’illustration, l’étude de Sykes (1998) fait appel à cette théorie pour comprendre l’oppression de la norme hétérosexuelle telle qu’elle est vécue par des professeures d’éducation physique et montrer la fluidité des frontières entre l’intérieur du groupe (the closet) et l’extérieur, le doute et la certitude, l’homosexualité et l’hétérosexualité. Pour sa part, l’étude de Broad (2001) auprès des joueuses de rugby montre que le domaine du sport, plus précisément celui du rugby, a servi (et peut servir) de terrain propice à une politique queer, c’est-à-dire à une confrontation explicite de la norme hétérosexuelle et de la norme de genre. Plutôt que de tenter de cacher ou d’excuser la spécificité de leur culture, les joueuses de rugby ont affirmé leur force, leur indépendance et leur orientation sexuelle lesbienne. Dans un contexte social où l’orientation sexuelle est de moins en moins taboue et où s’expriment de plus en plus ouvertement les discordances entre le sexe, le genre et le désir sexuel, il semble que le courant de pensée queer présente un potentiel intéressant pour mettre au jour la malléabilité des identités et la dynamique complexe de la triade sexe-genre-orientation sexuelle, laquelle est centrale aux rapports sociaux de sexe dans la société contemporaine. Toutefois, en raison de son relativisme contextuel radical, la théorie queer présente le danger de dissoudre toute prise identitaire pouvant soutenir une action politique : s’il n’y a plus d’appartenance identitaire fixe, comment assurer une mobilisation pour lutter contre les oppressions et défendre les droits des personnes queer ? L’anti-essentialisme et le constructivisme radical des courants de pensée postmoderne et queer soulèvent ainsi de nombreux questionnements chez les queer qui ont comme ligne d’action politique la contestation des normes patriarcales hétérosexuelles et la revendication des droits des personnes marginales.

En guise de conclusion

Nous avons tenté, dans ce survol, de donner un aperçu du dynamisme et de la contribution des travaux féministes dans le domaine du sport. Grâce aux connaissances générées au cours des trois dernières décennies, il s’avère désormais impossible de nier le rôle du sport dans la construction et la transformation des rapports sociaux de sexe, tant dans le sport que dans la société. Au cours de cette période, plusieurs façons d’envisager et de comprendre les rapports sociaux de sexe dans le domaine du sport se sont succédé. Les transformations ont touché tour à tour la conception du sport, celle du genre, celle des relations de pouvoir intersexe et intrasexe de même que celle de la triade sexe-genre-orientation sexuelle. Ainsi, il y a eu passage d’une conception monolithique du sport en tant qu’institution de la masculinité hégémonique à une conception du sport comme forme culturelle polysémique, cette dernière permettant de rendre compte de la pluralité et de la malléabilité des significations culturelles et politiques que les femmes accordent aux pratiques sportives. Par la suite, une conception pluraliste et fluide de la catégorie de genre est venue remplacer la conception binaire ; les études sur le vécu et les expériences des femmes dans les pratiques traditionnellement masculines se sont avérées cruciales dans la déconstruction de cette conception dichotomique et figée. En ce qui a trait à la conception des relations de pouvoir, les auteures sont passées d’une focalisation sur la domination masculine à une reconnaissance de l’existence de rapports de domination intrasexe, ainsi qu’à une préoccupation en vue d’intégrer les différents axes de domination (classe sociale, race, ethnie, religion, etc.) à la réflexion féministe. Enfin, les récents développements, fortement liés à l’ouverture sociale en matière de sexualité non conforme aux normes hétérosexuelles, montrent une conceptualisation des rapports sociaux de sexe qui intègre l’orientation sexuelle comme une force centrale dont il faut tenir compte pour comprendre les rapports de pouvoir intersexe et intrasexe dans le sport et la société. Au-delà de ces transformations, un point commun relie les différents courants de pensée féministe dans le domaine du sport : l’articulation des concepts de corps et de pouvoir. Cela nous paraît constituer leur contribution originale aux théories féministes.

Enfin, soulignons que les courants de pensée féministes concernant le sport n’ont pas évolué en vase clos. Manifestement, les auteures ont proposé des réflexions qui se développaient en symbiose avec les enjeux particuliers de leur époque et de leur milieu de vie : initialement, l’enjeu prioritaire était l’égalité d’accès ; depuis quelques années, il s’agit de la réappropriation du pouvoir sur son propre corps et du droit à la différence. Il faut reconnaître, par ailleurs, que certaines problématiques, pourtant majeures, ont été peu abordées, telles la problématique particulière des femmes noires, celle des femmes arabes, celle des femmes handicapées ainsi que celle des femmes dans les pays en voie de développement. Ce sont là des avenues de recherche susceptibles de faire avancer tant la théorie féministe que l’action politique féministe en matière de sport et dans la société.