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La rédaction du présent article a été motivée par le désir de faire connaître le domaine de l’écologie sonore et de promouvoir les travaux de recherche des femmes dont le sujet s’inscrit dans cette perspective. Mon objectif est de démontrer la pertinence d’une recherche collaborative entre féministes d’horizons disciplinaires distincts et de susciter l’intérêt à cet égard.

La démarche méthodologique

La démarche méthodologique adoptée se décline en trois étapes. La première concernait la recherche d’articles écrits par des femmes d’allégeance artistique, urbanistique et scientifique dont le résumé témoigne d’un intérêt certain pour l’écologie sonore. Le corpus compte 47 noms complets[1], les articles scientifiques de femmes et 60 titres. Une recherche subséquente par mots clés comprenant le nom complet de l’auteure et des mots de la même famille que « féministe » a permis de regrouper 6 des 47 noms au corpus et 12 titres. Ces auteures ont été référencées dans une section à part et seules les femmes ayant écrit un ou des articles d’un point de vue féministe paraissent. La deuxième étape consistait à entreprendre la lecture du résumé des articles accessibles dans Internet ou qui m’ont été transmis par les auteures, puis à sélectionner ceux dont le contenu s’accorde avec certains enjeux du féminisme. La troisième étape, coeur du présent article, a pour objet de relier les articles sélectionnés de façon à d’abord offrir des exemples de pratiques et d’initiatives en écologie sonore qui trouvent résonance dans la recherche-action féministe. Des questions de validité et d’éthique relatives à la recherche collaborative seront ensuite discutées.

L’écologie acoustique, le paysage sonore et la promenade d’écoute

Les notions d’« écologie acoustique » et de « paysage sonore » tirent leur origine de la réalisation du World Soundscape Projet mis en oeuvre à la fin des années 60 et dirigé par le Canadien Raymond Murray Schafer grâce, notamment, à une subvention de l’Unesco et de l’Université Simon Fraser en Colombie-Britannique. C’est alors qu’un important effort de définition et d’illustration de la dimension sonore de différents écosystèmes ruraux et urbains a été déployé par Schafer et ses collaborateurs parmi qui figure une seule femme, Jean Reed, conjointe de Schafer. Le concept d’écologie acoustique résulte de cette recherche-action interdisciplinaire qui a donné lieu à la publication du livre The Tuning of the World paru en français sous l’intitulé Paysage sonore (Schafer 1979). L’expression « paysage sonore » désigne depuis l’ensemble des manifestations sonores ayant lieu dans un environnement déterminé, que ce soit dans un milieu naturel ou construit. Aussi, Schafer souhaite que l’étude écologique de l’environnement sonore s’accomplisse dans le rapprochement des disciplines qui s’y intéressent d’un point de vue scientifique et de celles qui ont une approche sensible du paysage sonore. L’étude et la recherche à prédominance quantitative seront identifiées à l’écologie acoustique, alors que l’étude et la recherche à prédominance qualitative le seront à l’écologie sonore. L’une des préoccupations des adeptes de l’écologie sonore consiste à déterminer comment tel ou tel environnement sonore peut retrouver un certain équilibre, voire comment on peut l’améliorer. Pour ce faire, les membres qui ont fondé ce mouvement écologique ont opté pour une approche éducative et pour l’instauration de pratiques en vue d’« éduquer l’oreille » dans le but de développer le sens critique de la population et des nouvelles générations envers la qualité de l’environnement sonore dans lequel on vit, notamment par l’instauration d’une pratique novatrice, celle de la soundwalk, terme que j’ai librement traduit par l’expression « promenade d’écoute ». Les retombées du World Soundscape Project ont placé le Canada en tête dans le domaine de l’étude écologique de l’environnement sonore, domaine où l’apport des femmes est considérable mais peu documenté. Sur ce chapitre, la figure de proue est Hildegard Westerkamp.

Après ses études en musique au début des années 70, Hildegard Westerkamp s’est jointe à l’équipe de recherche du World Soundscape Project[2]. Originaire d’Allemagne et arrivée au Canada en 1968, Westerkamp considère que « le paysage sonore est comme une langue avec laquelle s’expriment les lieux et les sociétés ». Dans ses compositions, Westerkamp explore les possibilités soniques et sociopolitiques de chaque lieu choisi en les enregistrant puis en les transformant d’une manière subtile en studio par des moyens électroacoustiques avant de les graver sur CD (McCartney 1998 : en ligne). En 1974, Westerkamp lance l’idée de la première promenade d’écoute qu’elle définit en ces termes : « A soundwalk is any excursion whose main purpose is listening to the environment. It is exposing our ears to every sound around us no matter where we are. » (Westerkamp 2001 : en ligne). Les promenades d’écoute se pratiquent désormais dans plusieurs pays du monde et l’on trouve dans Internet[3] une description détaillée de ce qu’elles sont, le bien fondé d’une telle pratique ainsi que les objectifs visés à court et à moyen terme. En 1993, Westerkamp devient membre fondatrice du World Forum for Acoustic Ecology, première association internationale d’organisations et de personnes partageant un intérêt commun pour l’écologie et dont le domaine d’activité s’intéresse de près aux paysages sonores d’un point de vue artistique, social, culturel et scientifique. Westerkamp mérite également notre reconnaissance pour son engagement dans la publication de la revue Soundscape, The Journal of Acoustic Ecology[4], revue internationale de langue anglaise par laquelle des articles sur un thème donné, de l’information sur les études et les recherches en cours et d’autres initiatives en matière d’écologie acoustique et sonore sont transmises depuis 2000.

Des exemples de pratiques et d’initiatives artistiques en écologie sonore

Dans mon propre travail artistique, l’originalité des paysages sonores enregistrés est conservée et les notes prises au cours des sessions d’enregistrement répondent à des critères de validité qui permettent de prouver leur authenticité. Les sons d’un environnement donné se prêtent ainsi à l’analyse et peuvent servir de document à des fins de recherche dans d’autres domaines, car ils témoignent d’événements qui ont eu lieu dans l’espace et dans le temps. Ma méthode de composition consiste essentiellement au montage d’extraits sonores choisis et agencés de façon à reproduire des scènes de la vie quotidienne. Par exemple, composée dans le contexte du projet Canadian 60x60[5] d’Eldad Tsabary, la pièce Paris avril 2008[6] présente en ouverture une ambiance pittoresque animée par un joueur d’orgue de Barbarie installé sur le trottoir du boulevard Haussmann au coin des Galeries Lafayette à Paris. Un amalgame de courtes scènes auditives témoigne ensuite de l’activité foisonnante du marché ouvert qui prend place boulevard de Charonne les mercredis et samedis de 7 h à 15 h, pour se fondre en finale dans la ritournelle inaltérable de l’automatophone. Autre exemple, le thème de la composition Ambiophonie urbaine gravite autour des préoccupations écologiques liées à la gestion responsable de l’eau douce. Je suis donc allée enregistrer la rivière Windigo à Ferme-Neuve, de la source à la chute, ce qui représente environ 1 kilomètre de marche dans la rivière avec l’équipement technique requis. Pour illustrer mon propos, la pièce débute par un extrait où l’eau vive de la rivière abonde puis se transforme par étapes en mince filet d’eau pour se terminer par le son de l’eau qui dégoutte. Une autre facette de la notion de paysage sonore dans une visée écologique est la dimension sonore des activités socioculturelles d’une population donnée. À cet égard, Ambiophonie urbaine comprend une séquence composée de trois paysages sonores montréalais : une instructrice de capoeira pratiquant le berimbau dans son appartement d’Outremont par une chaude journée d’été; le défilé annuel de la communauté portugaise de Montréal lors de son passage rue Saint-Urbain à l’angle de la rue Rachel; un mélange d’influences musicales produites par des participants et des participantes à une séance improvisée (jam session) collective, trait caractéristique de la dimension sonore des tam-tams sur le mont Royal, séance qui s’y tient tous les dimanches lorsque la température le permet.

À une plus grande échelle, Annea Lockwood a enregistré, de 2001 à 2004, 80 paysages sonores situés le long du Danube (From the Black Forest to the Black Sea) ainsi que des témoignages et réflexions des riverains et des riveraines. Elle a ainsi pu retracer des moments vécus de leur passé en relation avec la rivière : « I’m also recording people living and working on the river, talking about its importance to their lives in their native languages, thus tapping into the rich parallel stream of languages and dialects found along the Danude. » L’ensemble des paysages sonores et des témoignages ainsi collectés a servi à l’élaboration de la Sound Map of the Danube qu’elle a ensuite rendue publique à l’occasion d’une exposition (Lockwood 2007 : 27; 2004a : en ligne). Cette compositrice fait ainsi appel à la mémoire auditive des riverains et des riveraines pour documenter les paysages sonores du Danube, documents qui, selon l’orientation des échanges verbaux, auraient pu aussi servir dans d’autres domaines de recherche.

Dans une autre perspective, Listen! They are still Threshing. One Hundred Finnish Soundscapes Selected d’Helmi Järviluoma a particulièrement retenu mon attention. Dans le contexte d’un appel de projets en vue de sensibiliser la population finlandaise à la valeur patrimoniale des paysages sonores du pays, une jeune étudiante, Silja Hurskainen, et une dame âgée de 72 ans, Ritva Muhonon, ont gagné le troisième prix décerné par la Finish Society for Acoustic Ecology (Järviluoma 2005). Dans son projet intitulé Squeak of the Wooden Stairs, Silja Hurskainen procède à la description sensible des sons de l’escalier d’une maison en bois rond dont le fil conducteur relie les nombreuses générations qui l’ont habitée. Quant à Ritva Muhonon, elle fait appel à sa mémoire auditive pour décrire les scènes du matin lorsque enfant, couchée sur son lit de paille, elle écoutait son grand-père allumer le feu dans la cuisine et préparer le déjeuner[7]. Les informations statistiques collectées à la suite de la réception des propositions révèlent que 336 personnes ont soumis des projets. De ce nombre, 212 sont des femmes et 112 des hommes. Le sexe de deux personnes n’a pu être identifié (Kytö 2005 : 31). Pour la recherche féministe liée à l’écologie sonore, il serait intéressant, à mon avis, d’analyser le contenu des projets proposés par toutes ces femmes. Le sujet de Ritva Muhonon appelle à des moments de douceur et de confort : le grand-papa qui se lève tôt pour chauffer la maison et préparer le poêle pour le déjeuner. Néanmoins, même si cela n’est pas le cas de Ritva Muhonon, je ne peux m’empêcher d’avoir quelques frissons lorsque je pense aux nombreuses situations angoissantes vécues par l’enfant qui discerne les pas de son agresseur en train de monter l’escalier menant à sa chambre et à celles qui ont été vécues par les témoins auriculaires de ce qui se passait de l’autre côté du mur. En considérant que « [l’]analyse féministe se caractérise par le recours à l’expérience privée, comme base d’une analyse politique et un terrain possible pour l’action, une fois qu’elle a été collectivisée par le partage d’une situation commune » (Koninck et autres 1994 : 158), je suis d’avis que la collecte de documents audio témoignant de situations particulières dans un contexte environnemental donné constitue une ressource appropriée pour la recherche féministe. En ce qui a trait à la méthode d’analyse, certaines études liées à l’écologie sonore reconnaissent l’influence de l’aspect culturel et social dans la façon d’écouter et de traiter l’information auditive (Järviluoma et Wagstaff 2002; Augoyard et Torgue 1994; Schafer 1977) et selon le territoire habité (McCartney et Gabriele 2001; Waterman 2002; Järviluoma 2000).Concernant le territoire habité, Andra McCartney a procédé à l’étude et à l’analyse du paysage sonore du canal de Lachine et de ses environs, à partir d’enregistrements pratiqués lors de promenades d’écoute dans ce secteur. Comme cela a été rapporté dans Soundwalking Blue Montréal (McCartney 2000 : 28), cette étude de terrain s’inscrivait dans le plan de revalorisation du parc riverain de Lachine. L’objectif était de documenter la qualité du paysage sonore durant cette période, que l’on pense à la pollution sonore produite de concert par les travaux de la voirie, la circulation automobile, les bateaux et les motomarines. S’y trouvent également de l’information sur les activités de la vie quotidienne des gens qui fréquentent le lieu à pied ou à vélo ou encore qui habitent le territoire en question. Ce sera donc sur le terrain, enregistreuse en bandoulière et microphone à la main, que McCartney va recueillir le matériel nécessaire à la réalisation de son projet de recherche. L’étude et l’analyse du contenu ainsi collecté permettront de dégager des pistes d’observation sur l’état actuel d’une situation, notamment en ce qui a trait à des considérations d’ordre sociopolitique. En studio, McCartney s’appliquera à sélectionner les extraits significatifs, à effectuer le montage audio et à trouver la façon de présenter les résultats de son étude au public à l’occasion d’une exposition. Le tout sera par la suite archivé au Musée de Lachine sous l’intitulé Journées sonores, Canal de Lachine, 2003, une première au Québec. Cette approche du paysage sonore aux fins de la recherche, McCartney (1999) l’a adoptée à la suite de son étude sur le travail de Westerkamp : Sounding Places : Situated Conversations through the Soundscape Work of Hildegard Westerkamp. Elle souligne que cette façon de faire est adoptée par plusieurs femmes spécialisées en recherche scientifique, comme le rapporte l’épistémologue Lorraine Code (1991). J’y vois l’émergence d’une hypothèse s’appuyant sur l’existence d’une convergence coopérative qui s’établit progressivement entre la recherche-création en écologie sonore, la recherche-action féministe et la recherche scientifique.

Marcher la rue, la nuit : femmes sans peur

Je lisais récemment l’article de Kristina Brazeau sur la 30e marche des femmes qui n’a cessé de gagner en popularité depuis ses débuts. Elle soulignait l’euphorie extraordinaire vécue lors de cette manifestation où les femmes s’approprient la rue en toute sécurité (Brazeau 2008 : en ligne). Retournons pour un instant au canal de Lachine. De façon générale, la population d’un lieu donné est à même de constater que le paysage sonore change le soir venu. Il y a moins de circulation automobile, la majorité des travaux de réfection sont suspendus, les bateaux et les motomarines rentrent au garage, etc. McCartney et son assistante, Sandra Gabriele, se sont donc adonnées à des promenades d’écoute le soir afin de tracer un portrait complet du paysage sonore du canal de Lachine. Cependant, lorsque la ville se tait, il y a quelque chose d’inquiétant pour une femme qui s’y trouve et pour cause : le promeneur à vélo qui fait demi-tour pour s’informer de ce que Sandra fait là; le chauffeur qui démarre sa voiture lorsqu’il aperçoit Andra, se dirige et passe lentement à côté d’elle; le suiveur qui se manifeste en faisant du bruit derrière elle.L’année suivante, McCartney et Gabriele ont saisi l’occasion de la « Night and the City Conference[8] » pour exposer leurs expériences des promenades d’écoute pratiquées le soir aux environs du canal de Lachine puis elles ont décidé de cosigner un article relatant le déroulement de cette conférence (McCartney et Gabriele 2001). Pour appuyer leurs propos sur ce qu’elles ont vécu en tant que femmes, l’extrait d’une conversation avec un homme anonyme qui les avait abordées pendant une de leurs promenades d’écoute a été diffusé durant leur présentation. Au moment de la période de questions, un homme dans la salle a mobilisé l’attention en demandant aux conférencières : « How would you feel if someone used your voice in a conference like this? »De l’avis de McCartney et Gabriele (2001 : 27), « [the] focus in the question period on the ethics of using such a recording occluded the main point of our paper, which was to illustrate how a woman recordist’s ability to do recordings at night is complicated by gender relations in which her privacy and personal space is threatened ».Que cette expérience de terrain vécue et racontée par les deux chercheuses lors de la Night and the City Conference ait soulevé une question d’éthique posée par l’homme qui s’est porté ipso facto à la défense de son semblable démontre également que les femmes ont tout intérêt à partager leurs expériences, en tant que femmes travaillant au sein de diverses disciplines, et à développer des liens de solidarité dans la défense du droit des femmes. Pour ma part, j’ai pratiqué l’enregistrement tout-terrain au Mexique, au Costa Rica, aux États-Unis, en Europe, au Japon et au Québec : et je réalise en écrivant ces lignes n’avoir inconsciemment jamais pratiqué d’enregistrements le soir. Par ailleurs, dans les situations énoncées plus haut, mis à part l’enregistrement utilisé pour appuyer les propos des conférencières, le climat de tension nocturne est créé par des manifestations sonores non verbales : la mise en marche du moteur, l’auto qui roule lentement, la bicyclette que l’on entend s’arrêter, le bruit de la glace lancée près d’elle. Ajoutons à cela le son des pas qui donne l’impression d’être suivie, à tort ou à raison, mais qui semble être une stratégie d’intimidation avérée. La caractéristique omnidirectionnelle de la propagation du son fait en sorte que l’on peut entendre des manifestations sonores sans en voir la cause, et cela en fait un moyen efficace pour susciter l’anxiété, l’angoisse. À mon avis, en tant que spécialiste de l’écoute, de l’enregistrement et de l’analyse des sons de l’environnement, les femmes en écologie sonore pourraient mettre leur compétence à profit dans certaines situations où des enjeux féministes sont en cause. À l’heure actuelle, une telle collaboration est pratiquement inexistante.

Le milieu de vie, un terrain propice à la recherche collaborative

À ma connaissance, il n’existe pas d’études portant précisément sur les bruits produits et utilisés dans l’hypothèse d’une stratégie d’intimidation et d’harcèlement. Toutefois, ma recherche élargie d’articles m’a permis de découvrir trois recherches à teneur sociopolitique qui mériteraient d’être menées auprès de la population québécoise. Le rapport de ces trois recherches-actions a été rédigé par Martine Leroux du Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain (CRESSON) situé à Grenoble[9]. La première recherche a été entreprise à la suite d’une étude sur les mécanismes de la plainte dans le but d’examiner le comportement des personnes responsables d’actions sonores jugées excessives. Pour ce faire, 34 entretiens ont été soumis à l’analyse (Leroux 1989). La deuxième recherche s’interroge sur les facteurs sonores qui concourent à l’émergence du sentiment d’insécurité et propose trois types d’analyse :

La première fait l’examen sociologique et sémantique des signaux d’alarme, des bruitages de la radio et du cinéma. La seconde traite des modalités qualitatives d’effets sonores remarquables qui favorisent l’émergence d’une signification anxiogène. La troisième, s’appuyant sur un ensemble de situations repérées dans la vie quotidienne, traite de la relation entre les facteurs sonores et les formes du sentiment d’insécurité. (Leroux 1991 : en ligne).

La troisième recherche, À l’écoute de l’hôpital, prend la forme d’une enquête sociologique destinée à qualifier les espaces sonores des hôpitaux. (Leroux 2003). Ce rapport d’enquête et Les faiseurs de bruits sont accompagnés d’un document audio gravé sur CD.

Si, comme cela a été rapporté dans l’introduction du livre Questionnements féministes et méthodologie de la recherche (Ollivier et Tremblay 2000 : en ligne), la recherche féministe est caractérisée par sa double dimension, à savoir qu’elle représente à la fois un projet sociopolitique de transformation des rapports sociaux et un projet scientifique d’élaboration de connaissances, d’une part, et que sa caractéristique essentielle est la place centrale accordée aux rapports sociaux de sexe dans ses analyses d’autre part; il faudrait que le facteur « sexe » soit pris en considération dans l’élaboration de telles recherches-actions pour qu’elles soient d’intérêt féministe. Dans quelle proportion les femmes portent-elles plainte? Combien parmi les « faiseurs de bruits » sont des hommes, combien sont des femmes? Quels sont ces bruits? Quelles sont les caractéristiques des bruits anxiogènes? Dans quel contexte environnemental sont-ils produits? Dans quelle circonstance? Le bruit produit est-il utilisé dans le but de dominer le paysage sonore, d’exercer un certain pouvoir sur l’autre, d’attirer l’attention, d’intimider, de masquer des situations d’abus et de violence? Comment évaluer le sentiment d’insécurité provoqué par des bruits produits à répétition? Comment les femmes réagissent-elles à ces bruits? Comment sont-ils interprétés? L’analyse du bruit dans l’exercice de la violence conjugale n’est-il pas un sujet d’intérêt féministe qui mériterait examen? À mon avis, c’est là un terrain propice à la recherche-action féministe intégrant des savoirs liés à l’écologie sonore. Par ailleurs, une oreille exercée est en mesure de tirer une foule d’informations sur ce qui échappe à l’écoute primaire.

La recherche collaborative : questions de validité et d’éthique

À la lumière du résumé de chacun des trois rapports de recherche de Leroux et des projets de recherche-création dont il a été question précédemment, il me paraît clair que le milieu de vie est un terrain propice à la recherche-action féministe et à la recherche-création en écologie sonore. Toutefois, pour s’attaquer à une problématique donnée de façon que l’étude représente à la fois « un projet sociopolitique de transformation des rapports sociaux et un projet scientifique d’élaboration de connaissances » (Dagenais 1987 dans Ollivier et Tremblay 2000), il faut procéder selon une démarche méthodologique partagée. Trois facteurs me semblent faire entrave à la recherche collaborative : les critères de validité à respecter, les règles d’éthique à observer et l’obligation de publier un rapport de recherche. Dans les recherches qualitatives ou quantitatives, ce sont des conditions importantes, car elles sont déterminantes dans la reconnaissance, par les pairs et les organismes subventionnaires, de la valeur de l’étude ou du rapport de recherche. Or, la recherche-création en écologie sonore étant fondée sur la réalisation d’actions et d’oeuvres à visée esthétique ou expressive, l’artiste-chercheur ou l’artiste-chercheuse n’a pas à se soumettre à un ou des critères de validité et sa démarche méthodologique ainsi que le thème abordé relèvent d’un choix personnel. Autre point de divergence, les chercheuses de divers horizons scientifiques doivent se conformer à des règles d’éthique rigoureuses, alors que, dans le domaine artistique, les règles d’éthique sont très « permissives ». Enfin, si la rédaction d’articles en vue de leur diffusion au sein du collège des pairs reste l’une des activités les plus importantes des spécialistes de la recherche en science, l’artiste n’a aucune obligation de produire un article sur le processus de création, sur les conditions d’expérimentation ou sur les enjeux de sa démarche. C’est d’ailleurs un facteur qui, à mon avis, a nui à ma recherche d’articles écrits par des artistes en écologie sonore, car, je n’ai trouvé aucune trace d’articles écrits, entre autres, par Cilia Erens, Pauline Olivero, Wendelin Bartley, Chantal Dumas et Kathy Kennedy, quoique leur production artistique jouisse d’une réputation internationale. Par contre, elles ont pratiquement toutes un site Web dans lequel sont accessibles des extraits sonores de leurs compositions et où est présenté l’essentiel de leur portfolio. Cela étant, on ne s’étonnera pas de constater l’absence d’articles écrits par des artistes dans les revues scientifiques qui abondent et dont les règles de rédaction sont conformistes. Au contraire, fidèle à sa volonté de « favoriser un rapprochement des disciplines qui ont un point de vue scientifique et celles qui ont une approche artistique du paysage sonore », le comité de lecture du Soundscape, The Journal of Acoustic Ecology publie des articles sans a priori pour la gent artistique, et l’on y trouve des articles fort éclairants sur la complémentarité des approches artistiques et scientifiques du paysage sonore. On lira à ce sujet « Sound Artists and Scientists as Complementary Partners in Inquiry » (Blesser et Salter 2007), « The Appreciative Ear: Sounds form the Ground Up », (Sabom Bruchez 2007) et « Acoustic Ecologists and Environmental Psychologists : Working Toward a Quieter and Healthier Soundscape » (Bronzaft 2000). Quant à la langue, aucun article en français n’a été publié à ce jour dans Soundscape, The Journal of Acoustic Ecology.

Depuis l’implantation du doctorat en études et pratiques des arts de l’Université du Québec à Montréal (1997), la traditionnelle opposition entre la recherche artistique et la recherche scientifique tend à s’amenuiser parce que les axes de son programme créent les conditions nécessaires et favorables à la collaboration interdisciplinaire. Dans la réalisation d’une thèse-création dont l’axe est l’interdisciplinarité, on doit expérimenter le transfert, l’adaptation et l’intégration d’approches disciplinaires, le croisement de certaines pratiques, les démarches méthodologiques et l’esthétique qui s’en dégagent, les stratégies et les conditions d’émergence des formes d’hybridité et de mixité dans le cas des concepts, des processus, des techniques et des matériaux[10]. Ces exigences doctorales conviennent donc à « la reconnaissance et [à] l’intégration d’un savoir fondé sur l’action » ainsi qu’« à la construction d’un processus démocratique » dans l’élaboration d’un projet de recherche, deux des cinq enjeux éthiques de la recherche-action féministe selon Kurtzman (2003 : en ligne).

Dans ma recherche doctorale, j’ai posé les fondements théoriques et pratiques de l’approche ambiophone de l’environnement sonore selon laquelle chaque être humain est l’épicentre d’un environnement sonore donné et le communicateur ou la communicatrice légitime de l’expérience vécue. J’ai aussi déterminé des critères de validité écologique à respecter dans l’enregistrement et la reproduction de sons destinés à acquérir et à transmettre des connaissances sur l’environnement dans lequel nous vivons. Enfin, j’ai exploité le potentiel des technologies électroacoustiques et multimédiatiques pour l’élaboration d’activités de recherche en audition cognitive par l’entremise desquelles un sujet est appelé à faire valoir ses connaissances ou à s’exprimer sur ce qui lui est donné à entendre. Aussi, dans l’hypothèse de « l’inclusion des femmes comme véritables sujets dans le contexte de la recherche » et d’un « engagement par rapport à la cause des femmes », l’approche ambiophone de l’environnement sonore me semble appropriée pour une recherche collaborative où « le développement des relations est fondé sur la confiance, le respect mutuel et l’empathie », trois des cinq enjeux éthiques de la recherche-action féministe selon Kurtzman (2003 : en ligne).

Une figure de pionnière

L’écologie sonore est un domaine de recherche somme toute récent, comme le laissent voir les articles sélectionnés, et les féministes y oeuvrant qui s’affichent comme telles sont en petit nombre, 6 auteures ayant été trouvées sur 47 noms répertoriés. L’une d’elles se démarque : Andra McCartney. Féministe engagée dans le domaine de l’écologie sonore et professeure en communication à l’Université Concordia, McCartney fait preuve de sororité tant par ses écrits que par ses activités de recherche. Dès 1994, elle s’intéresse à la problématique des femmes composant à l’aide des technologies du son, domaine artistique à prédominance masculine. Le titre de son mémoire est, en ce sens, fort révélateur : Creating Worlds for my Music to Exist: How Women Composers of Electroacoustic Music Make Place for their Voices. Dans cette recherche, McCartney a interviewé 14 compositrices vivant à Montréal, Toronto ou Vancouver, et c’est dans ce contexte que j’ai fait sa connaissance : « This research explores gender issues in electroacoustic music, through its imagery and institutions, as well as through individual responses by my consultants » (McCartney 1996 : en ligne). Les femmes qui se spécialisent en composition électroacoustique et qui s’intéressent à l’écologie sonore ont enfin une voix. Une dizaine d’années plus tard, McCartney organisait à Montréal la conférence internationale « In and Out of the Sound Studio », à laquelle ont participé 43 femmes sur 50 personnes inscrites[11]. Cet événement marquera l’histoire du féminisme en écologie sonore :

The In and Out of the Sound Studio project attempts to establish a greater sense of community among women sound producers who are separated by geographic space, occupation or disciplinary boundaries. This evening of live performance, part of the larger conference, is a way of showcasing the often under-exposed talents of women sound producers. Along with the In and Out of the Sound Studio website, this event aims to make their working methods and philosophies accessible to emerging and established sound producers, as well as scholars in the fields of women’s studies[12].

Cette conférence a remporté un vif succès : le résumé des communications ainsi que la courte biographie des participantes et des participants ont ensuite été mis en ligne[13]. C’est à l’occasion de la conférence In and Out of the Sound Studio que j’ai écrit l’article « Au-delà du sexe et de la technologie : les tendances du genre » (Piché 2006 : en ligne) et c’est pensant à tout le travail de pionnière accompli par McCartney que j’ai pris la décision de m’engager dans la rédaction du présent article. On ne s’étonnera donc pas de constater l’ampleur des références indiquées ci-dessous, car j’ai opportunément saisi l’occasion pour donner de la visibilité aux femmes qui démontrent un intérêt certain pour l’écologie sonore ou acoustique et même réservé une section spéciale à celles qui ont écrit un ou des articles d’intérêt ouvertement féministe. Après la parution du présent article, la liste des références bibliographiques sera déposée à l’adresse suivante : www.ambiophonie.ca. Elle inclura le résumé des articles inscrits. À l’instar de McCartney, je compte ainsi offrir de la visibilité aux travaux des femmes dans un domaine écologique en plein essor et favoriser l’émergence de recherches collaboratives entre féministes.