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Depuis quelques années, des chercheuses et des chercheurs ainsi que des groupes de femmes s’inquiètent du phénomène d’hypersexualisation des femmes et de sexualisation précoce des jeunes filles. Le public cible de l’industrie de la mode et des cosmétiques est en effet de plus en plus jeune. La presse pour adolescentes est en pleine expansion à l’heure actuelle et offre un contenu publicitaire toujours plus important. Dès les années 70, Baudrillard (1970) soulignait la tendance à l’érotisation du social, c’est-à-dire la récupération de la fonction érotique par l’industrie capitaliste et la société de consommation. Aujourd’hui, les exemples abondent qui attestent que nous baignons dans une culture pornographique reposant sur l’hypersexualisation des femmes et la sexualisation précoce des filles. Mentionnons, par exemple, l’apparition et le succès auprès des jeunes et des moins jeunes des émissions de téléréalité québécoises centrées sur la séduction et la provocation des participantes et des participants, émissions dans lesquelles les propos sont parfois très explicitement sexuels (Chouinard 2005) ou encore la création du site Web québécois Pornstar académie (Silverman 2003) qui diffuse les épreuves de performance sexuelle des futures vedettes des vidéos ou films classés X. Du côté de la presse grand public, on constate la multiplication des revues dites pour hommes, notamment la publication d’un répertoire des services sexuels offerts au Québec et d’une revue consacrée à l’échangisme. Le succès du magazine masculin Summum est tel que les célébrités québécoises féminines se bousculent pour y figurer dans des clichés érotiques. Même la presse féminine n’est pas en reste avec des revues explicitement axées sur la sexualité comme Femme d’aujourd’hui, Corps et âme et Adorable. Ce dernier magazine s’est tourné vers un public majeur depuis le scandale né de la publication d’un manuel de conseils sexuels quand il s’adressait encore à des adolescentes (Caron 2004). Il arbore des titres sexuellement explicites comme « La sodomie encore tabou? » (juin 2006), ou « SEXE. Petite leçon des plaisirs buccaux » (avril 2007) qui renvoie à un article intitulé « Faites vos leçons! Tout sur l’art de devenir des fellatrices hors pair », tandis que les magazines féminins classiques, comme Elle Québec ou Clin d’oeil affichent régulièrement des titres racoleurs. La culture pornographique a même envahi les produits culturels destinés aux jeunes, notamment les produits musicaux. Les paroles des chansons à succès de groupes et de chanteurs de musique rap sont ouvertement sexistes et dégradantes. Par exemple, les paroles d’une chanson populaire du groupe Black tabou contiennent les phrases suivantes : « God bless the topless, écarte-toi les fesses, si t’es une bonne chienne, m’a “slacker” ta laisse »; « Parce que c’est moi qui a le fouet je me ferai jamais dominer », etc.

C’est dans le contexte de cette culture pornographique que les termes « sexualisation précoce » et « hypersexualisation » des femmes et des jeunes filles ont émergé. Ces phénomènes font l’objet de débats médiatiques depuis quelques années au Québec, notamment par rapport à l’habillement des jeunes filles. Les études consacrées à ces phénomènes commencent à se multiplier, mais elles sont encore peu nombreuses à l’heure actuelle, notamment en sociologie. Les études sur ces phénomènes examinent les impacts négatifs relatifs à la santé mentale et sexuelle des adolescentes comme l’augmentation des troubles alimentaires liés à une piètre image corporelle, la précocité des relations sexuelles et la banalisation des pratiques sexuelles à risque (APA 2007). D’autres études portent sur les effets de ces phénomènes en matière de vulnérabilisation des filles à l’égard des violences sexuelles (Bouchard 2007).

Pour ma part, je souhaitais comprendre comment on pouvait vendre aux adolescentes l’idée que l’hypersexualisation servait leurs intérêts, alors que ce phénomène présente un risque considérable pour l’égalité entre femmes et hommes. En effet, la réussite scolaire est impérative pour que les filles puissent devenir des femmes autonomes, en acquérant une indépendance financière et en investissant l’espace public par la voie professionnelle. Or les travaux de Bouchard et autres (1997) ainsi que de Bouchard et St-Amant (1996) montrent que plus les filles adhèrent aux stéréotypes sexuels, moins elles s’investissent dans l’éducation. L’hypersexualisation des femmes et la sexualisation précoce des filles représentent donc une menace à cet égard, et c’est pourquoi je me suis intéressée à l’un des vecteurs de ces phénomènes, c’est-à-dire les revues destinées aux adolescentes.

Les recherches sociologiques féministes sur la presse pour adolescentes

Contrairement à la presse féminine pour adultes, la presse pour adolescentes n’est pas un objet de recherche central pour les sociologues francophones, tandis qu’elle l’est pour les chercheuses féministes anglophones rattachées au courant des cultural studies depuis la fin des années 70. Ces études ne traitent cependant pas différemment la presse féminine pour adolescentes de la presse pour adultes, ni du point de vue méthodologique ni du point de vue épistémologique (Currie 1999). Dans les faits, les recherches s’inscrivent dans deux tendances théoriques distinctes, soit le féminisme matérialiste depuis les années 70 et le féminisme poststructuraliste de tradition foucaldienne depuis la fin des années 80 (Currie 1999). Ces travaux ont permis de traiter de nombreux aspects de la presse féminine : sa production, sa réception ou encore les liens entre le contenu rédactionnel et le contenu publicitaire. En particulier, les recherches se situant dans la tendance théorique poststructuraliste ont permis de remettre en question certains postulats matérialistes de telle manière qu’elles ont contribué à des repositionnements théoriques importants, liés à la conceptualisation de l’objet de recherche et à l’objet lui-même.

Les premières études sur la presse féminine, à la fin des années 70, défendaient l’idée que les femmes, en tant que lectrices de textes tels que les magazines et la télévision, intériorisent les messages comme des scénarios de féminité. Pour ces auteures, féministes matérialistes, les rituels d’embellissement physique engagent les femmes dans la reconstitution quotidienne de leur identité « genrée ». Cet engagement, en naturalisant les prescriptions culturelles de la féminité, obscurcit les relations de domination et de subordination patriarcales sur la base du genre (McRobbie 1978, 1982; Winship 1978, 1987).

Ainsi, Winship (1978, 1987) et McRobbie (1978, 1982) soulignent que les magazines féminins véhiculent l’idée d’une culture précisément féminine, fondamentalement différente de celle des hommes, qui installe les lectrices dans la sphère privée, les garçons figurant comme objets romantiques idéalisés. L’idéologie de la féminité adolescente est centrée sur l’apparence, l’embellissement physique, la romance hétérosexuelle et la recherche du véritable amour (Currie 1999; Evans et autres 1991; Peirce 1990). Ces magazines font ainsi la promotion de la socialisation des filles en recourant à des modèles féminins traditionnels. À partir de la fin des années 80 et au cours des années 90, l’intérêt des chercheuses se déplace vers la dimension individuelle de la socialisation et examine l’impact de la socialisation sexuée sur la formation identitaire des jeunes filles et des femmes. Ces travaux révèlent que le principe du développement personnel promu dans le contenu rédactionnel des magazines est limité à la dimension sexuelle de l’identité des lectrices. Cette presse propose en réalité à ses lectrices de trouver leur place d’adulte dans la société presque exclusivement à travers la romance hétérosexuelle et la consommation (Evans et autres 1991; Peirce 1990). Dans son analyse de contenu de la presse pour adolescentes du Québec, Caron (2004) montre que le contenu reste tout aussi conservateur. Ainsi, près des deux tiers du contenu éditorial sont consacrés à la beauté, à la mode, aux garçons, aux stars masculines et aux relations hétérosexuelles.

Depuis les années 90, le rôle joué par les médias de masse dans la diffusion des normes de consommation sous-tend de nombreuses études. Selon Frost (2005), les jeunes femmes sont bombardées par les images du capitalisme consumériste et elles intègrent un standard de ce qui est « normal » actuellement basé sur des femmes illusoires par rapport à qui elles peuvent se sentir plus ou moins déviantes. Selon Ballentine et Ogle (2005), les revues pour adolescentes véhiculent l’idée que c’est le corps au naturel lui-même qui n’est pas acceptable et qui doit, par conséquent, être travaillé pour le devenir. Le « normal » est dorénavant une catégorie restrictive qui produit de nombreuses formes de déviance : les critères d’une apparence « normale » sont une taille variant de 1,73 à 1,79 m, un poids compris entre 45 et 55 kg, une peau sans défaut et de longs cheveux lisses et blonds. Toute autre caractéristique physique peut être sujette aux processus de stigmatisation, y compris un processus d’autostigmatisation (Frost 2005).

L’étude de Russell et Tyler (2002) explore le lien entre genre et pratiques de consommation et souligne que le magasinage occupe une place centrale dans la formation et la manifestation de ce lien. Selon Russell et Tyler (2002), les études antérieures confirment la nécessité de prêter attention à la signification sociale de la culture spécifique des filles, que ces auteures nomment girlie, dont le magasinage constitue le passe-temps par excellence. Il s’agit d’une culture centrée sur la notion de girl power. Cette dernière souligne le plaisir et le pouvoir que les filles tirent de leur investissement dans les pratiques et les rituels de la féminité. La notion de girl power insiste en outre sur la dimension sociale de la poursuite de cet idéal esthétique féminin, dans la mesure où, ce faisant, les filles se trouveraient unies devant l’hégémonie patriarcale. Pour Russell et Tyler cependant, cette vision nie l’aspect marchand de ces pratiques, qui impliquent la consommation de produits et de services, et peut potentiellement renforcer une définition de la féminité axée sur le paraître et la séduction. La rivalité entre les notions d’empowerment et de girl power renvoie au débat qui anime les cultural studies féministes depuis le milieu des années 80, autour des magazines féminins et de la consommation. Ce débat est né des critiques formulées par les théoriciennes de la réception et peut se résumer ainsi : les magazines féminins sont-ils simplement un instrument au service de l’ordre sociopolitique patriarcal ou peut-on les considérer comme un espace potentiel de plaisir et de résistance à cet ordre?

Selon Russell et Tyler (2002), plusieurs chercheuses font appel à leurs propres lectures des magazines et soulignent le plaisir qu’elles y trouvent, bien qu’elles en connaissent les « dangers ». Dans ce contexte, le plaisir devient le nouveau slogan de la théorie culturelle qui postule le potentiel libérateur de la lecture des magazines, s’opposant au moralisme de la seconde vague féministe. En effet, durant les années 70, la culture de la féminité axée sur la mode et l’embellissement physique qui est transmise dans les magazines féminins a été dénoncée comme représentant une capitulation devant les prescriptions patriarcales, tout en étant reconnue comme l’une des rares avenues légitimes accordées aux femmes pour exprimer leur créativité. Cette volonté de réhabiliter les activités de consommation des produits ou des médias dans les cultural studies renvoie à un postulat déjà présent dans les travaux des spécialistes qui sont à l’origine des cultural studies : le refus de considérer les médias en tant qu’institutions toutes-puissantes, vision qui traite les consommateurs et les consommatrices comme des « dupes culturels ». Plutôt, ceux et celles qui consomment des médias de masse sont considérés comme des acteurs et des actrices dans le processus de communication, qui apportent leur propre manière de voir le monde. Cependant, comme le souligne Currie (1999), il est discutable d’élever la consommation au rang de moyens de résistance et de mise en oeuvre d’une nouvelle manière, subversive, de consommer. Elle estime avec McRobbie (1997) que la consommation, en tant qu’activité économique, est dépolitisée dans la plupart des théories appartenant aux cultural studies.

Le cadre théorique et les hypothèses de recherche

L’approche théorique que nous avons retenu pour notre propre recherche articule les théories sur la socialisation différentielle des sexes (Mosconi 1999; Zaidman 2000) avec la thèse de l’assignation des femmes à la sexualité dans le système hétéropatriarcal élaborée par les lesbiennes radicales, particulièrement Guillaumin (1992). Dans cette perspective, la socialisation différentielle des sexes constitue le moyen de la production et de la reproduction de la différenciation sociale entre les sexes. Le renforcement des stéréotypes sexuels féminins liés à la séduction contribue au renforcement de la socialisation des femmes et des filles axée sur une plus grande assignation à la sexualité. En effet, pour Guillaumin (1992), la différenciation des sexes passe par la construction des corps sexués, et du corps sexualisé en ce qui concerne les femmes, ce qui permet l’appropriation collective de ces dernières par les hommes. La sexualisation du corps des femmes, loin de constituer une manifestation de pouvoir pour les femmes, est au contraire le moyen de maintenir l’oppression masculine.

Les jeunes filles se voient présenter depuis quelques années des modèles de femmes de plus en plus sexualisés. Ces modèles renvoient à une forme de sexualisation exacerbée des femmes, que l’on désigne par le terme « hypersexualisation ». Ce phénomène, associé à celui de la sexualisation précoce, implique directement les rapports sociaux de sexe dans la mesure où il a un impact sur la définition identitaire des filles. Le phénomène de l’hypersexualisation me semble renvoyer à une dimension qualitative, celle de l’orientation de plus en plus sexualisée des pratiques liées à l’apparence et à la séduction, qui touche les femmes adultes en premier lieu, et de plus en plus les jeunes filles. La sexualisation précoce concerne l’aspect quantitatif de ce phénomène, c’est-à-dire l’âge toujours plus jeune auquel les filles se voient proposer une définition identitaire axée sur la sexualisation de leur corps et de leurs pratiques. Le concept de sexualisation retenu ici est sociologique et renvoie à un processus de construction identitaire qui s’appuie sur un modèle de sexe construit à partir de stéréotypes sexuels et sexistes. La sexualisation est « l’action [qui] consiste à donner un caractère sexuel à un produit ou à un comportement qui n’en possède pas en soi » (Bouchard et Bouchard 2003).

Ces phénomènes me paraissent illustrer la persistance de l’assignation des femmes à la sexualité, mais ils traduisent également la transformation des modalités de cette assignation. C’est en effet dans ce contexte que s’est développée la notion de girl power (Bouchard et Bouchard 2003), qui affirme le potentiel de pouvoir des filles par le recours aux techniques « toutes féminines » de la séduction. L’assignation des femmes et des filles à la sexualité poursuit en premier lieu non plus des fins reproductives, mais plutôt récréatives, au bénéfice des hommes. Mes analyses ont porté, par conséquent, sur trois hypothèses de recherche susceptibles de rendre compte de ces transformations : le renforcement des stéréotypes de la féminité liés à la séduction sexualisée; la naturalisation de l’association entre féminité et consommation; la dépolitisation des contenus potentiellement contestataires.

Le cadre méthodologique

L’échantillon de revues analysé est composé de la moitié des numéros publiés par Alexine, Cool!, Filles Clin d’oeil, Full fille et Elle Québec girl entre septembre 2005 et août 2006. Ces revues francophones sont destinées aux adolescentes québécoises de 12 à 16 ans. Elles possèdent un lectorat important (Guide annuel des médias du Québec 2006) et sont en vente dans les épiceries, les dépanneurs, les pharmacies et les librairies/papeteries. La plupart de ces revues sont accessibles dans de nombreuses bibliothèques municipales du Québec.

Caron (2004) a élaboré un intéressant dispositif méthodologique, cependant complexe, pour évaluer le contenu des revues pour adolescentes du Québec. En ce qui concerne l’évaluation quantitative du contenu textuel des revues, elle a procédé à un classement des articles des magazines selon quatre thèmes : 1) l’apparence; 2) les relations hommes-femmes; 3) le développement personnel et social; 4) les sociétés et enjeux sociopolitiques. Chaque thème englobe des sujets très variés, lesquels ne sont cependant pas des catégories analytiques dans la grille quantitative de l’auteure. De manière générale, ce modèle, très pertinent à l’égard des objectifs de Caron, ne me permettait pas d’atteindre mes objectifs de recherche. Les variables d’analyse que j’ai utilisées sont donc issues de la grille méthodologique élaborée par Currie (1999), que j’ai adaptée et complétée de façon à rendre compte du contenu global des revues à l’étude. Les variables thématiques permettent d’indiquer respectivement le thème principal et deux thèmes abordés de façon secondaire, en procédant à une lecture systématique de chaque article. Ce choix méthodologique m’a permis de considérer le thème des vedettes et célébrités en tant que catégorie thématique, ce que les études publiées sur le sujet ne faisaient pas. La fonction de modèle assignée aux célébrités a ainsi pu être évaluée de manière systématique. Ce choix m’a également permis de raffiner les résultats du classement à partir du thème dominant et de mettre en évidence la récurrence de certaines associations thématiques, ce qui a enrichi ainsi l’analyse ultérieure des données. La catégorisation thématique compte 29 thèmes regroupés en cinq domaines généraux :

J’ai établi un ensemble de variables d’identification à partir de la grille de Currie (1999) et l’ai modifié pour atteindre mes objectifs de recherche. Ainsi, la variable « forme » permet de distinguer entre les différentes rubriques : vox pop, courrier des lectrices, fiction, etc. La variable « type » permet d’opérer une distinction entre les différents contenus qui composent les revues et de les répartir en quatre catégories : les articles rédactionnels (rubriques régulières, dossiers spéciaux), les affiches (posters), la publicité directe et le contenu publirédactionnel. Comme le montre Caron (2004), le contenu publicitaire apparaît en effet sous deux formes : les annonces qui sont désignées par la catégorie « publicité », et la publicité indirecte, omniprésente dans les rubriques régulières qui présentent des choix de films, des produits de beauté ou encore de la mode. Cette forme de publicité est parfois plus fréquente que la publicité directe (Caron 2004). Le traitement quantitatif a permis le classement de 1 158 articles. J’ai ensuite procédé à l’analyse textuelle de chaque corpus d’articles établi selon le thème principal afin de déterminer le contenu textuel propre à chaque thème. En effet, on ne peut préciser la direction du contenu (son sens) à partir de son classement thématique. Le contenu intégral des revues a donc été traité et analysé au moyen des techniques quantitatives et qualitatives.

Les faits saillants de l’analyse

Le premier constat est l’importance du contenu publicitaire qui totalise près de la moitié du contenu total des revues (48,19 %), soit à peine moins que le contenu rédactionnel (49,57 %), ce qui contribue à confirmer l’orientation consumériste d’une proportion importante du contenu des revues pour adolescentes et confirme les conclusions de Caron (2004). Le contenu publicitaire se répartit entre le contenu publicitaire direct (27,12 %) et le contenu publirédactionnel (21,07 %). Le contenu publicitaire du corpus est consacré majoritairement à la beauté du corps et à l’embellissement physique (62,54 %), ainsi qu’aux loisirs et divertissements (28,49 %). Les thèmes dominants, publicités et articles rédactionnels confondus, sont les suivants : beauté du corps et embellissement physique (34,10 %); vedettes et célébrités (19,00 %); loisirs et divertissements (16,50 %); romance hétérosexuelle (11,50 %). À eux quatre, ces thèmes correspondent à 81,10 % du contenu total des revues. Les articles liés au développement personnel et social représentent 11,90 % du contenu total, ce qui est peu relativement à la prétention des rédactions de ces revues d’offrir un contenu favorisant le développement personnel et social des lectrices.

Le contenu rédactionnel est principalement consacré au thème des vedettes et célébrités (32,20 %), à celui de la romance hétérosexuelle (23,20 %), ainsi qu’aux thèmes rattachés au développement personnel et social (20,70 %). Il est cependant fréquent que des articles dont le thème dominant est celui des vedettes et célébrités abordent de manière secondaire le thème de la romance hétérosexuelle, celui de l’apparence physique ou de la carrière professionnelle. Ces résultats doivent donc être tempérés par l’examen du jeu des associations thématiques secondaires, examinées lors de l’analyse qualitative.

Les principales conclusions de l’analyse qualitative

L’analyse qualitative m’a permis de mettre en évidence les discours rattachés aux différents thèmes. La synthèse des résultats montre que les représentations véhiculées par les revues pour adolescentes sont loin de s’affranchir de la hiérarchie hétéropatriarcale. Ces revues valorisent presque uniquement le modèle du girl power, soit un modèle qui affirme le potentiel de pouvoir que les filles peuvent retirer de leur engagement dans les pratiques de séduction (Bouchard et Bouchard 2003). Les analyses qualitatives qui suivent permettent de préciser de quelle manière ce modèle articule trois dimensions interreliées : il centre et ramène systématiquement l’intérêt des lectrices sur la romance hétérosexuelle et oriente la séduction vers la provocation sexuelle; il propose des modèles professionnels principalement liés au pouvoir de séduction des femmes sur les hommes; il actualise et renforce les stéréotypes féminins associés à la mise en valeur sexualisée du corps des filles, en articulant féminité et consommation de produits liés à l’embellissement physique.

Le thème de la romance hétérosexuelle est prépondérant, comme le laissait prévoir la recension des écrits (Caron 2004; Currie 1999; McRobbie 1978, 1982). Le contenu des revues réitère un ensemble de stéréotypes sexuels et de pratiques sexuées légitimés par la naturalisation des différences entre les sexes. L’analyse révèle la récurrence d’éléments reposant sur une vision stéréotypée des filles et des garçons, de même que de leurs rapports. Parmi les plus fréquents, figurent : la dévalorisation de l’amitié féminine dès lors qu’elle est mise en concurrence avec la romance hétérosexuelle, cette dernière ayant toujours la priorité; l’absence de mention de solidarité féminine; une représentation des relations entre filles axée sur la concurrence et la rivalité qui se rattache à la romance hétérosexuelle; la naturalisation de la rivalité féminine centrée autour de l’apparence physique et de la séduction; la position d’autorité conférée au discours des garçons qui leur permet d’exprimer leurs attentes à l’égard du comportement des filles et qui invitent les lectrices à respecter ces attentes, sans qu’il soit question des leurs propres; la naturalisation de l’intérêt sexuel et précoce des garçons, déconnecté des sentiments, opposé à la poursuite des intérêts affectifs pour les filles; la présentation des filles comme des proies par opposition au comportement prédateur des garçons en matière sexuelle. Bien que la violence dans le contexte des relations dites amoureuses soit mentionnée à plusieurs reprises, les lectrices sont invitées à prendre l’initiative de la résolution des situations de manière individuelle, par la discussion, plutôt qu’à les dénoncer. Les articles appuient l’idée paternaliste qui veut que les filles ne sont pas aptes à déterminer par elles-mêmes ce qui est bon pour elles, ce qui leur convient. Bien que ce contenu révèle l’asymétrie des pouvoirs réels de chaque sexe, il conduit paradoxalement les revues à promouvoir le modèle du girl power.

Par ailleurs, en abordant les relations entre filles exclusivement dans le rapport aux garçons, les revues renforcent les pratiques de rivalité féminine. D’après Lees (1993), ce processus a pour finalité de favoriser le contrôle des filles entre elles. Ce contrôle s’opère par la réputation sexuelle et peut se faire en l’absence des garçons, puisqu’il est au coeur des relations d’amitié entre les filles. Elles se jugent en effet en fonction de leur réputation et choisissent leurs amies de façon à ne pas être associées à des filles dont la réputation est suspecte. Au sein de l’amitié féminine, les valeurs de confiance et de loyauté sont essentielles et concernent essentiellement la réputation sexuelle. Selon Lees (1993), et mes analyses le confirment, la relation amoureuse « sérieuse » joue le rôle de mécanisme de protection pour les filles : celles-ci se garantissent contre une mauvaise réputation en se mettant sous la protection d’un partenaire régulier, ce qui peut entraîner une perte d’autonomie et une dépendance des filles. La romance hétérosexuelle peut donc difficilement apparaître comme un lieu où les filles disposent de pouvoir, encore moins comme un moyen de l’exercer, ce qui contredit le modèle du girl power.

Ce modèle est centré sur le pouvoir de séduction sexualisée des femmes sur les hommes et est principalement incarné par les célébrités. En effet, le rôle de modèle exclusivement dévolu aux célébrités hypersexualisées a pour effet de banaliser la représentation de la féminité que ces célébrités véhiculent et qui associe pouvoir des femmes et séduction sexualisée. Par ailleurs, l’importance du contenu consacré aux vedettes et aux célébrités dans les revues examinées appuie l’analyse de Bouchard et Bouchard (2003) selon qui les médias développent une culture du rêve en direction des adolescentes. En effet, les articles liés au domaine des vedettes et célébrités et des loisirs médiatiques représentent 35,50 % du contenu et abordent fréquemment des thèmes comme la vie amoureuse, l’embellissement physique et les atouts féminins pour réussir sa vie professionnelle. De même, une partie importante des articles qui abordent les thèmes de l’embellissement physique ou des relations amoureuses incitent les lectrices à prendre pour exemple des célébrités. Celles-ci sont ainsi érigées en référence pour les adolescentes, en ce qui concerne les rapports amoureux, la séduction, la réussite professionnelle et l’embellissement physique.

Ce dernier thème est prépondérant et représente 34,10 % du contenu total des revues. Il est plus fréquent sous la forme publicitaire (92,19 %) que sous la forme rédactionnelle. Si les articles rédactionnels consacrés principalement à l’embellissement physique sont peu nombreux, il faut leur ajouter les articles consacrés aux célébrités qui abordent également ce domaine. Ces derniers sont souvent des entrevues conduites avec des vedettes qui donnent aux lectrices leurs conseils de beauté. Fréquemment, une partie de l’article est consacrée à des produits de consommation de l’industrie de la mode et de la beauté censés avoir été sélectionnés par la vedette. D’autres articles présentent des lectrices ayant subi une transformation pour ressembler à une célébrité comme Joss Stone, Hilary Duff ou Andrée Watters. Ces articles contribuent à attribuer un rôle de modèle aux célébrités en matière d’apparence physique. Celles-ci sont parfois invitées à expliciter leur rapport à la beauté, à leur image sexy. Par exemple, Jessica Simpson assume parfaitement le personnage sexy qu’elle joue dans le film Shérif fais-moi peur au cours d’une entrevue. Pour sa part, la chanteuse sexy Ciara affirme que son intention est de « représenter les femmes de la bonne manière, et [elle] espère [qu’elle] les inspire et les encourage à se dépasser[1] ». Les entrevues sont ainsi souvent l’occasion de présenter des jeunes femmes qui affirment la validité du girl power et font de la séduction sexualisée un moyen légitime de connaître le succès professionnel. Les lectrices qui confient leurs complexes liés à l’apparence physique et à leur capacité de séduction dans les courriers sont invitées non seulement à se comparer à des célébrités sexy, mais également à les prendre pour modèle.

Ces résultats confirment mon hypothèse de recherche, selon laquelle la définition de la féminité promue auprès des filles actuellement s’articule autour du consumérisme. Le contenu publicitaire et le contenu rédactionnel véhiculent des messages similaires qui prescrivent l’obligation de cultiver une apparence féminine, fortement axée sur la séduction sexualisée, laquelle passe nécessairement par la consommation d’une variété de produits de beauté et de mode. Le désir des jeunes femmes d’accéder au statut d’adulte est canalisé par le discours de la féminité, réaffirmant la centralité de l’embellissement physique et de la romance hétérosexuelle pour accéder à ce statut. L’imbrication de ces différents thèmes assure l’omniprésence du modèle du girl power.

L’idéologie qui sous-tend le modèle du girl power opère un détournement du concept d’empowerment. Récupération du concept d’empowerment développé par les mouvements féministes des années 70, le girl power m’apparaît être une illustration parfaite du détournement que l’on peut faire à partir d’une revendication sociale. Le concept d’empowerment désigne une stratégie permettant à une personne d’accroître ses habiletés afin de lui permettre de développer son estime d’elle-même et sa confiance personnelle, son sens de l’initiative et son propre pouvoir (Eisen 1994). Ce concept implique donc un processus social de reconnaissance, de promotion et d’autonomisation des personnes dans leur capacité à satisfaire leurs besoins, à régler leurs problèmes et à mobiliser les ressources nécessaires de façon à se sentir en contrôle de leur propre vie (Gibson 1991). Le girl power se situe aux antipodes de l’empowerment, mais il se substitue à ce concept en tant que mode d’affirmation et de valorisation de soi. En effet, loin de constituer une voie d’émancipation, les pratiques et les représentations associées au girl power incitent les jeunes filles à se situer dans un rapport permanent de rivalité les unes par rapport aux autres, rivalité centrée sur l’apparence physique et le succès auprès des garçons. La récupération de la volonté d’émancipation des filles par les publicitaires et les médias (Russell et Tyler 2002; Descheneau-Guay 2006) pour inciter celles-ci à miser avant tout sur la séduction sexualisée est manifeste dans le contenu des revues pour adolescentes. En effet, lorsqu’un article met en valeur une femme qui exerce une profession traditionnellement masculine, la valorisation porte sur la féminité séductrice du modèle proposé et non sur ses capacités professionnelles. Ainsi, une publicité de la marque Olay met en scène Danica Patrick, professionnelle et championne de course automobile. Bien que ce métier transgresse la conformité de genre, celle-ci est réaffirmée à la fois par la photographie et la légende. La championne est montrée vêtue de manière très féminine, en robe de soirée et talons hauts, tandis que la légende affirme : « La force, avec une touche de douceur. Voilà Secret Platinum avec Olay. Et c’est aussi la description parfaite de Danica Patrick. Qui oserait lui dire qu’on ne mêle pas les casques aux talons hauts[2]? » On observe ici la récupération d’un élément très positif et féministe, soit la force associée à l’exercice d’une profession traditionnellement masculine, pour le neutraliser par la mise en scène iconographique et textuelle. Gommer la transgression des normes de la féminité par la réitération de l’adhésion aux mêmes normes est un moyen utilisé pour promouvoir le girl power. Par conséquent, les revues pour adolescentes sont loin de proposer un contenu propre à subvertir les représentations sociales dominantes de la féminité. Mon hypothèse de recherche, selon laquelle le contenu des revues pour adolescentes présente un renforcement des stéréotypes sexuels liés à l’apparence physique, à la séduction sexualisée et la sous-représentation de modèles féminins alternatifs, axés par exemple sur la réussite sportive ou scolaire, sur l’engagement social, est ainsi validée. L’omniprésence du modèle du girl power dans ces revues a pour corollaire la marginalisation de thèmes et d’enjeux qui présentent un intérêt majeur dans la vie quotidienne des adolescentes, du point de vue de leurs conditions d’existence et d’avenir réelles. Plus fondamentalement, on observe la dépolitisation de certains enjeux cruciaux pour les femmes et les filles, enjeux liés pour la plupart au contrôle du corps, en particulier la violence masculine dont sont parfois victimes les lectrices.

La contrepartie du girl power : le silence autour des enjeux sociaux

J’ai souligné la dépolitisation des contenus potentiellement contestataires à l’égard des représentations dominantes dans les revues pour adolescentes. Mes analyses montrent que le processus de dépolitisation touche en particulier les questions remettant en cause l’idéologie de l’égalité acquise dans les rapports sociaux de sexe et le modèle du girl power. En effet, l’analyse qualitative conduit souvent au constat que les sujets qui offrent potentiellement un intérêt majeur compte tenu des expériences quotidiennes des adolescentes sont toujours présentés de manière évasive et évitent systématiquement, voire consciencieusement, d’aborder les enjeux sociopolitiques qu’ils soulèvent. Ainsi, à l’exception d’un article portant sur la violence dans les relations intimes entre garçons et filles, la question de la violence masculine est abordée de manière marginale et surtout n’est jamais nommée comme telle. Les textes ont recours à la pathologisation des conduites masculines violentes et ne les présentent jamais de telle manière que les lectrices puissent entrevoir leur nature sociopolitique. Le harcèlement sexuel auquel recourent parfois les garçons est légitimé par l’amour qu’ils portent à une jeune fille. Plusieurs articles rapportent la violence psychologique subie par des lectrices, du dénigrement au contrôle du temps ainsi que des amies et des amis, de la part de leur partenaire, sans que ce qu’elles vivent soit présenté comme de la violence masculine. Les diverses formes d’abus sexuel que sont susceptibles d’expérimenter les lectrices sont également absentes, à l’exception d’une mention dans un courrier des lectrices.

Ces résultats appuient les conclusions de Bouchard (2007), selon lesquelles l’hypersexualisation des filles dans les médias conduit à leur vulnérabilisation à l’égard de multiples formes de violence, notamment en ce qui concerne le harcèlement et l’abus sexuel. Cette auteure souligne, d’autre part, que ces phénomènes amplifient les attentes des garçons en matière sexuelle, de telle façon que les filles se trouvent soumises à des pressions qui s’apparentent fortement au harcèlement sexuel. Ces inquiétudes sont d’autant plus justifiées que mes analyses ont montré que ces formes de violence ne sont pas reconnues comme telles dans le contenu des revues pour adolescentes. Par exemple, les harceleurs sont appelés des « gars collants » et les témoignages des adolescentes utilisées à des fins sexuelles par leur petit ami ne soulignent jamais la responsabilité des garçons, mais plutôt celle des filles. À noter que les textes ont fréquemment recours à l’emploi d’euphémismes dès lors qu’il s’agit de problématiques liées à la violence masculine, et même à la sexualité.

Les articles qui abordent des thèmes relevant du développement personnel et social échouent à offrir un contenu qui permette aux lectrices de s’affranchir des représentations dominantes de la féminité et des rapports sociaux de sexe. Ces thèmes concernent des sujets liés soit au développement personnel (santé physique, psychologique et sexuelle, connaissance de soi), soit au développement social des jeunes filles (éducation, carrière, enjeux sociaux, découverte d’autres cultures, récits de réussite au féminin). Le contenu consacré à la dimension personnelle du développement des jeunes filles est très limité à la fois parce qu’il représente peu d’articles (11,90 % du contenu total), mais également par la piètre qualité du contenu. Une proportion importante d’articles se présente en effet sous une forme peu propice à offrir un contenu valable (publicité, tests psychologiques, etc.). La place minime accordée aux thèmes de la santé, de l’activité physique et de l’alimentation démontre qu’ils ne sont pas considérés comme des éléments importants pour le développement personnel des jeunes filles. Les thèmes de la connaissance de soi et du bien-être psychologique sont le plus souvent abordés de manière ludique et offrent, de ce fait, peu d’intérêt. Enfin, le thème de la sexualité est rarement abordé, et presque uniquement dans le courrier des lectrices. Le contenu de ce dernier et des réponses est en majorité l’occasion de confirmer une vision traditionnelle de la sexualité, centrée autour de l’impératif du coït et de l’hétérosexualité.

Pour sa part, le contenu orienté vers le développement social des lectrices présente surtout des modèles de réussite professionnelle liés aux carrières médiatiques et à celles de l’industrie de la mode et de la beauté. L’ouverture sur d’autres cultures est inexistante. En effet, en dehors de quelques données factuelles, les enjeux sociopolitiques internationaux sont absents. Les effets de la mondialisation économique sur les pays du Sud ne trouvent aucun écho dans les articles consacrés à la vie quotidienne de jeunes filles issues de ces pays. Les enjeux liés à la condition des femmes, d’ici et d’ailleurs, sont également absents. Les rares mentions de pratiques sexistes et discriminatoires à l’encontre des femmes ne sont pas réinsérées dans le contexte social, mais sont souvent réduites à des pratiques individuelles.

En ce qui concerne la sexualité plus particulièrement, les textes conduisent à l’effacement du désir chez les jeunes filles, pour laisser toute la place à la romance hétérosexuelle. On comprend ainsi pourquoi les pratiques sexuelles autonomes ou autres qu’hétérosexuelles n’ont pas droit de cité. Bien que l’adolescence soit le moment de l’entrée volontaire dans la sexualité pour les individus, les questions relatives à la santé et à la sécurité sexuelle sont peu présentes. Si quelques lectrices s’informent des méthodes de contraception ou des moyens de se protéger des infections sexuellement transmissibles, aucun article n’aborde le sujet des grossesses non désirées, de leurs conséquences, ou de l’avortement. Par contre, la maternité est présentée comme allant de soi en tant que projet d’avenir à de nombreuses reprises (tests psychologiques, articles consacrés aux adolescentes d’autres pays).

De plus, les pétitions de principe que l’on trouve dans le contenu rédactionnel comme l’importance pour les jeunes filles de préserver leur autonomie, de ne pas centrer leur vie autour des garçons, de développer d’autres centres d’intérêt, etc., sont infirmées dès lors que les articles présentent des mises en situation, souvent par l’entremise de témoignages ou dans le courrier des lectrices. Par exemple, ne pas centrer sa vie autour des garçons, mais garder les yeux ouverts en permanence pour trouver le garçon idéal sont des propositions contradictoires récurrentes dans les revues, tout comme l’injonction de rester authentique et naturelle malgré l’impératif d’effectuer le travail et le contrôle du corps et du comportement nécessaires pour correspondre aux canons de la féminité. La marge d’autonomie et de liberté des lectrices est de fait réduite à peu de chose, puisqu’elle se résume à effectuer des choix parmi des options prédéfinies en matière d’embellissement physique, options qui ont toutes pour objet d’atteindre les normes de la beauté féminine. En ce qui concerne les relations amoureuses, ou les relations avec les pairs, là encore, les représentations stéréotypées produisent des scénarios tout aussi stéréotypés et limitent ainsi la possibilité pour les lectrices d’envisager les relations interpersonnelles en dehors de ces schémas préétablis. De plus, le contenu consacré au développement social ne favorise pas l’engagement social et politique des jeunes filles. Pourtant, plusieurs travaux québécois récents font la preuve du désir d’engagement politique des jeunes femmes et donc de leur intérêt pour les enjeux sociaux et politiques (Quéniart et Jacques 2004). La présomption des rédactions des revues pour adolescentes que de tels sujets ne feraient pas vendre les revues n’est donc en rien justifiée (Gauchy 2005) :

Nous sommes un magazine de divertissement. Les vedettes, la mode, la beauté, on sait qu’à cet âge ce sont des sujets de préoccupation », fait-elle valoir [la directrice de Cool! et Filles Clin d’oeil], soulignant que les publications adoptent le ton de la grande soeur et non de la mère. « Oui, on leur parle des trucs qui sortent, des nouveautés. Si on arrêtait demain matin, je ne suis pas certaine qu’on vendrait le magazine.

Milkie (2002) a démontré, au moyen d’entrevues conduites auprès des rédactrices des deux revues pour adolescentes les plus populaires aux États-Unis, que celles-ci ont tendance à délégitimer les protestations des lectrices à l’égard du contenu stéréotypé et superficiel qui leur est offert. Ces lectrices sont ainsi vues par les rédactrices comme de « mauvaises lectrices », car elles s’attendent à un contenu réaliste alors que la vocation de cette presse serait de faire rêver. Plus fondamentalement, les rédactrices nient à ces lectrices la possibilité de formuler une critique sous prétexte qu’elles ne sont pas en mesure de déterminer les images de la féminité qui sont bonnes et celles qui, au contraire, sont mauvaises (Milkie 2002 : 855). Dans ces conditions, il est difficile de croire que les rédactrices des revues pour adolescentes aient réellement à coeur l’épanouissement de leurs lectrices, alors qu’elles ne leur reconnaissent même pas la capacité de réfléchir par elles-mêmes et de se montrer critiques.

Les limites de la recherche

L’examen du contenu iconographique serait utile pour documenter les phénomènes de sexualisation précoce et d’hypersexualisation des femmes et des filles. Le choix d’examiner presque exclusivement le contenu textuel découle de sa plus grande richesse compte tenu de mes objectifs de recherche premiers. Des recherches ont tenté d’établir un ensemble d’indicateurs pour évaluer la sexualisation du contenu iconographique des médias télévisuels (Kahle et Homer 1985; Lin 1998) et offrent ainsi des pistes méthodologiques productives. La prise en considération de ces deux types de contenu serait cependant une piste de recherche intéressante.

Par ailleurs, si l’articulation entre consommation et féminité a été reconnue par plusieurs auteures, aucune recherche n’a étudié de manière systématique la manière dont cette articulation se concrétise dans les contenus médiatiques destinés aux adolescentes. Mon appareil méthodologique m’a permis de fournir un portrait détaillé du contenu des revues, tout en systématisant la démonstration des liens existants entre divers thèmes et donc en documentant la manière dont ceux-ci se renforcent réciproquement. L’originalité de ma recherche est ainsi d’avoir précisé la façon dont le modèle du girl power cristallise l’articulation de la féminité et la marchandisation de la sexualité, dans le contexte sociopolitique contemporain des sociétés occidentales. Mon analyse démontre que l’analyse de contenu des revues féminines, et plus généralement des contenus médiatiques, nécessite une contextualisation sociohistorique pour rendre pleinement compte des transformations qui modèlent les rapports sociaux de sexe. Le renforcement actuel de l’assignation des femmes à la sexualité gagne à être compris en le rattachant au capitalisme consumériste.

Conclusion

Ainsi, il est possible d’affirmer que le modèle du girl power traduit la transformation de l’assignation des filles et des femmes à la sexualité : celle-ci est dorénavant présentée comme le lieu de pouvoir pour les filles, et non plus le foyer et la maternité. La carrière professionnelle axée sur le pouvoir de séduction des femmes sur les hommes est particulièrement valorisée. Par conséquent, la popularité de ces revues auprès des adolescentes québécoises ainsi que celle du girl power présentent des risques pour l’atteinte des objectifs d’égalité entre femmes et hommes, sur plusieurs plans. En premier lieu, le girl power interdit aux filles de penser leur position sociale autrement que dans leur rapport à la romance hétérosexuelle, et donc aux hommes. On peut craindre que l’invisibilité actuelle des intérêts féminins pour des personnes du même sexe perdure. Le traitement de l’homosexualité féminine dans les revues, conduisant à la réduire sinon la nier, en atteste. Or, les enjeux relatifs à la sexualité autonome des filles et des femmes révélés par l’existence du lesbianisme ne peuvent être posés que s’il y a une distanciation à l’égard de la romance hétérosexuelle. Parmi ces enjeux, les diverses formes de domination masculine liées à la sexualité sont de première importance, qu’il s’agisse par exemple du harcèlement sexuel ou encore de la violence psychologique ou physique dans le contexte des relations hétérosexuelles.

En second lieu, la réussite scolaire et l’accès à des domaines professionnels non traditionnellement féminins pour les filles sont conditionnels à la distanciation de celles-ci à l’égard des stéréotypes sexuels (Bouchard et autres 1997; Bouchard et St-Amant 1996). On peut craindre l’impact négatif du modèle du girl power sur l’autonomie financière des filles et donc sur leur pouvoir social réel, si ces dernières ne voient plus dans la réussite scolaire le moyen de parvenir à une telle autonomie. Plus fondamentalement, c’est la possibilité pour les femmes de constituer les enjeux propres à leurs conditions sociales d’existence en enjeux sociopolitiques sur la place publique qui se trouve ainsi menacée. Le fait que des femmes investissent les espaces de pouvoir public aux divers niveaux décisionnels a permis au cours des dernières décennies que des politiques publiques, des avancées législatives et des campagnes gouvernementales de sensibilisation puissent être mises en oeuvre. En d’autres termes, si les femmes ne poursuivent pas leur intégration dans ces espaces de pouvoir, il y a fort à craindre que les inégalités persistantes le demeurent encore longtemps. De plus, la naturalisation de la rivalité féminine observée dans les revues constitue également une menace à cet égard, en limitant la prise de conscience des filles quant à l’importance des pratiques de solidarité féminine détachées de la romance hétérosexuelle, et ultimement des enjeux de lutte propres aux femmes. Pour terminer, plutôt qu’un modèle d’empowerment, le girl power présente un risque de disempowerment des adolescentes. En effet, l’hypersexualisation des filles et des femmes, qui trouve un support idéologique dans le modèle du girl power, vulnérabilise celles-ci au regard de l’exploitation sexuelle généralisée, tout en fragilisant également la position sociale et politique des femmes dans les sociétés nord-américaines actuelles.