Comptes rendus

Christine Delphy Classer, dominer : qui sont les « autres »? Paris, Éditions La Fabrique, 2008, 232 p.[Record]

  • Ève Lamoureux

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  • Ève Lamoureux
    Université Laval

Dans cet ouvrage, la féministe Christine Delphy rassemble des textes « d’opinion », au sens où ils reflètent un engagement politique assumé de sa part, de provenances diverses : conférences en milieu universitaire, prises de position militante, articles de journaux, auditions devant des comités gouvernementaux. La question explorée est celle de l’oppression, de la domination et de la marginalisation des Autres, les femmes, les homosexuels et les homosexuelles ainsi que la population « non blanche », le tout rattaché à l’actualité française et internationale : la parité, le militantisme féministe et lié à l’homosexualité, la loi sur le voile islamique, la guerre en Afghanistan, la prison de Guantanamo, etc. L’auteure entend ainsi se pencher sur les pratiques matérielles concrètes qui construisent l’Autre, qui engendrent des divisions sociales répartissant le monde en deux camps distincts et exclusifs : selon le sexe, l’orientation sexuelle et la couleur de la peau. L’intérêt de ce recueil et l’originalité des analyses proposées découlent de la démarche intellectuelle théorique de Delphy bien explicitée au premier chapitre. C’est d’ailleurs sur ce point que nous nous concentrerons puisqu’il permet à la lectrice et au lecteur de comprendre les idées sous-jacentes, relativement cohérentes, aux prises de position de l’auteure sur des sujets variés. S’identifiant au courant féministe radical matérialiste, Delphy traite donc de la question de l’altérité, de l’Autre, en rejetant l’explication largement répandue au sein du grand public et du monde intellectuel, soit celle de la haine, du rejet intrinsèque de la différence. Elle qualifie cette perspective d’« idéaliste » et d’« essentialiste ». Cette idée de l’Autre, de la haine du différent est donc, selon l’auteure, une invention de la tradition occidentale qui, depuis Platon, serait axée sur une réflexion dans laquelle l’autre personne est toujours envisagée du point de vue du « je », du psychisme individuel. En sus, ce « je » solitaire et constitué fait l’impasse sur la société, sur les conditions de l’existence et de la pensée. Cette vision « hyperindividualiste », « solipsiste », « autiste » et « folle » nierait donc « la réalité du monde des êtres humains (et d’ailleurs de tous les êtres animés), y compris du sujet de la conscience sur laquelle elle discourt » (p. 14). Cependant, plus crucial encore, peu importe que cette conception psychologique soit considérée comme valide ou non au niveau où elle se situe, elle ne peut, en aucun cas, être le socle d’une compréhension des rapports à l’intérieur des groupes et entre les groupes. Épistémologiquement, le changement d’échelle entre la psychologie et la sociologie est injustifiable. Même si la peur de l’Autre était ancrée en chaque personne, elle ne pourrait pas expliquer pourquoi des groupes entiers sont exclus de l’« Un » et catégorisés comme « Autre ». Sans nier la forte interdépendance entre les individus et la société, ces phénomènes ne fonctionnent pas selon les mêmes règles. Toujours selon Delphy, tolérer l’Autre, composer avec les différences cacherait tout autant des impasses : il est question d’un groupe stigmatisé dont on ne dit pas qu’il est stigmatisé; on parle d’« eux », mais « eux » ne parlent jamais; finalement, se dissimule derrière ce « eux » un « nous », dont on n’entend pas parler alors qu’il parle tout le temps. Or, ce « nous », appelé l’ « Un » (de la dite majorité « naturelle », « originelle », « légitime », etc.), détient un pouvoir, celui de définir l’« Autre », de lui attribuer, par des procédés discursifs et idéologiques, des caractéristiques qui le nomment, le marquent, l’excluent. Et ce pouvoir n’est aucunement réciproque, l’Autre ne servant …

Appendices