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« Elle n’est pas outillée » (p. 143). Ainsi Nicolas Sarkozy a-t-il commenté la candidature de Ségolène Royal aux élections présidentielles françaises de 2007. Outre qu’elle illustre, on ne peut plus clairement, les manifestations nombreuses de sexisme qui ont ponctué la tentative infructueuse de Ségolène Royal d’accéder au sommet du pouvoir exécutif de l’Hexagone, cette déclaration du chef de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP) est révélatrice du statut toujours marginal des femmes en politique française, notamment sur la scène présidentielle. Pourtant, nous démontre Mariette Sineau, les Françaises ont réalisé des avancées importantes sous la Cinquième République, en place depuis 1958 : d’invisibles, elles sont devenues incontournables. Là réside l’essentiel de la thèse que défend l’auteure, qui est directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), plus précisément au Centre de recherches politiques de sciences po (Cevipof) à Paris.

La force du nombre compte sept chapitres, répartis entre deux pôles argumentatifs : les cinq premiers offrent une mise en perspective historique des femmes comme enjeu aux élections présidentielles de 1965 à 2007, alors que les chapitres 6 et 7 décortiquent la performance de Ségolène Royal à l’élection présidentielle de 2007. D’entrée de jeu, les chapitres 1 et 2 explorent un paradoxe : la faible proportion de femmes siégeant à l’hémicycle de l’Assemblée nationale n’a pas empêché que soient adoptées des mesures législatives à même de changer et d’améliorer le statut des Françaises. Or, soutient Mariette Sineau, cela a été possible grâce à une réforme du mode de scrutin aux élections présidentielles et aux mobilisations du mouvement des femmes lors des présidentielles. En 1962 survient une réforme constitutionnelle qui modifie le mode de désignation du président, ou de la présidente, de la République, que l’on élira désormais au suffrage universel. Cette réforme vaut son pesant d’or pour les femmes, puisqu’elle ébranle sérieusement le monopole des partis sur la sélection des élites politiques (et de l’élite par excellence, soit la présidence) et qu’elle inscrit les « questions-femmes » à l’agenda présidentiel. Or, « [s]achant que les électrices ont pour elles la force du nombre, les acteurs prennent conscience de l’enjeu politique des questions de femmes : aucun compétiteur sérieux à la présidentielle ne prendra le risque de s’aliéner plus de 50 % de l’électorat. Ainsi vont-ils être conduits à écouter avec plus d’attention qu’auparavant les doléances des Françaises » (p. 24). C’est ainsi que le droit à l’avortement et à la contraception de même que la parité marqueront les engagements présidentiels en 1965, en 1974 et en 1995, respectivement.

Les institutions ont leur importance, certes, mais elles n’agissent pas comme par magie : l’élection au suffrage universel du président ou de la présidente de la République n’aurait sans doute pas aménagé un forum aux réclamations des femmes en l’absence d’un mouvement féministe exerçant des pressions sur les candidates et les candidats désireux de trôner à la tête de l’État. Mariette Sineau en veut pour preuve les présidentielles de 1988 et de 2002 : le féminisme traversant alors une période de reflux, les candidats Chirac et Mitterrand ont prêté une oreille discrète (pour ne pas dire distraite) aux doléances des femmes, au contraire des rendez-vous électoraux de 1974, de 1981 et, surtout, de 1995. À ces occasions, écrit l’auteure, « [l]es féministes ont su, à diverses reprises – surtout lorsqu’elles étaient en phase avec l’état de l’opinion – utiliser la campagne présidentielle pour subvertir les idées reçues sur les femmes, tenter de convaincre les présidentiables qu’un autre partage du pouvoir entre les sexes est possible et même souhaitable, pour le bien-être de la société tout entière » (p. 59).

Si les pressions exercées par le mouvement des femmes sur les présidentiables les ont contraints à aménager un certain espace aux questions de femmes dans leurs stratégies électorales, les électrices leur ont-elles rendu la monnaie de leur pièce? Paradoxalement non, « les partis et les présidentiables de gauche, qui se posent en avocats du droit des femmes, [étant] délaissés par [les électrices] » (p. 63). Certes, le vote féminin n’est pas homogène, et ce sont ces complexités que Mariette Sineau met au jour dans le chapitre 3. Par exemple, elle note pour la période 1965-2007 un déplacement des votes des femmes de la droite vers la gauche, phénomène aussi observé dans d’autres pays (dont le Canada, les États-Unis et la Grande-Bretagne). Cette migration du vote féminin s’explique par les mutations du statut socioéconomique des Françaises : elles sont plus scolarisées, ont de meilleurs emplois et gagnent de meilleurs salaires, elles ont moins d’enfants et pratiquent moins leur religion. Pourtant, si ce n’est que de manière exceptionnelle (par exemple, elles appuient beaucoup moins Jean-Marie Le Pen que les électeurs : cette hostilité à l’extrême-droite a aussi été observée dans d’autres pays comme l’Allemagne), depuis le milieu des années 90 le sexe n’est pas un déterminant majeur du vote en France. Et la présence d’une candidate compétitive dans la course présidentielle de 2007 n’a rien changé à la donne : « force est de constater que Ségolène Royal a bel et bien échoué dans la conquête de l’électorat féminin » (p. 168). Et vlan!

Le second pôle argumentatif de La force du nombre traite de la performance de Ségolène Royal à titre de candidate socialiste à l’élection présidentielle de 2007. Celle-ci n’a pas été la première femme à se lancer à la conquête de l’Élysée; comme le décrit le chapitre 5, huit autres femmes (dont Arlette Laguiller, qui s’est présentée à toutes les présidentielles de 1974 à 2007, sous la houlette du mouvement Lutte ouvrière) ont tenté leur chance avant elle, des candidates indépendantes ou représentantes de petits partis, récoltant le plus souvent moins de 3,5 % des suffrages exprimés. Le rôle de figurante assumé par les femmes sur la scène présidentielle ressort également au chapitre 4, où Mariette Sineau montre que, à défaut de se faire élire en nombre à l’Assemblée nationale, la féminisation de la politique française s’est faite « suivant un modèle hiérarchique, [le président usant] de façon arbitraire de son pouvoir de nomination pour placer des femmes à des postes d’autorité » (p. 93). Un tremplin dont a bénéficié, au demeurant, Ségolène Royal.

Les chapitres 6 et 7 dissèquent la campagne de Ségolène Royal aux élections présidentielles françaises de 2007 en privilégiant, d’un côté, la dynamique interne au Parti socialiste (PS) et, de l’autre, sa base électorale. Candidate atypique, actrice mineure dans les coulisses socialistes, dépourvue de réseaux, Ségolène Royal n’en a pas moins décroché l’investiture du PS en raison de sa popularité dans les sondages plutôt qu’au sein du parti : selon Mariette Sineau, elle « a été “choisie” par l’opinion avant de l’être par les adhérents du Parti socialiste » (p. 133). Ce sont donc pour des raisons stratégiques qu’est retenue sa candidature : cumulant tradition et modernité, elle n’en incarne pas moins le changement, l’espoir d’une gouverne plus près des « gens ordinaires ». Qui plus est, un contexte de crise, à la fois de la démocratie représentative et au sein du Parti socialiste, a profité à Ségolène Royal. Se qualifiant au combat électoral ultime, celle-ci n’en fera pas moins les frais d’un sexisme larvé, tant de la part des membres de son parti (le célèbre « Qui va garder les enfants », attribué au ténor du Parti socialiste, Laurent Fabius) que des autres formations politiques ainsi que d’acteurs de la société civile (dont les médias). Comme si ce n’était pas suffisant, le mouvement des femmes et les féministes ne se sont pas unanimement rangés derrière l’aspirante présidente. Et l’auteure de conclure : « la candidate socialiste a révélé, s’il en était besoin, l’état de faiblesse et de fragmentation du féminisme français » (p. 148).

Le dernier chapitre décortique le vote « royaliste ». Même si elle n’a pas été couronnée, Ségolène Royal a réalisé la meilleure performance au second tour de tous les candidats et candidates socialistes aux élections présidentielles depuis 1965. Par ailleurs, comme cela a été mentionné plus haut, de manière générale les femmes ne l’ont pas appuyée en bloc, ce qui a peut-être à voir avec le fait que son programme ne prévoyait « aucune mesure s’adressant en propre aux femmes » (p. 149). Lui ont tourné le dos les femmes âgées, celles qui vivent en milieu rural, les ouvrières et les employées. De manière plus précise, « Parisienne, étudiante ou diplômée du supérieur, cadre supérieur ou exerçant une profession libérale et, dans une moindre mesure, enseignante : tel est le portrait robot-type de l’électrice pro-Ségolène Royal » (p. 171). Bref, l’élection présidentielle de 2007 a démontré, une fois encore, que ce que certaines personnes appellent le « vote des femmes » n’existe pas, en cela que les femmes ne votent pas obligatoirement pour des candidates. Voilà détruit un autre mythe du féminisme.

La force du nombre est un ouvrage incontournable pour qui s’intéresse à la sociologie électorale au féminin en France. Bien qu’il soit mince (environ 200 pages), l’ouvrage englobe de nombreux aspects, et le regard que pose Mariette Sineau sur les Françaises en tant qu’électrices intègre un éventail généreux de variables : de la mécanique électorale aux mobilisations du mouvement des femmes sur le terrain politique, en passant par la volonté discrétionnaire du Prince de faire accéder les femmes aux coulisses du pouvoir et les comportements des Françaises lorsqu’elles vont aux urnes. Qui plus est, cet ouvrage est pratiquement le seul à scruter la performance de Ségolène Royal aux élections présidentielles de 2007 sans tomber dans les froufrous de sa tenue vestimentaire, de son maquillage, de sa fatigue présumée et de ses responsabilités familiales. C’est plutôt à une analyse bien documentée, serrée et touffue et, surtout, convaincante que nous convie Mariette Sineau, analyse qui se garde d’avaliser certains dogmes féministes et qui ne se gêne pas pour en écorcher au passage.

Malgré cela, deux aspects de cet ouvrage me font sourciller. Le premier concerne le titre, qui peut alimenter l’idée selon laquelle les femmes constituent un groupe politiquement significatif : La force du nombre, cette force découlant de l’unité des électrices dans le jeu présidentiel. Ce n’est sans doute pas là l’intention de l’auteure qui, d’ailleurs, dissipe cette impression en scrutant l’électorat féminin à la lumière de diverses variables, ce qui montre bien que les électrices (pas plus que les électeurs) ne peuvent être pensées comme un groupe monolithique agissant de manière univoque en matière politique. Par ailleurs, au terme de ma lecture de l’ouvrage, une question quant à la (possible) relation entre la parité et la candidature de Ségolène Royal me semble toujours sans réponse : le Parti socialiste a-t-il cherché à mousser son image proparité femmes-hommes en politique en retenant (non sans heurts) la candidature de Ségolène Royal? Autrement, cette dernière aurait-elle pu porter les couleurs du parti socialiste s’il n’y avait pas eu les débats sur la parité dont la France a été animée tout au long des années 80?

Il n’en demeure pas moins que, par sa seule présence aux élections présidentielles de 2007, Ségolène Royal a sérieusement ébranlé la mainmise masculine sur le pouvoir exécutif suprême, cette refondation des symboles de la légitimité politique participant aussi à l’entreprise paritaire. La force du nombre est un ouvrage d’une grande qualité, qui intéressera vivement celles et ceux qui attendent que le principe de l’égalité des sexes marque aussi le sommet du pouvoir d’État.