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Lorsque après plusieurs décennies de silence, à la fin des années 60, des groupes féministes ont fait irruption sur la scène politique de divers pays, certaines chercheuses en sciences sociales se sont intéressées à un champ d’activité très mythifié par la pensée occidentale moderne : celui de l’art. Attentives à ce qui s’y produisait, elles ont réfléchi aux contenus des catégories « grand artiste » et « génie » en se demandant pourquoi ils ne s’appliquaient pas aux artistes femmes (Nochlin 1973); elles ont organisé des expositions et remis à l’honneur des noms et des oeuvres d’artistes femmes qui ne figuraient pas dans les livres d’histoire de l’art (Sutherland et Nochlin 1976) et elles ont aussi rédigé des essais féministes sur l’« art des femmes » (Lippard 1976). À la même période, certaines artistes créaient des oeuvres d’art féministe[1] et, au milieu des années 80, des collectifs d’artistes comme les Guerrilla Girls ont produit des oeuvres qui dénonçaient, sur le ton de l’humour, la tendance androcentrique et ethnocentrique des expositions et des collections des musées d’art. Si, dans le domaine académique et artistique, ce scénario a conduit à l’émergence d’analyses théoriques et de pratiques artistiques féministes, dans le domaine politique il a permis, dès la fin des années 60 et dans plusieurs pays européens, que certains collectifs féministes exigent que le gouvernement promulgue des lois pour garantir la non-discrimination en raison du sexe. Pour ces collectifs, ces lois devaient être un moyen de parvenir à une réelle égalité entre les femmes et les hommes. Si je rappelle ici ce scénario académique, artistique et politique, c’est parce que, vers la fin des années 80, un scénario très similaire a vu le jour dans la Communauté autonome basque (Comunidad Autónoma Vasca ou CAV)[2].

Pour bien comprendre ce scénario, je vais d’abord énoncer cinq faits. Tous sont le produit de l’incidence de certaines revendications féministes, en particulier celles qui avaient pour objet d’obtenir l’égalité entre les sexes, et de l’irruption de la catégorie « genre » dans le champ politique, académique et artistique de la CAV. Ces cinq faits permettent d’entrevoir les différentes dimensions du réseau d’interactions qui lie des agents sociaux qui sont partie prenante dans ces champs. Le réseau en question s’est tissé au fil d’une connivence implicite qui articule ces agents sociaux au sein d’un processus de « réflexivité institutionnelle » (Méndez 2006 : 173) au cours duquel chacun d’entre eux lutte pour atteindre des objectifs parfois divergents. C’est cette divergence qui pourra être constatée en examinant certaines initiatives lancées en vue de promouvoir les artistes femmes et leurs oeuvres.

Pour mieux circonscrire les effets de la connivence implicite, il faut aussi tenir compte du fait que, pour tous les groupes et associations de femmes ou féministes de la CAV, le processus de réflexivité institutionnelle implique « un ajustement pragmatique à la conjoncture et permet aussi à un petit nombre de femmes de se faufiler et de se projeter individuellement » (Couillard 1994 : 61) dans le champ de l’art ou dans d’autres champs d’activité. C’est à cette adaptation pragmatique que répondent certaines initiatives comme celle qui consiste à exiger l’application de quotas de sexe dans les institutions de l’art ou à créer des prix spécifiques pour les artistes femmes ou encore à soutenir des expositions et des festivals d’art de femmes. Formulées à l’abri des politiques de genre[3], ces initiatives sont une arme à double tranchant, car, étant donné qu’elles ne concernent que les artistes femmes, au lieu de saper la « valence différentielle des sexes » (Héritier 1996 : 23), si puissante dans le champ de l’art, elles peuvent entraîner, même involontairement, son renforcement et contribuer à sa matérialisation. Malgré les risques évoqués, une de ces initiatives, soit celle qui consistait à demander l’application de quotas de sexe dans les institutions d’art, a non seulement réactivé certains débats féministes, mais également conduit quelques associations de femmes qui travaillent dans le domaine de l’art et de la culture, à quantifier la présence d’artistes femmes dans les institutions d’art de l’Espagne et de la CAV et à constater, une fois de plus, leur sous-représentation. Ce sont ces initiatives que je vais explorer ici[4] en me demandant si elles peuvent aider à construire des politiques culturelles féministes capables de combattre les inégalités dérivées des lectures socialement dominantes sur le sexe (féminin) de l’artiste et d’appuyer la création d’oeuvres d’art féministe ou si, au contraire, elles peuvent dynamiter la possibilité même de leur existence.

Cinq faits en toile de fond d’un scénario complexe

Le premier des faits mentionnés ci-dessus repose sur l’idée que le féminisme « englobe à la fois un ensemble d’idées et un mouvement de changement social et politique fondé sur le refus des privilèges masculins et de la subordination des femmes au sein d’une société donnée » (Offen 2012 : 51). Depuis les années 60, ce double refus a obligé certains États d’Europe occidentale, surpris par l’éruption de « groupes de femmes structurés exerçant une pression, directe ou indirecte, sur eux […] à créer des structures en charge des questions d’égalité des sexes » (Dauphin 2010 : 15). En Espagne, cette réalité a permis la création d’organismes, comme l’Institut de la femme (1983) ou Emakunde/Institut basque de la femme (1988), qui ont conçu des plans d’égalité successifs. Suivant le fil conducteur de ce qui se passe sur le plan international, ces organismes diffuseront une représentation institutionnelle des femmes « qui transforme l’un des deux sexes en un secteur social dont il faut réformer les conditions de vie […] en occultant la vision fondamentalement politique du rapport entre les sexes. Cette dépolitisation est le prix à payer pour que puisse être posée globalement la “ question des femmes ” par les États » (Hirata et Le Doare 1998 : 24).

Le deuxième fait se développe dans le champ académique et concerne la publication de textes d’histoire de l’art qui remettent à l’honneur les noms et les oeuvres d’artistes femmes espagnoles du xixe siècle (Diego 1987). Durant l’année 1987 s’est tenu le premier cours d’été de l’Université du Pays basque intitulé « Arte y Mujer » (Art et femme) et, à la même période, des analyses anthropologiques ont été publiées (Méndez 1987 et 1991). Partant du postulat que le sexe a une nature aussi sociale que la classe et que son rôle n’est pas secondaire comme principe de division du monde, ces analyses examinaient les effets du « sexe social » (Mathieu 1971 : 24) dans le champ de l’art de la CAV.

Le troisième fait est le bon accueil réservé dans le champ de l’art ainsi qu’à l’université, et en particulier dans les facultés des arts, au mouvement queer de même qu’aux théoriciens et aux théoriciennes et aussi aux artivistes qui s’auto-identifient comme « post » ou « trans » féministes. En ce qui concerne la CAV, ce bon accueil se matérialisera dès le milieu des années 2000.

Le quatrième fait a deux dimensions qui sont le produit des analyses féministes sur la position des artistes femmes et leurs oeuvres dans les institutions d’art : celle qui dévoile la tendance androcentrique des collections de musées et celle qui dénonce la rareté ou l’inexistence, au sein des mêmes musées, d’une programmation incluant des expositions d’artistes femmes.

Le cinquième et dernier fait est la création en 2009 en Espagne de l’association Mujeres en las Artes Visuales (Femmes dans les arts visuels) et, en 2011, de Plataforma A (Plateforme A) dans la CAV. Celles-ci défendent l’égalité de genre dans l’art, organisent le festival « Miradas de Mujeres[5] » (Regards de femmes) et réclament l’application des articles sur l’art et la culture inscrits dans les lois pour l’égalité entre femmes et hommes[6].

Ces cinq faits énoncés constituent la toile de fond du scénario dans lequel se meuvent les acteurs et les actrices du champ de l’art de la CAV. Qu’il s’agisse d’étudiantes ou d’étudiants en art, d’artistes, femmes ou hommes, émergents ou consacrés, de commissaires, de galeristes, de critiques, de gestionnaires de la culture, ou encore de directeurs ou de directrices de centres culturels ou de musées, chacune de ces personnes, d’une manière ou d’une autre, sera touchée par ces faits.

Un rapport pionnier

Il serait faux d’affirmer qu’au cours des 40 dernières années la position des artistes femmes dans le champ de l’art de la CAV n’a pas varié, que de soutenir que le sexe social (Mathieu 1971) de la personne qui produit l’oeuvre d’art est aujourd’hui sans importance pour ceux et celles qui ont le pouvoir de la légitimer en tant que telle. Il serait tout aussi erroné d’affirmer que les changements de position des artistes femmes ne sont pas redevables aux luttes féministes, que de penser que, pour éradiquer les trois vecteurs d’inégalité et de hiérarchie – sexe/genre, race/ethnicité, classe – qui structurent le système social, il suffit d’avoir des plans d’égalité élaborées à partir de perspectives de « genre ». En outre, si l’on appliquait ces plans dans un champ de l’art dont les principaux acteurs et actrices ne remettent pas en question l’idéologie charismatique de la création (Bourdieu 1977[7]) qui le sous-tend, leurs conséquences pourraient être contreproductives pour les trajectoires des artistes femmes. Cela étant, je veux me pencher sur le rapport 8 intitulé « Las mujeres en la producción artística de Euskadi[8] » (Les femmes dans la production artistique d’Euskadi). Ce rapport répond à l’une des lignes d’action prévues dans le Plan de acción positiva para las mujeres de la Comunidad Autónoma de Euskadi (1991-1994) (Plan d’action positive pour les femmes de la Communauté autonome d’Euskadi (1991-1994)).

Le rapport 8 présente statistiquement la situation des artistes femmes de la CAV en 1991. La date est importante, car, à ce moment-là, neuf années s’étaient déjà écoulées depuis la création du concours « Gure Artea[9] » (Notre art), de la Faculté des beaux-arts[10] de l’Université du Pays basque et d’ARCO[11]; et quatre depuis la création du centre d’art Arteleku[12]. Même si la CAV ne possédait pas encore les deux musées[13] appelés à jouer un rôle important dans le champ local de l’art, soit le Guggenheim-Bilbao qui devrait être inauguré en 1997 et le Centro-Museo Vasco de Arte Contemporáneo ARTIUM (Centre-musée basque d’art contemporain) qui devait ouvrir ses portes à Vitoria en 2002, elle comptait déjà le Musée des beaux-arts de Bilbao. Inauguré en 1914, ce musée public était celui qui, après sa fusion en 1945 avec le Musée d’art moderne, avait été chargé d’acheter des oeuvres d’art basque des xixe et xxe siècles. Bien que la présence ou l’absence d’oeuvres d’artistes femmes dans les musées soit déjà à l’époque un enjeu important pour les théoriciennes féministes de l’art, le rapport 8 n’en retient que quatre problématiques : 1) l’attribution du prix « Gure Artea » à des artistes femmes; 2) la présence d’artistes femmes dans sept galeries du Pays basque (la moyenne oscillerait autour de 30 % de femmes contre 70 % d’hommes); 3) la participation à ARCO (5 % de femmes contre 95 % d’hommes); et 4) le nombre d’étudiantes qui achèvent leurs études à la Faculté des beaux-arts, nombre qui dépasse largement celui des étudiants (61,5 % contre 38,5 %). Pour interpréter ces pourcentages qui montrent que les femmes sont hyper-représentées comme étudiantes et sous-représentées comme artistes dans les circuits professionnels, le rapport 8 donne la parole au critique et historien d’art Xabier Sáenz de Gorbea, à la directrice de la galerie Vanguardia Petra Pérez et à la peintre Juana Cima.

Sáenz de Gorbea, critique et professeur de la Faculté des beaux-arts de l’Université du Pays basque est également cofondateur de la WindsorKulturgintza[14], galerie dans laquelle, d’après le rapport 8, la présence d’artistes femmes est de 10,7 %. Pour le critique, cette sous-représentation est due au fait que « l’intégration de la femme dans le travail de l’art a été postérieure à celle de l’homme » (Emakunde 1994 : 158) et il indique également que, « actuellement, de multiples générations et promotions d’artistes cohabitent, de sorte qu’il y a plus d’artistes hommes que d’artistes femmes; peut-être que, dans une dizaine d’années, cela s’équilibrera » (Emakunde 1994 : 159). Interrogé sur la raison pour laquelle les artistes femmes vendent moins, il répond que, « étant donné que les acheteurs sont des hommes… et que l’on achète également la projection de l’artiste comme bénéfice économique potentiel […] il semblerait que l’homme va mieux poursuivre son oeuvre et sa trajectoire, tandis que la femme a ses tâches, les enfants… Il y a cette raison de type économique et psychologique; en tous cas il continue à y avoir plus d’artistes hommes que femmes » (Emakunde 1994 : 159). L’argumentation du critique et celle de la galeriste Petra Pérez, pour laquelle « le sexe n’a rien à voir, ce qui importe, c’est l’oeuvre, la seule chose qui intéresse les gens c’est l’oeuvre » (Emakunde 1994 : 167), outre le fait qu’elles transmettent des valeurs de sexe/genre dominantes, assument la mythification proclamée par l’histoire et la critique de l’art du xxe siècle, selon laquelle l’art, tout comme l’oeuvre, n’a pas de sexe. Certes, l’oeuvre n’a pas de sexe, mais la personne qui l’a produite en a un et s’il y a une qualité qui a été déniée au sexe social « femme », c’est bien celle du « génie[15] », qualité invoquée pour hiérarchiser les artistes hommes et exclure les artistes femmes du processus de hiérarchisation. Une problématique, celle du « génie » des femmes, que Simone de Beauvoir dénaturalise avec la même radicalité que le fait d’être femme : « à vrai dire, on ne naît pas génie, on le devient; et la condition féminine a rendu jusqu’à présent ce devenir impossible » (Beauvoir 1949 : 176).

Vu les implications sous-jacentes aux arguments du critique et de la galeriste, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils ne tiennent pas compte du fait que, dans le champ de l’art, quatre cercles de reconnaissance hiérarchisés et rétroalimentés sont en fonctionnement (Bowness 1989). Le premier cercle est le plus restreint et il est composé des artistes, hommes et femmes. Dans ce cercle, comme dans les autres, des jugements sont émis sur les oeuvres, jugements qui ne relèvent pas exclusivement de questions purement intraesthétiques ou artistiques. Le deuxième cercle se compose des critiques d’art et de commissaires; le troisième, de marchands et de collectionneurs; et le quatrième, d’un public très hétérogène qui, à travers les galeries, les expositions et les musées, accède à un nombre limité d’oeuvres et d’artistes. S’il est une chose qui caractérise les artistes hommes et femmes qui font partie du premier cercle, c’est que, au moins depuis l’art moderne, ils tentent de prendre leurs distances par rapport aux définitions d’art en vigueur. Ce faisant, ils créent des oeuvres qui ne peuvent émerger en tant que telles si on leur applique les critères de perception et d’appréciation existants. Pour leur part, critiques, galeristes, commissaires, marchands ou marchandes ou encore collectionneurs ou collectionneuses jouent le rôle opposé à celui des artistes : leur tâche consiste à « intégrer au domaine de l’art ce qui a été conçu pour en transgresser les frontières, en élargissant ces frontières du domaine artistique à des objets ou à des actes qui traditionnellement n’en relèvent pas » (Heinich 1998 : 79). C’est une tâche d’intégration qui, en ce qui concerne les oeuvres des artistes femmes, se révèle problématique pour toutes ces personnes.

D’autre part, et c’est un problème supplémentaire pour les artistes femmes, la constitution des valeurs artistiques contemporaines se réalise grâce à l’articulation du domaine de l’art et du marché. Comme le signale Raymonde Moulin, le prix obtenu par une oeuvre sur le marché de l’art ratifie le « travail non économique d’octroyer crédibilité esthétique, un travail d’homologation de valeur réalisé par des spécialistes, c’est-à-dire par les critiques, historiens de l’art contemporain, conservateurs de musées, administrateurs de l’art et commissaires d’expositions » (Moulin 2003 : 41). Enfin, pour qu’une oeuvre obtienne le label d’oeuvre d’art contemporain, celle ou celui qui l’a créée doit se faire connaître et faire en sorte que galeristes, commissaires et critiques s’occupent de sa promotion. Et c’est cet ensemble de conditions, indispensables pour que leur parcours professionnel puisse débuter et peut-être atteindre son apogée, que les artistes femmes peinent à réunir (Méndez 2011). Aujourd’hui encore, le champ de l’art reste très sexué et « les femmes y occupent globalement une position dominée. Ceci est vrai pour les artistes et leurs reconnaissance institutionnelle, ce l’est encore davantage pour le marché, et la tendance se retrouve également en ce qui concerne le pouvoir dans le monde de l’art contemporain » (Quémin 2013 : 383). Cela dit, lorsqu’on peut prouver empiriquement que les principaux acteurs et actrices du champ de l’art qui ont un rôle de légitimation, et parfois les artistes femmes elles-mêmes, éludent toute réflexion sur le caractère sociosexuel de cette difficulté, que l’on constate que les lois sur l’égalité se montrent incapables de la combattre, que l’on observe les féminismes actuellement en mouvement dans l’État espagnol, que l’on voit des jeunes générations avides de nouveautés politiques, théoriques et artistiques, on doit examiner la manière dont cet ensemble de faits prend forme dans la CAV. Mieux connaître cette réalité permettrait de détecter les enjeux auxquels les politiques culturelles féministes devraient faire face pour atteindre leur but qui consiste à soutenir et à promouvoir les artistes féministes et leurs oeuvres. Et je dis bien les artistes féministes et non seulement les artistes femmes, ce qui pose un double problème. Un problème politique puisque les sujets de ces politiques culturelles ne seraient pas, ou du moins pas nécessairement, uniquement des femmes; et un problème artistique et esthétique qui renvoie à la question de la possibilité de créer une esthétique féministe (Ecker 1986) et à celle de savoir à partir de quels paramètres on pourrait définir les contenus de l’art féministe.

Des collectifs d’artistes, des mutations du féminisme, des plateformes politiques et des associations pour l’égalité dans l’art

L’année même de la publication du rapport 8, la maison d’édition féministe horas y HORAS[16] a produit un livre dans lequel son auteure affirmait, en réponse à la question de ses étudiantes à savoir « s’il avait existé des femmes peintres, sculpteurs […], stupéfaites qu’elles étaient face au défilé de génies, tous des hommes, que je leur présentais en cours » (Porqueres 1994 : 10), l’existence dans l’art d’une tradition féminine qui aurait été occultée par le patriarcat. Toujours en 1994, deux groupes sont apparus dans la CAV, l’un artistique et l’autre politique. Leurs chemins allaient se croiser au cours de la première décennie du xxie siècle : le collectif ERREAKZIOA/REACCION (E/R), composé de deux artistes[17] diplômées de la Faculté des beaux-arts de l’Université du Pays basque; et PLAZANDREOK, plateforme politique composée de deux organisations féministes de San Sebastián ouverte à toutes les femmes.

Depuis ses débuts, le collectif E/R cherche à rendre visible le travail des artistes femmes et se conçoit comme un espace qui, en s’éloignant des définitions dominantes de l’art, veut promouvoir des pratiques hétérogènes et générer des résistances féministes. En observant les initiatives en cours dans les pays anglo-saxons qui entremêlent théories féministes, théories sur le genre et pratiques artistiques, E/R réalise son projet le plus emblématique : l’édition, de 1995 à 2000, de dix fanzines qui abordent divers thèmes au travers d’oeuvres ou de textes d’artistes femmes et d’auteures de différents pays. L’attention accordée par E/R au domaine international et l’ancrage de ce collectif dans le champ local de l’art se sont concrétisés par l’organisation à Arteleku, en 1997, du séminaire-atelier intitulé « Sólo para tus ojos : el factor feminista en relación a las artes visuales » (Rien que pour tes yeux : le facteur féministe en relation avec les arts visuels). Cet évènement a permis de faire connaître à une partie de la jeune génération d’artistes présente dans le premier cercle de reconnaissance du champ de l’art de la CAV les théories féministes principalement anglo-saxonnes créées lors de décennies antérieures, ainsi que les revendications féministes d’égalité dans l’art.

La situation a changé lorsque, dès le début du xxie siècle, le champ politique ainsi que celui de la théorie et celui de l’art ont dû affronter les conséquences de l’échec des politiques d’égalité, politiques perçues par certaines militantes du féminisme radical comme le résultat de l’institutionnalisation du féminisme libéral, de la faible présence des connaissances féministes dans les études d’art ainsi que des perspectives queers, postféministes ou transféministes qui seront bien accueillies dans le champ de l’art de l’État espagnol et de la CAV. Ce bon accueil est l’une des conséquences de la nouvelle réalité des féminismes en mouvement dans l’État espagnol (Méndez 2014). Il faut savoir en effet que dès les premières années du xxie siècle des microgroupes voyaient le jour et certains d’entre eux s’identifiaient comme queers. Ces nouveaux collectifs[18], majoritairement composés de personnes qui ne dépassaient pas la trentaine, seront très critiques à l’égard du féminisme « institutionnel » et « académique » ainsi que par rapport à l’idée que la « femme » soit le sujet politique du féminisme. Aussi, et c’est important de le retenir, bon nombre de ces microgroupes feront leur l’idée butlérienne de performativité de genre qui sera reprise par des artivistes dans certaines de leurs oeuvres. L’aura de radicalité politique, artistique et sexuelle entourant les perspectives queers s’est rapidement étendue en s’institutionnalisant grâce à son omniprésence dans certains centres et musées d’art contemporain[19]. Ce fait nouveau, qui s’est consolidé avant que se concrétise une égalité réelle entre les sexes dans le champ de l’art, a détourné l’attention vers des problématiques très marquées par la multiplicité de corps, de genres et de sexualités et il a déplacé vers la marginalité d’autres approches théoriques féministes. Dans la CAV, cette complexe tessiture artistique, théorique et politique a commencé à se manifester à Arteleku en 2004 au sein du séminaire-atelier intitulé « La repolitización del espacio sexual en las prácticas artísticas contemporáneas » (La re-politisation de l’espace sexuel dans les pratiques artistiques contemporaines) et, en 2005, tout au long du séminaire « Mutaciones del feminismo : genealogías y prácticas artísticas » (Mutations du féminisme : généalogies et pratiques artistiques), et s’est reflété dans les déclarations d’un collectif, PRIPUBLIKARRAK[20], qui affirmait parcourir les voies ouvertes par le cyborg de Donna Haraway, le sujet nomade de Rosi Braidotti et la netiana de Remedios Zafra. L’allusion à ces trois fictions politiques féministes mérite un commentaire si l’on veut comprendre les voies qu’elles ouvrent.

Dans son essai publié en 2005, Zafra, professeure à la Faculté des beaux-arts de l’Université de Sevilla, conçoit la netiana comme étant en dette avec la théorie de la performativité de genre de Butler et comme l’héritière du cyborg et du sujet nomade. La netiana serait une « figuration alternative du sujet […] un devenir […] un sujet post-humain et immatériel qui naît et qui se fait[21] sur Internet, une fiction politique qui dépasse les frontières de genre, classe et race et suggère de nouvelles questions sur les façons d’être et d’établir des rapports dans l’univers online. La netiana est une conspiratrice du pouvoir […] une confrontation avec ce qui est dominant » (Zafra 2005 : 17-23). Suivre la voie ouverte par la netiana, sujet posthumain dont l’identité serait pur artifice, par le cyborg qui vivrait dans un monde postgenre (Haraway 1995) et par le sujet nomade, « figuration qui accentue le besoin d’agir, tant au niveau de l’identité, de la subjectivité, comme au niveau des différences entre femmes » (Braidotti 2000 : 203), pose d’emblée le défi artistique de savoir comment l’on peut représenter une subjectivité non essentialisée. Et, à mon avis, pose aussi le défi de la manière de construire une politique culturelle féministe capable d’établir, dans le champ de l’art, « des distinctions plus rigoureuses entre les catégories de pensée en dispute (parmi les féministes) et les formes de pratique politique que ces catégories mettent en jeu » (Braidotti 2000 : 204). Et, ajouterai-je, les pratiques artistiques que les différentes manières de comprendre ces catégories permettent de mettre en jeu.

Je vais terminer ce parcours en m’arrêtant sur un festival qui condense certaines questions auxquelles une politique culturelle féministe devrait faire face. Organisé par la plateforme politique PLAZANDREOK, la première édition du FEMINISTALADIA, Festival de cultura feminista (Festival de culture féministe), s’est tenue en 2006 à Arteleku. Il en est aujourd’hui à sa huitième année. Lors de ce premier festival, on a pu assister aux conférences des Girls who like porno et du commissaire d’art indépendant féministe Xabier Arakistain. Ce dernier qui, après avoir gagné un concours public, était sur le point d’être nommé directeur du Centro Cultural Montehermoso Kulturunea (CCMK) avait encouragé la rédaction du manifeste ARCO’05 que j’examinerai plus loin. Durant sa conférence, Arakistain s’est référé à ce manifeste pour signaler que l’exigence des quotas de sexe dans l’art qui y figurait était l’une des bases de son projet en tant que prochain directeur du CCMK. Celles et ceux qui ont assisté à ce premier festival ont pu, en plus des conférences, participer à un atelier sur le cyberféminisme et à un autre sur la thématique King, proposé par le groupe féministe queer Medeak, et visiter une exposition d’oeuvres d’artistes femmes.

PLAZANDREOK, en tant que plateforme organisatrice du premier FEMINISTALDIA et des suivants, outre que cela permet d’entendre des intérêts féministes très divers et d’être l’écho de certaines nouvelles pratiques artistiques (Martínez Collado 2005), a opté pour faire une place en son sein à des expositions d’artistes femmes. Cette pratique renvoie à des initiatives de groupes féministes disparus, comme l’Asamblea de Mujeres (Assemblée de femmes) de San Sebastián qui a organisé en 1986 et en 1987 les premières expositions d’artistes femmes. Cependant, cette initiative, au départ issue du choix militant de certains groupes féministes, a été reprise par des instances politiques institutionnelles et par des commissaires d’art dans des communautés autres que la CAV. On peut ici mentionner l’organisation de l’exposition « Arte/Mujer 94 » (Art/Femme 94), orchestré par la Direction générale de la femme et la Communauté de Madrid, de celle de « 100 % » (à Sevilla, en 1993), conçue par Mar Villaespesa selon des perspectives féministes, ou de l’exposition « Estación de tránsito » (Gare de passage) (à Valence, en 1995), sous la responsabilité de Nuria Enguita, conçue sans intégrer de perspectives féministes. Afin de comprendre les raisons pour lesquelles des expositions d’artistes femmes continuent d’être organisées aujourd’hui et pourquoi, depuis 2012, des associations telles que MAV et Plataforma A font la promotion du festival « Miradas de Mujeres » (Regards de femmes), il faut savoir que ces initiatives ne sont pas étrangères à des organismes tels que l’Institut de la femme à Madrid ou Emakunde dans la CAV qui, pour concevoir leurs plans d’égalité, ne peuvent pas se passer de la catégorie « femme », car ce sont les personnes socialement assignées à cette catégorie qui sont les destinataires de leurs politiques de « genre ». En s’adaptant de manière pragmatique à cette conjoncture, et, semble-t-il, sans se demander « comment pouvons-nous penser notre situation en société sans utiliser les classifications établies au sein de nos institutions? » (Douglas 1989 : 91), des groupes politiques tels que PLAZANDREOK ou des associations qui, comme MAV ou Plataforma A, luttent pour l’égalité dans l’art, offrent à ces organismes le genre d’initiatives qu’ils en attendent et, en contrepartie, deviennent leurs interlocuteurs privilégiés. Si l’on ajoute à cela le fait que ces organismes disposent d’un budget de misère et qu’ils n’ont aucun pouvoir de décision, leurs réalisations demeurent utopiques. C’est pourquoi je crains que les propositions de Plataforma A[22], retenues dans le 6e Plan d’égalité (2014-2017) d’Emakunde, ne soient pas appliquées par les institutions d’art de la CAV.

Des quotas de sexe, des expositions d’art féministe et des énigmes qui n’en sont pas

En 2002, ARCO a accueilli le premier groupe de travail sur l’art et le féminisme. Depuis cette année-là et jusqu’en 2006, l’initiative a été maintenue, et c’est en 2005 que la rédaction du manifeste intitulé « Las políticas de igualdad entre hombres y mujeres en los mundos del arte » (Les politiques d’égalité entre hommes et femmes dans les mondes de l’art) a été décidée. Ce manifeste a suscité un débat entre les intervenantes, opposant celles qui adhéraient à deux positions politiques féministes divergentes. Il y avait, d’un côté, celles qui défendaient le point de vue selon lequel il fallait exiger des institutions publiques d’art l’application de quotas de sexe dans la programmation d’expositions et dans l’acquisition d’oeuvres. De ce point de vue, les quotas de sexe se concevaient comme un instrument capable de garantir une égalité de chances pour les artistes femmes. De l’autre côté, la position défendue affirmait que cela ne résoudrait pas le problème en argumentant que, pour éliminer la discrimination en raison du sexe, il fallait transformer les institutions artistiques et sociales. On a également insisté sur le fait que, même si l’inégalité entre femmes et hommes se concrétisait quantitativement, le problème demeurait qualitatif, les institutions d’art ne reconnaissant aux artistes femmes ni le talent exceptionnel ni le génie. Malgré la divergence entre les deux positions, Arakistain, toutes les intervenantes et les quelque 100 personnes, en majorité des artistes de sexe féminin, qui avaient participé au groupe de travail, ont signé le manifeste. S’il est possible d’interpréter celui-ci comme le résultat d’une incursion féministe dans certains espaces artistiques, incursion faite à l’abri des politiques de genre, on peut comprendre aussi qu’en 2007, aux États-Unis, on ait tenté d’incorporer l’art féministe à l’histoire canonique de l’art[23] et que, la même année, une exposition qui avait les mêmes objectifs se soit tenue au Musée des beaux-arts de Bilbao. Sous l’égide d’Emakunde, dans l’exposition « Kiss Kiss Bang Bang. 45 años de arte y feminismo » (Kiss Kiss Bang Bang. 45 années d’art et féminisme), conçue par Arakistain, on a pu voir des oeuvres emblématiques de l’art féministe produites des deux côtés de l’Atlantique, regroupées thématiquement selon les grands slogans et les grandes luttes du mouvement féministe. Pour la première et unique fois jusqu’à présent, un musée de la CAV a accueilli une exposition d’art féministe. L’évènement, symboliquement significatif, notamment parce que les oeuvres ont été exposées dans l’un des deux musées d’art de Bilbao, n’a toutefois pas conduit ses responsables à réfléchir sur la raison pour laquelle, dans sa collection d’art basque contemporain acquise avec des fonds publics, la proportion d’artistes femmes n’atteignait pas 10 %.

Tandis que le Musée des beaux-arts présentait les oeuvres de l’art féministe, ce qui « leur a permis de pousser un grand soupir et de clore le chapitre des revendications […] parce que pour [le musée] la femme (que ce soit comme objet de désir, de représentation religieuse ou comme braillarde féministe assommante) est un sujet comme un autre » (Barcenilla 2011), le Guggenheim-Bilbao se préparait à fêter son dixième anniversaire. Dans un effort pour faire « comme si » tout au long de la décennie écoulée il s’était inquiété du contexte local de l’art, la commissaire Rosa Martinez et l’artiste basque Juan Luis Moraza ont été chargées par ce musée d’organiser deux expositions. Martinez devait organiser une exposition d’art basque contemporain et Moraza devait faire de même mais à partir des fonds de la collection muséale. Tandis que la commissaire a organisé l’exposition « Chacun à son goût[24] » et atteint la quasi-parité entre les deux sexes sans que personne le lui ait demandé explicitement, l’artiste a renoncé à mener à bien sa tâche en constatant que les fonds d’art basque contemporain acquis par ce musée se réduisaient aux oeuvres de neuf artistes. J’ignore si Moraza a prêté attention au fait que l’on y comptait seulement une femme, mais ce que je sais, en revanche, c’est que, pour sortir de l’impasse, il a créé « Incógnitas[25] » (Inconnues), sorte de cartographie-diagramme qui mêlait quatre générations d’artistes basques et dans laquelle figuraient de nombreuses artistes. S’il s’avérait nécessaire de faire la démonstration du grand nombre d’artistes femmes présentes dans le champ de l’art de la CAV en y mettant cette fois-ci noms et prénoms, force est de constater que les artistes femmes étaient bien là et formaient, avec les artistes hommes, un grand cercle qui englobait les centres de formation artistique, les spécialistes de l’histoire de l’art, les musées, les galeries, les salles d’exposition et les gestionnaires d’art.

La cartographie de l’art contemporain dans la CAV contient peut-être des inconnues, mais il ne faut pas oublier que certaines réalités vécues par les artistes femmes ne sont pas des inconnues. Une réalité qui n’en est certainement pas une est la raison pour laquelle les artistes continuent d’être sous-représentées dans les musées. Elles le sont parce que personne n’est parvenu à « une véritable intervention féministe dans la discipline “ histoire de l’art ” afin de révéler le sexisme structurel de ce discours fondé sur l’ordre patriarcal de la différence sexuelle » (Pollock 1994 : 63). Le fait de ne pas y arriver entraîne que l’on continue à donner des cours d’histoire de l’art où, dans le meilleur des cas, on mentionne des artistes femmes sans les intégrer structurellement, c’est-à-dire sans montrer que l’idéologie de la différence sexuelle est constitutive de la discipline « histoire de l’art ». De cette manière, la formation reçue par les étudiants et les étudiantes continue de s’appuyer sur des connaissances androcentriques et ethnocentriquement biaisées que seul un petit nombre remettra en question. Et, pour en finir avec une autre inconnue qui n’en est pas une non plus, je mentionnerai le seul centre de la CAV dans lequel des quotas de sexe ont été appliqués de 2008 à 2011 : le CCMK. C’est dans ce centre que Xabier Arakistain et Beatriz Herráez ont mis sur pied un projet de politique culturelle féministe centré sur l’art contemporain. En appliquant les quotas de sexe exigés dans le manifeste ARCO’05 et en défendant l’idée que les théories féministes apportent des connaissances fondamentales à la compréhension du monde, le CCMK a joui d’une vaste reconnaissance locale, étatique (Trafi-Prats 2012) et internationale[26]. Rien de tout cela n’a suffi pour qu’en 2012 la nouvelle direction du CCMK assume un projet de politique culturelle féministe qui avait démontré, pendant quatre années, que les politiques d’égalité et la recherche d’excellence artistique étaient compatibles. Dans le champ de l’art de la CAV, personne n’ignore que la nouvelle direction du CCMK a abandonné le projet de l’équipe précédente parce qu’elle ne partageait pas ses fondements féministes. Mais ce n’est que l’un des volets du problème. L’autre est le silence d’Emakunde et du gouvernement basque, non pas devant la disparition du projet de politique culturel féministe du CCMK, mais quant au fait que les lois pour l’égalité ont cessé de s’appliquer dans ce centre. La raison de ce silence n’est pas non plus une inconnue : elle répond au manque de volonté politique d’exiger des institutions publiques d’art d’appliquer les lois en question.

Une réflexion conclusive mais pas concluante

Force est donc de reconnaître que, du moins dans la CAV pendant la période explorée dans mon article, ni les analyses féministes qui dévoilent les biais sexistes des théories de l’art, ni l’application des quotas de sexe dans les expositions d’art contemporain, ni les initiatives mentionnées dans ces pages n’ont réussi à éradiquer la marginalisation matérielle et symbolique des artistes femmes et de leurs oeuvres. C’est pour cela que toute politique culturelle féministe devrait être conçue en vue de répondre à un double défi : celui de contribuer à inscrire les artistes femmes et les artistes féministes dans les circuits de l’art sans les enfermer dans des initiatives monosexuées (expositions, festivals, collections, etc., d’artistes femmes) et celui de promouvoir les artistes femmes et les artistes féministes et leurs oeuvres. Relever ce double défi oblige à assumer l’existence d’une différence entre l’art des femmes et l’art féministe. En 2008, Françoise Collin[27] s’est penchée sur ce double défi lors d’un séminaire qui a eu lieu au CCMK. Dans sa conférence, elle a proposé de distinguer et de tenir compte de ce qu’elle a nommé les effets « Beauvoir » et « Duchamp ». Pour la philosophe, l’effet Beauvoir aurait comme résultat l’implantation d’initiatives destinées à « pallier, ne serait-ce que d’une manière relative, l’asymétrie sexuelle en veillant à une présence des femmes dans toutes les manifestations » (Collin à paraître). C’est cet effet qui anime certaines des initiatives examinées plus haut. Quant à l’effet « Duchamp », il renvoie au fait qu’un objet quelconque est susceptible d’être affirmé comme oeuvre d’art. Cependant, pour que cet effet soit possible, il est nécessaire de « renforcer l’autorité de celui ou de celle qui l’affirme, car cet objet quelconque ne peut être décrété oeuvre d’art par n’importe qui » (Collin à paraître). Puisque l’autorité n’est toujours pas reconnue aux femmes, et peut-être encore moins aux féministes, qu’elles soient artistes ou non, toute politique culturelle féministe devrait trouver les moyens de la renforcer.