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Vouloir fouiller les idées politiques qui informent les pratiques artistiques féministes actuelles, et vice-versa, implique de s’engager à l’égard de qui est autour de nous, de parler avec les artistes féministes de leurs pratiques et des lieux de pensée depuis lesquels celles-ci se déploient, se rendent visibles et circulent. C’est ainsi que le présent article, s’il sonde certains éléments historiques et théoriques nécessaires pour contextualiser les pratiques artistiques féministes queers et pour se positionner soi-même (pas seulement comme dans prendre position mais comme dans savoir d’où l’on parle), s’ancre dans un dialogue avec des artistes féministes et queers dont les pratiques s’inscrivent au sein d’une communauté artistique expressément politique, féministe et queer de la ville de Montréal. Elle n’est, toutefois, surtout pas cantonnée dans les limites de la ville ni d’ailleurs de la province ou encore de l’État fédéral, dans l’amplitude des questions qu’elle pose comme dans la complexité de ses référents identitaires ainsi que des personnes qui la constituent. D’ailleurs, notre intention n’est nullement de tracer les contours de ce qui se poserait comme une tendance dans un corpus d’oeuvres nationales. La présente réflexion s’est nourrie d’entretiens réalisés avec Lamathilde et Dayna McLeod, deux artistes de performance et vidéo montréalaises, au sujet de leurs pensées, de leurs pratiques et du réseau d’affinités qu’elles habitent : une communauté politique héritière tant de la lutte des femmes que du théâtre de vaudeville, de l’art féministe et lesbien expérimental des années 60 et 70 et de la création de centres d’artistes féministes que des interventions publiques radicales des activistes de la lutte contre le VIH-sida des années 80 et du mouvement Riot Grrrl ainsi que du nouveau cinéma queer des années 90. Une communauté rassemblée autour d’outils générés avec d’autres pour continuer d’exister, avec les déclinaisons politiques parfois contradictoires que cela implique.

Comme le rappelle Krista Geneviève Lynes (2007 : 9), la vidéo en particulier a été et demeure un médium de prédilection lorsqu’il s’agit de rendre visibles des droits collectifs et individuels, d’interroger les représentations et les modes de reconnaissance. Si nous nous intéressons moins aux discours sur les droits et davantage à une certaine histoire, une mise en contexte de ce qui est en jeu lorsqu’on parle de pratiques artistiques féministes, c’est à partir d’une approche de la vidéo proposée par Lynes comme stratégie de résistance aux lieux hégémoniques d’articulation des pratiques genrées et sexuées que nous entendons contribuer à cette réflexion. Nous parcourrons d’abord quelques lieux importants du contexte d’émergence de la vidéo comme médium guérilla par excellence. Cette trace partielle et partiale de la rencontre transformative (toujours en cours) des pensées féministes avec l’Art s’est affirmée, comme nous le verrons, à partir des années 60[1]. Prenant en considération le travail de théoriciennes sur la notion d’identité, les enjeux de représentation et l’art féministe, nous réitèrerons par ailleurs la pertinence des théories et des politiques queers pour les préoccupations féministes. Les pensées queers continueront d’être source de luttes antagonistes en théorie féministe (et l’inverse est d’ailleurs tout aussi vrai) mais, qu’à cela ne tienne, nous estimons impossible de travailler l’une sans l’autre.

Éléments contextuels de la rencontre entre les idées féministes et les pratiques artistiques

Par-delà la représentation, ou en quoi la vidéo est-elle une arme?

Afin de saisir en quoi le médium de la vidéo répond de manière singulière aux enjeux politiques féministes et queers, revisitons brièvement certains plans sur lesquels la rencontre entre les mouvements politiques, les théories féministes et l’Art a radicalement transformé les pratiques artistiques contemporaines à partir des années 60 et 70. Les luttes sociales antimilitaristes (le gouvernement des États-Unis est alors engagé dans une guerre sordide au Vietnam), les mobilisations étudiantes contre le conservatisme et les privilèges de l’élite économique, politique et culturelle (establishment), le capitalisme et le colonialisme (pensons aux manifestations décriant les affres de la France en Algérie), le mouvement des droits civiques menés par la population noire aux États-Unis pour mettre fin à la ségrégation raciale et obtenir l’égalité de droit et de fait, ladite révolution sexuelle, les multiples mouvements d’émancipation des femmes d’ici et d’ailleurs, c’est ce contexte politique en entier qui fera l’objet des réflexions émanant de la rencontre conflictuelle entre le mouvement féministe et l’Art (Zabunyan 2007 : 175). Si plusieurs factions du féminisme ont persisté à ignorer les différences, qu’elles ont été et sont encore souvent trop blanches, trop hétéros, trop bourgeoises, trop essentialistes, trop peu sensibles à ce que l’on appelle aujourd’hui l’« intersectionnalité des oppressions »[2] et qu’elles génèrent ainsi des exclusions, il demeure que la théorie féministe alors produite dans les universités et les postures proposées par le mouvement féministe des années 60 ont su servir d’outil critique permettant aux artistes de mettre en échec le genre masculin comme autorité artistique de même que d’autres figures d’autorité : le système marchand régulant le circuit des galeries d’art, le sexisme et le racisme des grands musées, l’offensive guerrière du gouvernement, le culte de la personnalité, l’aura de l’artiste, le génie artistique, privilège octroyé d’emblée aux hommes blancs dans le champ artistique, ainsi que le modernisme comme paradigme dominant en art – courant caractérisé par un formalisme impersonnel – et, de la même manière, un monde de l’art élitiste détaché des relations complexes caractéristiques de la vie quotidienne (Knight 2001 : 253). Le mouvement féministe participera également à la critique conséquente du statut de l’oeuvre qui mènera à faire s’effondrer les cadres formels de l’art contemporain – de ce qui est admissible dans la cour des grands. Zabunyan discute à ce sujet de la transformation du champ artistique : on privilégie d’une manière sans précédent le processus (les concepts, les manières de faire et les dispositions politiques et philosophiques à partir desquelles on fait) au détriment du produit fini (l’oeuvre d’art), parti pris souvent signifié par l’emploi de l’expression « pratiques artistiques » versus l’Art. Le médium de la vidéo, dans son accessibilité sans précédent (peu coûteuse, facile à utiliser, rapide et légère), émerge comme parfait outil esthétique et politique correspondant à l’esprit de ce contexte historique et politique, soit celui du féminisme et de Mai 68 : « Si la volonté est de dépasser l’autorité […], il est aussi question de s’approprier des formes de représentation permettant de saisir l’instant vécu dans son immédiateté » (Zabunyan 2007 : 175).

La réflexion radicale sur le corps réitérée par les penseuses féministes et la place centrale que prendra celui-ci dans les pratiques artistiques constitueront également un réel renversement à l’égard des figures d’autorité en Art. C’est principalement la notion de représentation qui sera remise en question, déplacée : « Avec l’usage du corps comme matériau, les expériences photographiques et filmiques […] contribuent à formuler une critique de la représentation en provoquant une rupture avec les formes artistiques comme la peinture ou la sculpture, jusque-là figures d’autorité » (Zabunyan 2007 : 175). C’est donc aussi parce que le corps, son jeu dans l’espace et dans le temps rendu possible par ces médias, occupe une place cruciale que la performance puis la vidéo acquerront une pertinence politique singulière.

La résonance du médium vidéo avec les politiques féministes et queers a tout à voir avec des méthodes et des sujets qui ne sont pas d’emblée visibles, valorisés et identifiés aux canons de l’Art (des garçons), de pratiques mineures[3], liminales et punks – D.I.Y. (do-it-yourself au sens de « fais-le toi-même ») et autodidactisme – plutôt que majeures et sanctionnées par les Beaux-Arts. Alexia Creusen rappelle le contexte géographique et les formes de pratiques qui ont amorcé le mouvement : c’est aux États-Unis (surtout en Californie) que la critique féministe appliquée à l’art a pris forme. Les artistes femmes s’organisent d’abord en réseaux pour exposer ensemble ou créer collectivement. S’il s’agissait là d’un souci de partager leurs expériences d’un certain rapport au monde commun parce qu’elles sont socialisées de manière semblable (Creusen 2007 : 85), nous pouvons ajouter sans trop de risques qu’il était aussi question d’une stratégie politique de visibilité, d’une stratégie de survie. La possibilité de produire son propre discours à peu de frais et de manière indépendante (sans grande équipe de tournage) – en maintenant un contrôle considérable sur le contenu et la forme – a été définitivement un des attraits particuliers de la vidéo dès le milieu des années 60. Produire son propre discours, cela voulait aussi dire, pour des personnes marginalisées, s’attaquer à ce qui avait été tenu à distance à l’intérieur des pratiques artistiques dominantes comme ailleurs : forcer le « personnel » dans la sphère publique. Nous ne saurions trop insister sur ce point, la critique assidue de la division idéologique du public et du privé étant en effet centrale au féminisme, aujourd’hui encore (Lauretis 1984 : 38) :

C’est précisément la critique féministe de la représentation qui a démontré de manière convaincante comment une quelconque image dans notre culture – sans parler de l’image de la femme[4] – est placée dans et lue depuis le contexte englobant des idéologies patriarcales [et hétéronormatives] dont les valeurs et les effets sont sociaux et subjectifs, esthétiques et affectifs et, évidemment, transpire à travers l’ensemble du tissu social, et donc de chaque sujet social[5].

Un des enjeux théoriques et politiques qui en découlent consiste à voir la manière dont le sens est fabriqué à travers les discours, à travers ce que Teresa de Lauretis appelle les processus et les pratiques signifiantes. Si cette chercheuse parle de cinéma, il apparaît que ses réflexions éclairent l’ensemble des pratiques où il est question d’images en mouvement, de façons de faire capables de transformer les représentations ainsi que notre sens de la réalité en proposant de nouvelles significations – en « imageant », c’est-à-dire en établissant de nouveaux codes par l’articulation nouvelle de significations à des images, à du langage et à du son. Le cinéma, dit-elle, n’est pas seulement une machine à images ou un dispositif de représentation : il devrait plutôt être compris comme pratique signifiante – productrice de nouvelles significations –, et c’est précisément pour cela qu’il intéresse tant la part de gens cherchant à se donner des armes devant les diverses idéologies qui informent et cautionnent des rapports humains étroits et opprimants[6]. Voilà ce qu’écrit Lauretis (1984 : 37-38) à ce sujet :

Si les féministes sont engagées avec tant d’insistance dans des pratiques cinématographiques comme réalisatrices, critiques et théoriciennes, c’est qu’ici les enjeux sont particulièrement élevés. La représentation de la femme[7] comme image (spectacle, objet à regarder, vision de beauté – et parallèlement la représentation du corps féminin comme locus de la sexualité, lieu de plaisir visuel ou appât du regard) est tellement omniprésente dans notre culture, bien avant et par-delà l’institution du cinéma, que cela constitue nécessairement un point de départ à une compréhension de la différence sexuelle et de ses effets idéologiques dans la construction des sujets sociaux, de sa présence dans toute forme de subjectivité[8].

Creusen discute elle aussi de représentation genrée (Bertini 2003 : 160) : « La surreprésentation du corps féminin manifeste de façon violente l’organisation de son éviction du corps politique[9]. » Comme l’explique Lynes, à partir de nouvelles perceptions engendrées et de représentations spécifiques, ces pratiques filmiques produisent des dynamiques réelles et très concrètes entre les humains, non pas seulement à l’écran mais aussi entre les personnes qui se trouvent dans l’audience, de communautés (et les communautés-à-venir) se reconnaissant dans de telles représentations (Lynes 2007 : 12). D’un point de vue politique, c’est la capacité du langage verbal, textuel, plastique et visuel à créer du vrai, sa performativité, qui nous intéresse particulièrement dans l’art, dans ses pratiques, ses langages, ses stratégies et ses effets potentiels : si nous concevons les pratiques filmiques comme productrices de nouvelles significations comme le suggère Lauretis (1984 : 37), il devient aisé de voir comment celles-ci peuvent être complices (Anonyme 2014 : 2) des pensées féministes dans l’objectif d’articuler les sujets genrés à la représentation, à l’idéologie, à la pratique, et de repenser les positions des femmes dans l’ordre symbolique, ainsi que celle des personnes queers, intersexes, transgenres et hommes. En effet, de même que l’hétéronormativité, les effets sociopolitiques et sexuels de l’opposition binaire homme/femme, réifiant ces catégories sociales et insistant sur le fait que rien n’existe au-delà d’elles, nous paraissent constituer un objet incontournable pour le féminisme.

Suivant la proposition de Thomas Waugh (2006), nous faisons référence ci-dessous aux « cinémas » au pluriel, comme terme ombrelle désignant les images en mouvement. Si de multiples distinctions persistent entre cinéma et vidéo, tant dans les programmes d’enseignement, la visibilité, le financement et la rémunération des artistes pour chaque médium que dans les enjeux économiques et politiques motivant le choix de médium, l’ère digitale voit s’amalgamer diverses cultures et des formats jadis autonomes les uns à l’égard des autres (vidéo, cinéma, télé), et ce, sur le plan artistique et sur celui des infrastructures ainsi que, de manière plus évidente, comme l’indique Waugh (2006 : 15), sur celui de la technique. Toutefois, certaines distinctions méritent d’être discutées. À la différence de la télévision et du cinéma, la vidéo, comme nous l’avons souligné précédemment, s’est caractérisée par l’accessibilité soudaine et incomparable qu’elle donne aux moyens de production en fait de coûts, d’exigences techniques et de temps (dans sa version en définition standard (DS), car on ne peut en dire autant de la haute définition (HD)). De par son format, la caméra vidéo s’est ainsi prêtée à faire/dire/faire voir ce que l’on veut avec les moyens du bord : une révolution. Dans la foulée des critiques de l’autorité, il s’agissait aussi, au niveau formel, de dépasser les conventions cinématographiques. La caméra vidéo offrait cela : c’est dire qu’il était alors possible de « s’approprier des formes de représentation permettant de saisir l’instant vécu dans son immédiateté » (Zabunyan 2007 : 175). Par ailleurs, comme l’a indiqué Julia Knight, la vidéo a permis d’opérer une critique de la représentation en prenant la vie privée des femmes pour objet politique légitime en art (Knight 2001 : 253), ce qui a permis à celles-ci et à d’autres personnes sous-représentées ou mal représentées par les médias de masse de proposer d’autres voix, d’autres récits, d’autres images tout en supposant d’autres audiences[10]. Ces divers éléments permettent d’apprécier dans quelle mesure ce médium a pu servir aux fins politiques et créatives des femmes, mais aussi des queers et autres sujets sociaux – collectifs et individuels – marginalisés, et de comprendre le schisme qui a longtemps séparé la vidéo du cinéma et qui perdure à certains égards (Waugh 2006 : 15) :

Ces deux univers furent traditionnellement endogames, et l’art vidéo, en particulier dès 1970, eut tendance à être hermétique dans ses appels à des infrastructures et des esthétiques électroniques distinctes – low-budget mais hautes en capital culturel – s’identifiant davantage avec le circuit restreint des galeries d’art qu’avec les foules des cinéplex et des festivals de films. Plus que dans la culture macho du film, le monde de la vidéo tendait à être résolument queer queer queer.

Digression sur le propre, le sale et l’identité

Il nous apparaît nécessaire d’exposer brièvement les enjeux philosophiques et politiques qui nous intéressent dans la pensée queer. Comme l’anthropologue Mary Douglas ainsi que Judith Butler l’ont observé, l’opposition binaire spécifique du propre et du sale est une stratégie conservatrice essentielle ayant pour objet de tenir à l’écart, de provoquer le dégoût à l’égard de tout ce qui pourrait menacer l’ordre établi. Avec son ouvrage Purity and Danger (1990), Douglas nous a offert une théorie singulière sur la manière dont les tabous sociaux instituent et maintiennent des limites définies relativement au corps, lesquelles ne sont jamais simplement matérielles mais constituent les limites du corps social lui-même (Butler 1990 : 131). L’efficace politique des tabous sexuels consiste à construire un corps stable s’appuyant sur des sites corporels dont la perméabilité et l’imperméabilité sont figées. Certaines surfaces sont ouvertes; d’autres, closes. Que ce soit à travers un échange homosexuel masculin ou encore hétérosexuel dans lequel l’homme se trouverait pénétré, entre femmes ou encore entre personnes de sexe excédant l’un et l’autre, la transgression ou la reconfiguration de ces limites et, par là, des possibilités érotiques convenues, implique dès lors, à travers la médiation du tabou, une entrée dans l’abject. Les limites définies du dedans et du dehors du corps individuel comme du corps politique se basent sur une peur de l’Autre, voire une répulsion; l’organisation politique de l’État-nation exigeant un territoire défini et « sécurisable » s’appuie par ailleurs sur cette même conception du corps[11] (Butler 1990 : 134) :

Les limites du corps tout comme la distinction entre l’intérieur et l’extérieur sont établies à travers l’éjection et la transvaluation de quelque chose faisant à l’origine partie de l’identité vers une altérité qui la salit […] Ces frontières [du corps] sont confondues avec les passages excrémentiels où le dedans devient effectivement le dehors, et cette fonction excrétante devient, de fait, le modèle par lequel d’autres formes d’identification-différenciation sont accomplies. C’est là le mode par lequel les Autres deviennent de la merde.

Reposant sur une conception du corps dont les limites serait stables, la pensée de l’identité et sa conception des frontières comme étant figées départagent, de la même manière, le haut et le bas, le digne et le méprisable, l’homme et la femme, le pur et le dangereux, en une structure binaire et hiérarchique (Douglas 2001 : 193). Le brouillage des frontières constitue un danger, une menace de contamination potentielle. Douglas et Butler arrivent ainsi à donner une épaisseur nouvelle à ce problème de départ commun à plusieurs penseuses de l’altérité : celui d’une conception de l’identité qui la restreigne au même et à son affect corollaire, la peur de l’Autre.

Les questions qui surgissent de cet enjeu et au sortir d’une lecture – disons – généreuse de Butler portent sur cet affrontement potentiel, c’est-à-dire sur la question du conflit. Elles émergent de sorte à faire éclater, peut-être, les vieux postulats (l’identité = le Même). Les problèmes théoriques auxquels ont eu à faire face les théoriciennes féministes de la troisième vague ne sont certainement pas étrangers à cette aporie. Alors que celles-ci se demandaient comment penser l’émancipation des femmes dans la mesure où il n’y a pas de sujet « femme » universel, on en arrive à poser la question suivante : comment penser le conflit – la rencontre parfois violente – hors d’une structure binaire de pensée de l’identité? Si l’identification n’est pas identification au même, sur quoi s’appuie le « geste guerrier », celui du conflit, de la résistance devant les oppressions? C’est en ce sens que les pensées queers, post?-identitaires et non représentationnelles nous interpellent et nous paraissent porteuses de nuances cruciales. C’est là une des voies théoriques pour appréhender les points de fuite (en procès variables) des politiques et des pratiques identitaires vers des postures dites post?-identitaires depuis les années 90. Même si la prédication en vue de se distancier des politiques identitaires est profondément guerrière, le point d’interrogation demeure puisqu’il reste que le luxe de ces postures n’est pas un privilège donné à toutes et à tous. En effet, le mouvement queer demeure un terrain où le racisme, l’âgisme, la misogynie et le sexisme, le classisme, le capacitisme et autres systèmes d’oppressions se perpétuent et il s’agit de garder bien en vue le lieu d’où nous parlons (une communauté principalement blanche de classe moyenne-précaire) et de prendre compte de nos privilèges. Si cela est impératif d’un point de vue politique, ça l’est aussi lorsque l’on veut bricoler des concepts pour mieux appréhender la manière dont se fait le monde, dont se font et se défont nos identités. Dans la foulée des critiques qu’elle émet au sujet des politiques identitaires, la pensée post-identitaire peut échouer à reconnaitre les bénéfices obtenus par (seulement) certains groupes queers par l’entremise de revendications identitaires. En effet, comme le rappelle Riggs (2010), plusieurs ne sont pas en position de bénéficier des revendications formulées par des queers blanches de classe moyenne ou peuvent se trouver désavantagées par ce qu’elles réclament. Il s’agit de répondre de ces privilèges dont jouissent certaines d’entre nous.

Cela dit, il est impératif de poursuivre le combat théorique contre ces structures binaires qui ont largement dominé la philosophie occidentale jusqu’à présent. Répétons qu’il s’agit aussi de complexifier les conceptions grossières de la domination masculine tout en se tenant loin du mythe de l’égalité « déjà-là ». « Le personnel est politique » est une revendication qui, semble-t-il, appelle à être réitérée encore et encore. Le féminisme est justement le champ qui s’occupe de cette division binaire entre le public et le privé, qui conteste ce renvoi du corps et de la sexualité au domaine privé. Les mouvements identitaires dans leur volonté de reconnaissance ont tout à voir avec cette division martelée par les discours conservateurs et les nombreux replis portés par des dominations historiques. Cela dit, comme nous venons de le voir, il nous faut maintenir un rapport critique constant aux processus d’identification qui servent de point d’appui à maintes luttes sociales. Insister sur l’hétérogénéité des groupes identitaires, la complexité des vécus, sur la nécessité d’un regard intersectionnel sur les diverses oppressions vécues par différentes personnes selon leur classe sociale, leur niveau d’éducation, leur sexe (y compris les sexes qui ne coïncident pas avec la croyance qu’il n’y a que deux options biologiques), leur degré de conformité au genre social qui leur est attribué, leur origine(s) ethnique(s), leur réseau de soutien, leur santé mentale et physique, leur corps, dans ses formes et ses capacités, etc., c’est là, par ailleurs, une des contributions indéniables de la pensée queer. Grâce aux productions théoriques des années 90, mais aussi à l’art performatif et à la vidéo qui, à travers leur travail sur le corps, ont ouvert la catégorie du genre comme espace de jeu, les pratiques artistiques féministes queers actuelles, comme nous le verrons, entretiennent un rapport tactique avec l’identité : stratégies de resignification, de désidentification, de réppropriation, etc. Une résistance micropolitique que l’on pourrait appeler « post-identitaire » sans que cela veuille dire qu’elle soit désincarnée ou encore blasée.

Vécus queers et détours identitaires

Signifiant à l’origine « bizarre », puis « homo », le terme queer est une vieille insulte stigmatisant les individus qui ne correspondent pas aux expressions convenues dans la présentation de leur genre assigné (masculin/féminin), leurs pratiques et leur sexualité. Comme le rappelle Mél Hogan (2005), le mouvement queer se distingue toutefois des mouvements dominants des gais et lesbiennes en ce qu’il s’agit moins de politiques identitaires que d’actions anti-autoritaires, qu’il est moins dirigé vers l’individualité mais plutôt orienté vers la construction de communautés (Hogan 2005 : 154). D’autre part, le mouvement queer refuse l’idée que les rôles genrés existeraient en dehors des structures d’oppression que l’on reproduit et que la normativité sexuelle n’a rien à voir avec « l’amélioration des conditions de vie des femmes », ainsi que le formulait de façon péremptoire l’une des plus vieilles associations de femmes féministes libérales du Québec à l’occasion d’un grand forum féministe tenu au Québec en 2013. Il s’agit également, comme nous l’avons suggéré plus haut, de prendre en considération la différence et certainement aussi de prendre position pour sa valorisation dans notre saisie du féminisme, s’opposant ainsi à l’idée d’identités minoritaires stables, homogènes et représentables. Cela dit, les effets de l’identification queer, tendent à se cristalliser autour de codes, de formes et de significations précises, ce qui amène une définition des contours d’une identité qui est pourtant le cheval de bataille de la théorie queer. Toutefois, en réitérant l’intersectionnalité des oppressions, en refusant les causes uniques et les barrières idéologiques aux identifications multiples, en abordant l’identité raciale, sexuelle et de genre comme tactique de survie, performance et processus activiste, la pensée queer, féministe et antiraciste, telle qu’elle se manifeste chez des auteures comme José E. Muñoz (2009) ou encore Gayatri Gopinath (2005), a de quoi éviter l’enlisement dans la complaisance et arriver à se maintenir plurielle et surtout liminale, c’est-à-dire d’éviter la fixité de ses délimitations.

Contre la tentation potentielle d’invalider les pratiques filmiques dites identitaires, Barbara Hammer, réalisatrice expérimentale et artiste lesbienne féministe ayant marqué le champ de l’art féministe, rappelle l’urgence identitaire motivée par le contexte d’un régime représentationnel qu’il ne faut pas oublier. Après tout, ce serait facile, étant donné notre lassitude occasionnelle à l’égard du fait que la visibilité semble détenir le monopole discursif de l’émancipation ou du constat qu’elle est souvent accessoire, surtout lorsqu’elle est exploitée à titre de « garantie » politiquement correcte – pensons aux ethnicités/identités qui ne sont représentées que pour la forme (token), tant en publicité qu’au cinéma ou à la télévision. Hammer rappelle que la préoccupation principale de plusieurs réalisatrices lesbiennes au cours des années 70 aux États-Unis était la visibilité dans un contexte où les lesbiennes étaient non seulement marginalisées, mais tout à fait absentes de l’espace public. Les théoriciennes féministes de l’époque ont catégorisé ces réalisatrices lesbiennes comme essentialistes, assumant par là que les représentations produites par les premières étaient investies d’un sens biologisé – hors de l’idéologie et des constructions sociales. Cet exemple s’applique à notre réflexion sur l’identité de manière plus globale. Nous avons beau vouloir déconstruire des catégories homogénéisantes et productrices d’exclusions, lorsqu’il n’y a pas de processus d’identification ni de traces de l’existence de soi dans les discours et les représentations, il doit y avoir un premier pas vers une auto-identification collective : « Un groupe marginalisé et opprimé doit faire sa première marque, définir une forme, et affirmer qu’il existe[12] » (Hammer 1993 : 71). Les affirmations identitaires méritent d’être considérées dans leur complexité. D’ailleurs, de nombreux travaux sur la question de l’identité déstabilisent les conceptions simplistes des politiques identitaires pour en produire un concept d’identité entendu comme processus (O’Driscoll 1996 : 33).

Dans la perspective de la théoricienne queer lesbienne, réalisatrice et activiste Pratibha Parmar, les cinémasqueers et féministes ont vu se développer une nouvelle politique de la différence durant les années 80 où l’objectif n’était pas de se définir en relation à quelqu’un ou à quelque chose ni simplement d’articuler ses différences culturelles et sexuelles. Si Parmar reconnaît ce processus de visibilisation (qui passe par le fait de se nommer ensemble) comme une nécessité appartenant aux années 70, elle se réclame également d’une politique liminale : il faut adopter une posture de résistance par rapport à la marginalisation plutôt que de revendiquer une position extérieure; on doit soutenir une politique négociant visibilité et invisibilité[13], frontières de l’inclusion et de l’exclusion d’une communauté mais aussi entre les communautés (Parmar 1993 : 5). Le sexisme, le racisme et l’homophobie nous positionnent entre différentes communautés et cette complexité doit être prise en considération dans le processus à travers lequel nous faisons sens de nous-mêmes, a-t-elle soutenu. La puissance performative du film comme médium est affirmée dans la conception que Parmar (1993 : 6) a de la raison d’être des cinémas des personnes queers, lesbiennes et gaies :

La raison pour laquelle je fais les films et les vidéos que je fais est que ce sont le genre de films et de vidéos que j’aimerais voir : des films et des vidéos qui sont engagées dans la création d’images de nous-même en tant que femmes, personnes de couleur et comme lesbiennes et gais; des images qui évoquent des agitations passionnées et qui nous permettent de nous construire dans toute notre complexité. Je suis aussi intéressée à faire des oeuvres qui documentent nos histoires et célèbrent et valident notre existence et nos communautés[14].

Lamathilde et Dayna McLeod : artistes vidéo

Les politiques féministes et queers qui traversent et meuvent les artistes et l’audience ne sont pas seulement ni nécessairement le sujet de leurs oeuvres, mais elles habitent leurs pratiques : elles sont souvent le motif derrière les décisions qu’elles[15] prennent quant aux stratégies esthétiques, aux canaux choisis pour diffuser leur travail, leur manière de collaborer, leurs postures relativement aux compromis qu’elles feront ou non, leurs saisies des enjeux socioéconomiques qui modulent tant leurs conditions de production que la visibilité dont elles jouissent. Loin de se cantonner dans des critères esthétiques, ce féminisme queer, explicite ou non dans les vidéos de ces artistes, renvoie à une communauté d’affinités et devient, par ailleurs, l’objet d’étiquettes campant leur travail dans des genres et des lieux très spécifiques. « Trop queer » ou « trop féministe », ces étiquettes peuvent faire l’objet du refus de leurs vidéos dans des festivals de films, par exemple. Un peu comme le poil dans la porno, certains traits deviennent une spécialité, une niche que l’on juge bon ne pas présenter à tout le monde, se persuadant que ce monde est trop habitué aux pubis hygiéniques pour que l’on risque ses investissements financiers dans des festivals qui ne sont pas explicitement queers à présenter autre chose. C’est comme si, d’une part, la vie politique (et l’art public) légitime n’impliquait que les humains en général et que, d’autre part, l’écran ne produisait pas lui-même de désir, mais ne servait qu’à combler les désirs qui existent déjà.

Artistes de vidéo-performance montréalaises, tant Lamathilde que Dayna McLeod gravitent autour des rares et précieux centres d’artistes féministes comme La Centrale Galerie Powerhouse et le Studio XX, de l’unique centre de diffusion de vidéos féministes, le Groupe intervention vidéo (GIV), de festivals et d’évènements féministes et queers-lesbiennes comme les feues soirées Meow Mix et leurs ancêtres, les soirées Boudoir, ainsi que le festival Edgy Women[16], unique festival féministe montréalais re-nommé « Edgy Redux » en 2014, à la suite des coupes budgétaires massives du gouvernement conservateur visant les arts et la culture ainsi que les organisations travaillant pour les femmes, les queers, les personnes racisées et les classes sociales précaires. S’intéresser aux pratiques vidéo féministes queers de cette communauté montréalaise implique aussi certainement de saluer le GIV géré par des artistes dont Lamathilde, un centre de distribution, de diffusion et de production de vidéos indépendantes et de projets multimédias réalisés par des femmes, unique en son genre. Le projet de plateforme vidéo 52 Pick-Up[17] lancé par McLeod, où chaque personne qui s’inscrit s’engage à produire une vidéo par semaine, aussi courte, expérimentale ou inachevée soit-elle en est un autre. C’est le seul espace de diffusion en ligne en son genre, et il est, lui aussi, décidément féministe.

Faisant écho à la question de l’identification comme tactique discutée plus haut, Lamathilde aborde d’emblée cette lame à double tranchant que sont les petites étiquettes, insupportables et pourtant nécessaires, nuance-t-elle, et ce, tant pour les productions artistiques que pour les individus. L’identification lesbienne-féministe-queer, c’est un outil pour reconnaître que nous ne sommes pas la norme, rappelle Lamathilde : à partir de là, elle peut et veut proposer d’autres manières de vivre. Qui a fait le film, mais aussi qui siège aux comités de sélection des festivals, par exemple? C’est un des premiers enjeux soulevés par Lamathilde. Même si l’art féministe a gagné une certaine popularité dans les grandes institutions d’art contemporain, l’art vidéo queer-féministe se heurte encore fréquemment à des critères qui le désavantagent. Cela s’applique d’ailleurs tout autant au « cinéma des femmes » en général, à son rayonnement et à sa reconnaissance, mais le médium qu’est la vidéo demeure plus marginal encore. Quoique, comme nous le rappelle Waugh (2006 : xiii), les festivals de films font de moins en moins la distinction entre les deux. Pour Lamathilde, la distinction est pourtant importante. Le GIV, par exemple, est si précieux pour toutes ces femmes qui ne font pas des films qui fonctionnent dans le système d’achat par des musées, des bibliothèques, des chaînes de télévision. Sa pratique, Lamathilde la fait avec les moyens du bord : ses vidéos ne correspondent pas au format, aux méthodes de montage, à la qualité de l’image ni souvent au contenu recherché par ces institutions. Cette culture D.I.Y., c’est une culture qui suppose également un autre rapport au temps, un temps long, pensera-t-on (faire les choses soi-même peut être long), mais c’est ici, dans le cas d’une certaine tradition vidéo activiste[18], une culture prompte et impétueuse qui est appelée à réagir et à produire au quart de tour – c’est un médium efficace – et où le temps est parfois une question de vie ou de mort, littéralement, comme c’était le cas pour Diva TV. Lamathilde ne s’intéresse pas à la HD, car elle n’a ni le temps ni l’argent nécessaire. L’image est parfois pourrie, comme elle le dit, mais cette esthétique renvoie à une politique. L’art est politique; les stratégies esthétiques le sont parfois aussi. Jeux de formes avec le langage, figures de style, métaphores, hyperboles, Lamathilde crée des déplacements qui nous font voir des choses si bien intégrées à l’air du temps qu’on ne les remarque plus : elle opère une mise en image des scripts culturels. Pour Lamathilde, c’est une façon très forte de militer sur le plan personnel et c’est aussi un médium pour remettre en question le monde. Elle n’hésite d’ailleurs pas à penser sa pratique comme une sorte de propagande et à utiliser les techniques propres aux médias de masse : répétition des images et des mots, dédoublement infini, montage à la russe, comptines, etc., et cela, toujours avec humour, « sinon ça n’a pas de sens », précise-t-elle. Lamathilde s’intéresse aux regards que l’on porte sur les choses, à la parole et aux lieux depuis lesquels on parle. De sa vidéo Triple Axxxel (2003) elle dit :

Le patinage [artistique] est un spectacle qui confine les genres dans des rôles des années 50 et correspond à une morale qui refait surface en masse. Il est la quintessence du corps cliché. Pour mieux révéler ce corps cliché, je propose un arrêt sur image, je focalise, zoom et répète l’action des corps en mouvement pour mieux démasquer l’hypocrisie du puritanisme grimpant[19].

Il faut remarquer les petits carrés blancs au bas des images de Lamathilde (id.) : « c’est un clin d’oeil à la France qui mettait un carré blanc à la TV sur les films à contenu sexuel (des années 60 aux années 90) et comme ça je joue avec leur norme et je cache les logos de toutes les chaînes (sous le carré blanc) qui représentent pour moi la vraie pornographie actuelle, le TRADEMARK… » Lamathilde met en évidence des oppressions, donne corps à des idées en manipulant les discours. La vidéo? C’est un outil à la hauteur de la propagande des contenus télévisés et des publicités qui pullulent dans notre espace public. Lamathilde se rappelle, toute petite, son sentiment de différence, elle qui aimait les filles, et son propre étonnement, peut-être aidé par sa maman féministe, devant l’absence grossière des femmes à l’écran, son incompréhension face à la division ridicule – même pas subtile – des tâches domestiques, etc. Sa première vidéo, Bildo (2000), elle l’a faite en 1999-2000. Bombardée par la publicité « porno-chic-sado-masochiste » violente en vogue dans le langage visuel des marques de haute couture à l’époque, Lamathilde offrait sa riposte, sa vision du corps de femmes, du corps quotidien, nu et pourtant non pornographique. Filmée en macro, cette vidéo montrait une balade ludique et poétique par un godemiché (dildo) animé sur un corps décomplexé, proposant un rapprochement extrême avec un corps si loin. Cette vidéo rendait aussi hommage au récit Oranges are not the Only Fruits, de Jeanette Winterson, récit qui portait sur ce que cela voulait dire de grandir en tant que lesbienne au cours des années 50 et 60 en Angleterre. Ironie significative, sa tentative de critiquer les représentations dominantes de corps de femmes (corps violentés, organisés, soumis et pornographiés) en proposant sa vision du corps banal a reçu ses pires réactions de la part de lesbiennes dans un festival de films en Europe à l’époque, celles-ci ayant jugé la pièce pornographique. Comme si toute nudité avait été pornographiée d’avance. C’est ainsi que depuis plus de dix ans, la pratique artistique de Lamathilde porte sur le sexe et les jeux dans le langage et les représentations : arracher le corps des femmes à la grille idéologique blanche, hétéro, patriarcale. Son travail est infusé de linguistique où les signifiants-signifiés se retrouvent constamment décalés, où elle joue avec la structure même de la représentation. Dans sa vidéo d’une minute six secondes TERRHARPER (2010) sur Harper, elle explique, d’une voix lente et bienveillante, pédagogique même, que dans « Harper », il y a « peur » et « harpies », ces divinités vengeresses qui dévastent. Le langage visuel est réduit à une image en fin de séquence et aux mots clés que l’on peut lire à mesure que l’on écoute l’oracle : ici, comme dans plusieurs de ses vidéos, tout est dans le langage, les jeux de mots, le rythme et le ton.

Dans un autre genre complètement, sa vidéo Illease (1999) est un catalogue visuel de femmes « libérées », caricature des divers discours de libération des femmes qui sont en fait le fruit d’une idéologie sexiste et conservatrice, le tout sur fond de musique des Riot Grrrls. Le refrain de la chanson? « Fuck Everyone ». Caractéristique de son travail, ce sont les images plutôt que les mots qui se trouvent répétées, juxtaposées, ralenties de sorte que si elles arboraient un air candide, on finit par ne pas pouvoir ignorer le malaise : Lamathilde nous gave en effet de scènes familiales joyeuses filmées en super-huit, d’images publicitaires et de récits de voyage où les corps et leurs fonctions sociales se révèlent, malgré l’air d’insouciance qui les accompagnent, enfermés dans quelque chose d’incroyablement étroit. La répétition de ces corps, de leurs injonctions sans fondement, force à s’interroger sur les alternatives potentielles.

Chez McLeod, l’humour comme stratégie politique est également au rendez-vous. À l’instar de Lamathilde, elle s’attache à « représenter les représentations » : le corps des femmes, la misogynie, la honte, l’exploitation. Elle tourne au ridicule les scripts culturels populaires. Dans cet esprit, sa vidéo Pleasure Zone (2005) est une parodie sportive pornographique usant des codes et des langages du sport professionnel (de « monsieurs ») pour construire un commentaire satirique sur l’érotique, la porno et les clichés dans les représentations genrées dans le sport et ailleurs. Deux commentatrices sportives nous pointent les tensions sexuelles entre les joueuses qui exhibent des prothèses de vulves et de poitrines et se déplacent entre la zone préliminaire et la zone de la pornographie dure (hard core), le « crêpage de chignon » (catfight), les « émotions », les « fixations orales » et les « bons coups » (toujours d’ordre sexuel) de joueuses clés telles que Mona Cum Loudly, Bambi Duvet et Slippery Tulips, toujours dans un langage très explicite. McLeod a réalisé Pleasure Zone alors que deux nouveaux phénomènes douteux émergeaient dans l’industrie de la porno. Les actrices pornos émergeaient en tant que stars à travers leur participation à des gangbangs de 200 à 300 hommes. L’industrie commençait d’ailleurs à ce moment-là à récupérer le langage des activistes féministes queers et travailleuses du sexe. La revalorisation de la langue de l’autonomisation (empowerment) par l’industrie porno a servi à « dévictimiser » ces actrices pornos tout en participant à la formation d’une « identité » de star. Par cette satire comique, McLeod remet en question la construction du corps des femmes en proposant de manière parodique des corps littéralement plastiques et excessifs.

Comme Lamathilde, McLeod mentionne elle aussi à la fois l’inaccessibilité de la technologie de la HD et la pression à faire le passage. D’une autre façon, composer avec les moyens du bord tend à camper les artistes. Cela dit, son objectif est de trouver une manière de négocier avec la réalité en s’amusant et en amusant le public. McLeod ne cherche pas à plaire à de larges audiences et aux frat boys[20] de ce monde. Elle assume son exubérance : she’s here, she’s queer. L’absence de discrétion ne peut plaire à tout le monde. Mis à part l’humour, elle se sert de diverses stratégies à des fins politiques. Le collage (mash-up) ou l’échantillonnage (remixage d’images, de répliques ou d’extraits de pièces musicales) en est un. Ce que l’on appelle le « mouvement copyleft » (par opposition au copyright) milite pour libérer l’usage d’oeuvres des droits d’auteure ou d’auteur. La plateforme de McLeod (et son site Web personnel) constitue d’ailleurs un certain refuge par rapport aux politiques de droits d’auteure ou d’auteur de plateformes telles que YouTube et Vimeo. Sa vidéo Nothing Compares to You (2011) est une reconstitution de la fameuse chanson de Prince telle qu’elle est interprétée par Sinéad O’Connor, icône queer du rock alternatif des années 90 ayant fasciné (et rendu confuses) les audiences hétéro tout en animant la sensibilité queer des autres. L’indéterminabilité – du genre comme de l’identité sexuelle mais aussi entre respectabilité et ridicule – est une dimension primordiale de cette sensibilité (Mayhew 2006 : 169). La vidéo est un exemple de collage impressionnant : six mois de travail intensif à extraire des segments de répliques du personnage de Dr House dans la première saison de la série House ont été nécessaires pour accomplir ce bricolage obsessif. Comme c’est le cas dans une grande partie de son travail, cette oeuvre de McLeod prend pour objet la culture pop. Alors que dans la télévision actuelle ces enjeux sont devenus des lieux communs dont la valeur n’est parfois que thématique (ou souvent objet d’un agenda politique conservateur), les années 80 et 90 ont vu éclore des épisodes de téléséries où des enjeux sociaux tels que le racisme, l’homophobie ou encore le sexisme étaient abordés pour la première fois (Hogan 2011). Ces scènes ont créé de véritables évènements porteurs d’un potentiel de transformation sociale inédit dans la culture pop télévisée. La chanson Nothing Compares to You constitue par ailleurs un véritable emblème musical du mélodrame queer dans la culture populaire. Quant à sa méthode et à son résultat, McLeod est claire : elle refuse l’usage facile et populiste de l’échantillonnage et du collage (il suffit de constater l’abondance de collage (mash-ups) sur YouTube). Que ce soit relativement aux difficultés des règles qu’elle s’impose ou en ce qui concerne le résultat, McLeod refuse de produire des vidéos trop faciles à digérer. Plus généralement, la résistance même aux modèles complaisants de compréhension est, pour elle, une posture résolument féministe.

En terminant, précisons que la plateforme vidéo créée par McLeod est unique et décidément politique dans son format et ses injonctions. Non seulement elle permet l’expérimentation et la diffusion d’un travail non fini, mais chaque pièce est présentée horizontalement et l’on peut passer de la vidéo de la semaine XYZ d’une artiste à une autre, indépendamment de l’année où elles ont commencé. La présentation des vignettes en forme de serpentin et dépouillées de description est parfois frustrante, mais elle évite que certains noms soient favorisés ou que des oeuvres soient privilégiées.

Pour ces deux artistes comme d’autres auxquelles nous nous intéressons, la question n’est pas que leur contenu traite chaque fois d’enjeux spécifiquement féministes ou queers, mais que ces politiques aient investi leurs pratiques de manière plus large, soit leurs façons de faire, leur rapport à une certaine communauté d’affinités politiques et les canaux de circulation qu’elles choisissent d’utiliser. La question des modalités et des lieux de diffusion des vidéos devient un enjeu qui nous paraît de grande importance lorsqu’il s’agit d’art politique, qui plus est, d’art politique féministe-queer, et elle mérite d’être examinée longuement. Disons brièvement en guise de conclusion que, si une des questions est d’augmenter l’accessibilité des vidéos féministes et queers à l’aide de canaux à plus larges audiences, que ce soit dans les cinémas indépendants, les plateformes en ligne, les festivals, les centres culturels, les projections de quartier en plein air et les organisations artistiques, les manières d’y arriver impliquent des changements radicaux et la question des droits d’auteure ou d’auteur, abordée plus haut, n’en est qu’une. Effectivement, les festivals de films et autres diffuseurs se pliant à une politique des droits d’auteure ou d’auteur ne présentent pas le genre de vidéo dont nous avons discuté, par peur de représailles légales et financières.

Forçant une réflexion politique sur les moyens de représentation, ce sont donc aussi les critères même d’admissibilité à ces canaux de diffusion dont il est question – les formats acceptés, le paiement des coûts de soumission des vidéos par les artistes ou les centres de distribution gérés par des artistes, les aspirations politiques, esthétiques et économiques motivant les programmations, le commissariat et le financement –, c’est tout cela que les pratiques vidéo féministes et queers exigent aussi de repenser.