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Le constat des transformations profondes de la vie domestique est devenu un lieu commun. Leur morphologie et leur sens sont multiples et suscitent la recherche de nouveaux concepts pour mieux les circonscrire. C’est ainsi que le terme « parentalité » gagne en popularité tant en français (Parent et autres 2008) qu’en espagnol (Liesi Thurler 2009), car il permet d’aborder à la fois la maternité et la paternité en évitant une référence trop directe à cette binarité. Il ne faut pas confondre cependant la « parentalité » avec le concept anglo-saxon de parenting qui se réfère à l’activité de soutien et d’éducation auprès des enfants (Sullivan 2004) plutôt qu’à l’état d’être père ou mère. En français, ces concepts ont été traduits par les expressions « travail parental » ou « travail de soin » (Côté 2000), ce dernier ayant l’avantage d’inclure la prise en charge rémunérée ou non, intra- et extra-familiale, d’enfants ou d’adultes dépendants. Tout comme le concept de travail parental, le concept de travail de soin fait référence à l’activité humaine nécessaire à l’éducation de l’enfant aussi bien qu’à la relation sociale et affective qui en émerge. Par ailleurs, le terme « parentalité » concerne plutôt l’individu qui assume ces tâches. Il permet de mieux saisir l’individualisation des rapports domestiques en Occident sans référence obligée à leur cadre familial ou à des rôles sexuels prescrits. On pourrait aussi confondre la parentalité avec le concept plus anthropologique de parenté (kinship), qui se réfère à l’organisation sociale de la filiation, à l’articulation de systèmes sociaux, souvent complexes, qui fondent et interagissent aux niveaux réel et symbolique avec l’économie et les structures politico-religieuses (Godelier 2005; Cadoret 2006).

Plus récent, le concept de « polyparentalité » renvoie à la multiplication du nombre d’adultes exerçant un rôle parental auprès des mêmes enfants ainsi qu’à la diversité des formes de relations parentales, « grands-parentales », « beaux-parentales » que forgent les adultes de nos sociétés en pleine mutation. Il rend mieux compte de la réalité des hommes et des femmes de différentes classes sociales ou encore de groupes culturels ou ethniques ainsi que de perspectives et de situations sociales multiples : travailleuses domestiques à la fois mères substitutes et pourvoyeuses au sein de familles dans des régions diverses du globe, parents en situation d’extrême pauvreté ou d’appauvrissement accéléré, grands-mères qui remplacent leurs filles décédées du sida là où sévit la pandémie, femmes qui doivent maintenant prendre en charge à la maison des soins médicalement complexes d’un ou d’une proche, pour ne citer que ces exemples.

Le recours au terme neutre « polyparentalité » permet de mieux saisir cette diversité, en particulier la nature changeante des rapports entre hommes et femmes adultes dans le contexte familial. Contrairement au terme « pluriparentalité » (Corpart 2006; Le Gall et Bettahart 2001), qui se réfère plutôt à l’apparition d’un plus grand nombre d’adultes exerçant un rôle parental auprès d’un ou d’une enfant, le terme « polyparentalité » ouvre la voie à l’intégration conceptuelle et analytique de la fluidité des rôles sexuels et générationnels ainsi que des formes émergentes de parentalité. Il contribue ainsi à déconstruire les mécanismes de production et de reproduction des rapports sociaux de sexe au sein des familles dont la représentation est encore souvent limitée au modèle nucléaire et bioconjugal. Paradoxalement, par la même occasion, il ouvre la porte au renouvellement d’une pseudo-neutralité des activités et des rôles parentaux offrant ainsi une nouvelle assise à l’impression (fausse) d’une disparition des divisions, des disparités sexuelles et de la domination masculine dans la sphère domestique (Jenson 2002).

Dans le présent numéro, deux textes en provenance du Sud économique (Tunisie, Brésil) et trois autres ancrés au Nord (France, Québec) abordent la transformation de la parentalité sous différents angles et dans divers contextes. Un thème central en ressort cependant, celui de la grossesse hors mariage hétérosexuel comme déclencheur de comportements régulatoires visant les femmes et les jeunes filles : stigmatisation en Tunisie, pourtant un des pays arabes les plus laïques, craintes et stratégies préventives des parents d’adolescentes brésiliennes, stratégies de construction identitaire chez des mères lesbiennes québécoises et chez les grands-parents français. Par la même occasion, ces textes mettent en lumière les bricolages symboliques des mères et des grands-mères autour de nouvelles modalités d’exercice parental. Une note d’action souligne à cet effet la reconstruction contradictoire du concept de bonne et de mauvaise mère au Québec en contexte de violence conjugale.

L’article d’Anne Le Bris présente la stigmatisation de la monoparentalité féminine en Tunisie, rappelant par la même occasion un passé malgré tout pas si lointain au Québec. Ses entretiens auprès des mères ayant mené à terme leur grossesse mettent en lumière les exclusions parfois féroces ainsi que les étiquetages des hommes (frères, pères, voisins) et des femmes (assistantes sociales, voisines, membres de la famille) à leur égard, mais aussi leurs alliances masculines (docteurs) et féminines (mères, soeurs). La trajectoire de ces mères, leur capacité à composer avec ces stigmates et ces rejets, leur recherche d’espaces, si ténus soient-ils, permettant d’assumer leur monoparentalité, souligne leur résilience. Leur identité de mère célibataire se forge à travers un parcours rempli d’embûches et l’inclusion du père absent dans la symbolique familiale pourrait surprendre, mais n’étonne pas vraiment, car il fait partie des parcours monoparentaux de plusieurs époques et de plusieurs cultures.

La place du père (absent) est aussi au coeur de l’article d’Isabel Côté portant sur les familles lesboparentales avec donneur connu. Loin d’être réduit à un rôle purement instrumental, celui-ci est incorporé de façon novatrice au sein de la vie familiale et des représentations de ses enfants biologiques. Tout comme en Tunisie mais dans un contexte extrêmement différent, ces mères vivent sans homme, mais intègrent, quand elles le peuvent et de façons diverses, le père à un milieu familial dont elles ont l’entier contrôle. Ces mères lesbiennes font aussi appel au couple, à la fratrie et à l’ascendance biologique pour fonder leur logique familiale nucléaire dans un monde rompu aux normes hétérosexuelles.

Mary Garcia Castro aborde les rapports intrafamiliaux autour de la sexualité des adolescentes et des adolescents brésiliens. Les rapports qu’entretiennent les enfants avec leurs parents concernant ce thème permettent la reproduction de rôles sexués et, dans une certaine mesure, leur transformation. La régulation des relations sexuelles diffère, que l’on soit au Brésil, en Tunisie ou au Québec, son interdiction n’étant que partielle. Cependant, la présence (ou l’absence) de l’appui parental aux adolescentes et aux adolescents reste centrale à leurs pratiques et à leur construction identitaire qui, au demeurant, restent très « genrées ».

La note de recherche de Martine Gross aborde la construction identitaire de la « grand-parentalité » en contexte homoparental français. Elle conclut de ses entretiens que la présence d’une bioconjugalité exclusive ou de liens biologiques facilite la construction identitaire des grands-parents et que la non-acceptation du couple homosexuel la rend au contraire plus difficile : ne pas accepter un parent social ou ne pas recevoir la reconnaissance de son rôle de grand-parent par l’enfant fragilise la construction identitaire de grand-parent social. Comme dans le cas des mères lesbiennes avec donneur connu, se rapprocher d’un modèle classique rend la situation plus acceptable; dans ce cas particulier, il facilite l’instauration et le maintien de liens « grands-parentaux ».

La note d’action de France Dupuis et Marcela Dedios sur les transformations en matière d’intervention auprès de mères victimes de violence conjugale au Québec nous fait changer de diapason. La société québécoise s’est donné, depuis plus de 30 ans, de nombreux dispositifs associatifs et institutionnels en matière de violence conjugale pour protéger les victimes et soutenir les agresseurs dans un processus de réhabilitation. Paradoxalement, les femmes victimes seraient de plus en plus tenues responsables de la violence de leur agresseur, car on leur assignerait plutôt qu’au père la responsabilité de protéger leurs enfants. La bonne mère serait, dans le discours de certains services sociaux, celle qui doit protéger les enfants de leur père violent. Au contraire, en Chambre de la famille, la bonne mère serait celle qui lui permet un accès très large à ses enfants.

La longue route vers l’égalité peut nous mener à choisir de nouveaux concepts mieux adaptés à une réalité changeante. Toutefois, ces nouveaux concepts neutres, celui de « polyparentalité » par exemple, ne doivent pas masquer le fait que la famille n’est pas toujours un refuge pour les femmes. Elle demeure un lieu de travail, un lieu de construction (et de destruction) des rapports sociaux, un lieu qui forge leurs identités et leur avenir, un lieu auquel elles sont malgré tout assignées et dont elles s’avèrent toujours les premières artisanes.