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Nombreuses sont les études anthropologiques et sociologiques sur la famille qui ont mis l’accent sur le fait qu’être parent était avant tout une construction sociale. En effet, le lien parent-enfant n’est pas seulement un lien biologique découlant de la filiation génétique, il passe aussi par la reconnaissance sociale du statut de parent. Cette acceptation sociale se conjugue bien souvent avec une reconnaissance juridique des instances étatiques. Être parent, être mère ou père, c’est se voir reconnaître une compétence, un rôle par la société, voire une place lorsque cette fonction est sacralisée, notamment pour les femmes. La définition de ce qu’est ou ce que doit être un parent correspond à des constructions normatives et référentielles valables en un temps et un espace donné. L’acte d’enfanter fait-il d’une femme nécessairement une mère? Ou cet acte ne doit-il pas être lié à un sentiment de compétence(s) et de responsabilité(s) parentale(s) opérant ainsi une distanciation entre les notions de parenté et de parentalité? Le contenu de la définition du parent ou plus précisément d’une mère renvoie toujours à une combinaison d’éléments biologiques, juridiques et sociaux qui s’articulent de manière complexe (Belleau 2004). En Tunisie, la famille et les liens entre les individus – qu’ils soient de filiation ou d’alliance – ne sont reconnus qu’à partir de l’institutionnalisation maritale. Le mariage est en effet le seul cadre institutionnel légitimé pour l’exercice légal de la sexualité. Cantonnée dans la sphère de l’intime, la transgression sexuelle des femmes célibataires peut rester dans l’invisibilité la plus totale. Les pratiques hétérosexuelles, encouragées et valorisées chez les hommes célibataires, sont entourées de non-dits lorsqu’elles concernent le sexe opposé. Toutes les femmes célibataires n’ont pas, bien entendu, le même rapport à cette norme prescriptive de la sexualité (et donc à son non-respect) selon leur ancrage dans les différents champs sociaux de l’espace maghrébin. La situation des mères célibataires est bien différente puisque la maternité apporte la preuve de la transgression. Les femmes célibataires qui ont décidé de garder leur enfant s’exposent à l’opprobre général. Leur enfant symbolise à la fois la transgression sexuelle mais aussi le péché suprême à l’égard de la religion. De plus, le fait qu’une mère seule ne puisse satisfaire pleinement les besoins économiques et éducationnels de ses enfants est un préjugé largement répandu. Ce type de famille monoparentale est complètement réprouvé – dans un contexte social où l’homme reste le principal pilier du noyau familial. Certes, les rapports sociaux entre les sexes ont largement évolué au cours des dernières décennies en Tunisie. Cependant, malgré un contexte favorable à leur émancipation économique et sociale, les femmes sont encore largement prédestinées à devenir « mères-et-épouses-avant-tout », et ce, dès le plus jeune âge. Dans un tel contexte, peut-on envisager d’être « seulement » mère? Quelles sont les modalités d’acceptation sociale et politique de leur(s) fonction(s) et rôle(s) de mère? Des femmes ayant enfanté hors mariage peuvent-elles être privées de leur rôle de mère? En Tunisie, en cas de naissance hors mariage, malgré des avancées juridiques récentes permettant à la mère de donner son propre nom et d’établir une filiation officielle entre elle et son enfant, fait d’exception dans le monde arabo-musulman, il n’existe pas encore de reconnaissance sociale et politique claire de leur statut. Comment sont perçues ces mères célibataires par l’État et dans les représentations collectives? Comment se voient-elles? Se perçoivent-elles (ou non) en tant que mères? Nous verrons que, au-delà des règles implicites et explicites de la filiation, des stratégies de la parentalité peuvent être mises à jour, qui vont du déni de leur maternité à des tentatives de « normification », c’est-à-dire à l’effort accompli par certaines mères pour se présenter comme des personnes « ordinaires » (Goffman 1975 : 44). Nous tenterons de définir cette parentalité qui caractérise les mères célibataires en Tunisie dans ses multiples dimensions sociales et politiques ainsi que ses répercussions sur les trajectoires de ces femmes à la lumière de nos travaux et observations.

Démarche méthodologique

En raison du tabou qui entoure la question de la maternité célibataire, très peu de données sont produites sur cette frange de la population en Tunisie et plus largement dans l’aire arabo-musulmane. Impossible de s’appuyer sur les registres civils pour mesurer le phénomène, cette catégorie sociale demeurant dans une invisibilité administrative totale. En Tunisie, plusieurs médias avancent le chiffre de 1 200 cas de naissance hors mariage par année, ce qui représenterait environ 1 % des naissances totales, mais aucune institution d’autorité, telle que les ministères de tutelle, ne peut le confirmer. Quelques rapports et plusieurs travaux dans le domaine des sciences médicales et sociales ont été réalisés en Tunisie, s’appuyant sur les données que récoltent les hôpitaux publics, et nous renseignent sur le profil des mères célibataires qu’ils reçoivent. Plutôt jeunes, âgées de 21 à 25 ans pour la majorité d’entre elles, issues de milieux défavorisés et très faiblement instruites, les mères enquêtées occupent, quand elles sont actives, un poste peu qualifié : employées domestiques ou ouvrières non qualifiées. Les données de l’association Amal[1] nous apprennent que beaucoup de ces femmes sont issues de l’exode rural très récent. Contrairement à d’autres femmes célibataires en situation de grossesse non désirée, celles-ci n’ont pas eu recours à l’avortement, pourtant légalisé, bien souvent par manque de moyens et d’information. Ces différentes études – comportant des biais considérables – nous amènent à conceptualiser une catégorie plutôt homogène de mères célibataires dans une perspective fortement holistique et anomique. La plupart de ces travaux et données viennent renforcer l’idée selon laquelle être mère sans être mariée ne peut être qu’accidentel et que ce comportement n’est explicable qu’à partir d’un défaut de socialisation, d’un échec d’assimilation des normes sociales en vigueur. Depuis 2006, nous avons mis en place un dispositif de recherche à la grandeur du territoire tunisien en collaboration avec l’Institut national d’études démographiques (INED), l’Office national de la famille et de la population (ONFP), organisme tunisien de recherche et de prévention en matière de santé et l’Unicef. Par cette investigation, nous voulons connaître de manière plus précise le profil de ces femmes pour mettre en lumière les logiques d’action, les stratégies mises en place par les mères, qu’elles soient explicites ou non. Notre étude comporte un volet à visée compréhensive, par un détour réflexif sur les parcours, et rassemble des séries d’entretiens réalisés auprès des mères dans différents contextes[2]. Notre objectif est de composer une mosaïque de portraits qui soit la plus diversifiée et significative possible, même si nos travaux ne peuvent épuiser les complexités du réel.

L’interdit religieux et l’invisibilité politique

La Tunisie se démarque nettement de ses voisins maghrébins et se détache des autres pays arabo-musulmans sur de nombreux points, notamment en ce qui concerne les droits accordés aux femmes. Toutefois, malgré des avancées juridiques historiques, la problématique des mères célibataires reste partiellement ignorée. Seules les questions liées à la filiation des enfants nés hors mariage et à l’adoption des enfants abandonnés ont été prises en considération. En effet, le fait d’avoir un ou une enfant hors des liens du mariage demeure inconcevable politiquement, et cela, en raison des convictions religieuses qui n’ont jamais été totalement remises en cause par la Tunisie. Lorsqu’à l’Indépendance en 1956, Bourguiba accède au pouvoir, il réforme l’appareil religieux traditionnel. Le charismatique président favorise alors la sécularisation de l’État et présente ses réformes comme le « fruit d’un effort d’interprétation conforme à l’esprit originel de l’islam » (Regossi 2004 : 89). Il accorde aux Tunisiennes par l’entremise du Code du statut personnel (CSP) des droits qu’aucun pays arabo-musulman n’avait octroyés auparavant[3]. Prônant et développant ce que l’on appellera plus tard un « féminisme d’État », les droits acquis par les femmes sont nombreux, mais la conception de l’égalité entre les sexes reste cependant, sous le régime de Bourguiba et encore actuellement, attachée à une certaine vision normative de la division des sexes d’inspiration essentialiste. Bourguiba n’a jamais pris le risque de laïciser le champ politique tel un Mustafa Kemal en Turquie et n’a pas complètement remis en cause la charia, notamment dans le champ juridique des affaires familiales (Bessis et Belhassen 1992). Les acquis des femmes sont venus du législateur annihilant par là même les tentatives de conceptualisation du féminisme autonome tunisien. Les Tunisiennes ont donc bénéficié du choix moderniste de la législation musulmane, mais elles ont hérité des inconvénients d’une législation liée à un régime politique et non découlant des luttes d’une partie de la société civile (Marzouki 1993). Concernant les mères célibataires, rien n’a changé avec le CSP. En effet, la sexualité prénuptiale demeure un thème tabou au sein de nombreuses couches sociales mais aussi au niveau politique. La famille est l’instance de base de la société et le mariage, l’unique moyen de légitimer les unions. Le CSP s’inspire des prescriptions religieuses qui condamnent toute forme d’exercice sexuel entre individus non mariés. Le droit tunisien considère d’ailleurs le concubinage comme un délit passible de prison (Turki 1998). Même si la loi est peu appliquée, sa portée symbolique a des conséquences non négligeables sur les attitudes et les représentations dans l’imaginaire collectif. Les mères célibataires, constituant de fait des familles monoparentales, ne bénéficient d’aucune assistance spécifique. Jusqu’en octobre 1998, une femme ayant un ou une enfant hors des liens du mariage avait la possibilité de remettre légalement son enfant au profit de l’adoption plénière par l’intermédiaire de l’Institut national de protection de l’enfance (Turki 1998). Beaucoup de femmes optaient pour cette solution permettant à l’« enfant du péché » d’entrer dans une famille. Devant le nombre croissant d’abandons légaux, une loi a été promulguée sur la filiation des enfants nés hors mariage. Cette loi permet aux enfants nés hors mariage de recevoir un nom patronymique dans le contexte d’une recherche en paternité et donne droit à une pension alimentaire et à la tutelle de l’enfant. À travers tout un dispositif de mesures juridiques, le gouvernement donne désormais un statut à l’enfant, mais la mère reste, elle, invisible aux yeux de la loi et absente des statistiques officielles nationales. Des acteurs et des actrices de la société civile ont réagi en créant une association d’aide et de soutien à ces femmes en difficulté. Celle-ci tente d’aider ces mères, souvent rejetées par leur famille, en les orientant dans leurs démarches administratives, en les inscrivant à des formations professionnelles et surtout en proposant un hébergement provisoire du couple mère-enfant au sein d’un foyer d’une vingtaine de places. Les militantes et les militants de cette association souhaiteraient que l’État accorde une allocation à la mère célibataire. Cependant, financer ce problème social le rendrait visible et, en quelque sorte, le légitimerait. Les familles qui acceptent d’accueillir un ou une enfant en situation d’abandon reçoivent une prime, un soutien financier – dérisoire certes mais hautement symbolique – chaque mois. L’association revendique le droit pour la mère biologique de bénéficier de cette allocation si elle choisit de garder son enfant. Le gouvernement craint-il que cette allocation ne soit perçue comme un encouragement? Cette allocation parentale ne constituerait-elle pas une acceptation implicite du rôle de mère à ces femmes célibataires?

Malgré l’existence d’une structure associative pourtant créée dans le but de les soutenir, certaines mères célibataires refusent de s’y rendre. L’association est parfois assimilée à une maison close par certaines mères enquêtées qui perçoivent les autres mères célibataires comme des prostituées. Neila[4], 21 ans, a donné naissance à une petite fille. Un mois après la naissance de son enfant et en situation de rupture familiale, elle vit chez un couple âgé à Tunis qui l’héberge et garde sa fille durant la journée en échange de son maigre salaire. Elle est femme de ménage dans une collectivité. Le père, actuellement en prison pour vol, n’a pas encore reconnu l’enfant :

Tu connais des associations qui existent?

Oui, quelqu’un à l’hôpital m’en a parlé, mais j’ai refusé. J’ai entendu dire que ce n’était pas bien. Qu’ils ne s’occupent pas bien des enfants. Que les filles de là-bas ne sont pas des filles bien.

Qui t’a dit ça?

Les gens. Ils parlent, j’entends.

Neila, 21 ans

Des rumeurs, des attaques infondées, nuisent à l’image de l’association et de son foyer d’accueil du couple mère-enfant. Ces rumeurs ne sont que la traduction concrète des représentations collectives qui sont véhiculées, notamment dans les médias. Hejer, 23 ans, pourtant en situation de grande détresse, a préféré placer sa fille d’un mois à l’assistance publique plutôt que de communiquer avec l’association. Hejer dit aussi qu’elle a « peur » de s’y rendre. La crainte d’être jugée se révèle également un frein. Exposer et devoir justifier leur situation est une épreuve difficile pour ces femmes stigmatisées.

Les représentations collectives et la stigmatisation sociale

Le stigmate que porte la mère célibataire est la conséquence de son passé de femme sexuellement active dont l’enfant révèle le comportement transgressif. Les mères célibataires sont perçues comme inhumaines, hors du social, hors normes. Elles appartiennent à la « nature », n’ayant su contrôler leurs pulsions sexuelles. Une directrice d’unité de vie, lieu où sont accueillis temporairement ou définitivement les nourrissons, m’a confié un jour qu’elle apparentait ces mères à des animaux. Leurs enfants, pour leur part, sont perçus en général comme le fruit du péché, des « bâtards », des « fils de putains », et sont « illégitimes », c’est-à-dire que ces enfants n’ont pas de légitimité à exister. Au sein de la société, dans les médias mais aussi au coeur des unités de vie qui sont en contact avec ces mères célibataires, un discours pathologisant et uniformisé est véhiculé. Les mères – sans distinction entre elles – sont perçues comme irresponsables, voire comme de réelles criminelles qui méritent l’enfermement carcéral; au mieux, elles sont jugées comme victimes de leur ignorance. On parle d’ailleurs de « récidives » lorsqu’une femme célibataire accouche à plusieurs reprises d’enfants illégitimes. Les femmes se répartissent en deux catégories dans l’imaginaire collectif : la mère ou la « putain ». Les mères célibataires se trouvent à la frontière des deux univers de sens. Elles sont souvent assimilées à des prostituées à partir du moment où leur non-virginité est établie à travers cette grossesse. Contrairement à ce que soutient le discours social ambiant, les mères célibataires ne sont pas, du moins dans la majorité des cas, des travailleuses du sexe. À travers cette maternité qui les marginalise, les mères sont exclues, livrées à elle-même, et ce n’est qu’ensuite que la prostitution peut parfois devenir leur unique moyen de subsistance. Lors de nos observations et enquêtes, nous n’avons rencontré qu’une extrême minorité de mères se prostituant[5]. Les mères célibataires enquêtées, avant de devenir elles-mêmes objet de stigmatisation, avaient une vision bien précise de cette situation conforme aux représentations collectives :

Avant qu’est-ce que tu pensais des mères célibataires?

Je rigolais d’elles, je me moquais. Je me disais : « Comment elles ont pu faire ça? », mais après, forcément, j’ai changé mon point de vue, la pauvre… Peut-être c’est le destin, peut-être qu’elle a vécu des problèmes dans sa vie…

Sara, 29 ans

Leurs réactions montrent à quel point comme le disait si justement Goffman (1995 : 161), « le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue ». Ces catégories stigmatiques doivent être appréhendées en termes de « rapports » et non d’« attributs » puisqu’elles sont socialement construites et saisies différemment selon les propres cadres de l’expérience de chaque individu. Hanane, 23 ans, étudiante à l’université et mère d’un petit garçon, raconte qu’elle aussi « ne respectait pas » ces mères. La majorité des mères enquêtées condamnaient la maternité célibataire et l’apparentaient à un crime avant d’être placées devant cette situation. Aujourd’hui encore, certaines insistent sur le fait qu’elles ne sont pas « comme » les autres mères célibataires, les assimilant, elles aussi, à des prostituées. Elles marquent une distanciation entre leur propre expérience et celle qui est véhiculée dans les représentations afin de se démarquer, que ce soit par leur âge, par le contexte de leurs relations avec le partenaire ou par leur attitude à l’égard de l’enfant :

Si [la mère célibataire en général] est majeure, elle mérite même la mort, si elle est jeune, je peux la considérer comme victime surtout avec des problèmes de la famille d’un côté et des problèmes matériels de l’autre côté et les conditions défavorables.

Soumia, 24 ans

Les cas comme moi, qui n’ont eu qu’une aventure, méritent de l’aide, mais pas celles qui sortent avec plusieurs.

Neila, 21 ans

Avant d’avoir le bébé, tu avais des idées sur les filles-mères célibataires?

Oui, que c’étaient des filles mauvaises, des filles prostituées.

Et maintenant?

Je me dis que c’est normal! Mais bon, pas toutes les filles. Celles qui les laissent à l’hôpital, ce sont des prostituées.

Besma, 24 ans

La plupart des mères interrogées n’avaient jamais entendu parler du phénomène que représente la maternité célibataire au cours de leur vie, ni dans les médias. Quelques-unes, comme Saïda, mère d’un garçon de 5 ans qu’elle a eu avec un instituteur dans le Sud tunisien, avait déjà rencontré un cas similaire dans son village et avait été choquée par le comportement des autres enfants à l’égard de la fille de la mère célibataire :

J’ai déjà vu un cas dans notre village […] Je voyais sa fille quand je prenais le bus pour aller au lycée. Tout le monde l’insulte tout le temps, personne ne veut s’asseoir à côté d’elle : « T’es une fille du péché! »

Saïda, 25 ans

Aujourd’hui, le fils de Saïda doit faire face lui-même à cette situation de stigmatisation :

Il me pose toujours la question : « Où est mon père? » Ses copains demandent toujours où est son père, ils ne jouent pas avec lui. Mon fils veut jouer avec eux, mais eux ne veulent pas. Ils lui jettent des pierres parfois. Quand je rentre à la maison, je joue avec lui alors que je suis épuisée. Je marche 9 kilomètres par jour pour aller à mon travail (pleurs)!

Pour celles qui ont poussé la porte du foyer de l’association Amal, l’expérience au contact des autres mères résidentes se révèle souvent douloureuse. Intégrer l’association, c’est accepter de voir en permanence le reflet de son propre stigmate :

Je ne savais pas. Je n’avais jamais entendu parler de ça. Je me retrouve avec des filles-mères là! Je ne côtoie que ça, alors que justement moi j’essaie de l’oublier! Ça me rappelle tout le temps qui je suis […] je sens qu’on est toutes dans le même cas; pour moi, j’ai fait une faute. De voir ces filles, ça me rappelle cet acte, cette faute.

Fatima, 19 ans

Les médias participent largement au renforcement de cette stigmatisation. Au cours, des dernières années, différents articles de presse ont relayé une image de victime des jeunes mères. Elles ne sont plus perçues (ou presque) comme des prostituées mais plutôt comme de jeunes filles naïves, irresponsables, en marge de la société et en proie à tous les problèmes familiaux et sociaux possibles. « Mères célibataires : l’enfant de tous les malheurs », « Grossesse avant vingt ans : c’est contre nature… », «Fléau social : les mères célibataires » : tous les titres et contenus d’articles évoquent problèmes, dysfonctionnements et duperies, alors même que les femmes enquêtées ne s’identifient pas forcément à ces représentations. Ce stigmate social est ressenti si intensément par les mères célibataires en leur for intérieur qu’une mère interrogée confie avoir peur que cela se voit à l’extérieur :

En Tunisie, on dit que quand on a un bébé, ça peut laisser des marques sur la peau. J’avais peur aussi des femmes âgées, quand elles ont été enceintes, ça se voit sur leur visage. J’avais peur que moi aussi ça se voit.

Naima, 27 ans

Le terme « stigmate » provient du grec et définissait les marques corporelles gravées au couteau ou au fer rouge, destinées à exposer ce qu’avait d’inhabituel ou de détestable le statut moral de la personne ainsi désignée (Goffman 1975 : 11). Le stigmate de la mère célibataire n’est a priori pas immédiatement perceptible. Si des mères avaient réussi jusque-là à cacher leur situation à l’ensemble de leur entourage, l’accouchement marque une rupture dans le faux-semblant, tout du moins au sein du cadre hospitalier. Terrorisées, déjà fragilisées mentalement et physiquement, elles sont démasquées devant les services sociaux de l’hôpital. Les mères doivent être munies de papiers d’identité (mentionnant par là même leur statut matrimonial) afin de s’enregistrer au sein de l’établissement. Certaines tentent de sauver la face et continuent de cacher la réalité de leur situation. Elles recourent aux mensonges (mari absent, à l’étranger) pour justifier l’absence du père et de sa famille ainsi que des pièces administratives. D’autres essaient de s’enfuir dès l’accouchement terminé, laissant le nourrisson sur place, pour éviter toute confrontation avec les services sociaux de l’hôpital ou la police. Les attitudes de ces femmes célibataires sont tout à fait intelligibles à la lumière des contextes d’interactions qui s’instaurent au sein de ces structures hospitalières. L’accueil inadapté et hostile des hôpitaux, les humiliations, les agressions verbales mais parfois aussi physiques de la part du personnel soignant sont le lot quotidien des mères célibataires :

Pendant l’accouchement, la sage-femme m’a insultée. Elle m’a dit : « T’es une merde! T’es une fille facile, une irresponsable. » […] Elle m’a agressée avec ses mains. Pendant l’accouchement, elle m’a fait un geste pour sortir le bébé. Après, la sage-femme est revenue, mais elle m’a fait mal au niveau du ventre. Elle m’a dit : « T’es capable d’écarter les jambes pour coucher. »

Sihem, 18 ans

Le personnel soignant, les assistantes sociales, à travers leur attitude culpabilisatrice et moralisatrice mais surtout par l’imputation de la qualification de « cas social » à ces femmes, contribue à l’institutionnalisation du stigmate. Tous les témoignages regorgent d’exemples :

Au début, quand je suis arrivée, personne ne savait que j’étais un cas social […] dans le dossier, c’est écrit comme ça, en grand : « Cas social »! Tu sais? Bon après, ils m’ont demandé : « Où est ton mari? » Moi je ne peux pas lui dire… Après, elle regarde le dossier, et elle voit, alors elle me dit : « Ah t’es un cas social! »

Et du coup elle a changé après?

Bien sûr! […] la seule personne qui est restée normale, c’est le docteur! Cas social ou pas […] J’étais très mal. Il m’a dit : « Ne t’inquiète pas, ça va bien se passer. Que tu sois mariée ou pas, c’est pareil, tu es normale. »

Et les autres ont changé de comportement?

Oui. Tu sais que même la femme de ménage est venue me voir et m’a dit : « Ah toi tu es un cas social! » (Elle mime cette personne et joue le dénigrement.) J’étais avec trois autres cas sociaux. Moi je ne voulais pas voir ma fille, je ne sais pas pourquoi, je n’aime pas. Je ne pouvais pas…

Rachida, 22 ans

Lors de leur interrogatoire administratif – généralement le lendemain de l’accouchement – les mères, têtes baissées, doivent justifier de leurs actes perçus comme « déviants ». Humiliées, elles se font demander de répondre à cette question : « Alors vous êtes un cas social? » En répondant « oui », elles assument être coupables d’avoir eu des rapports sexuels hors mariage. Certaines renoncent immédiatement à contourner le stigmate et se définissent elles-mêmes comme un « cas social » :

Il m’a dit : « Donne-moi ton nom, le nom de ton mari. » Je lui ai dit : « Je suis un cas social. »

Wahiba, 27 ans

Certaines assistantes sociales au sein de l’hôpital, des psychologues compatissent au sort des femmes qui sont face à elles. Les mauvais traitements, les insultes, ne sont pas systématiques, mais, à partir du moment où elles sont identifiées à un « cas social », plus jamais elles ne seront appelées par leur nom ou prénom. Les mères célibataires accompagnées par leur partenaire éprouvent moins de difficultés. Fairouz est une jeune mère célibataire de 22 ans. Son enfant est désiré et si elle est encore célibataire, c’est uniquement parce que sa famille et celle de son compagnon s’opposent à leur union :

À l’hôpital, les cas sociaux comme moi ils les mettent dans une chambre à côté et moi ils m’ont considérée comme un cas normal. Ils étaient gentils avec moi, même les femmes qui étaient avec moi, elles ont cru que j’étais mariée comme elles. Surtout que le père était bien présent avec moi pour s’occuper de moi et pour régler la situation de son fils. J’ai accouché à huit heures du matin et je l’ai informé de l’accouchement, il est venu directement pour voir son fils et il a informé l’assistante sociale qu’il va lui donner son nom; pourtant, il n’avait pas une carte d’identité; il a fait le maximum pour régler la situation de son fils.

Fairouz, 22 ans

Le déni d’un rôle : de son propre corps à l’environnement familial

Ce qui est semblable à la quasi-totalité des cas recensés lors de nos entretiens, c’est le déni de grossesse, ce qui explique en grande partie le non-recours à l’avortement pour certaines d’entre elles. Il désigne le fait, pour une femme enceinte, de ne pas avoir conscience de l’être. On peut distinguer le déni partiel, qui prend fin avant le terme de la grossesse, et le déni total, qui perdure jusqu’à l’accouchement. Les mères ont en général très peu de symptômes de leur état de grossesse, voire aucun :

Je ne sais pas si tu vas me croire ou non, mais j’ai compris que j’étais enceinte juste à la fin de ma grossesse! Tu vois, les personnes analphabètes comme moi, comment on est? Même mon ventre n’a pas grandi! Maintenant je vois ma voisine, elle est enceinte. Je me compare toujours et je me demande pourquoi je n’ai pas vécu la même grossesse comme elle! […] J’ai accouché dans la maison! […] J’ai cru que j’étais malade, je ne sais pas… […] Je te jure, je te jure que c’était comme ça, même moi je suis restée bouche bée et étonnée de voir comment un humain sort d’un autre, je te jure! J’étais dans la maison, j’avais des douleurs. Je leur ai dit que j’étais malade et quand j’ai vu ma fille arriver… j’étais choquée […] Après je me suis réveillée le samedi dans l’hôpital et moi j’ai accouché le mercredi […] J’ai perdu conscience et ma mère, après, elle m’a raconté tout; apparemment, j’ai voulu me suicider! […] L’infirmière me disait si je voulais voir ma fille et moi je lui ai dit : « Quelle fille? » et « C’est la fille de qui? » Des fois, je me rappelle de quelques images, mais je ne me souviens de rien de ma fille.

Soumia, 24 ans

L’expérience de déni de Soumia est extrême. Nombreux sont les récits de mères qui évoquent cette forme de déni partiel de la réalité. Une fois la grossesse détectée, les femmes célibataires tentent dans leur grande majorité d’y mettre un terme. En Tunisie, l’avortement est accessible pour toute femme majeure, quel que soit son statut matrimonial, avec autorisation d’un parent pour les mineures. Il est encadré, gratuit et anonyme dans la plupart des structures publiques, fait unique dans le monde arabe. L’avortement étant autorisé jusqu’au troisième mois de grossesse, beaucoup de mères célibataires ignoraient la possibilité d’avorter au sein des structures existantes ou ont dépassé les délais légaux. Dans l’impossibilité d’avorter médicalement, certaines tentent de le faire par leurs propres moyens. Dans quelques cas que nous avons recensés, les femmes célibataires ne souhaitaient pas avorter alors que les délais le leur permettaient. La justification religieuse est alors énoncée : « J’ai déjà commis une faute, je ne vais pas en commettre une autre en tuant le bébé. » Ce type de discours fait référence à un jugement extérieur et donne à la mère le sentiment de se dessaisir de ses actes. Cette référence à Dieu n’est pas seulement une justification mais aussi un argument pour agir (ou non) et un cadre moral qui structure les motivations et les actions de l’individu (Ferrié 1995) :

J’étais seulement à 15 jours [à la découverte de la grossesse]. Le garder, l’avorter. J’ai interrogé un imam pour demander si c’était hâram* ou pas d’avorter, c’est tout. Il m’a dit que oui bien sûr. Que Dieu va me punir. Et après j’ai commencé à sentir que je suis une mère. Je ne voulais surtout pas avorter le bébé. C’est le père, et moi je suis la mère. Je vais faire le maximum pour cet enfant. Même si je reste dans la rue pour pouvoir le garder! Ma famille n’était pas au courant, je sentais un sentiment maternel naître en moi (sanglots). J’ai demandé à Dieu qu’il laisse grandir ce bébé dans mon ventre (pleurs, silence).

[*« interdit » selon l’islam]

Saïda, 25 ans

Les futures mères tentent de cacher leur état à leur famille et à leur entourage et décident de vivre dans le faux-semblant jusqu’à ce que la situation devienne inextricable. Cependant, le processus de dissimulation est une lourde tâche :

Je cachais mon ventre, je mettais toujours le survêtement d’un homme pour que ce soit plus large. Je n’avais pas envie de montrer mon ventre parce que j’avais honte.

Sihem, 18 ans

Les mères vivent tout simplement dans une angoisse profonde et permanente. Elles peuvent se confier à un ou une membre de leur entourage – leur mère, leur soeur, une amie, le partenaire – avec qui une stratégie sera élaborée dans le cercle familial ou non. Le point primordial est de dissimuler cet événement aux membres masculins de la famille. S’ils l’apprenaient, leur honneur masculin serait alors entaché et leurs réactions pourraient être radicales, jusqu’à quitter le pays :

Mon frère qui était étudiant à la faculté pour le Capes, au début, il ne voulait plus me parler, il est parti très loin, chez un ami à Djerba. Il est parti travailler là-bas. Il ne fait pas ses études là-bas. Il donnait une partie de son salaire à mes parents. Mon frère a dit que, si je restais à la maison, il ne rentrerait jamais.

Wahiba, 27 ans

Ma mère a informé mes frères de ma grossesse… […] Tout le village savait que j’étais enceinte, même mon frère qui travaille au Ministère a quitté le pays! […] À cause de ce problème, il avait honte de moi, les gens lui disaient : « Ta soeur, elle a un bébé seule! » Il a dit à ma mère : « Si ta fille reste ici, moi je ne resterai pas à la maison. »

Sara, 29 ans

La migration des jeunes femmes vers une autre ville ou un autre logement que celui de la famille est l’option la plus répandue. Elles sont parfois chassées de leur domicile familial à la découverte de leur grossesse, mais le plus souvent l’éloignement est un choix anticipé. L’objectif est d’empêcher la famille, le voisinage, d’apprendre la situation. Il s’agit d’un éloignement à la fois physique, psychologique et social. Dans l’anonymat d’une grande ville ou d’une métropole, elles évitent parfois la stigmatisation :

Ma tante a remarqué que j’étais enceinte et elle l’a répété à tout le village ; alors [mes parents] me disaient que je devais quitter le village jusqu’à l’accouchement et après je pourrais rentrer à la maison sans le bébé […] J’ai arrêté le travail parce que tout le monde savait que je n’étais pas mariée et après j’ai travaillé comme femme de ménage dans les maisons et je leur ai dit que j’étais mariée.

Karima, 30 ans

Dans un nouveau contexte d’interaction, les femmes doivent faire preuve en permanence de vigilance. Elles doivent manipuler les informations avec précaution, pour ne pas dévoiler qu’elles portent un déguisement social. Une des stratégies des mères célibataires peut être de maintenir une certaine distance avec les autres. Elles sont donc contraintes à une certaine solitude à la fois géographique – de par leur déracinement – et psychologique afin de ne pas dévoiler d’informations qui risqueraient de les mettre en difficulté.

Des stratégies de parentalité : de l’abandon de leur rôle à la revendication de leur statut

Une fois qu’elles ont accouché, les mères sont placées devant un premier choix : d’une part, elles peuvent signer la déclaration d’abandon et renoncer définitivement à leur rôle de mère à l’égard de l’enfant; d’autre part, elles ont la possibilité de garder l’enfant près d’elles malgré la stigmatisation sociale et l’exclusion familiale que cette décision peut entraîner. Toutes les mères reçues en entretien ont un point en commun : elles ont cherché, en vain parfois, à cacher cette maternité synonyme de honte, mais elles ont finalement renoncé à signer l’acte d’abandon. Aux prises avec ce douloureux choix, imposé bien souvent par les familles, beaucoup ont préféré l’exclusion familiale à l’abandon de leur enfant :

Mon père m’a dit que si je veux revenir à la maison, il faut que j’abandonne la petite.

Nesrine, 19 ans

C’est vrai que ça va être difficile, que je vais avoir des problèmes et tout, même si c’est un fardeau, même si je l’ai sur le dos dans la rue, sans rien, je préfère rester avec lui.

Saida, 25 ans

Des solutions alternatives, des arrangements intrafamiliaux semblent avoir été trouvées par certaines mères. Même si l’acte d’abandon n’est pas signé, nous avons observé plusieurs stratégies qui permettent à la mère de réintégrer le foyer avec son enfant tout en abandonnant son rôle de « mère » aux yeux de la communauté. Il n’est pas rare que l’on accepte l’enfant en tant que membre de la famille, mais la filiation avec la mère est alors dissimulée. On dit que c’est l’enfant d’une soeur mariée, voire de la mère, qui est en fait la grand-mère. Dans l’exemple d’Hejer, la mère devient finalement la soeur de sa propre fille :

J’ai quitté la maison avec ma soeur pour habiter dans une autre maison. C’était dans le même quartier […] Dans la maison où j’ai résidé avec ma soeur, on est restées sept jours, mais ma mère n’a pas voulu que je ne reste ici. Il fallait que je rentre à la grande maison et tous ils doivent m’accepter comme je suis. On ne doit pas jeter sa propre fille. Elle m’a dit : « Il faut considérer ta fille comme si elle était la cinquième fille que je n’ai pas. » Dès ce jour-là, ma fille est considérée comme une soeur pour moi… pas ma fille.

Hejer, 23 ans

Par exemple, pour Fatima, 19 ans, qui est hébergée au foyer Amal, sa mère a accepté de reprendre sa fille pour une durée limitée uniquement lorsque celle-ci a pu faire passer son enfant pour l’enfant de son frère aux yeux du voisinage. Mona, mère d’un petit garçon de 3 mois dont le père biologique est parti sans laisser de trace, a rencontré un homme qui a accepté de l’épouser et de légitimer l’enfant après la noce :

Mon fiancé m’a dit de le laisser à l’association et juste après le mariage on va le garder et il va lui donner son nom. On a choisi qu’après le mariage on va dire à tout le monde qu’on n’a pas pu avoir un bébé et on va en adopter un qui sera mon fils.

Mona, 19 ans

La mère célibataire peut réellement endosser son rôle de mère sans être victime de discrimination à partir du moment où son statut de célibataire est dissimulé à l’entourage. Y compris à travers le subterfuge d’une « fausse adoption ». Il s’agit réellement de se « réapproprier » symboliquement le rôle de mère à partir de l’institutionnalisation maritale, la seule socialement reconnue comme légitime. Lorsque la mère habite déjà seule, elle peut se faire passer pour une femme mariée aux yeux de son entourage. Lorsque les parents refusent catégoriquement d’accepter leur fille au sein du foyer avec l’enfant, la mise à l’écart de la mère célibataire, à la fois géographique et symbolique, tend à montrer à la communauté que la famille « lave son honneur ». Sa mise au ban de la société s’apparente à une sorte de « punition » :

Quand je suis rentrée [de l’hôpital] avec le bébé, je n’ai pas pu retourner dans la maison, ils m’ont mis à côté, là où on met les animaux, comme un hangar, une écurie, comme les maisons primitives. Moi et mon fils, on est restés dans ce local. Ma mère ne me laissait pas sortir de cette pièce. Mon père me disait tout le temps que c’était de ma faute, que je n’avais qu’à être plus responsable et ma mère m’amenait ce dont j’avais besoin […] Ma mère me disait que je pouvais rester là-bas, jusqu’à ce Dieu change la situation […] Mon frère n’a pas accepté. Il a dit que soit c’est lui, soit c’est moi qui dois quitter la maison […] Mon frère a dit qu’il fallait que je quitte la maison parce que je leur ferai des problèmes dans l’entourage. Même mes voisins ont dit ça à ma mère : « Cette fille a donné un mauvais exemple dans tout le village. »

Saïda, 23 ans

Dans les situations précédemment décrites, le rôle de mère, dans le contexte familial, est clairement ôté à ces femmes. Pour celles qui refusent de dissimuler leur maternité, parfois fortement désirée, et d’abandonner leur rôle de mère, devenir indépendante est la seule manière d’y parvenir. En assumant sa maternité célibataire, la jeune femme devient un être distinct du noyau familial (Turki 1998 : 146). Migrer en ville afin de trouver un emploi, subvenir aux besoins de son enfant, l’éduquer dans les meilleures conditions possible sont leurs principales préoccupations. La dimension matérielle et financière de la maternité est systématiquement mentionnée dans chaque entretien. Le manque de moyens empêche ces mères d’exercer pleinement leur rôle. C’est à ce moment qu’elles élaborent un éventail de stratégies afin d’atteindre leur but. Démunies, en butte à l’exclusion, car elles ont refusé les compromis quant à leur statut, ces mères sont en permanence en contact avec les services sociaux de l’enfance ou les associations caritatives. Elles vont alors adapter leur comportements et discours devant les spécialistes et les personnes-ressources. Le repli sur soi et la victimisation (acceptation et intériorisation du stigmate) ou encore la tentative de réadaptation à la norme (rejet du stigmate) ou sa divulgation volontaire et revendiquée, ou les deux à la fois, font partie des stratégies observées. L’effort fourni par les mères célibataires correspond souvent à la tentative de « sauver la face », quitte à se mentir à elles-mêmes.

Dans le premier cas de figure, nous pouvons constater que les mères, en contexte d’interaction à l’hôpital ou au sein des associations vont manipuler leurs trajectoires biographiques, valoriser leur vie marginale, leurs pertes, leurs blessures afin d’obtenir une certaine reconnaissance de la part de l’interlocuteur ou de l’interlocutrice qui se trouve face à elle, l’objectif étant pour ces femmes de se justifier de ne pas être comme les autres. Ces histoires visent à adoucir le regard réprobateur de celui ou celle qui les juge. Les mères développent alors des stratégies d’adaptation du discours à la réalité sociale[6]. Pour cela, certaines se victimisent stratégiquement et (re)construisent leur parcours en fonction de ce que la société attend de leur part. Elles reconnaissent avoir commis une faute, un péché, car la société – et ses représentants qui l’écoutent – ne peuvent entendre qu’il s’agit d’un choix volontaire remettant en cause la normativité sociale. D’autres mères célibataires vont tenter de corriger ce qu’elles estiment être le fondement de leur stigmatisation. Goffman qualifie de « normification » l’effort qu’accomplit la personne stigmatisée pour se présenter comme quelqu’un d’ordinaire, sans pour autant dissimuler sa déficience. En effet, on peut constater que certaines mères célibataires, ayant laborieusement appris la dissimulation, s’acceptent ensuite telles qu’elles sont. Elles ont appris à dépasser les préjugés qui entourent leur statut, leur dénomination de « cas social » posant problème à la société, et se respectent ainsi. Il s’agit sans doute pour elles d’apaiser les conflits qui peuvent surgir entre leur(s) identité(s) et leur(s) rôle(s). Certaines mères vont jouer l’état de grâce. Il est à noter une tendance des mères célibataires à valoriser leur mode de vie et à s’aligner sur les discours des modèles dominants, voire à les dépasser, dans leur contenu normatif. Conscientes de l’enjeu et du poids des préjugés qui pèsent sur elles, certaines adhèrent encore plus massivement aux critères d’éducation valorisés dans les familles dites « normales ». Il s’agit là de légitimer leur droit d’exister et d’une certaine façon de se mettre en scène positivement, de revêtir un déguisement, un rôle qu’on leur refusait au départ. Les femmes célibataires surinvestissent donc leur rôle de mère et essayent de reconstituer du sens, de la signification sociale autour de leur maternité :

Je n’ai que lui au monde. Lui n’a que moi. Je dois bien l’élever. C’est mon devoir.

Neila, 21 ans

Pour cette catégorie de mères, on peut constater que leur maternité, souvent à l’origine accidentelle, se transforme en une sorte de « revendication » a posteriori. Leur enfant devient leur raison de vivre, leur lutte, comme un support – non pas économique ni social – mais symbolique pour « faire face » au monde (Caradec et Martuccelli 2004). Ces mères sont démunies devant l’hostilité sociale, et l’enfant, réel fardeau et à l’origine de leur exclusion, devient une force d’action :

J’aime ma fille, je la vois comme un grand soutien pour moi… même si des fois, je déteste ma fille…

Hejer, 23 ans

C’était comme un rêve pour moi d’avoir quelqu’un à mes côtés. Ca remplit le vide que je vis. Mon seul souhait, c’était d’avoir une petite. J’étais toujours été maltraitée, au moins j’ai quelqu’un qui me tient compagnie, en qui j’ai confiance.

Nesrine, 19 ans

Je l’ai amené deux fois dans un autre hôpital […] Quand je l’ai amené, je me suis pas sentie seule, j’avais du courage. Je parlais à mon bébé. Je lui disais : « Si quelqu’un m’emmerde, tu prendras ma défense! »

Neila, 21 ans

Le fait que la mère déclare « se battre jusqu’à la mort pour son enfant », qu’elle va « sacrifier sa vie » pour son éducation, discours valorisé au sein des institutions d’aide, n’est pas anodin. De « paria », la mère célibataire se transforme en « héroïne ». Concernant la place du père, une majorité des enquêtées continue d’éprouver des sentiments à son égard malgré son déni de paternité :

Mon amour pour mon fils me pousse à aimer son père.

Sara, 29 ans

L’enfant représente, pour certaines, cet amour perdu. Il n’est pas rare d’observer que les mères donnent à leur fils le même prénom que le père :

Maintenant j’ai perdu un Yacine, j’en ai un autre avec moi, un petit bout de lui […] C’est comme si lui, c’est mon mari, mais qu’il est mort dans ma tête.

Wahiba, 27 ans

Donner le prénom du père à son fils lorsque ce dernier refuse de reconnaître son enfant et de lui attribuer son nom patronymique, n’est-ce pas, pour la mère, inscrire symboliquement son fils dans la lignée paternelle? Tandis que certaines mères caressent l’espoir d’épouser le père biologique, d’autres ont conscience que ce projet a peu de chances d’aboutir et qu’il sera difficile de donner un père à leur enfant :

Maintenant je pense plus au mariage. Je sais que c’est un manque pour mon fils, mais si je trouve un homme qui m’accepte moi et mon fils, je ne dirai pas non. S’il considère mon fils comme un vrai fils. Je te jure que je m’intéresse plus à la vie.

Saïda, 25 ans

Conclusion

En l’absence du père ou d’un homme acceptant de jouer ce rôle, les femmes sont contraintes de composer avec leur stigmate, d’apprendre à être mères sans être épouses. Les mères célibataires évoluant hors des cadres moraux et des prescriptions normatives de la famille en Tunisie sont condamnées presque unanimement par l’ensemble du corps social mais aussi politique. Leur stigmatisation systématique constitue un moyen privilégié d’exercer un puissant contrôle social sur les femmes. Ces mères doivent gérer seules ce stigmate symbolisé à travers la grossesse ou l’enfant, la présence d’un coauteur du fait déviant étant bien souvent occultée par les États, par la société civile dans son ensemble. La stigmatisation reste exclusivement l’apanage des femmes, car c’est à elles et uniquement à elles que la société demande non pas seulement d’adhérer aux normes fondamentales – comme aux hommes – mais aussi de les appliquer. Cependant, ces mères célibataires ne contribuent-elles pas à remettre en cause les fondements mêmes du système patriarcal, trop longtemps perçu comme immuable et atemporel dans cette région? Assumant une filiation hors du lignage masculin, ne participent-elles pas à l’émergence de la figure de l’« individu »? Une lecture unidimensionnelle de l’univers tunisien, certes fortement patriarcal et fonctionnant comme un véritable système social des sexes qui structure les mentalités et organise les pratiques, ne doit pas rendre invisibles les changements sociaux qui s’y opèrent, notamment au coeur de l’institution familiale.