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« Dans la rue, si vous êtes isolée, marchez toujours d’un pas énergique et assuré. Ne donnez pas l’impression d’avoir peur. »

Ministère de l’Intérieur, Votre sécurité. Conseils aux femmes.

Marylène Liber est sociologue et chercheuse à l’Université de Neuchâtel en Suisse. Elle propose dans cet ouvrage le fruit d’un travail de recherche fouillé et minutieusement documenté sur la sécurité des femmes dans les espaces publics. L’hypothèse principale de son travail est que « l’absence de débat public sur « l’évidence » que recouvre la soi-disant « vulnérabilité des femmes » contribue à fixer ces identités » (p. 23). L’auteure souhaite un débat public sur la question de la sécurité, jugeant que celui-ci permettrait de mettre en lumière certaines formes de discriminations envers les femmes. De façon plus précise, l’auteure est d’avis que le sentiment de peur affiché par les femmes est socialement considéré comme une évidence, plutôt lié à leur « nature ». Malgré un double objectif ambitieux, soit, d’une part, de comprendre comment « une problématique, pourtant reconnue dans l’arène politique et sur la scène publique, a de la difficulté à s’imposer comme problème social à résoudre » (p. 19) et, d’autre part, « d’explorer la façon dont l’accès aux espaces publics et leur usage se conjuguent avec l’appartenance sexuée » (p. 23), l’auteure parvient à ses fins avec méthode et clarté.

Marylène Liber présente donc dans cet ouvrage les résultats d’une étude, ainsi que toute la démarche de sa recherche, y incluant la méthode privilégiée et la mise en contexte du matériel recueilli. Dans un premier temps, des entretiens ont été réalisés auprès d’actrices et d’acteurs sociaux qui participent à l’élaboration des politiques publiques, tels que des policiers et des policières, des élus et des élues, des travailleurs sociaux et des travailleuses sociales, des chargées de mission des droits des femmes de même que des citoyens et des citoyennes siégeant aux commissions locales des contrats locaux de sécurité (CLS)[1]. Ces 26 entrevues ont été réalisées sur trois sites différents, soit à Guyancourt, ville de banlieue située dans le département des Yvelines, ainsi que dans les 12e et 19e arrondissements de Paris, où la municipalité a tenté de penser une politique de sécurité « au féminin ». Ce corpus est ensuite complété par une série de 35 entrevues, réalisées auprès d’hommes et de femmes, qui rendent compte principalement des sentiments éprouvés et de leurs propres expériences dans leurs déplacements dans les espaces publics.

Le livre de Marylène Lieber est divisé en sept chapitres qui se terminent par une longue conclusion générale. On appréciera la délicatesse de l’auteure qui insère, bien en évidence, tout juste avant son introduction, une liste des sigles et abréviations qu’elle utilise dans son ouvrage. L’attention est d’autant plus appréciée que les domaines des politiques publiques et de la sécurité française ont un vocabulaire qui leur est propre, faisant référence à des organisations qui diffèrent passablement de celles qui existent au Québec.

Les premiers chapitres exposent d’abord une recension des écrits sur les thèmes de la sécurité, des crimes et des violences pour ensuite présenter les recherches qui ont traité de la question du traitement du genre dans les politiques publiques, plus précisément celles qui ont été adoptées en matière de violence, non seulement en France et en Europe, mais aussi au Québec. D’entrée de jeu, l’auteure et sociologue soulève un paradoxe, soit que plusieurs de ses collègues sociologues et autres experts ou expertes criminologues démontrent dans leurs travaux que les femmes disent avoir le sentiment d’être les plus exposées aux agressions dans les espaces publics, alors que les taux de victimisation rapportés sont relativement faibles. Elle fait ainsi écho aux préoccupations des Françaises mais aussi à celles de certains groupes de Québécoises qui considèrent que « la sexualisation de l’espace public peut également créer un sentiment de vulnérabilité chez les femmes qui sont chaque jour confrontées à l’omniprésence d’images qui représentent leur corps sans jamais vraiment y correspondre de façon réaliste […] [les données de la sécurité publique] mettent en perspective le fait que notre sentiment d’insécurité est basé sur l’expérience vécue par de nombreuses femmes et que toute approche de sécurité publique doit en tenir compte » (Demers Godley 2007 : 3).

Marylène Lieber fait le constat de l’absence d’une analyse de genre dans l’élaboration des politiques et des services publics de sécurité qui en découlent. Elle place l’explication de cette lacune en partie dans les modes de constitution des statistiques officielles de police, au sein desquelles les violences envers les femmes n’apparaissent pas. Cela est dû, selon elle, à la façon dont les actes de violence sont comptabilisés, d’une part, les statistiques excluant les mains courantes[2], et au fait que les mêmes statistiques ne prennent en compte que les violences qui sont, de fait, rapportées à la police, d’autre part. Or les violences envers les femmes font généralement moins l’objet de plaintes que les autres types de violence, les catégories utilisées pour enregistrer ces plaintes étant plus ou moins adaptées. Un chapitre entier est consacré aux diverses statistiques qui documentent les violences faites aux femmes et sur la façon dont « la dimension sexuée est prise en compte et reproduite » (p. 109) par les chercheurs et les chercheuses ainsi que par les élus et les élues qui contribuent à mettre en place des politiques de sécurité qui, selon l’auteure, ne considèrent pas comme une priorité les violences envers les femmes.

Au centre de cet ouvrage se trouve l’analyse critique de l’établissement des CLS par la présentation de l’analyse du discours des nombreux acteurs qui ont participé à ces projets. L’auteure rend compte du processus de l’élaboration des CLS, projet politique de la mairie de Paris essentiellement, et des obstacles rencontrés. En effet, l’examen de la mise en oeuvre des contrats locaux de sécurité révèle un processus d’invisibilisation et de dépolitisation qui dénature le projet initial du maire. Alors que la volonté derrière cette initiative était de combattre une discrimination reconnue comme étant sexiste, sa formulation évoque plutôt la vulnérabilité de la femme et suggère la mise en place de moyens de protection adaptés à cette vulnérabilité.

Les trois derniers chapitres de ce livre sont consacrés à la présentation des résultats de l’analyse d’un second groupe d’entrevues et font état des représentations sexuées de l’espace public. L’auteure fait ici une mise en garde importante puisque ces dernières entrevues ont été effectuées entre juillet 2002 et décembre 2003, période faisant suite à la campagne électorale de 2002, au cours de laquelle la question de la sécurité publique tenait une place centrale, et qui s’est soldée par un fort recul de la gauche française et une avancée importante du Front national. On peut penser que ce contexte sociopolitique a pu influencer en partie les représentations des participants et des participantes à cette étude. En outre, l’étude des discours concernant les attitudes que les femmes doivent adopter quand elles sortent seules, met en évidence le fait que l’accès à l’espace public est perçu de façon différente dans leur cas. L’étude des peurs et des stratégies d’évitement que les femmes mettent en place lorsqu’elles se déplacent dans les espaces publics, le soir, permet de rendre compte d’un phénomène pourtant présenté comme naturel.

L’analyse de la sociologue permet de mettre au jour les divers mécanismes sociaux susceptibles d’engendrer le sentiment d’insécurité des femmes, par la déconstruction du caractère « naturellement » féminin de la peur. Marylène Lieber livre au public un ouvrage documenté, bien construit et facile d’accès. Elle présente non seulement une réflexion qui alimentera la recherche sur les questions de sécurité des femmes, mais, espérons-le, un outil pouvant servir de guide dans l’élaboration de nouvelles politiques publiques.