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À l’ère de la pluralité des féminismes et des pratiques féministes, le présent article est motivé par un questionnement sur l’étendue et la diversité de ces pratiques. Plus particulièrement, le développement d’une pornographie féministe, queer, ou encore ce que les Européennes ou Annie Sprinkle appellent la « post-pornographie », peut-il être envisagé comme un projet féministe viable ou même souhaitable? La réponse à cette question ne peut être unanime, étant donné les divisions théoriques et idéologiques profondes autour de la sexualité comme de sa représentation explicite. Je propose de faire, dans les pages qui suivent, une analyse de la création de pornographie critique et féministe dans le champ des arts visuels, plus particulièrement des images en mouvements (film expérimental ou vidéo). Des artistes comme Carolee Schneemann, Lynda Benglis, Cosey Fanni Tutti, Annie Sprinkle, Pipilotti Rist, Marlene Dumas, Natacha Merritt, Cecily Brown, Sam Taylor Wood ou Émilie Jouvet ont directement travaillé la question de la pornographie simultanément comme proposition artistique et projet féministe. Cette production faisant l’objet d’un vide historiographique sera, selon Beatriz Preciado (Stüttgen 2009) à l’origine du concept de post-pornographie, qui signifie succinctement une production visuelle à caractère sexuellement explicite qui critique l’aspect machiste, stéréotypé et hétéronormatif de la pornographie commerciale.

Puisqu’il m’est impossible de faire le tour d’horizon de toutes ces oeuvres de femmes qui traitent de la pornographie, je propose plutôt d’établir ici une généalogie de cette pratique à partir de trois oeuvres réalisées à trois moments clés de cette production. Comme j’analyserai trois oeuvres à l’aune du concept de post-pornographie, j’ai choisi une oeuvre réalisée avant l’apparition du concept, une oeuvre de l’artiste à l’origine du concept et une oeuvre d’une artiste associée à la vague européenne. Le choix de ces trois oeuvres est également motivé par le fait qu’elles se posent dans la filiation l’une de l’autre. La première oeuvre est le film Fuses de Carolee Schneemann (1965), qui marque définitivement le début d’une pratique artistique explorant la représentation explicite de la sexualité et les codes de la pornographie en art. La deuxième oeuvre est celle d’Annie Sprinkle, créatrice du concept de post-pornographie et figure de proue d’une pratique hybride entre art, militantisme pédagogique et pornographie. En citant explicitement Schneemann comme source d’inspiration dans le générique de la vidéo Sluts and Goddesses Video Workshop or How to Be a Sex Goddess in 101 Easy Steps (1992), Sprinkle se pose directement dans la lignée artistique et politique de Schneemann. Finalement, j’analyserai comme troisième oeuvre un film d’Émilie Jouvet considéré comme une figure marquante du mouvement post-pornographique par les théoriciennes, comme Bourcier, Preciado ou Despentes, celles-ci étant à l’origine du développement contemporain du concept. Dans le film Too much Pussy, plusieurs performeuses citent Sprinkle et y font même référence directement, se plaçant en émules. Compte tenu de l’espace dont je dispose dans cet article, j’analyserai les liens que les oeuvres de Schneemann, Sprinkle et Jouvet entretiennent avec la pornographie hard core plus particulièrement avec les théories féministes sur le concept de post-pornographie. Ce dernier sera tout d’abord analysé sur le plan théorique.

Des perspectives sur les discours théoriques sur la post-pornographie

Le concept de post-pornographie sera lancé dans un contexte féministe par Sprinkle. Selon elle, le terme vient du photographe hollandais Wink van Kempen pour décrire « a certain genre of sexually explicit material that is more thoughtful, creative and artistic than the rest » (Sprinkle 1991 : 111). Le terme sera repris en 2001 par Bourcier pour qualifier le film Baise-moi  comme étant « le premier film post-pornographique français » (Bourcier 2005a : 380). Dans sa première théorisation en 2001, Bourcier ne définit pas comme tel le concept de post-pornographie. Néanmoins, elle précise les raisons qui font de Baise-moi un film post-pornographique (Bourcier 2001 : 27) : « une rupture de l’unité thématique à partir du moment où le porno se mélange à autre chose, glisse dans d’autres genres, dans la représentation dite non porno, qui plus est via des médias de masse et populaires; que le discours sur le sexe soit tenu par des femmes. En un mot que le porno sorte de son “ ghetto ”. » Réduire la définition de la post-pornographie à cette citation serait passer à côté de toutes les raisons politiques au coeur de la post-pornographie, selon Bourcier (2001 : 32), soit de déconstruire les fonctions de la pornographie que sont la « renaturalisation de la différence sexuelle [et la] rigidification des identités de genres et des pratiques sexuelles ». Une grande partie de la construction théorique de Bourcier repose sur les théories de Linda Williams qui conçoit la pornographie comme un dispositif de la scientia sexualis (Foucault 1976), donc une norme qui crée et décrit le sexuel. Cette influence est manifeste quatre ans plus tard, dans l’entrée du Dictionnaire de la pornographie sur la post-pornographie, où Bourcier explicite plus clairement ce qu’elle entend par ce concept. Elle théorise la post-pornographie comme un mouvement et une esthétique critiques venant de la marge de ce qu’elle nomme le « régime pornomoderne ». S’appuyant sur les travaux de Kendrick (1987) et Williams (1989), elle affirme que la pornographie est « une technologie de production » et « un régime de savoir-pouvoir, qui vaut pour la vérité du sexe » (Bourcier 2005a : 379). Or, à ses yeux, ce régime possède trois caractéristiques qui seront particulièrement la cible de la post-pornographie : l’affirmation de rôles de genre traditionnels et en concordance avec la matrice hétéronormative, « la prédominance du point de vue masculin hétérosexuel et actif […] et l’érotisation de la race » (Bourcier 2005a : 378). La première expression de cette mouvance serait menée par Sprinkle selon Bourcier : l’oeuvre d’une travailleuse du sexe (Sprinkle) déconstruisant l’image de la « femme-pute » pour la dé-stigmatiser, lui redonner un statut de femme dans toute sa subjectivité et sa flexibilité identitaire. D’après Bourcier (2005a : 380) le « renversement des rapports sujet/objet, [la] contestation des binarismes passif/actif, [l’]autopornification, [la] revendication de sexualité et d’identité de genres différentes, voire anormales, [la] critique de l’hétérocentrisme, [la] dénaturalisation et [la] réappropriation des codes de la représentation porno » constituent les objectifs de la « post-porno queer ». Un renversement qu’elle voit s’opérer dans le film Baise-moi et dans les films de Bruce LaBruce ainsi que dans le travail de Sprinkle. Cependant, la post-pornographie ne fonctionne pas comme une « pornutopia érotique libératrice » (Bourcier 2005a : 380), mais elle est beaucoup plus critique; cet argument ne correspond pas au travail de Sprinkle qui opère une critique « désessentialisant » la sexualité et révélant son aspect performatif, tout en demeurant un paradigme d’utopie érotique (le développement du plein potentiel sexuel des femmes étant une des visées de la vidéo Sluts and Goddesses).

Bourcier ne sera pas la seule auteure à développer le concept. Selon Borghi (2013), Preciado, en organisant le Maratona post-porn au Museu d’Art Contemporani de Barcelona en 2003, marathon qui regroupait aussi Bourcier et Sprinkle, deviendra une des figures de proue du mouvement européen autour du concept et de la pratique post-pornographiques. Effectivement, après ce marathon, les premiers collectifs se forment pour produire une pratique dite post-pornographique. Selon Borghi, la parution du Post-porn Modernist de Sprinkle (1991), du Testo Junkie de Preciado (2008), de la trilogie des Queer zones de Bourcier (2001, 2005a, 2005b et 2011), de la King Kong Théorie de Virginie Despentes (2006), du Devenir Perra de Itziar Ziga (2009), et du Pornoterrorisme de Diana Torres (2012) constituent les balises théoriques de la post-pornographie. L’influence de Preciado tout comme l’européanité du concept sont manifestes dans un colloque organisé par Tim Stüttgen en 2009 qui a permis de regrouper à la Jan van Eyck Academie plusieurs créatrices et créateurs ainsi que des théoriciens et des théoriciennes autour du concept de la politique post-pornographie (mis à part les artistes, les spécialistes de la théorie sont effectivement d’origine européenne). Tous les articles théoriques citent le Manifeste contra-sexuel de Preciado (2000), alors que celle-ci ne parle que très peu du concept. Elle y propose toutefois les bases de sa conceptualisation du terme. D’abord, ce dernier vient d’un vide historiographique pour parler de la pratique audiovisuelle ou de performance de plusieurs artistes comme Sprinkle et Jouvet (Preciado citée dans Stüttgen (2009 : 24)) et leur donner de la visibilité. Voici la définition donnée par Preciado (ibid. : 30) :

The notion of post-pornography, drawing from Annie Sprinkle’s “ post-porn modernist ” performances, will be a map concept used to describe different strategies of critique and intervention in pornographic representation arising out of the feminist, queer, transgender, intersexed and anti-colonial movements. Post-pornography names multiple and heterogenous critiques to these three pornographic regimes and their segregated disciplinary spaces for production of pleasure and subjectivity (the museum, the city and the pornographic room) and to the modern biopolitical techniques of spacialization of pleasure […] the notion of post-pornography suggests an epistemological and political break, another way of knowing and producing pleasure through vision and body-machine assemblage.

Nous ne sommes pas très loin du concept défini par Bourcier. L’aspect critique de l’ordre hétéronormatif, combiné au décloisonnement de la pornographie et à l’hybridation des pratiques sont aussi au coeur de la post-pornographie de Preciado. De même, comme Bourcier, Preciado parle d’un point de rupture épistémologique avec la pornographie et sa représentation des corps au sexe et au genre essentialisés. De stipuler une rupture épistémologique avec la pornographie justifie ainsi l’appellation « post-pornographie » : mais sommes-nous réellement dans une rupture épistémologique? Il faut concevoir la pornographie comme un mode scientifique ou une théorie de la connaissance pour parler d’épistémologie. Selon Williams, Bourcier et Preciado, la pornographie est effectivement un mode de production de connaissance du sexe, un régime de création et de modelage de la sexualité : elle n’agit pas seulement comme théorie de la connaissance, mais aussi comme création du réel sexuel. Il serait donc légitime de parler de rupture épistémologique dans le cas de la post-pornographie.

Trois films artistiques, trois temps de la post-pornographie?

Le milieu des arts visuels et de la performance féministe s’intéresse effectivement très tôt à la pornographie avant même qu’elle devienne le phénomène hard core tel qu’on le connaît aujourd’hui. Le phénomène auquel je fais référence ici est caractérisé par le passage des courts métrages illégaux aux longs métrages commerciaux qui mettent en scène une sexualité non simulée, passage marqué par la production de Deep Throat (1972) de Gerard Daniamo (Williams 1989; Zimmer 2005). En 1965, Schneemann amorce définitivement avec le film Fuses cette pratique de pornographie féministe avant qu’advienne aussi la polémique sur la pornographie au sein du mouvement féministe (Williams 1989; Rubin 1984; Califia 2008). Le film Fuses constitue un film expérimental montrant plusieurs relations sexuelles entre Schneemann et son amoureux de l’époque, James Tenney[1]. La grande majorité des images filmées dépeint, de loin comme de très près, le couple en train d’avoir des relations sexuelles tout au long de ces 23 minutes de pellicule. En ce qui concerne l’aspect technique, le film innove davantage par le travail de postproduction, c’est-à-dire au montage, et par les interventions de Schneemann sur la pellicule : superpositions d’images (par exemple, le sexe et le chat de l’artiste), collages hétéroclites et interventions diverses sur la pellicule (teinture, peinture, application d’acide, grattage, découpage, etc.). Schneemann construit son film comme elle travaille son médium d’origine – la peinture. Le résultat se différencie ainsi grandement d’un film traditionnel par une opacité constante du médium et par sa matérialité presque palpable. Qui plus est, les interventions plastiques de Schneemann prennent d’assaut l’image filmée pour la transformer complètement, dans certains cas, en langage pictural abstrait. En fait, Schneemann déclare à propos des visées du film Fuses (2002 : 23) : « I wanted to allow film to give me the sense that I was getting closer to tactility, to sensations in the body that are streaming and unconscious and fluid – the orgasmic dissolve unseen, vivid even if unseeable. »

Le travail de postproduction dans le film Fuses semble donc être une réponse directe au phénomène hard core naissant, réponse dite féminine dans le sens irigarien du terme (Irigaray 1977). Une réponse qui mime les traits de la sexualité féminine : une sexualité plus près du corps qui comprend le toucher « dégénitalisé » ou « l’hystérisation de tout son corps » (Irigaray 1977 : 26) et la revalorisation du clitoris au même titre que la pénétration. Schneemann réagit à la pornographie commerciale, comme en témoigne la citation suivante (2002 : 32) : « In pornography, the pleasure is when the man comes all over her face, or her pussy is getting licked to the point where either she is going to be raw for the next week, or she already came, and we missed it. » Néanmoins, comme dans la pornographie, Schneemann utilise essentiellement le visuel pour exposer son propos féminin et féministe sur la sexualité. Avant tout, il faut préciser que, d’après Schneemann, le film Fuses n’est en aucun cas un film pornographique hard core; elle affirmera même ceci (Schneemann 2002 : 123) : « It’s anti-porn in concept, having come out of my personal relationship and my actual lived life with the partner I would be with for thirteen years. » En voulant produire un film antipornographie, Schneemann s’inscrit tout de même dans la norme ontologique de la pornographie qui exige la présentation d’actes sexuels non simulés; la contestation de la norme pornographique se fera plutôt par le choix du type d’actes représentés (place plus importante au cunnilingus, absence d’éjaculation externe) et le type de sexualité représentée pour y inclure le touché extragénital et les marques d’affection. Ce projet de faire un film qui représente une sexualité féminine s’inscrit dans une époque précise où l’on cherchait à décoloniser la sexualité féminine du patriarcat, comme en témoigne la « politique de l’orgasme » par exemple[2]. Bien que le film Fuses propose une représentation à caractère sexuel dite féminine (misant sur la sexualité monogame, dans une relation hétérosexuelle basée sur une relation égalitaire, en centrant le propos sur le toucher, le caractère multisensoriel de l’acte sexuel et le ressenti invisible de l’orgasme), il mise toutefois sur une sexualité hétérosexuelle et plutôt conventionnelle. À vrai dire, le film Fuses est tout à fait en phase avec le féminisme de l’époque en cherchant les contours d’une sexualité décolonisée des femmes, féminisme qui, lui, dans son désir de promouvoir une sexualité féminine, exclut toute sexualité marginale et offre ainsi une vision réductrice et essentialiste de la sexualité de femmes (Rubin 1984; Vance 1984; Califia 2008).

En somme, avec le film Fuses, la critique de la pornographie ne se fera pas par un rejet de la représentation de la sexualité, mais bien par la représentation d’une sexualité dite plus féminine et féministe, comme par la manière dont elle est représentée figurant par l’opacité d’autres sens que le visuel. La même opacité permettra aussi à Schneemann de laisser sa trace d’artiste et d’affirmer sa posture de sujet créateur. Elle recherche donc une forme de pornographie féministe, puisqu’elle reste dans sa représentation graphique de la sexualité incluant le projet de filmer des relations sexuelles non simulées et les gros plans caractéristiques du genre commercial, certes largement opacifié. Elle ouvre ainsi la voie à la post-pornographie avant même l’apparition du phénomène hard core.

Sprinkle continuera ce projet d’explorer les images explicites à visée artistique sur la pornographie. Elle sera cependant la première à utiliser le concept de post-pornographie. C’est en fait pour titrer son One Woman Show de 1989 sur sa propre évolution sexuelle, le Post-porn Modernist, qu’elle utilise le concept pour la première fois. Le spectacle reprend plusieurs numéros déjà présentés comme The Bosom Ballet ou A Public Cervix Announcement, mais aussi de nouvelles pièces comme Masturbatorium Ritual qui racontent ses expériences sexuelles et spirituelles : « I was hooked on telling my own truth, expressing my reality – not simply performing as someone else’s sexual fantasy » (Sprinkle 1991 : 111). Le projet de se réapproprier de manière authentique sa sexualité et de se présenter comme un sujet sexuel « agentique », plutôt qu’un simple objet de fantasme dénote déjà une prise de distance critique envers la pornographie commerciale. Or, bien que le médium de la performance confère à Post-porn Modernist un statut artistique, c’est avec son travail vidéo que Sprinkle développera, à mon avis, plus directement une pensée et une pratique post-pornographiques. C’est surtout avec la vidéo Sluts and Goddesses que Sprinkle expose avec le plus de force la pratique de la post-pornographie. En effet, si l’on part de la définition de la pornographie hard core de Williams (1989 : 29-30) selon laquelle : « A first step will be to define film pornography minimally, and as neutrally as possible, as the visual (and sometime aural) representation of living, moving bodies engaged in explicit, usually unfaked, sexual acts with a primary intent of arousing viewers », il est clair que le segment numéro 4 de la vidéo relève de la pornographie hard core tout en prenant de nombreuses distances critiques. Inséré dans une vidéo éducative, ce segment singulier par son traitement, proposé par Sprinkle, reprend tous les codes du hard core. Le segment hard présente une succession de numéros sexuels conventionnels par rapport au genre hard core selon Ziplow (1977) et Williams (1989) : pénétration, double pénétration, fellation, cunnilingus, ménage à trois, scène de fessée et même l’impérative éjaculation externe pour prouver qu’il s’agit de vrai sexe, et non de sexe simulé. Il s’agit donc d’un film hard core dans une vidéo éducative, elle-même un sous-genre pornographique en vogue dans les pratiques de la pornographie féministe, les meilleurs exemples étant les vidéos de Tristan Taormino et Nina Hartley (Heffernan citée dans Taormino et autres (2013); Williams 1999). Le plus intéressant de cette section est qu’elle est entièrement réalisée et exécutée par des femmes, alors qu’elle respecte scrupuleusement la convention du hard core hétérosexuel fait par et pour des hommes : l’éjaculation est féminine, les fellations et les pénétrations sont réalisées à l’aide de gode-ceinture par deux drag kings et Sprinkle elle-même. De plus, en insérant le film dans une vidéo éducative faite par et pour les femmes, Sprinkle s’assure aussi que l’auditoire sera composé majoritairement de femmes. La connaissance intime de Sprinkle des codes conventionnés du hard core lui permet d’en saisir tous les défauts et de les exposer de manière aussi efficace : son phallocentrisme, la rigidité de la différence des sexes et l’absence de considération pour l’orgasme féminin.

À l’image du film Fuses de Schneemann, le segment hard de la vidéo Sluts and Goddesses tente de féminiser la pornographie hard core, mais Sprinkle s’y prend tout autrement et surtout propose une vision de la sexualité féminine tout à fait différente. Alors que Schneemann vise la représentation d’une sexualité authentiquement féminine et très personnelle avec un conjoint dans une relation monogame, Sprinkle en expose l’aspect performatif et la diversité : nous sommes dans deux paradigmes de la sexualité et du féminisme. À noter qu’elles s’attaquent toutes les deux à l’absence de prise en considération du plaisir des femmes : là où Schneemann en critique l’inauthenticité, Sprinkle montre l’aspect radicalement construit et scripté (par référence au concept de Gagnon et Simon (1973)) de la pornographie et de la sexualité en général. Pour Sprinkle, tout acte peut figurer dans un répertoire sexuel de femmes féminines comme masculines : c’est le plaisir qu’y prennent les participantes qui compte, même s’il est inspiré de codes phallocentriques de la pornographie. Ainsi, on ne peut qu’endosser l’affirmation suivante de Chris Straayer (1993 : 164) : « Annie Sprinkle puts “ queer ” theory into practice. » En ce sens, Sprinkle est dans un paradigme féministe queer, alors que Schneemann se pose dans un paradigme féministe différentialiste cherchant les spécificités de la sexualité féminine, tout en restant dans les deux cas dans une pensée prosexe. Malgré les différences entre les deux projets, ce sont un film et une vidéo à caractère explicite qui réfléchissent sur la pornographie et la critiquent, ce qui en ferait deux exemples de post-pornographie, selon la définition qu’en donne Sprinkle. J’ai proposé ailleurs (Lavigne 2014) que cette réflexion pornographique sur la pornographie relève davantage d’une métapornographie que d’une post-pornographie (voir aussi l’argumentaire de Beggan et Allison (2003) à propos du travail de Candida Royalle). Le préfixe « post », signifie après la pornographie, ce qui n’est pas le cas dans les deux oeuvres (surtout dans le cas de Schneemann où le phénomène hard core est encore naissant); le préfixe « méta » renvoie à un discours de la même nature que l’objet dont il discourt, soit une autoréflexion en quelque sorte. Voilà ce dont il est question dans le travail de Sprinkle et Schneemann.

Bien évidemment, le préfixe « post » fait référence à bien plus qu’un après concept, particulièrement dans le milieu des arts et de la théorie critique. La théorie queer, comme la pensée d’Irigaray (Butler 1990; Fuss 1989), est associée à un féminisme postmoderne découlant de la déconstruction derridienne (Collin 1999), ou du poststructuralisme foucaldien (Angermüller 2007). De même, Bourcier se réclame, dans son deuxième Queer zones (2005b), du postféminisme queer. La post-pornographie s’inscrit dans cette mouvance poststructuraliste qui théorise sur « la crise de la représentation », « la critique de la pensée essentialiste et totalisante » ou « le décentrement du sujet » (Angermüller 2007 : 19), où la pensée totalisante critiquée serait la pornographie commerciale et hétérosexuelle. En ce sens, le préfixe « post » marque définitivement l’appartenance théorique et critique de cette production visuelle. Toutefois, comme dans le cas de Schneemann, de Sprinkle et, comme on le verra, de Jouvet, il y a une critique poststructuraliste d’une manière ou d’une autre de la pornographie, mais on reste dans les paramètres du genre en montrant du vrai sexe et en suscitant le désir. En effectuant une critique poststructuraliste de la pornographie, tout en demeurant dans ses paramètres ontologiques, l’oeuvre est métapornographique, mais devient-elle post-pornographique? La dernière oeuvre me permettra peut-être de répondre à cette question.

Parmi les émules du courant post-porno européen, le travail de Jouvet, d’ailleurs souligné par Preciado, se démarque par l’ampleur de son oeuvre, par la richesse et par la centralité du thème de la sexualité explicite. J’ai choisi de parler de son travail parce qu’il exemplifie les thèmes du discours lié à la post-pornographie et aussi parce qu’il n’est pas unanimement encensé par les auteures précédemment citées. Alors que, pour Preciado, Jouvet est une artiste post-pornographique exemplaire, aux yeux de Bourcier, elle en dénature le projet critique (je reviendrai sur la critique de Bourcier). Dans une entrevue donnée en 2013, donc trois ans après la création de l’oeuvre analysée, l’artiste se distancie de l’appellation (Duverger 2013) :

Émilie Jouvet est souvent considérée comme une féministe « post-porn », mais elle-même désavoue cette affiliation. Ce que l’on dénomme le « post-porn » lui semble« comporter souvent des choses assez négatives envers la sexualité ». Elle se qualifie donc elle-même de « post-queer lesbienne » et de « féministe sex-positive » ou pro-sexe.

Pourtant, le film Too Much Pussy. Feminist Sluts in Queer X Show comporte toutes les caractéristiques de cette pratique : hybridation entre pornographie, burlesque, littérature, art et performance; décloisonnement de la pornographie dans la sphère publique; priorité accordée au discours de femmes; transgression des limites de genre et de la sexualité conventionnelle; déstigmatisation du travail du sexe. Le film est en réalité un documentaire avec quelques incursions de fiction sur la tournée du Queer X Show, création de six performeuses, la cinéaste étant le septième personnage du film. Le Queer X Show, sujet central du documentaire, est lui-même éclaté : il puise dans le burlesque, la performance féministe, l’éducation sexuelle populaire, la scène musicale alternative (à la fois punk et techno) et largement inspirée du travail de Sprinkle, comme des performances de Schneemann, de Valie Export ou de Karen Finley (les performeuses disent explicitement s’inspirer de Sprinkle). La tournée, qui passe par Cologne, Berlin, Bruxelles, Paris, Stockholm et Copenhague, occupe une place importante au point d’en faire un film de route (roadmovie). Les discussions dans la fourgonnette (minivan) auront deux fonctions. D’abord, elles permettent de mettre en lumière les propos féministes prosexe, queer et sur la sexualité à la base du Queer X Show et du film. Puis elles servent aussi à présenter les artistes, à relater les relations qui se nouent, les points de tension et la complicité entre les sept protagonistes du film, et à faire avancer la trame narrative, un peu à l’image de la voix hors champ (voice off) ou des commentaires dans un documentaire. Malgré la diversité des images, une forme d’unité et de cohérence se dégage du film. Bien sûr, l’objet du documentaire, soit la tournée et le spectacle Queer X Show, constitue le point d’ancrage de cette production, mais la relative cohérence des propos entourant le spectacle en fait un témoignage privilégié d’une culture artistico-politique que l’on pourrait appeler « post-pornographique » ou « queer ». En fait, le film a des allures de manifeste à la fois artistique et politique d’une pensée féministe prosexe, queer, trans et protravail du sexe. Cette imbrication entre l’artistique et la pensée politique mise en oeuvre par Jouvet n’est pas sans rappeler le travail littéraire de Despentes, de Delorme et de Preciado, d’autant plus que ces quatre créatrices/philosophes sont à l’oeuvre dans le même sillon idéologique. La présence de Delorme au sein de la distribution et sa collaboration à l’écriture du film corroborent en partie cette parenté d’idées comme de pratiques. Outre le discours sur la perspective politique, l’objet du discours est aussi centralisé autour de la sexualité : du « sécurisexe » lesbien à la déstigmatisation du travail du sexe, en passant par la porno, la sexualité BDSM (bondage, discipline, domination, soumission et sadomachisme) et lesbienne plus vanille (conventionnelle) ainsi que le « transgenrisme », le sexe plus ou moins explicite occupe tout l’espace.

Bien qu’il soit souvent explicite, le sexe se démarque dans ce film d’une représentation classique en pornographie : aucun plan rapproché de pénétration ou d’éjaculation. Le seul plan rapproché est celui montrant le col de l’utérus de Sadie Lune dans un festival queer où elle reproduit la performance de Sprinkle, le Public Cervix Announcement. Les scènes de pénétration, de cunnilingus, de masturbation et de caresses comme les scènes à teneur plus BDSM sont tournées de manière à toujours inclure le visage des personnes qui y participent. Par ailleurs, le film ne se veut pas exclusivement pornographique non plus. Le projet de filmer inclusivement les rencontres sexuelles des performeuses, de créer de petites fictions et des fêtes sexuelles (sex party) relève autant du désir de documenter une communauté que de produire un matériel pornographique « authentiquement » lesbien. Le film joue effectivement sur l’hybridation et la dé-ghettoïsation de la pornographie et du matériel explicite. Un phénomène que dans le monde anglo-saxon on nomme soit la « pornification » (Paasonen, Nikunen et Saarenmaa 2007), le « porno chic » (McNair 2002 et 2013) ou la démarginalisation du sexe (mainstreaming of sex) (Attwood 2009). Ce processus de décloisonnement s’effectue de deux manières : soit il projette les images marginalisées de la pornographie vers une culture populaire comme les films hollywoodiens ou les vidéoclips dans un esprit de provocation; soit il consiste à amener la pornographie vers une marginalité plus grande afin de critiquer tant la société conservatrice que la pornographie du courant de pensée majoritaire (mainstream). Le film Too Much Pussy appartient clairement au second type de décloisonnement. Il s’agit d’un processus qui sert autant à décloisonner la pornographie et à la dé-ghettoïser qu’à transgresser les frontières entre la culture populaire de la pratique artistique, dite grand art. Et Bourcier et Preciado développent le concept de post-pornographie en vue d’embrasser cette pratique critique.

Alors que Preciado conçoit le travail de Jouvet comme post-pornographique, Bourcier se montre plus critique. Dans le dernier tome de Queer zones (2011), Bourcier n’est pas tendre au sujet des films et de la posture politique de Jouvet. Elle présente sa critique dans une perspective comparative avec la production pornographique nord-américaine. Pour elle, le porno queer français, nommément celui de Jouvet, est un « porno qui fait passer sa carrière d’artiste ou de starlette médiatique avant tout le reste et avant ses acteurs et ses actrices[3]… » (Bourcier 2011 : 182). Élément intéressant, Bourcier n’utilisera plus dans ce texte le concept de post-pornographie. Cette mutation est sûrement due au fait qu’elle s’intéresse surtout à la production nord-américaine où le concept n’est utilisé que pour parler du travail de Sprinkle.

Effectivement, dans nos recherches préliminaires portant sur une cartographie de la pornographie critique faite par des femmes, qu’elle soit féministe, queer, par et pour les lesbiennes ou simplement par et pour les femmes, le concept de post-pornographie ne semble pas avoir traversé l’Atlantique[4]. En fait, le concept se concentre sur la scène franco-espagnole autour des auteures suivantes : Bourcier, Preciado, Despentes, Delorme, Ziga et Torres. Quelques exceptions subsistent comme l’organisateur du colloque néerlandais Post/Porn/Politics, Tim Stüttgen, le travail de la canadienne Shannon Bell, celui de Julie Chateauvert, avec le collectif les Plottes con-plottent, ou de la théoricienne Martine Delvaux (2012) au Québec. Pourtant, aux États-Unis comme au Canada où l’on trouve une grande quantité de pratiques pornographiques alternatives, on n’utilise que très peu ce concept. En fait, deux concepts sont principalement privilégiés : pornographie féministe ou alternative. Il serait plus juste de dire qu’une majorité de productions se déclarent comme de la pornographie féministe avec une seconde étiquette qui varie : alt.porn, pornographie éthique, pornographie alternative, indie porn, queer porn, pornographie trans. D’ailleurs, lorsqu’elle parle de la production américaine, Bourcier délaisse le terme « post-porno » pour parler de « porno éthique », « porno verte » ou de « micropornographie ». Et pour elle, ce qui caractérise cette production relève d’un réel renversement du pouvoir qui vient de la base, où le bricolage (do-it-yourself ou D.I.Y., autoproduction ou production maison) est roi (Bourcier 2011).

Trois discours sur la sexualité : généalogie d’une pensée métapornographique?

On peut constater que les discours sur la sexualité et la pornographie se sont diversifiés durant les 43 années qui séparent Fuses de Too much Pussy. Le film Fuses de Schneemann remet explicitement en question la prédominance et le statut actif du masculin, reprend et dénature les codes de la pornographie, la dé-ghettoïse en l’amenant vers l’art, et il s’agit d’une autopornification; ainsi, il constitue un film de nature pornographique, féministe et critique. Même si l’on ne peut pas dire que c’est un film post-pornographique tel que l’entend Bourcier ou Preciado, car il ne met pas en scène une critique queer de l’identité, du genre et de la sexualité, le film de Schneemann offre définitivement un propos métapornographique. Le film Fuses met en scène la sexualité féministe de l’époque, une sexualité dite féminine qui se centre sur le toucher, le multisensoriel qui implique une pénétration, certes, mais qui place le cunnilingus, les caresses génitales et l’orgasme féminin au centre de l’oeuvre, une sexualité qui remet aussi en cause la prétention de la pornographie commerciale à présenter du vrai sexe, du moins du point de vue féministe. Même Sprinkle, qui est vue comme la mère de la post-pornographie (Bourcier 2005; Stüttgen 2009; Preciado citée dans Stüttgen (2009)), ne peut répondre à la théorisation de Bourcier, car elle adhère encore à une forme d’utopie érotique, malgré la charge critique que contient son travail. D’ailleurs, la force de Sprinkle est justement d’adhérer à une utopie érotique tout en critiquant la phallocentricité de pornographie du courant de pensée majoritaire (mainstream), faisant de Sluts and Goddesses une vidéo résolument métapornographique. Alors que le film Fuses met en scène une critique féministe de la pornographie, la vidéo de Sprinkle propose une critique féministe queer. D’abord, en explicitant le caractère construit de la sexualité, et particulièrement de la sexualité pornographique. De même, la critique de Sprinkle ne passe pas tant par le type d’actes sexuels exécutés, comme c’est le cas chez Schneemann (tous les numéros sexuels de la convention pornographique hétérosexuelle sont respectés), que par le qui accomplit ces actes. La vidéo Sluts and Goddesses propose une fluidité de genre et une parodie hautement efficace de l’hétéronormativité machiste de la pornographie commerciale, en se conformant au scénario hétérosexuel sans hommes biologiques. En fait, seul le film de Jouvet répond explicitement au concept de post-pornographie. Par les discours émis dans le film, par les images fictionnelles comme par les performances du Queer X Show, le film Too Much Pussy met en scène une politique et une esthétique post-pornographique. Il est paradoxal cependant que Jouvet elle-même ne considère pas Too Much Pussy comme un film post-pornographique. À ses yeux, le désir de se distancier du concept de post-pornographie se loge plus explicitement dans un refus de l’aspect critique que contient le concept, un aspect qui peut s’apparenter à une critique ou un jugement de la sexualité pornographique du courant de pensée majoritaire (mainstream). Je pense que le point qui achoppe dans le concept de post-pornographie est la question du désir; en fait, le refus d’une utopie érotique implique aussi un refus de susciter l’excitation sexuelle. D’ailleurs dans le film Too Much Pussy, Judy Minx, l’une des performeuses, exprime clairement ce point de vue : pour elle, on ne se masturbe pas devant de la post-pornographie; si l’on veut susciter l’excitation, on regarde un produit plus commercial. C’est d’ailleurs ce qui différencie la post-pornographie du mouvement plus D.I.Y. américain, où la mouvance queer, alt.porn ou indieporn souhaite créer une pornographie à l’image des communautés dans le but explicite d’exciter les spectateurs et les spectatrices. Par exemple, la cinéaste américaine associée à la pornographie queer, Courtney Trouble, affirme d’emblée sur son site la mission de la révolution pornographie indie : « Arousal. Our first priority is turning ourselves, and you the viewer, on. This is the purpose of porn, and we will not sacrifice arousal despite our crafty attitudes, alternative lifestyles, or political ideas[5]. » Le projet de Trouble repose moins sur la critique des valeurs de la pornographie commerciale, comme c’est le cas de la post-pornographie, que sur l’idée de faire une pornographie à l’image des communautés sexuelles ou culturelles dans le but de susciter l’excitation sexuelle.

Le fait que les théories concernant la post-pornographie soient limitées à la scène franco-espagnole permet de constater que cette appellation concerne un mouvement intellectuel et artistique plus précis que le concept de métapornographie. Effectivement, puisqu’un groupe plutôt restreint de théoriciennes et d’artistes utilisent et travaillent le concept de post-pornographie, il s’agit dès lors d’une étiquette précise pour qualifier cette scène avant-gardiste en ébullition (qui a aussi des ramifications en Allemagne et aux États-Unis, comme en témoigne la distribution du film Too Much Pussy), mais le concept englobe assurément moins de pratiques que ne le suggère Preciado. Toutefois, le travail de Schneemann, de Sprinkle et de Jouvet ne peut que difficilement être considéré comme simplement pornographique; la charge critique ou simplement réflexive que comportent leurs oeuvres signale davantage une pornographie féministe (qu’elle soit queer ou non) ou une métapornographie qu’une post-pornographie, à moins que l’oeuvre ne soit à la fois métapornographique et post-pornographique, comme dans le cas du film de Jouvet. En fait, il serait plus précis de dire que la post-pornographie s’inscrit dans une pratique de métapornographie. À la lumière des oeuvres analysées, le refus de susciter l’excitation sexuelle et une posture queer sur la sexualité constituent les éléments qui permettent à un film acquérir l’étiquette de « post ». Dans le cas précis des trois oeuvres analysées, l’appellation « métapornographie » s’applique, car ce sont des oeuvres réflexives, critiques et hybrides qui restent tout de même dans les limites de la pornographie. Les trois oeuvres tiennent un discours érotiquement utopiste qui célèbre la sexualité des femmes ainsi que la diversité de son expression et qui critique les entraves à la pleine expression et à la représentation d’une sexualité centrée sur le plaisir des femmes, et ce, à partir du point de vue singulier de trois femmes et créatrices : en ce sens, je crois qu’elles cadrent toutes les trois avec les préceptes d’un projet féministe, du moins, d’un projet féministe prosexe.