Comptes rendus

Mélissa Blais, « J’haïs les féministes! » Le 6 décembre 1989 et ses suites. Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2009, 220 p.[Record]

  • Fanny Bugnon

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  • Fanny Bugnon
    Université d’Angers

« Envoyer ad patres les féministes qui m’ont toujours gâché la vie », tels sont les mots par lesquels Marc Lépine justifie le meurtre collectif qu’il a décidé de perpétrer à l’École polytechnique de Montréal le 6 décembre 1989. Quatorze femmes y laissent la vie; Marc Lépine se suicide. Mélissa Blais se penche ici sur cet événement dramatique et sur sa place dans la société québécoise. Elle propose une réflexion politique de la construction du processus mémoriel et des débats qui l’animent, au regard notamment des analyses féministes. Pour cela, elle s’appuie sur les discours médiatiques au double titre de « vecteurs » et de « lieux de mémoire », reprenant ainsi les réflexions tissées par les historiens Henry Rousso et Pierre Nora. Basée sur un corpus de plus de 600 articles de la presse québécoise francophone et, dans une moindre mesure, anglophone, ainsi que de la presse étudiante, auxquelles s’ajoutent quelques sources imprimées complémentaires, publiés entre décembre 1989 et 2009, cette étude porte sur la production de discours au titre de révélateurs d’un état de société et des rapports de force qui s’y manifestent. L’auteure sonde ainsi, en quatre chapitres, trois moments de la construction de la mémoire du 6 décembre 1989 : sa dimension immédiate durant l’année suivant le massacre, les deux années entourant la commémoration du dixième anniversaire et la réactivation mémorielle autour de la sortie du film Polytechnique en février 2009. Dans le premier chapitre, Mélissa Blais revient sur les lectures immédiates de l’événement par les féministes québécoises. Ces dernières insistent en effet sur la nécessité d’affirmer une lecture politique de la tuerie, dénonçant la dérive que constituerait l’éventuelle évacuation de la dimension profondément misogyne et antiféministe du geste de Marc Lépine. La nécessité de faire du massacre un événement historique obtient le consensus : en prenant pour cible les étudiantes, minoritaires, d’un cursus prestigieux et dominé par les hommes, et en accusant les féministes d’être à l’origine de ses échecs, Marc Lépine s’attaque ainsi indirectement à toutes celles qui se reconnaissent dans le principe de l’égalité entre les sexes. En revanche, si les féministes s’accordent sur la nécessaire lutte contre l’oubli et la critique de la misogynie de l’Église catholique qui orchestre une grande part du travail de deuil, des divergences apparaissent, notamment autour de la place à accorder à la psychologie du meurtrier. Certaines pistes de réflexion et d’action émergent, comme la lutte contre l’oppression des femmes sous toutes ses formes, la mobilisation contre les stéréotypes sexués et le contrôle des armes à feu se dégagent, sans pour autant créer l’unanimité. Par ailleurs, en dépit de la multiplication des mobilisations et de la diversification de leur forme (manifestations, pétitions, débats etc.), les discours féministes rencontrent peu d’écho dans les médias qui fonctionnent comme autant de freins mémoriels, hésitant entre la marginalisation, le discrédit ou le silence à l’encontre des positions féministes. Si elles invitent à lire le massacre de Polytechnique à la lumière de la domination masculine et en soulignent l’occultation, les analyses féministes ne sont que peu reprises. Le deuxième chapitre est ainsi consacré aux autres discours produits pendant la période 1989-1999 dont Mélissa Blais dresse la typologie en sept déclinaisons. Tout ce panel mémoriel évite d’aborder la question de la domination masculine dans le souci de ne pas nourrir les divisions au sein de la société québécoise. Les commémorations étudiantes, religieuses et gouvernementales en témoignent. L’analyse met ainsi successivement en avant l’ambiguïté de l’injonction au silence et celle de l’analyse en termes de violence généralisée dans la société québécoise, la mise en parallèle avec les meurtres collectifs, en particulier dans les établissements …