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Plus de vingt spécialistes, sociologues, économistes, politologues et historiennes, de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique du Nord et de l’Europe, ont contribué à cet ouvrage collectif consacré à la critique de la mondialisation néolibérale à partir de la problématique du genre. À la fois pluridisciplinaire et international, Le sexe de la mondialisation est aussi particulièrement dense et documenté. C’est, notamment, que le souci de tenir compte de la complexité du réel pour mieux comprendre les processus actuels de recomposition des différents rapports de pouvoir (de sexe, de classe, de race) en constitue le fil directeur. Aussi, loin des raisonnements englobants qui posent le problème en termes d’effets de la mondialisation sur les femmes et qui en concluent que ces dernières sont les premières victimes des politiques néolibérales, cet ouvrage montre d’abord qu’il « n’existe pas un modèle unique de mondialisation » (p. 97) qui s’imposerait uniformément et qui produirait des effets cohérents, homogénéisants, non contradictoires au niveau mondial. Au contraire, toutes les inégalités se creusent, tandis que les rapports sociaux (de sexe, de classe, de race) se reconfigurent les uns les autres, selon une dynamique complexe, difficile à déchiffrer et des rythmes distincts. D’autre part, si l’on peut conceptualiser l’appartenance de sexe comme une appartenance de classe compte tenu de la division sexuelle du travail, celle-ci ne crée pas pour autant une communauté de condition socioéconomique entre femmes à partir de laquelle on pourrait raisonner globalement. Le sexe de la mondialisation montre que le contexte actuel est un contexte de réorganisation et d’exacerbation de tous les rapports sociaux d’exploitation, de sexe, mais aussi de classe et de race, notamment entre femmes. Dans le droit fil des théorisations féministes de l’articulation des rapports de pouvoir, la problématique proposée ici déplace donc doublement le questionnement. Il ne s’agit pas de travailler sur les femmes, mais sur les rapports sociaux de sexe et sur le genre tel qu’il se trouve profondément imbriqué aux rapports de classe et de race dans la réalité. De tels déplacements s’imposent si l’on veut « démêler les écheveaux des pouvoirs et des contre-pouvoirs » et « caractériser correctement les groupes en présence dans la « grande bataille » pour l’imposition du néolibéralisme ou la mise en place d’une alternative à ce modèle de mondialisation ». C’est donc à « cet effort d’analyse collectif » que ce volume se propose de contribuer (p. 278).

L’ouvrage rassemble seize chapitres organisés selon trois sections. La première engage la discussion sur le terrain de la dimension économique de la mondialisation. Traitant centralement des réorganisations des divisions sexuelle et internationale du travail, cette partie est aussi l’occasion d’une réflexion théorique sur les impensés de la science économique dominante. Elle ouvre des pistes d’analyse alternatives fondées sur une critique féministe de l’économie politique.

C’est précisément dans cette perspective que l’on peut situer la démarche de Saskia Sassen. À contre-courant des analyses dominantes de la mondialisation, souvent centrées sur la circulation du capital à l’échelle mondiale et sur sa financiarisation, Saskia Sassen propose de prendre pour objet la « géographie globale du travail » (p. 26), du « sommet » du système économique à sa « base ». Il s’agit, ce faisant, de relier l’hypermobilité du capital au travail, notamment au travail largement « invisibilisé » des femmes migrantes employées dans le secteur de la domesticité. Celui-ci est non seulement crucial pour les États hyperendettés du « Sud global » qui trouvent dans l’exportation de la main-d’oeuvre féminine une source de devise et un « moyen de survie », mais aussi pour le bon fonctionnement des services de pointe de l’économie mondialisée tels qu’ils sont implantés dans les villes du « Nord global »[1]. Le développement de ces services repose en effet sur une féminisation des professions hautement qualifiées et sur la prolifération de « ménages de professionnels sans « épouse » » (p. 37), lesquels ne pourraient fonctionner comme ils le font sans recourir aux employées de maison. Ce texte montre ainsi que le travail domestique fait partie de l’« infrastructure » de la « nouvelle économie mondialisée » (p. 38). Simultanément, il montre bien que la dualisation de l’emploi féminin – professions hautement qualifiées et survalorisées pour les unes; emplois domestiques déqualifiés pour les autres – est constitutive de contradictions objectives entre femmes. Ce qui, d’un point de vue féministe, pose le problème des solidarités politiques, comme le souligne Bruno Lautier (p. 25).

C’est aussi l’une des conclusions que l’on peut tirer du texte de Lourdes Benerìa. S’intéressant aux politiques de « conciliation » entre travail rémunéré et travail non rémunéré, elle avance que la possibilité pour « les classes moyennes et aisées » (p. 71) d’externaliser le travail domestique contribue à retarder la recherche de solutions collectives et les « efforts communs de mise en place de politiques publiques » (p. 79) au profit de « la privatisation de la reproduction sociale qui prévaut dans le cadre du néo-libéralisme mondial » (p. 79). La question de l’organisation du travail domestique revient ainsi comme un enjeu économique et politique de premier plan dans les textes de Sassen et de Benerìa, et si la distribution dissymétrique de ce travail entre hommes et femmes n’est pas au centre des questionnements, on voit bien qu’elle persiste et structure les réorganisations internationales du travail et les clivages entre femmes dont il est ici question.

Prenant une autre direction, Fatiha Talahite et Diane Elson s’attaquent toutes deux aux catégories d’analyses, aux théories et aux hypothèses qui orientent les politiques néolibérales, dont l’hypothèse d’une relation positive entre économie de marché, libéralisation des échanges et émancipation des femmes. Fatiha Talahite pointe plus précisément les biais et les insuffisances des instruments utilisés par les institutions internationales pour mesurer les inégalités de genre, leur évolution, ainsi que le degré d’« autonomisation » des femmes. À sa suite, Diane Elson renverse la « théorie des avantages comparatifs[2] ». Elle démontre que la division sexuelle du travail positionne les femmes « davantage comme sources d’un avantage compétitif pour d’autres » en tant que travailleuses familiales non rémunérées ou en tant que salariées d’entreprises appartenant à des hommes que comme « réalisatrices de cet avantage pour elles-mêmes » (p. 65). Ainsi « la création d’un avantage compétitif absolu et la réalisation d’un développement inégal », mises en évidence par les théories économiques hétérodoxes (marxistes, keynésiennes et kaleckiennes), apparaissent comme des « processus » intrinsèquement « sexués » (p. 62).

Enfin, Miriam Glucksmann démontre de manière particulièrement convaincante l’importance de substituer une analyse en termes d’« organisation sociale (sexuée) totale du travail » (p. 86) aux visions morcelées de l’activité de travail (marchand/domestique, gratuit/rémunéré, formel/informel) qui empêchent de saisir l’ampleur et la complexité des transformations en cours dans les rapports de production. Plutôt que d’isoler les différentes formes de travail et de relations de travail pour les étudier séparément, Miriam Glucksmann propose d’analyser les divisions techniques mais aussi sociales, sexuelles, ethniques et internationales du « travail social total », car celles-ci « se croisent et se superposent » (p. 88). Sa démonstration prend appui sur l’analyse détaillée du processus de fabrication des plats cuisinés frais (ready made food) dont la consommation en augmentation au Royaume-Uni n’exige qu’un passage préalable au four à micro-ondes. De la production des ingrédients qui viennent du monde entier jusqu’à la consommation, cette nouvelle forme d’alimentation induit des réorganisations tout au long d’une chaîne de travail dont les éléments sont étroitement interdépendants. Chaque étape de production est par ailleurs structurée par une configuration particulière des différentes formes de division du travail, dont les divisions sexuelles et ethniques qui structurent tout particulièrement ce secteur de production.

Sur le thème des migrations et de leur féminisation, la deuxième section poursuit la réflexion sur la question des réorganisations internationales du travail, en centrant l’analyse sur le travail de soins (care)[3], en particulier. Cette section s’intéresse à la figure des « femmes de service », prises dans des rapports de domesticité, avant d’aborder la question de la traite sous l’angle de la prostitution et du travail « forcés ». Deux chapitres invitent plus précisément les lectrices et les lecteurs à réfléchir aux enjeux de la « crise mondiale » du care, à la gestion de cette crise dans les sociétés vieillissantes du Nord par le recours à une main-d’oeuvre importée et « racisée » (Ruri Ito) et aux effets produits par sa fuite (care drain) dans les pays exportateurs de main-d’oeuvre (Uma S. Devi, Lise Wedding Isaksen et Arlie R. Hochschild). À partir du cas du Japon, qui connaît un vieillissement accéléré, Ruri Ito rend notamment compte du caractère sexué et « racisé » de l’exploitation de la main-d’oeuvre dans le secteur des services de soins destinés aux personnes âgées où les travailleuses et les travailleurs indonésiens se trouvent employés comme stagiaires, sous le statut de « ?candidats’ (kôhosha) pour devenir infirmier ou soignant agréé » (p. 142). Devant cette exploitation, des initiatives syndicales d’unification autour de la défense des droits de la main-d’oeuvre migrante commencent à se dessiner. Uma S. Devi, Lise Wedding Isaksen et Arlie R. Hochschild s’appuient sur les relations que les migrantes pourvoyeuses de soins « entretiennent avec leurs enfants, les autres membres de la famille ou les amis restés aux pays » (p. 122) pour mettre en évidence les « blessures cachées » qui sont liées à la séparation physique et visuelle, à l’absence et au manque. Uma S. Devi, Lise Wedding Isaksen et Arlie R. Hochschild proposent de théoriser ce manque en termes de dépossession : les mères migrantes et les communautés du tiers-monde se trouvent expropriées du « bien collectif » que constitue « la possibilité de vivre comme une partie d’un tout, une famille et une communauté » (p. 131), tandis que, de manière dissymétrique, des familles nanties du Nord externalisent les tâches domestiques sans subir cette expropriation. Leur texte éclaire ainsi l’étendue des contradictions d’intérêts qui marquent les rapports de domesticité entre femmes notamment.

Mirjina Morokvasic et Liane Mozère, pour leur part, déplacent le questionnement. À travers la migration et l’accès à l’emploi, les migrantes accèdent aussi au statut traditionnellement masculin de pourvoyeur (breadwinner) et à une certaine indépendance financière. Cependant, jusqu’où ce parcours est-il émancipateur? Mirjina Morokvasic montre qu’au niveau structurel, dans la mesure où « les femmes traversent les frontières pour exercer des emplois typiquement « féminins » » (p. 115), déqualifiés et naturalisés, il n’est pas possible de conclure à une remise en cause des rapports sociaux de sexe et de la division sexuelle du travail. Celle-ci se réorganise, au contraire, tant dans les pays d’arrivée que dans les pays de départ (p. 108-110). En revanche, pour ce qui est des « arrangements de sexe », des réaménagements peuvent être observés même s’il convient d’en nuancer la portée. C’est en effet « avec une imagination déconcertante » – pour reprendre les mots de Françoise Bloch et Adelina Miranda (p. 102) qui présentent cette section – que les migrantes tentent de « tirer avantage des attributions qui les handicapent » (p. 116). Mirjina Morokvasik montre ici combien les stratégies que ces femmes mettent en place sont liées aux nombreuses contradictions avec lesquelles elles sont aux prises.

De son côté, Liane Mozère s’intéresse aux travailleuses philippines employées comme domestiques à Paris. Premier pays exportateur de main-d’oeuvre au monde, les Philippines exportent aussi les « Mercedez-Benz des domestiques », une main-d’oeuvre « haut de gamme », éduquée, qualifiée, chrétienne et surtout « déférente » (p. 156-157). Toutefois, ce n’est pas tant leur rapport au travail, à la qualification ou encore à leurs employeuses et employeurs qui retient ici l’attention de l’auteure. Elle insiste plutôt sur l’importance de ne pas limiter l’analyse à l’expérience sombre de l’exil alors que certaines formes d’agentivité (agency) viennent s’y superposer.

Enfin, la deuxième section se termine par une question qui est à la fois « au premier rang des agendas internationaux » (p. 163) et particulièrement sensible pour le(s) féminisme(s) : celle de la traite des personnes pour la prostitution notamment. Lim Lin Lean, économiste à l’Organisation internationale du travail (OIT), défend ici la nécessité de dissocier formellement « traite » et « prostitution » pour lutter efficacement contre la première, de même que l’importance de distinguer la prostitution « forcée » de « la prostitution volontaire » ou du « travail du sexe », « adulte », « librement choisi » comme « expression de libération sexuelle ou comme décision économiquement rationnelle sur la base des potentiels de revenu, des coûts impliqués et des alternatives disponibles » (p. 168). Sur la base de ces dissociations, fortement discutées ailleurs, Lim Lin Lean plaide finalement pour la mise en oeuvre de programmes qui s’attaqueraient non pas à la « demande » sur le « marché du sexe » mais aux causes profondes de l’« offre » ou de l’existence d’une main-d’oeuvre particulièrement exploitable, à savoir le manque de « travail décent » (p. 177), nouveau fer de lance de l’OIT, en dépit des nombreux problèmes de définition/délimitation du « travail décent » et de ce qui l’oppose à l’exploitation.

C’est de la dialectique entre « violences et résistances : militarisme et mouvements féministes transnationaux » (p. 179) dont il est question dans la troisième section. Elle place l’« État majoritaire » (Paula Banerjee, p. 215), néolibéral, raciste, colonial, militaire, patriarcal et « faussement favorable aux femmes » sous les feux de la critique avant d’aborder la question des résistances féministes au processus de mondialisation. Zillah Eisenstein ouvre la discussion sur la manière dont « Bush a dissimulé sa politique antifemmes derrière un frontispice féminin » (p. 187). Après avoir pointé le contenu masculiniste (antiavortement, par exemple) des mesures prises par l’Administration aussi bien au niveau interne qu’en matière de politique étrangère, Zillah Eisenstein montre que non seulement « la rhétorique des droits des femmes » s’est trouvée instrumentalisée pour légitimer la guerre, mais aussi que « les femmes ont été militarisées et masculinisées dans le processus » (p. 191). Elle s’appuie, pour ce faire, sur l’analyse des images de tortures tristement célèbres d’Abu Ghraib en particulier. « Des femmes blanches de la classe ouvrière ont été utilisées pour agresser des hommes musulmans » (p. 191). Violés et exposés comme sexuellement dominés, « les hommes bruns d’Abu Ghraib ont été construits comme efféminés et évoquaient un sous-texte d’homosexualité » (p. 192). L’analyse la conduit ainsi à mettre au jour un double processus de « racialisation » du sexisme et de sexuation du racisme. Le tout s’accompagne d’une hyperhétérosexualisation de la conquête militaire (p. 197).

En s’appuyant sur le cas mexicain, Jules Falquet montre elle aussi comment « toute une phraséologie de genre et quelques mesures ?pro-femmes’ » viennent masquer le traitement concret que l’État néolibéral réserve aux femmes. Alors que, dans son discours, l’État mexicain se présente comme un défenseur-protecteur des droits des « femmes brunes contre les hommes bruns » (p. 88), selon la formule de Spivak, ses pratiques concrètes répriment et organisent l’« exploitation maximale » des femmes indiennes ou paysannes, en particulier, dont « on peut penser qu’elles forment le coeur de la classe des femmes au Mexique ». Elles en « constituent une des parties les plus exploitées mais aussi une des catégories les plus organisées et revendicatives » (p. 231). C’est précisément cette position centrale qui explique l’attention particulière de l’État à leur endroit. Non seulement il participe d’une « guerre de basse intensité » contre toutes les femmes soit par sa répression – viols, tortures, arrestations, détentions – des Indiennes chiapanèques par exemple, soit par son inaction à l’égard des féminicides de Cuidad Juarez notamment, mais, en manipulant un discours d’apparence proféministe qui oppose les « droits des femmes » aux luttes indiennes, il intervient directement sur la dynamique des résistances, des alliances potentielles ou des oppositions.

La violence de l’« État majoritaire » à l’encontre des femmes « racisées » est également au centre du texte de Paula Banerjee. Celle-ci montre combien cette violence permet d’expliquer les mobilisations conduites par les femmes dans la région « poudrière » du nord-est de l’Inde. Marquée par la présence de nombreux mouvements irrédentistes, cette région frontalière est aussi fortement contrôlée et militarisée depuis l’adoption de l’Armed Forces Special Powers Ordinance (AFSPA) en 1858, qui « conférait au gouvernement de l’État le pouvoir de définir n’importe quelle zone comme perturbée et de mobiliser l’armée chaque fois qu’il le souhaitait » (p. 218). Si bien que, historiquement, les femmes des minorités ethniques de cette région se trouvent prises entre « deux patriarcats : les rebelles et les forces armées » (p. 218). Aussi, à travers leur engagement pour la paix, seul espace politique dans lequel leur présence semble tolérée, elles s’organisent contre toute « la machinerie militaire masculiniste » (p. 228) : celle de l’État indien qui dénie sa propre brutalité en attribuant les violences faites aux femmes à la « porosité des frontières », aux étrangers, aux « éléments infiltrés » mais aussi celle de leurs propres communautés. Ce faisant, elles « redéfinissent la paix » qu’elles conçoivent comme un phénomène politique, économique et social, tout en déstabilisant leur exclusion du politique. Toujours sur le thème des violences institutionnelles, Vivien Taylor s’attaque plus généralement aux paradoxes des discours « malestream » (p. 201) de « protection des droits humains » et de « prévention des conflits », de « sécurité humaine » et de « gouvernance mondiale » qui emplissent le programme international néolibéral et qui supportent la militarisation croissante du monde, au détriment de la lutte contre « l’oppression domestique et les abus à l’encontre des droits humains » (p. 202).

Au terme de ce parcours qui montre bien la violence des processus en cours, l’ouvrage ouvre finalement sur les perspectives d’émancipation qui se dessinent aujourd’hui au sein du mouvement féministe. Là encore, il démontre l’importance de tenir compte de l’imbrication des rapports de pouvoir. Car si « le genre est un organisateur clé de la mondialisation néolibérale » (p. 13), comme cela a amplement été démontré au fil des chapitres précédents, des dynamiques conflictuelles fondées sur des antagonismes de classe et de race entre femmes structurent aussi l’espace de la contestation, soit les conditions dans lesquelles des résistances féministes véritablement subversives peuvent se redéployer. Jules Falquet le souligne au sujet des féministes indiennes : « elles doivent combattre certaines pratiques patriarcales bien réelles en milieu indien – comme ailleurs –, sans donner d’arguments à l’État, ni à la société raciste et classiste qui les entoure » (p. 234). L’espace politique sur lequel elles s’organisent est ainsi très serré.

Le même phénomène d’isolement s’applique au féminisme radical africain étudié par Fatou Sow. Des stratégies conservatrices qui ont pour objet de « mieux positionner les femmes » dans l’ordre existant, notamment patriarcal, s’opposent en effet aux stratégies de « rupture », lesquelles sont parfois défendues au nom de principes féministes universels, et récusées en raison du soupçon d’occidento-centrisme qui pèse sur la référence à l’universalisme (p. 246). Simultanément, le féminisme d’État agit comme une « institution de contrôle de bien des inspirations féministes » (p. 247), tandis que, sur la scène internationale, la contribution des féministes africaines à la contestation de l’ordre mondial est « sous-estimée, voire ignorée, par un mouvement international féminin qui entretient en son sein des relations complexes de domination et/ou de collaboration » (p. 244-245). Pourtant, les féministes africaines possèdent une longue tradition de résistance, anticoloniale, syndicale et antipatriarcale, et continuent de s’organiser devant la « sainte alliance » entre patriarcat et néolibéralisme (p. 248). Elles s’opposent au « patriarcat de marché », « qui a exporté vers l’entreprise les modèles de ?domestication des femmes en familles’ » (p. 249) ainsi qu’à l’arsenal juridique qui organise cette domestication : la mainmise sur les corps des femmes et le « contrôle de larges ressources par les hommes » (p. 249).

Enfin, Paola Bachetta revient sur la question des conditions de construction de solidarités féministes pour tenter de les préciser. Ces conditions se trouvent profondément complexifiées dès lors que l’on conceptualise les pouvoirs, « non pas comme des lignes séparées, même si elles s’entrecroisent, mais plutôt toujours/déjà comme des coformations multidimensionnelles dans lesquelles le genre, la race, la sexualité, la classe sociale, la postcolonialité, etc., opèrent inséparablement, à la fois dans les registres du discours et dans ceux de la matérialité » (p. 261). La question à la fois théorique et politique qui se pose alors est celle de la capacité des différentes formes d’alliances féministes à contrecarrer cette dynamique de « coformation ». À partir des observations qu’elle a menées dans différents « groupes militants féministes, lesbiens et queer en Inde, en France, aux États-Unis et en Italie » (p. 259), Paola Bachetta montre ici que les alliances « internationales » ou « globales », qui produisent ou reproduisent des rapports de pouvoir en leur sein et qui sont ainsi contreproductives – comme les « alliances de sauvetage » des « femmes du tiers-monde » par exemple (p. 263-266) – n’épuisent pas la réalité. En effet, d’autres formes d’alliances du type « transnational », tissées par et pour des sujets subalternes, parviennent à se constituer en dehors des conceptions dominantes et tronquées du pouvoir, de la libération et de la solidarité. Elles ouvrent ainsi de nouvelles pistes pour penser l’émancipation…