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Plusieurs travaux et chantiers récents témoignent d’un intérêt pour l’histoire littéraire des femmes. Émanant en partie d’un mouvement largement alimenté par les historiennes, surtout depuis les années 80, cette histoire littéraire des femmes profite également d’une multitude de courants qui ont oeuvré, au sein même du champ littéraire, à mettre en question les frontières traditionnelles du littéraire, qu’il s’agisse de l’histoire culturelle, des travaux sur l’histoire du livre et de l’imprimé, de la sociologie de la littérature et de la sociocritique, des travaux sur le genre et sur les rapports sociaux de sexe, etc. Parmi l’ensemble des travaux, certains jouent un rôle prépondérant : la contribution de Christine Planté, qui porte autant sur des corpus spécifiques que sur les dimensions plus heuristiques d’une histoire littéraire des femmes[1], et celle de Marie-Ève Thérenty[2], sur la presse et l’inclusion des enjeux formels liés aux spécificités du support, travaux qui ont renouvelé en profondeur la considération des rapports entre la presse et le champ littéraire. Témoignant de cette effervescence, mais y participant également, le récent dossier de la revue Littérature, histoire, théorie, dirigé par Audrey Lasserre et intitulé « Les femmes ont-elles une histoire littéraire[3]? », propose un bilan et tente une synthèse des enjeux. Un intérêt semblable traverse plusieurs aires géographiques du monde francophone, dont la Belgique[4] et le Québec[5]. Ces travaux, compte tenu de leur pertinence et de leur grand intérêt, nous semblent également devoir être pris comme des incitatifs à poursuivre les recherches. Disposons-nous vraiment des données nécessaires pour statuer avec acuité sur l’histoire littéraire des femmes? Jusqu’à quel point pouvons-nous faire une lecture vraiment différente de cette histoire à partir des seules données accessibles maintenant? L’expérience des travaux menés au cours des dix dernières années dans divers contextes, et notamment ceux des grandes équipes de La vie littéraire au Québec[6] et de « Penser l’histoire de la vie culturelle au Québec[7] », mais, déjà, ceux qui ont été entrepris il y a quelques décennies sur la littérature de grande consommation[8], nous a permis de constater que de larges pans de connaissance nous manquent encore, tant sur le plan des biographies et des trajectoires que sur celui des corpus, socles indispensables pour procéder ensuite aux analyses et aux synthèses.

Les travaux de recherche à grande échelle rendent à la fois humbles et curieux, et une longue fréquentation du terrain nous a convaincues qu’il faudra encore beaucoup de travail pour approfondir la question de l’exclusion des femmes. Nous gagnerions ainsi à tenter de dépasser les explications couramment admises qui tendent à exposer les motifs de cette exclusion, explications qui oscillent grosso modo entre le constat de la reproduction dans l’espace littéraire de la ségrégation qui règne dans l’ensemble de l’espace social, soit les « théories du complot », et les jugements sur la médiocrité de leurs textes. Nous croyons que, avant de statuer sur ce qu’est, serait ou devrait être l’histoire littéraire des femmes, encore faut-il s’appliquer à la fonder correctement. Cette démarche en apparence toute simple ne va pourtant pas de soi, car elle oblige à investir temps et patience pour débusquer les traces, souvent rares, de la présence des femmes dans l’espace littéraire et à nous atteler ensuite à la tâche de problématiser les enjeux de la compréhension et de la signification de ces traces au sein de l’ensemble des pratiques culturelles des femmes et de l’ensemble des pratiques culturelles en général.

Prolongeant la réflexion amorcée dans un séminaire animé par Chantal Savoie il y a quelques années[9], qui étudiait les différents enjeux de la présence des femmes dans la vie littéraire en convertissant le « féminin » en catégories littéraires, le présent numéro fournit une autre pierre à la vaste entreprise des travaux qui enrichissent, par des études de cas, la compréhension des lettres féminines. Dans cette perspective, ce numéro propose de faire le pari de l’histoire littéraire des femmes en marge du support du livre. Car, en focalisant sur la production de livres, l’histoire littéraire contribue parfois à faire ressortir le conformisme que l’on a longtemps prêté aux écrivaines, tant sur le plan des idées que sur le plan de la forme. On sait que le livre domine la publication des textes en littérature, et qu’il est beaucoup plus qu’un support matériel au sein de notre culture. À l’écart de la voie royale vers la postérité qu’il incarne encore, où, comment, pour qui, au nom de quoi les femmes ont-elles pris la plume en marge du livre? Quel impact le support matériel de leurs textes a-t-il sur le spectre de leurs propos et de leurs stratégies? Leur investissement dans l’intime ou le populaire a-t-il permis l’émergence de textes ou de contenus imprévus, originaux, novateurs? Que révèlent les lettres, les journaux personnels, les chroniques, les billets ou les poèmes redécouverts dans les journaux?

Répondant à notre appel, des chercheuses et des chercheurs enthousiastes ont su débusquer des cas qui conduisent à élargir les horizons, et qui montrent également comment les perspectives et les méthodes utilisées jouent un rôle important dans l’avancement des connaissances. Sur le plan des genres littéraires, le recours à l’intime, et notamment à la correspondance des femmes, s’est avéré fructueux, ce qui a donné une profondeur inédite à notre compréhension du travail de plusieurs femmes de lettres. Également, les études qui suivent puisent résolument à la presse et, plus largement, aux grands médias, et enrichissent notre perception de la façon dont les femmes ont investi publiquement les lettres et les professions intellectuelles par la voie des journaux, des magazines, des chroniques radiophoniques. Enfin, recourant aux travaux sur la sociabilité et sur les réseaux, certains textes mettent en valeur des parcours et des activités individuelles ou collectives que les outils plus traditionnels comme les chronologies et les bibliographies ne permettaient pas, jusqu’à maintenant, de circonscrire.

Le premier et le troisième article de ce numéro étudient des correspondances. Mylène Bédard dégage tout d’abord les enjeux esthétiques de la correspondance de Julie Bruneau-Papineau (1830 et 1840) dans « Les stratégies épistolaires et les rébellions identitaires dans la correspondance (1830-1840) de Julie Bruneau-Papineau » : l’analyse du discours démontre une grande maîtrise du code épistolaire chez cette patriote et invite à reconnaître en elle un modèle. De Montréal à Paris, « Cher Ami : cinq lettres d’Éva Circé-Côté à Marcel Dugas » constituent des documents historiques révélateurs de leur relation intellectuelle, de la pensée de la femme de lettres hors normes, de ses lectures et de ses réseaux sociaux pendant les années 20. On la voit jouer un rôle de mentore et aussi se confier à son collègue et ami. Cette nouvelle étude d’Andrée Lévesque éclaire la biographie des deux personnages et le milieu intellectuel québécois. De son côté, Lise Beaudoin se penche sur « La parole dissidente de Françoise dans Le Journal de Françoise (1902-1909) ». La pensée de Françoise s’y articule autour de deux axes majeurs : elle milite en faveur de l’émancipation des femmes et de leur droit à prendre une place à part entière dans la société et elle défend des positions qui ne vont pas sans susciter des conflits avec le clergé et révèlent son audace et sa modernité.

Denis Saint-Jacques et Marie-José des Rivières, pour leur part, ont découvert un texte absent de l’histoire littéraire : le roman Anne Mérival, de la journaliste Madeleine, publié dans le magazine La Revue moderne en 1927 et qui n’a jamais paru en livre. Leur analyse illustre les contradictions et les difficultés à concilier vie amoureuse, militantisme politique et social ainsi qu’engagement féministe. Comme bien des femmes de son époque, Anne veut trouver le moyen de promouvoir les droits et libertés de ses concitoyennes tout en ne passant pas pour « féministe ». Suit l’article de Michel Lacroix et Nadia Zurek intitulé « Une journaliste franco-américaine au seuil de l’avant-garde : l’espace des possibles d’Yvonne Le Maître (1876-1954) ». Femme de lettres oubliée, Yvonne Le Maître présente le cas singulier d’une trajectoire menant du journalisme franco-américain à la fréquentation des cercles avant-gardistes parisiens et à la participation à des périodiques américains comme le Smart Set. À partir d’une analyse des textes et d’une comparaison avec ceux des générations contemporaines d’écrivaines canadiennes-françaises, l’étude témoigne du parcours à la fois exceptionnel et exemplaire de cette journaliste.

« Les chroniques radiophoniques (1952-1955) de Jeanne Lapointe », analysées par Claudia Raby, révèlent l’idéal humaniste de cette première professeure de littérature à l’Université Laval, sa modernité et sa révolte contre les discours de domination. Ces textes de critique littéraire dévoilent les fondements de son combat contre l’idéologie conservatrice qui dominait alors l’enseignement des lettres au Canada. Jeanne Lapointe fait de la critique littéraire un acte engagé; la subjectivité authentique et exigeante qui la caractérise révèle une des voix féministes les plus efficaces du XXe siècle québécois.

Les trois articles suivants se penchent sur une dimension plus collective du rapport des femmes à l’écriture. Le premier, « Derrière Les lettres d’Hélène : sociabilité et réseaux littéraires féminins en Belgique francophone (de la fin du XIXe au début du XXe siècle) », montre le parcours d’une femme tenue à l’écart des circuits de production et de diffusion littéraires en Belgique au tournant du XXe siècle. Utilisant la théorie des réseaux, Vanessa Gemis révèle les conditions d’accès des femmes à la sphère littéraire, aussi une revalorisation des parcours individuels oubliés, une reconnaissance des lieux où les femmes de lettres peuvent intervenir, comme les établissements scolaires, et des pratiques d’écriture permises, telles que la correspondance. Dans son article ayant pour titre « Féministes et femmes de lettres dans le domaine de la sociologie française avant 1914 », Hélène Charron analyse les principaux périodiques spécialisés publiés en France de 1890 à 1914. S’intéressant aux pratiques discursives féminines, elle constate que le féminisme militant, assez courant, constitue cependant une impasse pour la reconnaissance intellectuelle de ces femmes dont l’approche et les analyses sont constamment renvoyées vers le champ politique; leurs écrits sont, par le fait même, rejetés hors du champ dominant de la pratique scientifique.

Le troisième article sur l’écriture collective, de Fanie St-Laurent, s’intitule « Ma main tremble un peu », journal intime d’un groupe de femmes : les cahiers du cercle Récamier de Montréal (1931-1954) ». Fondé à Montréal en 1930, le cercle Récamier regroupe des femmes passionnées de littérature, d’histoire, de musique et de voyages. Les cahiers de procès-verbaux de ce cercle, pendant les 23 premières années de son existence, constituent une source inédite de pratique d’écriture féminine collective; la recherche fait connaître les livres, les auteurs et les auteures à l’étude, ainsi que les pratiques d’écriture et de diffusion des connaissances des membres du regroupement (causeries, conférences, critique littéraire, discussions, témoignages, concours littéraires, articles dans les journaux, etc.). Mis en contexte, ces cahiers permettent de mieux connaître cette forme de sociabilité et de prendre le pouls de la vie littéraire à cette époque.

La toute dernière contribution au présent numéro nous ramène à l’époque actuelle. L’article de Delphine Naudier, « Orchestrer la visibilité des écrivaines et des écrivains en France : le « capital réputationnel » des attachées de presse» présente un métier majoritairement féminin, soit le travail des attachées de presse de l’édition littéraire en France. La recherche fait voir l’hétérogénéité et la hiérarchisation interne qui caractérisent cette profession, maillon invisible du processus de fabrication de la valeur littéraire. On y voit que l’apprentissage du métier, le statut et la teneur du travail diffèrent selon que l’on est une femme ou un homme. Enfin, cette auteure remet en question la constitution du « capital réputationnel » des attachées de presse et de ses usages pour médiatiser les oeuvres.

Les travaux de ce numéro offrent ainsi une vision renouvelée de l’histoire littéraire grâce à la mise au jour et à l’analyse de nombreux textes qui éclairent les pratiques des femmes et révèlent la force des auteures. Ces nouveaux objets ont en commun d’être souvent du domaine du privé (correspondance, journal intime d’un groupe de femmes), ou du domaine public, mais de caractère éphémère (articles de journalistes méconnues qui participent pourtant à des cercles avant-gardistes, roman à forte composante autobiographique publié dans une revue, chroniques radiophoniques qui révèlent une critique littéraire engagée) ainsi que le portrait d’une profession discrète, mais essentielle au succès de l’édition littéraire, celle des attachées de presse; ce sont autant de réalités qui témoignent de pratiques littéraires propres aux femmes de lettres. En outre, les analyses rendent caduques nombre d’affirmations discutables qui servent le plus souvent de fondements à l’histoire des lettres féminines. Enfin, ces articles de la revue Recherches féministes ont tous en commun de défricher des aires méconnues du passé littéraire des femmes et d’obliger à reconsidérer les cadres, les approches et les méthodes, de même qu’à revoir les définitions et les frontières : c’est un double mérite, féministe et scientifique, auquel nous sommes fières d’avoir contribué.