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Dans la Lettre du pape Jean-Paul II aux femmes (1995e), l’auteur fait la promotion de ce qu’il appelle le « grand processus de libération de la femme ». Il exprime son « regret » pour « la responsabilité objective de nombreux fils de l’Église » à une « histoire de très forts conditionnements » qui a entravé la reconnaissance de la dignité de la femme et qui a empêché celle-ci « d’être totalement elle-même[1] » (Jean-Paul II 1995e : nos 6 et 3). Cette lettre a paru en juin 1995 dans le contexte des travaux préparatoires de la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes, tenue à Beijing, et à laquelle le Saint-Siège a participé en qualité d’État observateur aux Nations Unies. Quelques mois auparavant, dans l’encyclique Evangelium vitae, Jean-Paul II invitait les femmes à « promouvoir un “nouveau féminisme” » (Jean-Paul II 1995c : no 99), celui-ci devant correspondre à la vision du Saint-Siège. Je cite ces textes parce que ces mots, ceux qui portent, d’abord, sur le regret de la participation de l’Église à la méconnaissance de la dignité de la femme et ceux qui concernent, ensuite, la promotion de ce qui est appelé un « nouveau féminisme », auront été prononcés une fois par son auteur et qu’ils ont été entendus.

Il faut voir que les auteurs du discours contemporain du Saint-Siège utilisent une stratégie d’inversion des concepts féministes. Ils réemploient ceux-ci et leur font dire le contraire de ce qu’ils signifient dans la formation politique et théorique du féminisme d’où ils proviennent. Le « nouveau féminisme » préconisé par Jean-Paul II représente en fait un phallocentrisme accompli et exemplaire. Sur le plan théorique, ce phallocentrisme catholique romain contemporain expose les raisons pour lesquelles la nature de la femme consiste à être une aide pour l’homme. Sur le plan politique, il implante une répartition des rôles entre les hommes et les femmes qui assigne à celles-ci des fonctions de service aux hommes à l’intérieur de l’Église catholique; de plus, le Saint-Siège intervient auprès des États en vue de l’instauration d’une telle division des rôles sur le plan civil. L’inversion est donc complète. Ce « nouveau féminisme » correspond à ce que le féminisme tente de déconstruire. Est-il besoin de rappeler que le féminisme est né précisément pour opérer cette déconstruction, pour briser cette théorie et cette politique de subordination des groupes des femmes aux groupes des hommes.

L’inversion se produit également en ce qui concerne l’« égalité ». Le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes, redit, répété, réitéré, excessivement, dans les textes du Saint-Siège, signifie en fait la subordination de la femme à l’homme, c’est-à-dire l’inégalité. Il importe d’analyser la manière dont le Saint-Siège réalise cette opération et les effets produits. L’inversion touche également plusieurs autres concepts féministes employés par le Saint-Siège, tels que la promotion des femmes, la lutte pour la libération des femmes, la défense des droits des femmes, la lutte contre la domination des femmes ou la dénonciation de la discrimination faite aux femmes.

Une (hypo)thèse de lecture

M’appuyant sur ce qui précède je soumets l’(hypo)thèse de lecture qui suit.

Dans son discours contemporain, le Saint-Siège s’attaque au féminisme qu’il juge dangereux et menaçant. Il a élaboré un discours phallocentrique exemplaire, nouveau et adapté à son temps, qui réutilise des concepts féministes en inversant leur signification. Par un tour de force autoritaire, il impose cette vision à l’intérieur de l’Église catholique. Et il vise à l’implanter sur le plan civil dans les États. Il faut dire que la stratégie de camouflage de son propre phallocentrisme fonctionne en partie : elle réussit à éviter l’opposition d’un auditoire, tant catholique que citoyen, pour qui la thèse de la subordination sociale des groupes des femmes aux groupes des hommes est inaudible et inacceptable.

Le discours du Saint-Siège correspond bien à un antiféminisme, mais il se distingue de la misogynie : celle-ci est liée « aux représentations sociales »; celui-là se construit sur la base d’une opposition au féminisme (pour cette distinction, voir Blais (2009 : 87) et Perrot (1999)).

En vue de mettre en lumière les différents aspects de mon (hypo)thèse, je propose d’abord quelques remarques introductives et contextuelles pour situer le discours actuel du Saint-Siège; je préciserai ensuite le corpus étudié et j’analyserai les principales composantes du phallocentrisme du Saint-Siège; enfin, je réinterpréterai, à partir de là, son inversion des concepts féministes et son attaque contre le féminisme[2].

Des remarques introductives et contextuelles

Première remarque : on note que, si Jean-Paul II se présente comme un défenseur de la dignité de la femme, il évite cependant de s’approprier l’identité féministe elle-même. Il a plutôt attelé des femmes à la tâche de développer ce qu’il a appelé un « nouveau féminisme ». Ce dernier doit reproduire, et le cas échéant approfondir, la doctrine du Saint-Siège. Des femmes et des théologiennes ont répondu à cet appel. Plus particulièrement depuis les années 2000, des théologiennes et des activistes catholiques s’approprient en effet le discours normatif des autorités ecclésiales en se situant dans ce courant appelé le « nouveau féminisme ». Dans l’allocution d’ouverture du congrès international sur le thème « Femmes et hommes, la totalité de l’humanum », organisé par le Vatican à Rome en 2008, le cardinal Stanislaw Rylko a inscrit l’événement dans la foulée de l’invitation de Jean-Paul II à « devenir les promoteurs d’un nouveau “féminisme” » (Lago 2008 : 2). Y ont participé des théologiennes catholiques de partout dans le monde. Elles produisent des discours qui prennent appui sur le discours antiféministe du Saint-Siège : elles le prolongent, l’explicitent, le diffusent. Leur travail, disent certaines, contribue à « fonder sur de solides arrière-fonds philosophique et anthropologique » la vision romaine des rapports entre les sexes (Schumacher 2006). D’autres jouent avec le terme « nouveau » contenu dans l’expression « nouveau féminisme » et l’opposent aux féminismes dits « traditionnel » ou « ancien » (Schumacher 2003). Sur le plan politique, notons en particulier que c’est en 2007 qu’est née, en Europe francophone, l’Alliance pour un nouveau féminisme européen, présidée par Élizabeth Montfort, ancienne députée européenne. Cette stratégie[3] du Saint-Siège comporte deux aspects : d’abord, il fait en sorte que son antiféminisme soit soutenu et diffusé également par des femmes, elles qui, dans cette vision, remplissent (de par leur nature) une fonction d’éducatrices (aux valeurs catholiques); ensuite, il présente ce discours tenu par des femmes comme un courant féministe parmi les autres, ce qui a pour effet d’effacer son caractère pourtant nettement antiféministe.

Deuxième remarque : la stratégie du Saint-Siège qui consiste à camoufler sa propre position antiféministe par l’inversion de concepts féministes réussit en partie. Après la mort de Jean-Paul II, en 2005, puis autour de sa béatification (mai 2011), des dizaines de livres dans toutes les langues ont paru sur cette figure spirituelle, marquante et aimée. Parfois hagiographique, ce corpus regorge d’éloges au pape. Je désire souligner qu’y circulent invariablement des énoncés admiratifs sur son engagement pour la promotion de la femme, idée, semble-t-il, bien inculquée. L’inversion s’étend ainsi à un corpus qui porte sur le pape et sur le Saint-Siège. À titre d’exemple, dans une anthologie publiée en 2011 qui regroupe les textes les plus marquants du pape Jean-Paul II, on lit à propos de celui-ci : « Année 1995 : l’ardent promoteur de la vocation féminine », « Il faut […] retenir […] son engagement personnel dans la promotion féminine en écrivant à toutes les femmes du monde » (Documentation catholique 2011 : 214).

Dans la même direction, l’emploi abondant de l’expression « égalité des hommes et des femmes » dans les textes du Saint-Siège, sans autre indication, sans noter les restrictions à cette égalité, a pour effet, sur une tranche de lectrices et de lecteurs de ce discours, de faire croire que l’auteur du discours emploie le mot « égalité » au sens habituel où on l’entend dans la société de droits, c’est-à-dire comme une égalité sociale. En fait, il s’agit d’une égalité en « dignité humaine » qui précède l’ordre social. Cependant, en raison de la réitération de la thèse de l’égalité, des catholiques, femmes et hommes, interprètent couramment la position du Saint-Siège comme une affirmation du principe de l’égalité sociale entre les femmes et les hommes; on opine spontanément que, si les femmes n’ont pas encore accès à la prêtrise et que leurs rôles sont parfois compris d’une manière stéréotypée à l’intérieur de l’Église catholique, c’est que l’institution deux fois millénaire évolue lentement. Dans ce sens, un journaliste catholique éduqué et averti en arrive à interpréter ainsi la vision de Jean-Paul II :

Dans sa “Lettre aux femmes” écrite en 1995, il n’hésitait pas à se démarquer vigoureusement de toutes les caricatures sexistes tirées d’une lecture fondamentaliste – et donc primaire – de la Bible. Il n’a pas craint non plus de rompre avec les vieux clichés de la soumission féminine dont l’Église s’est faite la championne à certaines époques, encore récentes de son histoire.

Petit 2005 : 113

Malgré cette ouverture, poursuit Petit, le Saint-Siège continue d’interdire l’accès des femmes à la prêtrise, question qui, selon lui, devra être abordée prochainement. La position antiféministe exemplaire du Saint-Siège disparaît extraordinairement dans cette interprétation catholique courante.

La stratégie de camouflage de son propre antiféminisme par le Saint-Siège réussit également auprès de spécialistes universitaires critiques. On lit dans plusieurs travaux que le Saint-Siège soutient le principe de l’égalité entre les sexes, en y ajoutant un mais… : mais le principe de l’égalité, poursuit-on, est atténué par d’autres prises de position du Saint-Siège (pour cette séquence discursive, voir Carnac (2009-2010), Dumais (2011) et Helman (2009)). À mon avis, il est ardu d’énoncer que cette égalité signifie en fait une inégalité. Tant de fois répété par le Saint-Siège, le thème de l’égalité occulte son antiféminisme. À propos de ce dernier, Michelle Perrot écrit ceci :

Si l’on admet que le féminisme, lui-même fort divers, est un mouvement qui vise à l’égalité des sexes, sans nier pour autant leur différence, l’antiféminisme est ce qui récuse cette égalité [une difficulté pour nous est le fait que le Saint-Siège emploie le terme « égalité » en inversant son sens], y voyant plus ou moins obscurément une menace pour l’ordre d’un monde fondé sur la hiérarchie sexuelle et la domination masculine [le Saint-Siège y voit en effet une menace, comme nous le verrons plus loin].

Perrot 1999 : 8

Je puis ajouter ici un récit personnel et souligner que, l’occasion d’exposés donnés sur la théorie de la subordination de la femme à l’homme selon le Saint-Siège, des personnes catholiques formées et informées ont souvent exprimé leur désarroi ou même leur colère devant mon interprétation. Pour elles, il allait de soi que le Saint-Siège défendait le principe de l’égalité entre les sexes.

Si Jean-Paul II et le Saint-Siège soutenaient explicitement la thèse de la subordination des groupes des femmes aux groupes des hommes, leur discours serait inaudible, irrecevable, largement et ouvertement contesté. L’inversion par le Saint-Siège des concepts féministes a pour effet d’éteindre l’opposition et l’indignation que pourrait soulever son discours phallocentrique.

Troisième remarque : Judith Butler ne se trompe pas en soulignant qu’il n’est pas aisé de critiquer la position doctrinale du Saint-Siège pour la raison, dit-elle, que, si l’on s’oppose au Vatican, on nous répondra que l’on n’a qu’à opter pour une autre doctrine. Pourtant, poursuit-elle, « il semble important de tenter de critiquer cette position étant donné son énorme autorité partout dans le monde[4] ». Il est intéressant de noter que, du point de vue de la position inverse, celle qui est alliée au Vatican – et qui affirme justement s’opposer aux thèses « de la philosophe américaine Judith Butler », on énonce la même difficulté : « le gender est particulièrement difficile à contrer intellectuellement » (Arduin 2011 : 1). Voilà une instance où, comme le souligne Perrot, « l’antiféminisme est un corps à corps » (Perrot 1999 : 13).

Butler signale deux réactions à éviter en ce qui concerne le discours du pape : premièrement, ignorer le discours en question, en diminuer la portée ou encore le tenir pour acquis puisque c’est le pape qui le dit; et, deuxièmement, contredire le discours pour proposer une vision plus humaine. Dans le second cas, celui de la simple contradiction, explique-t-elle, « intervenir de cette manière consiste simplement à réitérer le fossé culturel qui rend l’analyse impossible[5] ». Il s’agit plutôt d’analyser le discours du Saint-Siège selon sa propre logique interne (in its own terms) dans le but de montrer que sa politique de relations injustes est sans fondement. Il s’agit de conduire à une « subversion d’une autorité qui se fonde elle-même sur ce qui ne peut être remis en question [et] […] de rendre plus difficile à cette autorité papale de se légitimer sans contestation[6] ».

Le corpus étudié

Au cours des dernières décennies, le Saint-Siège a publié un large corpus sur la nature et sur les fonctions de la femme dans la société et dans l’Église catholique. Ce discours a pour nom la « théologie de la femme ». Le Saint-Siège – on s’en doute bien – n’a pas produit de la même manière une « théologie de l’homme ». L’approche des autorités catholiques romaines adopte par défaut le point de vue de l’homme. La multitude de textes que le Saint-Siège publie, et auxquels il donne un accès libre sur son site Web, adopte le point de mire d’une anthropologie théologique androcentrique. Jean-Paul II est considéré à la fois comme celui qui est à l’origine de « la théologie de la femme » et comme celui qui en est l’auteur principal. Sous son pontificat, s’élabore sur le sujet un vaste corpus qui n’existait pas auparavant dans l’Église catholique. Il cite certes ses prédécesseurs, situant même ses thèses en continuité avec les leurs, mais il fait aussi oeuvre de création et de développement théologique (Snyder 2000; Carnac 2009-2010).

Autour de l’élaboration par Jean-Paul II de cette « théologie de la femme » (Jean-Paul II 1987, 1988), de nombreux textes issus des organismes officiels du Saint-Siège exposent cette vision (notamment Saint-Siège (1995)), dont, parmi les plus significatifs, ceux qui sont signés par le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi sous Jean-Paul II, Joseph Ratzinger (en particulier, Ratzinger (2003, 2004)). Ce dernier, devenu le pape Benoît XVI, réitère les positions en question (Benoît XVI 2008a, 2008b, 2009a, 2009b). Cet ensemble représente le corpus étudié dans ce qui suit (pour une bibliographie de la « théologie de la femme », voir Snyder (1999 : 231-242) et Carnac (2009-2010 : 171-177)).

Le phallocentrisme du discours contemporain du Saint-Siège est inédit. Pour en montrer le caractère, j’ai choisi de faire de cette création l’objet de la présente analyse[7].

Les principales composantes du phallocentrisme contemporain du Saint-Siège

J’aborderai les principales composantes du phallocentrisme contemporain du Saint-Siège de manière heuristique à partir de perspectives suggérées par Butler (1993, 1999). Premièrement, celle-ci nous a appris qu’une vision phallocentrique n’existe pas en général, en soi, qu’elle est toujours particulière, spécifique, concrète, que l’on ne peut l’analyser qu’à travers une formation particulière, que l’analyse d’une telle formation (ici celle du Saint-Siège) contribue à faire apprendre la manière de penser le phallocentrisme (approche heuristique). Deuxièmement, on peut tout de même dire un certain nombre de choses à propos du phallocentrisme. Pour sa part, Butler distingue trois opérations à cet égard. La première consiste en une appropriation du féminin. À cette étape, le féminin occupe la fonction d’une ombre de l’homme; celui-ci possède des caractéristiques masculine et féminine. La deuxième opération est une distanciation des groupes des femmes par rapport aux groupes des hommes. À cette étape, les femmes de chair et de sang apparaissent (n’existe plus seulement le féminin comme une caractéristique de l’homme) : elles sont alors construites comme un groupe homogène distancié du groupe des hommes. La troisième opération, la subordination, assigne aux membres des groupes des femmes des fonctions de service aux hommes.

Dans l’analyse qui suit, je prends cette triple opération comme lunette pour analyser le discours contemporain du Saint-Siège tout en prêtant attention particulièrement à la logique interne de celui-ci. Spontanément, la personne qui lit la « théologie de la femme » s’attend que ce discours ait pour sujet la vie concrète des femmes. Pourtant, ce n’est pas le cas. Certes, et j’y viendrai, on traitera également des femmes et de leurs rôles sociaux, mais le premier sujet (ou objet) du discours est plutôt la nature immuable du féminin voulue par Dieu, soit un féminin approprié par l’homme.

Comme précaution de lecture, il importe également de souligner que le Saint-Siège s’exprime dans un langage classique devenu en bonne partie étranger à l’auditoire contemporain, mais il est intéressant d’entrer dans ce monde inhabituel afin d’en saisir les mécanismes. Cela nous fait faire nos gammes en ce qui concerne l’analyse du phallocentrisme, puisque celui que j’analyse, comme je l’ai déjà signalé, se révèle, entre autres attributs, explicite et exemplaire.

Première opération du phallocentrisme : l’appropriation du féminin

L’appropriation du féminin se dégage de la construction du sujet (ou de l’objet) d’étude de la « théologie de la femme ». Jean-Paul II prend pour objet d’étude ce qu’il appelle le « signe » de la femme (Jean-Paul II 1987 : no 12). Conscient de cette procédure, il place souvent le mot « femme » entre guillemets. Jean-Paul II dit parler « de “ce qui est caractéristique de la femme”, de “ce qui est féminin” » (Jean-Paul II 1988 : no 5), de « l’originalité éternelle de la “femme” telle que Dieu l’a voulue » (Jean-Paul II 1988 : no 11) ou encore de l’« idéal féminin » (Jean-Paul II 1988 : no 27).

Sur le plan de la méthode (de la manière de penser cet objet) adopté par Jean-Paul II, il faut mentionner deux éléments.

Premièrement, Jean-Paul II découvre la signification de la « femme » dans la Bible, selon une lecture du type symbolique. Cette approche exégétique ne suppose pas nécessairement l’historicité des événements relatés dans le texte biblique, mais elle considère la Bible comme parole de Dieu qui dévoile la signification (d’où le qualificatif symbolique) de l’anthropologie théologique. Pour le dire avec les mots du pontife, son projet consiste à étudier « le paradigme biblique de la “femme” » (Jean-Paul II 1988 : no 19).

Deuxièmement, Jean-Paul II adopte, sur le plan méthodologique, une forme de « théologie de l’histoire du salut » qui distingue (symboliquement) trois ordres : le temps du paradis (Adam et Ève dans le jardin d’Éden), le temps de la chute (après le premier péché originel qui a obscurci la relation entre les humains et Dieu) et le temps de la rédemption (après la venue de Jésus-Christ, sauveur, le temps de l’Église).

En conséquence, j’analyserai la signification de la « femme » dans le texte biblique selon chacun de ces ordres.

Dans le temps du paradis, quel est le sens de la « femme »? Réponse : elle est créée comme l’autre de l’homme. Elle est un « autre “moi” » (Jean-Paul II 1988 : no 6), un « autre “je” » (Ratzinger 2004 : no 6), « en son être le plus profond et le plus originaire, [elle] existe “pour l’autre” » (Ratzinger 2004 : no 6). Cela veut dire aussi qu’elle est une aide pour l’homme : en elle, est inscrit « le principe d’aide » à l’homme (Jean-Paul II 1995e : no 7; voir aussi Jean-Paul II 1988 : no 6)[8]. Dans la lignée de ces énoncés, pour Jean-Paul II, le féminin correspond au coeur compréhensif, sensible et compatissant, à une sensibilité spécifique en ce qui concerne le bien de l’humanité ainsi qu’à la capacité de vivre la vertu et à une capacité particulière de supporter la souffrance[9].

L’analyse féministe nous a appris que, dans cette opération par laquelle l’homme produit la femme comme son autre, l’homme s’approprie la « femme » ou le féminin : il est lui-même (le sujet) et son autre (son ombre). On retrouve implicitement cette logique dans le texte du Saint-Siège où il est demandé aux hommes d’actualiser les caractéristiques masculines et féminines, alors que les femmes ont à se réaliser exclusivement dans le féminin. Je reviendrai plus loin sur les femmes et sur ce deuxième point; il s’agit simplement, dans la première étape de l’analyse, de comprendre l’opération androcentrique d’appropriation du féminin (qui va contre le sens commun et demande un certain effort).

En ce qui concerne le temps de la chute, on connaît bien la figure de l’« Ève pécheresse ». Comme le mentionne Christine Bard, l’antiféminisme « qui s’adapte à son temps » et qui « survit en plein coeur de la modernité » reprend diversement cette figure à son compte (Bard 1999 : 33). Au cours des années 30, Edith Stein (1891-1942), une juive convertie au catholicisme qui a élaboré une théologie catholique de la femme, thème peu étudié par les spécialistes de la théologie à son époque, soutient en effet qu’il n’est pas surprenant qu’Ève ait succombé la première au péché pour la raison que, selon ses dispositions naturelles, la femme se laisse plus naturellement porter au mal que l’homme (Stein 1933). Notons que, dans son discours contemporain, le Saint-Siège se distancie de cette position traditionnelle, même réitérée par Stein, une des sources importantes de la « théologie de la femme » de Jean-Paul II (1995b). Selon l’interprétation exégétique du pape, au contraire, « le premier péché est le péché de l’être humain »; le péché originel est un péché accompli par « les premiers parents » (Jean-Paul II 1988 : no 9; Catéchisme de l’Église catholique, Saint-Siège 1992 : no 397). La « femme » n’en est pas plus responsable que « l’homme ». Un point à souligner.

Dans le temps de la rédemption, ou de l’Église, la réflexion sur le féminin commence avec Marie, mère de Dieu, qui représente « la plénitude de la perfection […] de “ce qui est féminin » (Jean-Paul II 1988 : no 5)[10]. Se produit ici quelque chose de crucial et connu en ce qui concerne le discours catholique, soit une glorification du féminin, caractéristique de cette tradition. Voici, découpée en trois étapes, la logique qui conduit à l’exaltation de la « femme » dans la « théologie de la femme ».

Première étape, le masculin et le féminin correspondent respectivement à l’amour donné et à l’amour reçu. Jean-Paul II parle de « la vérité sur la femme en tant qu’épouse. L’Époux est celui qui aime. L’Épouse est aimée » (Jean-Paul II 1988 : no 29).

Deuxième étape, pour que l’incarnation de Dieu dans l’histoire ait pu survenir à travers la naissance de Jésus-Christ, fils de Dieu, devenu homme, il a fallu que se produise une fois un événement qui correspond à une possibilité idéale, un événement inatteignable pour nous, mais qui a été atteint une fois par Marie, mère de Dieu. La signification de la « femme » ou du féminin, dans l’histoire du salut, consiste en cette union intime à Dieu à travers la maternité. Le sens du paradigme biblique de la « femme » correspond au sens de cette maternité, associée à « la profonde “écoute de la parole du Dieu vivant” et la disponibilité à “garder” cette parole » (Jean-Paul II 1988 : no 19).

Troisième étape, Dieu se situe du côté de l’amour donné. L’homme reçoit et accueille cet amour. Sans cette capacité de réception, il n’y aurait tout simplement pas de révélation divine possible, pas d’accès pour l’homme à la connaissance ultime de son être. Il n’y aurait pas de foi chrétienne. C’est pourquoi « le “féminin” devient le symbole de tout l’humain » (Jean-Paul II 1988 : no 25); « La “femme” est la représentante et l’archétype de tout le genre humain : elle représente l’humanité qui appartient à tous les humains, hommes et femmes » (Jean-Paul II 1988 : no 4).

L’exaltation du féminin repose sur cette articulation. Partout dans les textes du Saint-Siège, la « femme » est louangée et admirée. Jean-Paul II énonce l’idée de la « dignité extraordinaire de la “femme” » (Jean-Paul II 1988 : no 4). Il affirme aussi que la mission de Marie – la mission de la « femme » – est « même bien supérieure » à celle de « l’homme » (Jean-Paul II 1994a : 761).

En somme, en ce qui concerne le discours sur le signe de la « femme », selon les trois temps de l’histoire du salut, il faut retenir comme éléments principaux qu’elle est l’autre de « l’homme », une aide, sensible à la vertu et au bien, située du côté de l’amour reçu, capable d’accueillir, de recevoir Dieu et d’entendre sa parole et, pour ce dernier point, l’archétype de l’humanité. À cette étape de l’appropriation du féminin, celui-ci est une caractéristique de l’homme, une de ses ombres qu’il a à réaliser en lui-même pour être pleinement humain.

Deuxième et troisième opérations du phallocentrisme : la distanciation et la subordination des groupes des femmes et l’inversion de concepts féministes dans le discours du Saint-Siège

Il y a ce discours androcentrique d’appropriation du féminin. Il y a aussi un discours sur la vie concrète des femmes. Jean-Paul II fait l’équation entre les deux comme une chose qui va de soi : « Les saintes femmes sont une incarnation de l’idéal féminin » (Jean-Paul II 1988 : no 27)[11]. Ou, sous un autre aspect, la réflexion sur le signe de la « femme » a des conséquences sur la vie des femmes : « La dimension mariale, [la réflexion sur le féminin] prend un accent particulier en ce qui concerne la femme [sans guillemets] et la condition féminine […] C’est là un thème que nous pourrons approfondir en une autre occasion » (Jean-Paul II 1987 : no 46). On lit cette dernière phrase vers la fin de Redemptoris mater, La mère du rédempteur (1987), lettre encyclique, c’est-à-dire un document qui expose la doctrine catholique sur un thème choisi. Cette « autre occasion » sera Mulieris dignitatem, La dignité de la femme (1988), lettre apostolique, c’est-à-dire un document qui expose un aspect de la doctrine à un groupe spécifique, ici les femmes. La séquence de parution et le statut des documents suggèrent la stratégie d’une application des contenus symboliques sur le féminin à une définition normative de la vie concrète des femmes. Les auteurs des textes du Saint-Siège franchissent partout, dans les deux sens, comme une évidence, le chemin de traverse entre les deux niveaux. Jean-Paul II le fait tout naturellement dans ses différents textes quel que soit leur statut : lettre encyclique, lettre apostolique ou autre.

Cependant, la perspective féministe nous a appris à forger un écart entre le discours androcentrique sur le féminin et celui sur les femmes. Elle nous a appris que le passage de l’un à l’autre n’a pas de fondement, qu’il relève plutôt d’un choix politique à propos des relations entre les groupes des hommes et les groupes des femmes. Il s’agit ici d’analyser les deuxième et troisième opérations du phallocentrisme dans le discours du Saint-Siège, c’est-à-dire la distanciation et la subordination. Après l’appropriation du féminin, pour que l’opération de distanciation réussisse, il faut créer un effet d’homogénéité chez les groupes des femmes. La subordination s’ensuit quand le discours normatif sur les femmes correspond aux qualités féminines, inférieures à celles qui sont masculines. Comment cela se produit-il dans le texte du Saint-Siège? Pour répondre à cette question et prendre en considération la logique interne du discours du Saint-Siège (la méthode de lecture choisie), j’analyserai ce mécanisme en distinguant à nouveau les trois temps de l’histoire du salut.

Selon le temps du paradis, premièrement, homme et femme sont parfaitement égaux, soutient Jean-Paul II : « Tous les deux sont des êtres humains, l’homme et la femme à un degré égal » (Jean-Paul II 1988 : no 6). Le principe de l’égalité entre les sexes, répété abondamment dans les textes du Saint-Siège, signifie, il n’est pas inutile de le rappeler, une égalité en dignité humaine et non une égalité sociale au sens des chartes des droits (cette anthropologie théologique appartient à une formation discursive différente de celle des droits de la personne). L’égalité soutenue par le Saint-Siège signifie que les hommes et les femmes, les deux, sont des humains, ce qu’énonce l’expression « égaux en dignité humaine ». On imagine avec peine la position qui défendrait qu’ils ne le sont pas, en particulier que la femme ne serait pas humaine ni dignement humaine.

Deuxièmement, les hommes et les femmes sont différents. Ils sont « complémentaires, non seulement du point de vue physique et psychologique, mais ontologique » (Jean-Paul II 1995e : no 7). Sur quoi se fonde cette vision de la complémentarité des sexes? À titre de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Ratzinger donne la réponse qui suit : « La complémentarité des sexes » est « une vérité évidente ». On « ne peut effacer de l’esprit humain [la] certitude » de l’existence de « deux personnes de sexe différent » (Ratzinger 2003 : no 2). En fait, le Saint-Siège donne un fondement empirico-transcendantal à la différence des sexes. Fondement empirique : la fonction de maternité est inscrite dans la constitution « psycho-physique de la femme » (Jean-Paul II 1988 : no 18; Jean-Paul II 1994a : 759; Saint-Siège 1995; Ratzinger 2004); fondement transcendantal : il s’agit de la volonté éternelle de Dieu (Jean-Paul II 1988 : no 6; Catéchisme de l’Église catholique, Saint-Siège 1992 : no 369; Ratzinger 2004). Chacun des deux sexes a reçu de Dieu une mission spécifique[12]. Celle de la femme consiste à être une aide pour l’homme comme mère, dans le domaine physique de la procréation ou dans le domaine de la maternité spirituelle. La nature immuable de la femme voulue par Dieu consiste à être épouse et mère, physique ou spirituelle (Snyder 1999; Carnac 2009-2010[13]). De là découle que la femme est spécialiste dans le domaine de l’amour et du pardon, du service et du don désintéressé de soi.

Le premier mode de distanciation des groupes des femmes dans le texte du Saint-Siège consiste à les définir par la fonction de maternité, leur nature immuable voulue par Dieu et inscrite dans leur constitution psychobiologique et spirituelle. S’ensuit la subordination : les femmes sont des mères, physique ou spirituelle, selon le mode de service dans le don désintéressé.

En ce qui concerne le temps de la chute, j’ai indiqué plus haut que le Saint-Siège se distancie de la figure de l’« Ève pécheresse ». Il me faut souligner ici deux autres points.

Premier point à souligner : pour Jean-Paul II, « les paroles bibliques “lui dominera sur toi” (Gn 3, 16) » signifient que la conséquence du péché est « plus grave pour la femme » que pour l’homme. De la chute résultent la domination de l’homme sur la femme et le fait que celle-ci devient « objet de discrimination pour le seul fait d’être femme » (Jean-Paul II 1988 : no 10). Du point de vue de la critique féministe, cela veut dire que la domination de l’homme sur la femme ne dépend pas d’une organisation sociosymbolique qui pourrait changer; elle s’inscrirait plutôt comme une donnée immuable de l’histoire du salut[14]! Le pape est conscient de la difficulté. Il écrit : « Nous touchons ici un point extrêmement délicat dans le domaine de “l’ethos” inscrit dès l’origine par le Créateur » (Jean-Paul II 1988 : no 10).

Pour comprendre l’impact de cette thèse, il est éclairant de la comparer au discours classique, à celui de Stein (une des sources de Jean-Paul II, on l’a vu), qui soutient la thèse de la subordination hiérarchique de la femme à l’homme. Dans le paradis, explique-t-elle, l’homme agit comme un « bon maître » de la femme. Les deux vivent en harmonie dans la différence. Jean-Paul II emploie rarement l’expression « femme subordonnée » (il l’emploie parfois comme lorsqu’il précise que Marie agit « d’une manière différente mais toujours subordonnée » Jean-Paul II 1987 : no 38; voir les numéros 38 à 41). Lorsqu’on compare les textes de Jean-Paul II à ceux de Stein, l’articulation des idées est identique, et les contenus le sont presque. Il appert que le thème de « l’égalité de l’homme et de la femme en dignité humaine dans la différence et la complémentarité » chez Jean-Paul II occupe la fonction de celui de la « subordination hiérarchique de la femme à l’homme » chez Stein. Pour ma part, je veux montrer que la vision de Jean-Paul II réitère cette thèse de la subordination hiérarchique en évitant ces mots inaudibles à l’auditoire contemporain.

Pour Stein, la chute brise l’harmonie originelle des rapports entre les sexes et, désormais, l’homme domine sur la femme. Il n’agit plus comme un « bon maître » (Stein 1933). Il faut comprendre dans ce sens l’idée de Jean-Paul II selon laquelle, dans le temps de la chute, l’homme domine la femme et situer ici le discours du Saint-Siège qui dénonce la discrimination subie par les femmes[15]. Dans le temps de la rédemption (ce qui inclut le temps de l’Église), l’homme redeviendra un « bon maître » (Stein 1933).

Bref, du côté de l’homme, dans le paradis, il était un « bon maître », il ne l’a plus été après la chute, mais il le redevient dans le temps de la rédemption. Que se passe-t-il du côté de la femme?

Second point à souligner, en ce qui concerne la chute : la figure de la « femme déchue » apparaît dans le texte. Elle a pour caractéristique d’être portée vers l’égoïsme, l’individualisme, l’hédonisme. Elle perd ses qualités de service et de don. Elle n’est plus une bonne mère (Couture 1995 : 77) : surtout, la « femme déchue » tend « à s’approprier les caractéristiques masculines, au détriment de sa propre “originalité” féminine » (Jean-Paul II 1988 : no 10). Elle le fait pour s’opposer à la domination, mais, soutient Jean-Paul II, « [l]a juste opposition de la femme face à ce qu’expriment les paroles bibliques “lui dominera sur toi” (Gn 3, 16) ne peut sous aucun prétexte conduire à “masculiniser” les femmes » (Jean-Paul II 1988 : no 10). Voici l’explication de Jean-Paul II (dont on ne peut trouver nulle part un fondement autre que sa propre énonciation, malgré l’emploi du mot « fondée ») :

Il existe une crainte fondée qu’en agissant ainsi [en s’appropriant les caractéristiques masculines] la femme ne « s’épanouira » pas mais pourrait au contraire déformer et perdre ce qui constitue sa richesse essentielle. Il s’agit d’une richesse énorme […] [La femme] doit donc envisager son épanouissement personnel, sa dignité et sa vocation, en fonction de ces ressources, selon la richesse de la féminité qu’elle a reçue le jour de la création et dont elle hérite comme une expression de l’« image et ressemblance de Dieu » qui lui est particulière.

Jean-Paul II 1988 : no 10

Le deuxième mode de distanciation des groupes des femmes se trouve donc dans l’enfermement de celles-ci dans la féminité. Alors que les hommes incarnent le masculin et le féminin, les femmes ne sont que féminines.

Dans le temps de la rédemption, ou de l’Église, l’homme redevient un « bon maître » de la femme, selon Stein (1956). On ne rencontre pas ce langage dans le discours contemporain du Saint-Siège, mais plutôt celui-ci : les rapports entre les hommes et les femmes redeviennent harmonieux. Le discours de la libération de la femme trouve ici sa place. Voici la manière dont Jean-Paul II l’articule : « L’inspiration évangélique […], précisément sur le thème de la libération de la femme par rapport à toute forme d’injustice et de domination, contient un message d’une permanente actualité venant de l’attitude même du Christ » (Jean-Paul II 1995e : no 3, l’italique est de moi). Cette libération de la femme signifie qu’elle incarne sa nature et ses fonctions propres en harmonie avec l’homme, c’est-à-dire des fonctions de service, de don désintéressé et de maternité physique ou spirituelle avec Marie pour modèle, « vierge – mère – épouse[16] ».

Jean-Paul II est louangé pour son projet de promotion de la dignité de la femme. Dans la Lettre du pape Jean-Paul II aux femmes, il invite en effet à « un projet de promotion [de l’identité féminine] […] en partant d’une prise de conscience renouvelée et universelle de la dignité de la femme » (Jean-Paul II 1995e : no 6). On comprend désormais le sens de ce projet. La promotion de la femme ou de la dignité de la femme, par Jean-Paul II, signifie la promotion de son être-mère physique ou spirituelle dans le service désintéressé aux autres. Dans la même Lettre, les regrets qu’il exprime pour la participation de l’Église à la méconnaissance de la dignité de la femme renvoient au fait que les hommes d’Église n’ont pas suffisamment valorisé la vie et les formes de contribution privées ou publiques des femmes-mères dans l’histoire et aujourd’hui[17].

À l’intérieur de l’Église (dans le temps de la rédemption), le Saint-Siège réserve la prêtrise aux hommes – il en interdit l’accès aux femmes – pour la raison que cette fonction « où le prêtre agit “in persona Christi” » (où il représente « l’Époux ») se situe symboliquement du côté de l’amour donné, donc du « masculin » (Jean-Paul II 1988 : 26). Le pape a clos le débat sur cette question dans l’Église : « Cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles de l’Église » (Jean-Paul II 1994b : 4). Et il ajoute : « la non-admission des femmes à l’ordination sacerdotale ne peut pas signifier qu’elles auraient une dignité moindre ni qu’elles seraient l’objet d’une discrimination » (Jean-Paul II 1994b : 3). Dans la logique du Saint-Siège, une discrimination relève d’une loi injuste, alors qu’ici la loi (symbolique) serait juste. Puisque les prêtres gèrent l’Église centrale à Rome, les femmes se trouvent exclues de cette organisation ecclésiale tant sur le plan politique et gestionnaire que sur le plan intellectuel.

Le troisième mode de distanciation des femmes consiste dans le fait qu’elles n’ont aucun droit de participation à l’élaboration du discours de la « théologie de la femme », aucun droit de contestation de son contenu (Hunt 2011); elles sont exclues des postes de direction dans l’Église centrale et, en ce temps d’autoritarisme au Vatican (qui n’a d’autre fondement que sa propre imposition), le Saint-Siège demande explicitement aux catholiques la soumission de leur volonté et de leur intelligence à sa vision des choses (Couture 2011).

Le Saint-Siège définit l’éthique sexuelle des femmes en cohérence avec sa vision de la nature et des rôles des femmes. Il édicte deux normes immuables (voulues par Dieu) dans le domaine de la sexualité : 1) l’acte sexuel est licite s’il y a union de l’amour et de l’ouverture sur la procréation (contraception naturelle) à l’intérieur du mariage catholique (interdiction de toute forme de sexualité autre qu’hétérosexuelle); et 2) la protection absolue de la vie naissante (interdiction de l’avortement ou de toute manipulation de l’embryon). Le Saint-Siège s’oppose fermement au principe voulant que les femmes soient maîtresses de leur sexualité (Saint-Siège 1995), principe adopté à la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes de Beijing en 1995. Jean-Paul II s’oppose au mouvement « radical » de libération des femmes, « qui cherche les droits de la femme en attaquant et refusant les enseignements moraux clairs et constants de l’Église » (Jean-Paul II (1989 : 474), cité par Snyder (2000 : 314)). Tout cela conduit à la dernière étape de mon étude : les critiques du Saint-Siège à l’égard du féminisme.

Les critiques du Saint-Siège à l’égard du féminisme

Les critiques adressées par le Saint-Siège au féminisme s’inscrivent dans la logique phallocentrique exposée dans les pages qui précèdent. J’en relève quatre principales.

Premièrement (dans la logique de l’ordre premier), le féminisme est dangereux parce qu’il prétend « libérer les femmes […] de ce qui fait leur vocation spécifique de mère et d’épouse » (Jean-Paul II 1980 : 1102).

Deuxièmement (figure de la « femme déchue »), le Saint-Siège critique ce qu’il appelle un féminisme de la ressemblance (Carnac 2009-2010 : 18), celui qui veut faire des femmes des copies des hommes (Jean-Paul II 1995a : 58). Le féminisme de l’égalité prônerait une compréhension étroite de l’égalité qui exclut la différence. Le « nouveau féminisme » doit, au contraire, éviter de « succomber à la tentation de suivre les modèles masculins », mais plutôt « reconnaître et exprimer le vrai génie féminin dans toutes les manifestations de la vie en société » (Jean-Paul II 1995c : 99)[18]. Ce génie correspond à l’être-femme-mère physique et spirituelle qui agit dans la perspective d’un service désintéressé.

Troisièmement (dans l’ordre déchu)[19], le féminisme brise l’harmonie entre les hommes et les femmes. La femme « s’érige en rivale de l’homme » (Ratzinger 2004 : no 2). Ratzinger inverse le sens d’une analyse féministe de la subordination. Le féminisme, écrit-il, soutient que la femme subit une « condition de subordination […] dans le but de susciter une attitude de contestation » (Ratzinger 2004 : no 2).

Quatrièmement (dans l’ordre de la rédemption), le féminisme considère les différences entre les sexes comme des conditionnements culturels de sorte qu’il nie leurs déterminations biologiques (Ratzinger 2004 : nos 3 et 4). Benoît XVI s’est opposé « aux courants culturels et politiques qui cherchent à éliminer ou au moins à voiler et confondre les différences sexuelles inscrites dans la nature humaine, les considérant comme une construction culturelle » (Benoît XVI 2008b : no 7), car cela constitue un refus de la nature humaine voulue par Dieu[20].

Conclusion

Le Saint-Siège a attaqué vigoureusement le féminisme. Pour sa part, Jean-Paul II a critiqué surtout ce qu’il a appelé le « féminisme occidental » ou « radical » qui conduit à l’individualisme. De son côté, Benoît XVI s’est opposé principalement à la théorie du genre (gender theory) qui nie le déterminisme corporel (Snyder 2000). Jean-Paul II parle de la menace du féminisme qui met « en danger la foi de l’Église » (Jean-Paul II 1993), tandis que Benoît XVI écrit que le féminisme signifie même une « autodestruction de l’homme et donc une destruction de l’oeuvre de Dieu lui-même » (Benoît XVI 2009b).

En même temps, Jean-Paul II a préconisé un « nouveau féminisme », nouvelle expression pour désigner la « théologie de la femme ». Il a réutilisé et inversé le sens des concepts féministes, créant ainsi une stratégie de camouflage de son propre antiféminisme qui lui a permis d’éviter une vive opposition à sa vision des relations entre les femmes et les hommes. L’appropriation du féminin, caractéristique du phallocentrisme et explicite dans le discours du Saint-Siège, s’est ainsi élargie à une appropriation du féminisme. Le discours contemporain du Saint-Siège en arrive à occuper la position paradoxale suivante : énoncer avec les concepts du féminisme un phallocentrisme adapté à son temps, accompli et exemplaire.