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L’ouvrage de Julien Prud’homme, Professions à part entière. Histoire des ergothérapeutes, orthophonistes, physiothérapeutes, psychologues et travailleuses sociales au Québec, offre une analyse sociohistorique fine de la croissance du secteur de la santé depuis la Seconde Guerre mondiale au Québec, sous l’angle de l’organisation d’un ensemble de professions paramédicales fortement féminisées, mais moins connues que le travail infirmier ou la médecine. Le plan choisi par l’auteur est chronologique et comparatif. La perspective empruntée est celle de l’étude des pratiques cliniques. Plutôt que de refaire l’histoire des politiques et des représentations, Prud’homme plonge au coeur des pratiques et des enjeux politiques et professionnels liés à la définition des champs de pratique et de leurs frontières.

Dans le premier chapitre, l’auteur documente la naissance des professions paramédicales dans les institutions hospitalières et universitaires de la Seconde Guerre mondiale à 1970. D’abord envisagées dans un rôle auxiliaire au service des médecins, les membres des professions paramédicales ont des vélléités d’autonomie professionnelle qui se heurtent constamment aux pouvoirs des médecins sur le contrôle des diagnostics et des clientèles. Largement communs, les enjeux se modulent selon que les professions relèvent de la réadaptation physique (ergothérapeutes, physiothérapeutes et orthophonistes) ou de la réadaptation psychosociale (psychologues et travailleuses sociales et travailleurs sociaux). Ainsi, le contrôle moins grand des médecins sur les professions psychosociales permet à ces dernières d’entrer plus rapidement dans le jeu politique de la quête des privilèges légaux, grâce à leurs corporations qui revendiquent non pas le monopole de l’expertise pratique, mais celui des titres professionnels.

De 1970 à 1985, le champ d’action des professions paramédicales s’élargit, même si le monopole des titres plutôt que des pratiques professionnelles limite leurs ambitions. Manquant d’un langage spécifique leur permettant de défendre une expertise particulière, elles demeurent dépendantes de l’avis des médecins dans l’identification des diagnostics et des clientèles. Durant cette période, qui fait l’objet du deuxième chapitre, les réformes de l’État ont des effets contrastés sur les professions paramédicales. Les transformations dans l’institution universitaire favorisent l’extension des territoires de formation, en même temps que la naissance des nombreuses techniques médicales et psychosociales dans les cégeps vient menacer le caractère professionnel de leurs expertises. La diminution de la proportion de spécialistes dans le corps médical facilite par ailleurs l’autonomisation des professions paramédicales, dont le nombre croît de manière accélérée. La Loi sur les services de santé et les services sociaux de 1971 permet l’apparition de nombreux centres privés de réadaptation pris en charge par l’État qui sont particulièrement profitables aux professions paramédicales de la réadaptation physique sur qui l’autorité des médecins était prégnante. Dans ces établissements, les membres de ces professions paramédicales élargissent leurs expertises et leur autonomie. Pour leur part, les psychologues ainsi que les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux, défendent leur expertise thérapeutique pour se déprendre des tests de quotient intellectuel (QI) et des charges administratives qui sont délégués plus volontiers aux techniciennes et aux techniciens en réadaptation psychosociale nouvellement en poste. N’abordant le travail de ces personnes que dans le contexte de leur spécialisation médicale (en milieu privé ou public), Prud’homme indique très brièvement qu’elles vivent aussi des tensions avec les autres secteurs professionnels du travail social et de la psychologie qui contestent l’approche individuelle et thérapeutique, reconnue au sein des professions paramédicales en milieu hospitalier comme la plus qualifiante, devant d’autres expertises qui fonctionnent également sur cette unité de base. Les thérapies de groupe deviennent une des nouvelles approches du travail social médical dont la légitimité est toutefois très précaire. Elles disparaissent d’ailleurs lors des premières compressions budgétaires des années 1980. Les psychologues luttent plus particulièrement contre la croissance de la médicamentation de la maladie mentale, domaine exclusif des psychiatres, en développant la psychothérapie dont se rapprochent aussi progressivement l’ergothérapie et l’orthophonie qui trouvent dans l’amélioration des aptitudes cognitives, notamment auprès des enfants en « retard de développement », un terrain d’expansion, surtout après 1985.

Le troisième chapitre du livre, qui aborde la période la plus récente, de 1985 à aujourd’hui, est du plus grand intérêt. Il nous permet d’élargir le regard porté sur des problématiques le plus souvent envisagées sans profondeur historique, particulièrement l’extension fulgurante du secteur professionnel de la santé que l’on ne saurait expliquer uniquement par la croissance « objective » des pathologies ou par des facteurs démographiques. À partir de 1985, les professions paramédicales parviennent à définir de nouveaux secteurs d’intervention, en s’appuyant sur des connaissances scientifiques et disciplinaires originales développées dans des départements universitaires de plus en plus tournés vers la recherche. Le nombre de personnes qui exercent ces professions paramédicales croît beaucoup plus rapidement que celui du personnel infirmier et des médecins qui n’exercent plus de contrôle direct sur les diagnostics provenant des spécialistes des professions paramédicales, même si ces dernières dépendent encore des médecins pour les références. Contrairement aux périodes précédentes, les médecins favorisent même l’élargissement de l’expertise des professions paramédicales, surtout en réadaptation physique. En effet, leur pouvoir croissant sur la définition des priorités et des besoins collectifs en matière de santé publique contribue à la médicalisation d’un ensemble des comportements relevant jusque-là d’autres domaines de compétence comme la pédagogie ou les sciences sociales. L’« approche fonctionnelle » est utilisée comme tremplin vers de nouveaux langages cliniques et de nouveaux paradigmes inspirés des neurosciences. L’orthophonie et l’ergothérapie s’éloignent progressivement de la psychologie qui, au même moment, cherche aussi, paradoxalement, à s’approprier une expertise à propos des dysfonctions des « fonctions cérébrales supérieures ». En réalité, ce qui est commun à ces trois professions est l’évacuation progressive de la dimension proprement sociale des schèmes explicatifs qui se concentrent de plus en plus sur les mécanismes du cerveau, sur les causes organiques. La « lésion neurologique » serait toutefois davantage « stipulée » qu’« observée », selon l’auteur, puisque son identification reposerait sur une observation des mêmes symptômes qui conduisait auparavant au diagnostic de retard de développement. L’extension de la catégorie du « traumatisme cranio-cérébral » (TCC) est aussi présentée comme le résultat de cette orientation neurologique prise par les professions paramédicales depuis 1985. Le même phénomène s’observe du côté des professions psychosociales où, dans la lutte pour l’ouverture ou la fermeture de la psychothérapie aux non-psychologues, les règles de diagnostic se resserrent, notamment autour du fameux Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), dont les rééditions en 1987 et en 1994 consacrent le virage biomédical de la psychologie clinique.

La logique de distinction et de légitimation professionnelle qui pousse les professions paramédicales à la conquête de nouveaux territoires de pratique profite enfin largement du « virage ambulatoire » au milieu des années 90 qui renvoie vers la deuxième ligne – celle-là même où les professions paramédicales contrôlent de plus en plus la définition des besoins et des services – un grand nombre de patients et de patientes à « réadapter ». On assiste ainsi à un phénomène paradoxal, dont les professions paramédicales n’ont pas l’exclusivité : plutôt que de résorber les problèmes de pénurie de personnel dans les établissements de santé, l’embauche massive de spécialistes des professions paramédicales accompagne l’allongement des listes d’attente et la pénurie. Le gonflement des diagnostics et des clientèles, ainsi que l’intensification de l’offre de services paramédicaux sont notamment dus, selon l’auteur, au faible contrôle exercé par les institutions publiques dans la définition des territoires de pratiques et des besoins des clientèles :

En protégeant des actes qu’il décrit mal, le législateur laisse la détermination réelle des responsabilités de chacun à la discrétion des rapports de force. C’est donc à la force du poignet, et pas autrement, que sera déterminé l’avenir de populations entières, autistes ou dyslexiques, ou que se déplacera encore la frontière entre le normal et le pathologique. C’est dans les « zones grises » de la pratique, devenues autant de zones d’ombre pour le public, que seront faits des choix d’autant plus lancinants, et d’autant plus opaques, qu’une bonne part des soins délégués aux marchés privés de la santé continueront d’être financés par les fonds publics de l’assurance maladie ou de la CSST [Commission de la santé et de la sécurité du travail].

p. 222

En conclusion, l’auteur rappelle fort justement que toutes les décisions prises par les cliniciennes ou les cliniciens, sur la définition des problèmes et des besoins, et qui ont toute l’apparence de questions strictement médicales et scientifiques, sont des questions politiques, notamment parce qu’elles ont des incidences importantes sur les services publics québécois.

D’un point de vue des rapports sociaux de sexe, l’ouvrage de Julien Prud’homme ne lève que très partiellement le voile sur plusieurs questions importantes. Bien qu’il admette d’emblée qu’il n’a pas défini les membres des professions paramédicales étudiées comme un groupe sexué, il aborde régulièrement la question sans l’approfondir, comme s’il sentait bien le caractère incontournable de la réflexion qu’il n’a pas faite. Il nous informe par exemple que, de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 2000, toutes les professions étudiées connaissent un processus de féminisation. Qu’est-ce qui explique ce phénomène? Quelle en sera l’incidence sur les pratiques cliniques dont traite l’auteur et sur les succès professionnels que les professions paramédicales connaissent à partir des années 1990? Comment les relations avec les médecins se modifient-elles dans le contexte de la féminisation de toutes les professions dans le secteur de la santé? Cela a-t-il un impact sur les hiérarchies interprofessionnelles? Quoi qu’il en soit de ces insatisfactions pour les spécialistes du genre et des rapports sociaux de sexe, qui contesteraient par exemple la proposition que « l’histoire paramédicale est encore trop peu fréquentée pour que l’on présume de la mesure réelle des facteurs de genre » (p. 15), ce livre demeure une excellente enquête sociohistorique qui nous permet d’accroître sensiblement notre compréhension des processus sociaux à l’oeuvre dans la médicalisation de notre société.