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D’entrée de jeu, Nicole Pellegrin l’affirme : «Le féminisme est pensée et action » (p. I). L’introduction plonge ainsi le lecteur et la lectrice dans une réflexion sur « ce “féminisme” de longue durée » (p. V) qui s’exprime d’abord par la plume avant de privilégier divers moyens d’expression qui se déploieront notamment dans la création d’organisations, de pétitions, de manifestations de rue. Dans cette anthologie, des auteurs français et surtout des auteures, ayant vécu entre le XVe siècle et la fin du XXe, livrent une pensée au féminin, par et pour les femmes, une somme d’expériences individuelles dans des contextes fort différents et des conjonctures fluctuantes (p. VI) mais propices au partage de frustrations communes. Ces écrits se révèlent action polémique et politique véhiculée par voie de plume, dans des textes ou des extraits de textes présentés pour susciter l’interaction des discours. L’anthologie refait une « galerie » d’illustres (p. XV), hommes et femmes, invités à une rencontre où réflexions et revendications récurrentes mettent au jour des écrits souvent ignorés et qui empruntent diverses formes et styles.

Que partagent Christine de Pizan, François Poulain de La Barre, Flora Tristan, Hélène Brion, Simone de Beauvoir et plusieurs autres (15 en tout)? Présentés chronologiquement, les textes sélectionnés sont toujours inscrits dans une époque et un contexte que l’auteure, en historienne rigoureuse, présente en avant-plan : l’auteur ou l’auteure d’abord dans son époque, puis la place des écrits retenus dans l’oeuvre référée. Non seulement Pellegrin maîtrise les oeuvres présentées brièvement, mais elle en partage une analyse fine et s’attache aux écrits retenus en livrant des clés de lecture et de compréhension imprégnées d’une large vue et dénonçant la « construction idéologique du “précurseur” en féminisme », des généalogies arbitraires et le risque de contribuer soi-même à conformer des « préjugés progressistes[1] » (p. IX). Chaque texte mis en lumière dévoile des inégalités hommes-femmes, rapportent des paroles troublantes et des témoignages, formule des revendications anciennes et renouvelées, pour plusieurs toujours d’actualité et encore percutantes. Quelques thèmes émanent en force : outre les droits civils et politiques fondamentaux, retenons l’éducation, la liberté et l’économie comme outil d’affranchissement.

La « première femme européenne connue à avoir vécu de sa plume » (p. 7), Christine de Pizan (vers 1363-1431), jeune veuve mère de trois enfants et ayant à charge sa mère et une nièce, entretient un dialogue avec Dame Droiture sur le droit à l’éducation des filles, alors que Marie Le jars de Gournay (1565-1645) considère que « l’iniquité de la situation faite aux femmes naît de leur instruction, absente ou insuffisante » (p. 14). Après avoir publié anonymement De l’égalité des deux sexes en 1673, François Poulain de La Barre (1647-1725) fait paraître en 1674 De l’éducation des dames pour la conduite de l’esprit dans les sciences et dans les moeurs. Entretiens, texte dans lequel il renchérit en affirmant que « c’est donc une erreur populaire que de s’imaginer que l’étude est inutile aux femmes, parce dit-on, qu’elles n’ont point de part aux emplois pour lesquels on s’y applique » (p. 48). Plus d’un siècle plus tard, en 1789-1790, Condorcet (1743-1794) entre en jeu en affirmant que « ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes », car « la supériorité d’esprit qui ne soit pas la suite nécessaire de la différence d’éducation » serait à prouver (p. 67). Flora Tristan (1803-1844) plaide à son tour en faveur de l’éducation des filles. Quant à Madeleine Pelletier (1874-1939), « féministe intégrale » (p. 172), elle prône des conseils aux mères dans son ouvrage Éducation féministe des filles, publié en 1914, notamment quant au costume pour éviter de faire des petites filles des coquettes et leur permettre de vivre à l’aise comme les garçons.

Avec Olympe de Gouges (1748-1793), Charles Fourier (1772-1837), Jeanne Deroin (1805-1894) et Nelly Roussel (1878-1922), la liberté – dans ses diverses expressions ‒ constitue le coeur des revendications. La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, signée par Olympe de Gouges en 1791, imprime le mouvement féministe, contribuant à sa renommée et au respect de son auteure. Quarante ans plus tard, Jeanne Deroin réaffirme que « la femme est l’égale de l’homme » en ajoutant que « son affranchissement ne sera pas une concession, mais la reconnaissance d’un droit légitime, c’est un acte dont l’accomplissement contribuera puissamment au bonheur de l’humanité » (p. 120). Utopie, sagacité? L’idée de bonheur, si chère à la période contemporaine, se pointe à l’horizon.

Durant les vingt dernières années du XIXe siècle, Hubertine Auclert (1848-1914) clame la nécessité de l’indépendance économique des femmes et revendique le partage des tâches avec les hommes, de ce « travail improductif » lorsqu’il est en milieu domestique, mais rémunéré lorsqu’il est accompli par des hommes pour la société, en dehors de la maison (p. 163). Elle renchérit sur la féminisation de la langue, car elle prétend que, par cela, « on rectifierait les usages, dans le sens de l’égalité des deux sexes » (p. 169).

Plus on avance dans l’anthologie de Pellegrin et plus le féminisme s’élabore au sens contemporain du concept. Notamment, les textes retenus d’Hélène Brion (1882-1962) ont été publiés dans La Voie féministe en 1916, « un classique du féminisme » (p. 198). Enfin, Simone de Beauvoir (1908-1986) ferme la marche de ce parcours particulier. Les extraits choisis par Pellegrin renvoient « à deux moments de sa vie (et de l’histoire des femmes), [alors que] le travail du souvenir lui permet de mesurer le chemin parcouru par elle-même et par les féministes de tous les continents » (p. 223). Les derniers propos de Simone de Beauvoir dans cette anthologie l’amènent à se déclarer féministe au sens de battante « pour des revendications proprement féminines, parallèlement à la lutte des classes », car elle conclut par ces paroles : « J’estime maintenant qu’il faut mener les deux [combats] ensemble » (p. 233).

Par cette anthologie de morceaux choisis, Pellegrin souhaite faire « saisir des ruptures et […] donner naissance à de nouvelles volontés de savoir […] plus encore susciter le désir d’autres lectures » de ces auteurs et auteures à découvrir ou à redécouvrir; « davantage encore faire naître une approche plus globale […] des façons de dire et de faire des personnes et des groupes qui ont porté des projets féministes » (p. X). Inévitablement incomplet, au dire même de l’auteure, ce florilège littéraire montre bien qu’il n’y a pas de courant unique du féminisme (p. VI). Fascinée par la voix des femmes et l’expression de leur être tout entier, Nicole Pellegrin continue son parcours exploratoire et humblement interprétatif de chercheuse aguerrie, provoquant sans relâche des réflexions pertinentes avec acuité, dans une langue toute en finesse et en nuance.